Nouvelles histoires extraordinaires - 16

On remarqua alors que le comte—tel était, à ce qu'il paraît, le titre
d'Allamistakeo—éprouvait quelques légers frissons,—à cause du climat,
sans aucun doute. Le docteur alla immédiatement à sa garde-robe, et
revint bientôt avec un habit noir, de la meilleure coupe de Jennings, un
pantalon de tartan bleu de ciel à sous-pieds, une chemise rose de
guingamp, un gilet de brocart à revers, un paletot-sac blanc, une canne
à bec de corbin, un chapeau sans bords, des bottes en cuir breveté, des
gants de chevreau couleur paille, un lorgnon, une paire de favoris et
une cravate cascade. La différence de taille entre le comte et le
docteur,—la proportion était comme deux à un,—fut cause que nous eûmes
quelque peu de mal à ajuster ces habillements à la personne de
l'Égyptien; mais, quand tout fut arrangé, au moins pouvait-il dire qu'il
était bien mis. M. Gliddon lui donna donc le bras et le conduisit vers
un bon fauteuil, en face du feu; pendant ce temps-là, le docteur sonnait
et demandait le vin et les cigares.
La conversation s'anima bientôt. On exprima, cela va sans dire, une
grande curiosité relativement au fait quelque peu singulier
d'Allamistakeo resté vivant.
—J'aurais pensé,—dit M. Buckingham,—qu'il y avait déjà beau temps que
vous étiez mort.
—Comment!—répliqua le comte très-étonné,—je n'ai guère plus de sept
cents ans! Mon père en a vécu mille, et il ne radotait pas le moins du
monde quand il est mort.
Il s'ensuivit une série étourdissante de questions et de calculs par
lesquels on découvrit que l'antiquité de la momie avait été
très-grossièrement estimée. Il y avait cinq mille cinquante ans et
quelques mois qu'elle avait été déposée dans les catacombes d'Éleithias.
—Mais ma remarque,—reprit M. Buckingham,—n'avait pas trait à votre
âge à l'époque de votre ensevelissement (je ne demande pas mieux que
d'accorder que vous êtes encore un jeune homme), et j'entendais parler
de l'immensité de temps pendant lequel, d'après votre propre
explication, vous êtes resté confit dans l'asphalte.
—Dans quoi?—dit le comte.
—Dans l'asphalte,—persista M. Buckingham.
—Ah! oui; j'ai comme une idée vague de ce que vous voulez dire;—en
effet, cela pourrait réussir,—mais, de mon temps, nous n'employions
guère autre chose que le bichlorure de mercure.
—Mais ce qu'il nous est particulièrement impossible de comprendre,—dit
le docteur Ponnonner—, c'est comment il se fait qu'étant mort et ayant
été enseveli en Égypte, il y a cinq mille ans, vous soyez aujourd'hui
parfaitement vivant, et avec un air de santé admirable.
—Si à cette époque j'étais mort, comme vous dites—répliqua le
comte,—il est plus que probable que mort je serais resté; car je
m'aperçois que vous en êtes encore à l'enfance du galvanisme, et que
vous ne pouvez pas accomplir par cet agent ce qui, dans le vieux temps,
était chez nous chose vulgaire. Mais le fait est que j'étais tombé en
catalepsie, et que mes meilleurs amis jugèrent que j'étais mort, ou que
je devais être mort; c'est pourquoi ils m'embaumèrent tout de suite.—Je
présume que vous connaissez le principe capital de l'embaumement?
—Mais pas le moins du monde.
—Ah! je conçois;—déplorable condition de l'ignorance! Je ne puis donc
pour le moment entrer dans aucun détail à ce sujet; mais il est
indispensable que je vous explique qu'en Égypte embaumer, à proprement
parler, était suspendre indéfiniment toutes les fonctions animales
soumises au procédé. Je me sers du terme animal dans son sens le plus
large, comme impliquant l'être moral et vital aussi bien que l'être
physique. Je répète que le premier principe de l'embaumement consistait,
chez nous, à arrêter immédiatement et à tenir perpétuellement en suspens
toutes les fonctions animales soumises au procédé. Enfin, pour être
bref, dans quelque état que se trouvât l'individu à l'époque de
l'embaumement, il restait dans cet état. Maintenant, comme j'ai le
bonheur d'être du sang du Scarabée, je fus embaumé vivant, tel que vous
me voyez présentement.
—Le sang du Scarabée!—s'écria le docteur Ponnonner.
—Oui. Le Scarabée était l'emblème, les armes d'une famille patricienne
très-distinguée et peu nombreuse. Être du sang du Scarabée, c'est
simplement être de la famille dont le Scarabée est l'emblème. Je parle
figurativement.
—Mais qu'a cela de commun avec le fait de votre existence actuelle?
—Eh bien, c'était la coutume générale en Égypte, avant d'embaumer un
cadavre, de lui enlever les intestins et la cervelle; la race des
Scarabées seule n'était pas sujette à cette coutume. Si donc je n'avais
pas été un Scarabée, j'eusse été privé de mes boyaux et de ma cervelle,
et sans ces deux viscères, vivre n'est pas chose commode.
—Je comprends cela,—dit M. Buckingham, et je présume que toutes les
momies qui nous parviennent _entières_ sont de la race des Scarabées.
—Sans aucun doute.
—Je croyais,—dit M. Gliddon très-timidement, que le Scarabée était un
des Dieux Égyptiens.
—Un des _quoi_ Égyptiens?—s'écria la momie, sautant sur ses pieds.
—Un des Dieux,—répéta le voyageur.
—Monsieur Gliddon, je suis réellement étonné de vous entendre parler de
la sorte,—dit le comte en se rasseyant.—Aucune nation sur la face de
la terre n'a jamais reconnu plus d'_un_ Dieu. Le Scarabée, l'Ibis, etc.,
étaient pour nous (ce que d'autres créatures ont été pour d'autres
nations) les symboles, les intermédiaires par lesquels nous offrions le
culte au Créateur, trop auguste pour être approché directement.
Ici, il se fit une pause. À la longue, l'entretien fut repris par le
docteur Ponnonner.
—Il n'est donc pas improbable, d'après vos
explications,—dit-il,—qu'il puisse exister, dans les catacombes qui
sont près du Nil, d'autres momies de la race du Scarabée dans de
semblables conditions de vitalité?
—Cela ne peut pas faire l'objet d'une question,—répliqua le
comte;—tous les Scarabées qui par accident ont été embaumés vivants
sont vivants. Quelques-uns même de ceux qui ont été ainsi embaumés à
dessein peuvent avoir été oubliés par leurs exécuteurs testamentaires et
sont encore dans leurs tombes.
—Seriez-vous assez bon,—dis-je,—pour expliquer ce que vous entendez
par _embaumés ainsi à dessein_?
—Avec le plus grand plaisir,—répliqua la momie, après m'avoir
considéré à loisir à travers son lorgnon; car c'était la première fois
que je me hasardais à lui adresser directement une question.
—Avec le plus grand plaisir,—dit-elle.—La durée ordinaire de la vie
humaine, de mon temps, était de huit cents ans environ. Peu d'hommes
mouraient, sauf par suite d'accidents très-extraordinaires, avant l'âge
de six cents; très-peu vivaient plus de dix siècles; mais huit siècles
étaient considérés comme le terme naturel. Après la découverte du
principe de l'embaumement, tel que je vous l'ai expliqué, il vint à
l'esprit de nos philosophes qu'on pourrait satisfaire une louable
curiosité, et en même temps servir considérablement les intérêts de la
science, en morcelant la durée moyenne et en vivant cette vie naturelle
par acomptes. Relativement à la science historique, l'expérience a
démontré qu'il y avait quelque chose à faire dans ce sens, quelque chose
d'indispensable. Un historien, par exemple, ayant atteint l'âge de cinq
cents ans, écrivait un livre avec le plus grand soin; puis il se faisait
soigneusement embaumer, laissant commission à ses exécuteurs
testamentaires _pro tempore_ de le ressusciter après un certain laps de
temps,—mettons cinq ou six cents ans. Rentrant dans la vie à
l'expiration de cette époque, il trouvait invariablement son grand
ouvrage converti en une espèce de cahier de notes accumulées au
hasard,—c'est-à-dire en une sorte d'arène littéraire ouverte aux
conjectures contradictoires, aux énigmes et aux chamailleries
personnelles de toutes les bandes de commentateurs exaspérés. Ces
conjectures, ces énigmes qui passaient sous le nom d'annotations ou
corrections, avaient si complètement enveloppé, torturé, écrasé le
texte, que l'auteur était réduit à fureter partout dans ce fouillis avec
une lanterne pour découvrir son propre livre. Mais, une fois retrouvé,
ce pauvre livre ne valait jamais les peines que l'auteur avait prises
pour le ravoir. Après l'avoir récrit d'un bout à l'autre, il restait
encore une besogne pour l'historien, un devoir impérieux: c'était de
corriger, d'après sa science et son expérience personnelles, les
traditions du jour concernant l'époque dans laquelle il avait
primitivement vécu. Or, ce procédé de recomposition et de rectification
personnelle, poursuivi de temps à autre par différents sages, avait pour
résultat d'empêcher notre histoire de dégénérer en une pure fable.
—Je vous demande pardon,—dit alors le docteur Ponnonner,—posant
doucement sa main sur le bras de l'Égyptien, je vous demande pardon,
monsieur, mais puis-je me permettre de vous interrompre pour un moment?
—Parfaitement, _monsieur_,—répliqua le comte en s'écartant un peu.
—Je désirais simplement vous faire une question,—dit le docteur.—Vous
avez parlé de corrections personnelles de l'auteur relativement aux
traditions qui concernaient son époque. En moyenne, monsieur, je vous
prie, dans quelle proportion la vérité se trouvait-elle généralement
mêlée à ce grimoire?
—On trouva généralement que ce grimoire,—pour me servir de votre
excellente définition, monsieur,—était exactement au pair avec les
faits rapportés dans l'histoire elle-même non récrite,—c'est-à-dire
qu'on ne vit jamais dans aucune circonstance un simple iota de l'un ou
de l'autre qui ne fût absolument et radicalement faux.
—Mais, puisqu'il est parfaitement clair,—reprit le docteur,—que cinq
mille ans au moins se sont écoulés depuis votre enterrement, je tiens
pour sûr que vos annales à cette époque, sinon vos traditions, étaient
suffisamment explicites sur un sujet d'un intérêt universel, la
Création, qui eut lieu, comme vous le savez sans doute, seulement dix
siècles auparavant, ou peu s'en faut.
—Monsieur!—fit le comte Allamistakeo.
Le docteur répéta son observation, mais ce ne fut qu'après mainte
explication additionnelle qu'il parvint à se faire comprendre de
l'étranger. À la fin, celui-ci dit, non sans hésitation:
—Les idées que vous soulevez sont, je le confesse, entièrement
nouvelles pour moi. De mon temps, je n'ai jamais connu personne qui eût
été frappé d'une si singulière idée, que l'univers (ou ce monde, si vous
l'aimez mieux) pouvait avoir eu un commencement. Je me rappelle qu'une
fois, mais rien qu'une fois, un homme de grande science me parla d'une
tradition vague concernant la race humaine; et cet homme se servait
comme vous du mot Adam, ou terre rouge. Mais il l'employait dans un sens
générique, comme ayant trait à la germination spontanée par le
limon,—juste comme un millier d'animalcules,—à la germination
spontanée, dis-je, de cinq vastes hordes d'hommes, poussant
simultanément dans cinq parties distinctes du globe presque égales entre
elles.
Ici, la société haussa généralement les épaules, et une ou deux
personnes se touchèrent le front avec un air très-significatif. M. Silk
Buckingham, jetant un léger coup d'œil d'abord sur l'occiput, puis sur
le sinciput d'Allamistakeo, prit ainsi la parole:
—La longévité humaine dans votre temps, unie à cette pratique fréquente
que vous nous avez expliquée, consistant à vivre sa vie par acomptes,
aurait dû, en vérité, contribuer puissamment au développement général et
à l'accumulation des connaissances. Je présume donc que nous devons
attribuer l'infériorité marquée des anciens Égyptiens dans toutes les
parties de la science, quand on les compare avec les modernes et plus
spécialement avec les Yankees, uniquement à l'épaisseur plus
considérable du crâne égyptien.
—Je confesse de nouveau,—répliqua le comte avec une parfaite
urbanité,—que je suis quelque peu en peine de vous comprendre;
dites-moi je vous prie, de quelles parties de la science voulez-vous
parler?
Ici toute la compagnie, d'une voix unanime, cita les affirmations de la
phrénologie et les merveilles du magnétisme animal.
Nous ayant écoutés jusqu'au bout, le comte se mit à raconter quelques
anecdotes qui nous prouvèrent clairement que les prototypes de Gall et
de Spurzheim avaient fleuri et dépéri en Égypte, mais dans une époque si
ancienne, qu'on en avait presque perdu le souvenir,—et que les procédés
de Mesmer étaient des tours misérables en comparaison des miracles
positifs opérés par les savants de Thèbes, qui créaient des poux et une
foule d'autres êtres semblables.
Je demandai alors au comte si ses compatriotes étaient capables de
calculer les éclipses. Il sourit avec une nuance de dédain et m'affirma
que oui.
Ceci me troubla un peu; cependant, je commençais à lui faire d'autres
questions relativement à leurs connaissances astronomiques, quand
quelqu'un de la société, qui n'avait pas encore ouvert la bouche, me
souffla à l'oreille que, si j'avais besoin de renseignements sur ce
chapitre, je ferais mieux de consulter un certain monsieur Ptolémée
aussi bien qu'un nommé Plutarque, à l'article _De facie lunae_.
Je questionnai alors la momie sur les verres ardents et lenticulaires,
et généralement sur la fabrication du verre; mais je n'avais pas encore
fini mes questions que le camarade silencieux me poussait doucement par
le coude, et me priait, pour l'amour de Dieu, de jeter un coup d'œil
sur Diodore de Sicile. Quant au comte, il me demanda simplement, en
manière de réplique, si, nous autres modernes, nous possédions des
microscopes qui nous permissent de graver des onyx avec la perfection
des Égyptiens. Pendant que je cherchais la réponse à faire à cette
question, le petit docteur Ponnonner s'aventura dans une voie
très-extraordinaire.
—Voyez notre architecture!—s'écria-t-il,—à la grande indignation des
deux voyageurs qui le pinçaient jusqu'au bleu, mais sans réussir à le
faire taire.
—Allez voir,—criait-il avec enthousiasme,—la fontaine du Jeu de boule
à New York! ou, si c'est une trop écrasante contemplation, regardez un
instant le Capitole à Washington, D. C.!
Et le bon petit homme médical alla jusqu'à détailler minutieusement les
proportions du bâtiment en question. Il expliqua que le portique seul
n'était pas orné de moins de vingt-quatre colonnes, de cinq pieds de
diamètre, et situées à dix pieds de distance l'une de l'autre.
Le comte dit qu'il regrettait de ne pouvoir se rappeler pour le moment
la dimension précise d'aucune des principales constructions de la cité
d'Aznac, dont les fondations plongeaient dans la nuit du temps, mais
dont les ruines étaient encore debout, à l'époque de son enterrement,
dans une vaste plaine de sable à l'ouest de Thèbes. Il se souvenait
néanmoins, à propos de portiques, qu'il y en avait un, appliqué à un
palais secondaire, dans une espèce de faubourg appelé Carnac, et formé
de cent quarante-quatre colonnes de trente-sept pieds de circonférence
chacune, et distantes de vingt-cinq pieds l'une de l'autre. On arrivait
du Nil à ce portique par une avenue de deux milles de long, formée par
des sphinx, des statues, des obélisques de vingt, de soixante et de cent
pieds de haut. Le palais lui-même, autant qu'il pouvait se rappeler,
avait, dans un sens seulement, deux milles de long, et pouvait bien
avoir en tout sept milles de circuit. Ses murs étaient richement décorés
en dedans et en dehors de peintures hiéroglyphiques. Il ne prétendait
pas _affirmer_ qu'on aurait pu bâtir entre ses murs cinquante ou
soixante des Capitoles du docteur; mais il ne lui était pas démontré que
deux ou trois cents n'eussent pas pu y être empilés sans trop
d'embarras. Ce palais de Carnac était une insignifiante petite bâtisse,
après tout. Le comte, néanmoins, ne pouvait pas, en stricte conscience,
se refuser à reconnaître le style ingénieux, la magnificence et la
supériorité de la fontaine du Jeu de boule, telle que le docteur l'avait
décrite. Rien de semblable, il était forcé de l'avouer, n'avait jamais
été vu en Égypte ni ailleurs.
Je demandai alors au comte ce qu'il pensait de nos chemins de fer.
—Rien de particulier,—dit-il.—Ils sont un peu faibles, assez mal
conçus et grossièrement assemblés. Ils ne peuvent donc pas être comparés
aux vastes chaussées à rainures de fer, horizontales et directes, sur
lesquelles les Égyptiens transportaient des temples entiers et des
obélisques massifs de cent cinquante pieds de haut.
Je lui parlai de nos gigantesques forces mécaniques. Il convint que nous
savions faire quelque chose dans ce genre, mais il me demanda comment
nous nous y serions pris pour dresser les impostes sur les linteaux du
plus petit palais de Carnac.
Je jugeai à propos de ne pas entendre cette question, et je lui demandai
s'il avait quelque idée des puits artésiens; mais il releva simplement
les sourcils, pendant que M. Gliddon me faisait un clignement d'yeux
très-prononcé, et me disait à voix basse que les ingénieurs chargés de
forer le terrain pour trouver de l'eau dans la Grande Oasis en avaient
découvert un tout récemment.
Alors, je citai nos aciers; mais l'étranger leva le nez, et me demanda
si notre acier aurait jamais pu exécuter les sculptures si vives et si
nettes qui décorent les obélisques, et qui avaient été entièrement
exécutées avec des outils de cuivre.
Cela nous déconcerta si fort, que nous jugeâmes à propos de faire une
diversion sur la métaphysique. Nous envoyâmes chercher un exemplaire
d'un ouvrage qui s'appelle le _Dial_, et nous en lûmes un chapitre ou
deux sur un sujet qui n'est pas très-clair mais que les gens de Boston
définissent: le Grand Mouvement ou Progrès.
Le comte dit simplement que, de son temps, les grands mouvements étaient
choses terriblement communes, et que, quant au progrès, il fut à une
certaine époque une vraie calamité, mais ne progressa jamais.
Nous parlâmes alors de la grande beauté et de l'importance de la
Démocratie, et nous eûmes beaucoup de peine à bien faire comprendre au
comte la nature positive des avantages dont nous jouissions en vivant
dans un pays où le suffrage était _ad libitum_, et où il n'y avait pas
de roi.
Il nous écouta avec un intérêt marqué, et, en somme, il parut réellement
s'amuser. Quand nous eûmes fini, il nous dit qu'il s'était passé là-bas,
il y avait déjà bien longtemps, quelque chose de tout à fait semblable.
Treize provinces égyptiennes résolurent tout d'un coup d'être libres, et
de donner ainsi un magnifique exemple au reste de l'humanité. Elles
rassemblèrent leurs sages, et brassèrent la plus ingénieuse constitution
qu'il est possible d'imaginer. Pendant quelque temps, tout alla le mieux
du monde; seulement, il y avait là des habitudes de blague qui étaient
quelque chose de prodigieux. La chose néanmoins finit ainsi: les treize
États, avec quelque chose comme quinze ou vingt autres, se consolidèrent
dans le plus odieux et le plus insupportable despotisme dont on ait
jamais ouï parler sur la face du globe.
Je demandai quel était le nom du tyran usurpateur.
Autant que le comte pouvait se le rappeler, ce tyran se nommait: _La
Canaille_.
Ne sachant que dire à cela, j'élevai la voix, et je déplorai l'ignorance
des Égyptiens relativement à la vapeur.
Le comte me regarda avec beaucoup d'étonnement, mais ne répondit rien.
Le gentleman silencieux me donna toutefois un violent coup de coude dans
les côtes,—me dit que je m'étais suffisamment compromis pour une
fois,—et me demanda si j'étais réellement assez innocent pour ignorer
que la machine à vapeur moderne descendait de l'invention de Héro en
passant par Salomon de Caus.
Nous étions pour lors en grand danger d'être battus; mais notre bonne
étoile fit que le docteur Ponnonner, s'étant rallié, accourut à notre
secours, et demanda si la nation égyptienne prétendait sérieusement
rivaliser avec les modernes dans l'article de la toilette, si important
et si compliqué.
À ce mot, le comte jeta un regard sur les sous-pieds de son pantalon;
puis, prenant par le bout une des basques de son habit, il l'examina
curieusement pendant quelques minutes. À la fin, il la laissa retomber,
et sa bouche s'étendit graduellement d'une oreille à l'autre; mais je ne
me rappelle pas qu'il ait dit quoi que ce soit en manière de réplique.
Là-dessus, nous recouvrâmes nos esprits, et le docteur, s'approchant de
la momie d'un air plein de dignité, la pria de dire avec candeur, sur
son honneur de gentleman, si les Égyptiens avaient compris, à une époque
quelconque, la fabrication soit des pastilles de Ponnonner, soit des
pilules de Brandreth.
Nous attendions la réponse dans une profonde anxiété,—mais bien
inutilement. Cette réponse n'arrivait pas. L'Égyptien rougit et baissa
la tête. Jamais triomphe ne fut plus complet; jamais défaite ne fut
supportée de plus mauvaise grâce. Je ne pouvais vraiment pas endurer le
spectacle de l'humiliation de la pauvre momie. Je pris mon chapeau, je
la saluai avec un certain embarras, et je pris congé.
En rentrant chez moi, je m'aperçus qu'il était quatre heures passées, et
je me mis immédiatement au lit. Il est maintenant dix heures du matin.
Je suis levé depuis sept, et j'écris ces notes pour l'instruction de ma
famille et de l'humanité. Quant à la première, je ne la verrai plus. Ma
femme est une mégère. La vérité est que cette vie et généralement tout
le dix-neuvième siècle me donnent des nausées. Je suis convaincu que
tout va de travers. En outre, je suis anxieux de savoir qui sera élu
Président en 2045. C'est pourquoi, une fois rasé et mon café avalé, je
vais tomber chez Ponnonner, et je me fais embaumer pour une couple de
siècles.


PUISSANCE DE LA PAROLE

OINOS.—Pardonne, Agathos, à la faiblesse d'un esprit fraîchement revêtu
d'immortalité.
AGATHOS.—Tu n'as rien dit, mon cher Oinos, dont tu aies à demander
pardon. La connaissance n'est pas une chose d'intuition, pas même _ici_.
Quant à la sagesse, demande avec confiance aux anges qu'elle te soit
accordée!
OINOS.—Mais, pendant cette dernière existence, j'avais rêvé que
j'arriverais d'un seul coup à la connaissance de toutes choses, et du
même coup au bonheur absolu.
AGATHOS.—Ah! ce n'est pas dans la science qu'est le bonheur, mais dans
l'acquisition de la science! Savoir pour toujours, c'est l'éternelle
béatitude; mais tout savoir, ce serait une damnation de démon.
OINOS.—Mais le Très-Haut ne connaît-il pas toutes choses?
AGATHOS.—Et c'est la _chose unique_ (puisqu'il est le Très-Heureux) qui
doit LUI rester inconnue à LUI-même.
OINOS.—Mais, puisque chaque minute augmente notre connaissance,
n'est-il pas inévitable que toutes choses nous soient connues _à la
fin?_
AGATHOS.—Plonge ton regard dans les lointains de l'abîme! Que ton œil
s'efforce de pénétrer ces innombrables perspectives d'étoiles, pendant
que nous glissons lentement à travers,—encore,—et encore,—et
toujours! La vision spirituelle elle-même n'est-elle pas absolument
arrêtée par les murs d'or circulaires de l'univers,—ces murs faits de
myriades de corps brillants qui se fondent en une incommensurable unité?
OINOS.—Je perçois clairement que l'infini de la matière n'est pas un
rêve.
AGATHOS.—Il n'y a pas de rêves dans le Ciel;—mais il nous est révélé
ici que l'_unique_ destination de cet infini de matière est de fournir
des sources infinies, où l'âme puisse soulager cette soif de _connaître_
qui est en elle,—inextinguible à jamais, puisque l'éteindre serait pour
l'âme l'anéantissement de soi-même. Questionne-moi donc, mon Oinos,
librement et sans crainte. Viens! nous laisserons à gauche l'éclatante
harmonie des Pléiades, et nous irons nous abattre loin de la foule dans
les prairies étoilées, au delà d'Orion, où, au lieu de pensées, de
violettes et de pensées sauvages, nous trouverons des couches de soleils
triples et de soleils tricolores.
OINOS.—Et maintenant, Agathos, tout en planant à travers l'espace,
instruis-moi!—Parle-moi dans le ton familier de la terre! Je n'ai pas
compris ce que tu me donnais tout à l'heure à entendre, sur les modes et
les procédés de Création,—de ce que nous nommions Création, dans le
temps que nous étions mortels. Veux-tu dire que le Créateur n'est pas
Dieu?
AGATHOS.—Je veux dire que la Divinité ne crée pas.
OINOS.—Explique-toi!
AGATHOS.—Au commencement _seulement_, elle a créé. Les créatures,—ce
qui apparaît comme créé,—qui maintenant, d'un bout de l'univers à
l'autre, émergent infatigablement à l'existence, ne peuvent être
considérées que comme des résultats médiats ou indirects, et non comme
directs ou immédiats, de la Divine Puissance Créatrice.
OINOS.—Parmi les hommes, mon Agathos, cette idée eût été considérée
comme hérétique au suprême degré.
AGATHOS.—Parmi les anges, mon Oinos, elle est simplement admise comme
une vérité.
OINOS.—Je puis te comprendre, en tant que tu veuilles dire que
certaines opérations de l'être que nous appelons Nature, ou lois
naturelles, donneront, dans de certaines conditions, naissance à ce qui
porte l'_apparence_ complète de création. Peu de temps avant la finale
destruction de la terre, il se fit, je m'en souviens, un grand nombre
d'expériences réussies que quelques philosophes, avec une emphase
puérile, désignèrent sous le nom de créations d'animalcules.
AGATHOS.—Les cas dont tu parles n'étaient, en réalité, que des exemples
de création secondaire,—de la seule espèce de création qui ait jamais
eu lieu depuis que la parole première a proféré la première loi.
OINOS.—Les moindres étoiles qui jaillissent du fond de l'abîme du
non-être et font à chaque minute explosion dans les cieux,—ces astres,
Agathos, ne sont-ils pas l'œuvre immédiate de la main du Maître?
AGATHOS.—Je veux essayer, mon Oinos, de t'amener pas à pas en face de
la conception que j'ai en vue. Tu sais parfaitement que, comme aucune
pensée ne peut se perdre, de même il n'est pas une seule action qui
n'ait un résultat infime. En agitant nos mains, quand nous étions
habitants de cette terre, nous causions une vibration dans l'atmosphère
ambiante. Cette vibration s'étendait indéfiniment, jusqu'à tant qu'elle
se fût communiquée à chaque molécule de l'atmosphère terrestre, qui, à
partir de ce moment _et pour toujours_, était mise en mouvement par
cette seule action de la main. Les mathématiciens de notre planète ont
bien connu ce fait. Les effets particuliers créés dans le fluide par des
impulsions particulières furent de leur part l'objet d'un calcul
exact,—en sorte qu'il devint facile de déterminer dans quelle période
précise une impulsion d'une portée donnée pourrait faire le tour du
globe et influencer,—pour toujours,—chaque atome de l'atmosphère
ambiante. Par un calcul rétrograde, ils déterminèrent sans peine,—étant
donné un effet dans des conditions connues,—la valeur de l'impulsion
originale. Alors, des mathématiciens,—qui virent que les résultats
d'une impulsion donnée étaient absolument sans fin,—qui virent qu'une
partie de ces résultats pouvait être rigoureusement suivie dans l'espace
et dans le temps au moyen de l'analyse algébrique,—qui comprirent aussi
la facilité du calcul rétrograde,—ces hommes, dis-je, comprirent du
même coup que cette espèce d'analyse contenait, elle aussi, une
puissance de progrès indéfini,—qu'il n'existait pas de bornes
concevables à sa marche progressive et à son applicabilité, excepté
celles de l'esprit même qui l'avait poussée ou appliquée. Mais, arrivés
à ce point, nos mathématiciens s'arrêtèrent.
OINOS.—Et pourquoi, Agathos, auraient-ils été plus loin?
AGATHOS.—Parce qu'il y avait au delà quelques considérations d'un
profond intérêt. De ce qu'ils savaient ils pouvaient inférer qu'un être
d'une intelligence infinie,—un être à qui l'_absolu_ de l'analyse
algébrique serait dévoilé,—n'éprouverait aucune difficulté à suivre
tout mouvement imprimé à l'air,—et transmis par l'air à
l'éther,—jusque dans ses répercussions les plus lointaines, et même
dans une époque infiniment reculée. Il est, en effet, démontrable que
chaque mouvement de cette nature _imprimé à l'air_ doit _à la fin_ agir
sur chaque être individuel compris _dans les limites de l'univers_;—et