Nouvelles histoires extraordinaires - 13

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marqué pour mériter une description particulière. Ce trait unique
consistait dans un front si anormalement et si hideusement haut qu'on
eût dit un bonnet ou une couronne de chair ajoutée à sa tête naturelle.
Sa bouche grimaçante était plissée par une expression d'affabilité
spectrale, et ses yeux, comme les yeux de toutes les personnes
attablées, brillaient du singulier vernis que font les fumées de
l'ivresse. Ce gentleman était vêtu des pieds à la tête d'un manteau de
velours de soie noire, richement brodé, qui flottait négligemment autour
de sa taille à la manière d'une cape espagnole. Sa tête était
abondamment hérissée de plumes de corbillard, qu'il balançait de-ci
de-là avec un air d'afféterie consommée; et dans sa main droite il
tenait un grand fémur humain, avec lequel il venait de frapper, à ce
qu'il semblait, un des membres de la compagnie pour lui commander une
chanson.
En face de lui, et le dos tourné à la porte, était une dame dont la
physionomie extraordinaire ne lui cédait en rien. Quoique aussi grande
que le personnage que nous venons de décrire, celle-ci n'avait aucun
droit de se plaindre d'une maigreur anormale. Elle en était évidemment
au dernier période de l'hydropisie, et sa tournure ressemblait beaucoup
à celle de l'énorme pièce de _bière d'Octobre_ qui se dressait, défoncée
par le haut, juste à côté d'elle, dans un coin de la chambre. Sa figure
était singulièrement ronde, rouge et pleine; et la même particularité,
ou plutôt l'absence de particularité que j'ai déjà mentionnée dans le
cas du président, marquait sa physionomie,—c'est-à-dire qu'un seul
trait de sa face méritait une caractérisation spéciale; le fait est que
le clairvoyant Tarpaulin vit tout de suite que la même remarque pouvait
s'appliquer à toutes les personnes de la société, chacune semblait avoir
accaparé pour elle seule un morceau de physionomie. Dans la dame en
question, ce morceau, c'était la bouche:—une bouche qui commençait à
l'oreille droite, et courait jusqu'à la gauche en dessinant un abîme
terrifique,—ses très-courts pendants d'oreilles trempant à chaque
instant dans le gouffre. La dame néanmoins faisait tous ses efforts pour
garder cette bouche fermée et se donnait un air de dignité; sa toilette
consistait en un suaire fraîchement empesé et repassé, qui lui montait
jusque sous le menton, avec une collerette plissée en mousseline de
batiste.
À sa droite était assise une jeune dame minuscule qu'elle semblait
patronner. Cette délicate petite créature laissait voir dans le
tremblement de ses doigts émaciés, dont le ton livide de ses lèvres et
dans la légère tache hectique plaquée sur son teint d'ailleurs plombé,
des symptômes évidents d'une phtisie effrénée. Un air de haute
distinction, néanmoins, était répandu sur toute sa personne; elle
portait d'une manière gracieuse et tout à fait dégagée un vaste et beau
linceul en très-fin linon des Indes; ses cheveux tombaient en boucles
sur son cou; un doux sourire se jouait sur sa bouche; mais son nez,
extrêmement long, mince, sinueux, flexible et pustuleux, pendait
beaucoup plus bas que sa lèvre inférieure; et cette trompe, malgré la
façon délicate dont elle la déplaçait de temps à autre et la mouvait à
droite et à gauche avec sa langue, donnait à sa physionomie une
expression tant soit peu équivoque.
De l'autre côté, à la gauche de la dame hydropique, était assis un vieux
petit homme, enflé, asthmatique et goutteux. Ses joues reposaient sur
ses épaules comme deux énormes outres de vin d'Oporto. Avec ses bras
croisés et l'une de ses jambes entourée de bandages et reposant sur la
table, il semblait se regarder comme ayant droit à quelque
considération. Il tirait évidemment beaucoup d'orgueil de chaque pouce
de son enveloppe personnelle, mais prenait un plaisir plus spécial à
attirer les yeux par son surtout de couleur voyante. Il est vrai que ce
surtout n'avait pas dû lui coûter peu d'argent, et qu'il était de nature
à lui aller parfaitement bien;—il était fait d'une de ces housses de
soie curieusement brodées, appartenant à ces glorieux écussons qu'on
suspend, en Angleterre et ailleurs, dans un endroit bien visible,
au-dessus des maisons des grandes familles absentes.
À côté de lui, à la droite du président, était un gentleman avec des
grands bas blancs et un caleçon de coton. Tout son être était secoué
d'une manière risible par un tic nerveux que Tarpaulin appelait les
_affres_ de l'ivresse. Ses mâchoires, fraîchement rasées, étaient
étroitement serrées dans un bandage de mousseline, et ses bras, liés de
la même manière par les poignets, ne lui permettaient pas de se servir
lui-même trop librement des liqueurs de la table; précaution rendue
nécessaire, dans l'opinion de Legs, par le caractère singulièrement
abruti de sa face de biberon. Toutefois, une paire d'oreilles
prodigieuses, qu'il était sans doute impossible d'enfermer, surgissaient
dans l'espace, et étaient de temps en temps comme piquées d'un spasme au
son de chaque bouchon qu'on faisait sauter.
Sixième et dernier, et lui faisant face, était placé un personnage qui
avait l'air singulièrement raide, et qui, étant affligé de paralysie,
devait se sentir, pour parler sérieusement, fort peu à l'aise dans ses
très-incommodes vêtements. Il était habillé (habillement peut-être
unique dans son genre), d'une belle bière d'acajou toute neuve. Le haut
du couvercle portait sur le crâne de l'homme comme un armet, et
l'enveloppait comme un capuchon, donnant à toute la face une physionomie
d'un intérêt indescriptible. Des emmanchures avaient été pratiquées des
deux côtés, autant pour la commodité que pour l'élégance, mais cette
toilette toutefois empêchait le malheureux qui en était paré de se tenir
droit sur son siège, comme ses camarades; et, comme il était déposé
contre son tréteau, et incliné suivant un angle de quarante-cinq degrés,
ses deux gros yeux à fleur de tête roulaient et dardaient vers le
plafond leurs terribles globes blanchâtres, comme dans un absolu
étonnement de leur propre énormité.
Devant chaque convive était placée une moitié de crâne, dont il se
servait en guise de coupe. Au-dessus de leurs têtes pendait un squelette
humain, au moyen d'une corde nouée autour d'une des jambes et fixée à un
anneau du plafond. L'autre jambe, qui n'était pas retenue par un lien
semblable, jaillissait du corps à angle droit, faisant danser et
pirouetter toute la carcasse éparse et frémissante, chaque fois qu'une
bouffée de vent se frayait un passage dans la salle. Le crâne de
l'affreuse chose contenait une certaine quantité de charbon enflammé qui
jetait sur toute la scène une lueur vacillante mais vive; et les bières
et tout le matériel d'un entrepreneur de sépultures, empilés à une
grande hauteur autour de la chambre et contre les fenêtres, empêchaient
tout rayon de lumière de se glisser dans la rue.
À la vue de cette extraordinaire assemblée et de son attirail encore
plus extraordinaire, nos deux marins ne se conduisirent pas avec tout le
décorum qu'on aurait eu le droit d'attendre d'eux. Legs, s'appuyant
contre le mur auprès duquel il se trouvait, laissa tomber sa mâchoire
inférieure encore plus bas que de coutume, et déploya ses vastes yeux
dans toute leur étendue; pendant que Hugh Tarpaulin, se baissant au
point de mettre son nez de niveau avec la table, et posant ses mains sur
ses genoux, éclata en un rire immodéré et intempestif, c'est-à-dire en
un long, bruyant, étourdissant rugissement.
Cependant, sans prendre ombrage d'une conduite si prodigieusement
grossière, le grand président sourit très-gracieusement à nos
intrus,—leur fit, avec sa tête de plumes noires, un signe plein de
dignité,—et, se levant, prit chacun par un bras, et le conduisit vers
un siège que les autres personnes de la compagnie venaient d'installer à
son intention. Legs ne fit pas à tout cela la plus légère résistance, et
s'assit où on le conduisit, pendant que le galant Hugh, enlevant son
tréteau du haut bout de la table, porta son installation dans le
voisinage de la petite dame phtisique au linceul, s'abattit à côté
d'elle en grande joie, et, se versant un crâne de vin rouge, l'avala en
l'honneur d'une plus intime connaissance. Mais, à cette présomption, le
raide gentleman à la bière parut singulièrement exaspéré; et cela aurait
pu donner lieu à de sérieuses conséquences, si le président n'avait pas,
en frappant sur la table avec son spectre, ramené l'attention de tous
les assistants au discours suivant:
—L'heureuse occasion qui se présente nous fait un devoir...
—Tiens bon là!—interrompit Legs, avec un air de grand sérieux,—tiens
bon, un bout de temps, que je dis, et dis-nous qui diable vous êtes
tous, et quelle besogne vous faites ici, équipés comme de sales démons,
et avalant le bon petit _tord-boyaux_ de notre honnête camarade, Will
Wimble le croque-mort, et toutes ses provisions arrimées pour l'hiver!
À cet impardonnable échantillon de mauvaise éducation, toute l'étrange
société se dressa à moitié sur ses pieds, et proféra rapidement une
foule de cris diaboliques, semblables à ceux qui avaient d'abord attiré
l'attention des matelots. Le président, néanmoins, fut le premier à
recouvrer son sang-froid, et, à la longue, se tournant vers Legs avec
une grande dignité, il reprit:
—C'est avec un parfait bon vouloir que nous satisferons toute curiosité
raisonnable de la part d'hôtes aussi illustres, bien qu'ils n'aient pas
été invités. Sachez donc que je suis le monarque de cet empire, et que
je règne ici sans partage, sous ce titre: le Roi Peste Ier.
«Cette salle, que vous supposez très-injurieusement être la boutique de
Will Wimble, l'entrepreneur de pompes funèbres,—un homme que nous ne
connaissons pas, et, dont l'appellation plébéienne n'avait jamais, avant
cette nuit, écorché nos oreilles royales,—cette salle, dis-je, est la
Salle du Trône de notre Palais, consacrée aux conseils de notre royaume
et à d'autres destinations d'un ordre sacré et supérieur.
«La noble dame assise en face de nous est la Reine Peste, notre
Sérénissime Épouse. Les autres personnages illustres que vous contemplez
sont tous de notre famille, et portent la marque de l'origine royale
dans leurs noms respectifs: Sa Grâce l'Archiduc Pest-Ifère, Sa Grâce le
Duc Pest-Ilentiel, Sa Grâce le Duc Tem-Pestueux, et Son Altesse
Sérénissime l'Archiduchesse Ana-Peste.
«En ce qui regarde, ajouta-t-il, votre question, relativement aux
affaires que nous traitons ici en conseil, il nous serait loisible de
répondre qu'elles concernent notre intérêt royal et privé, et, ne
concernant que lui, n'ont absolument d'importance que pour nous-mêmes.
Mais, en considération de ces égards que vous pourriez revendiquer en
votre qualité d'hôtes et d'étrangers, nous daignerons encore vous
expliquer que nous sommes ici cette nuit,—préparés par de profondes
recherches et de soigneuses investigations,—pour examiner, analyser et
déterminer péremptoirement l'esprit indéfinissable, les
incompréhensibles qualités de la nature de ces inestimables trésors de
la bouche, vins, ales et liqueurs de cette excellente métropole; pour,
en agissant ainsi, non-seulement atteindre notre but, mais aussi
augmenter la véritable prospérité de ce souverain qui n'est pas de ce
monde, qui règne sur nous tous, dont les domaines sont sans limites, et
dont le nom est: La Mort!
—Dont le nom est Davy Jones!—s'écria Tarpaulin, servant à la dame à
côté de lui un plein crâne de liqueur, et s'en versant un second à
lui-même.
—Profane coquin!—dit le président, tournant alors son attention vers
le digne Hugh,—profane et exécrable drôle! Nous avons dit qu'en
considération de ces droits que nous ne nous sentons nullement enclin à
violer, même dans ta sale personne, nous condescendions à répondre à tes
grossières et intempestives questions? Néanmoins nous croyons que, vu
votre profane intrusion dans nos conseils, il est de notre devoir de
vous condamner, toi et ton compagnon, chacun à un gallon de
_black-strap_,—que vous boirez à la prospérité de notre royaume,—d'un
seul trait,—et à genoux;—aussitôt après, vous serez libres l'un et
l'autre de continuer votre route, ou de rester et de partager les
privilèges de notre table, selon votre goût personnel et respectif.
—Ce serait une chose d'une absolue impossibilité, répliqua Legs, à qui
les grands airs et la dignité du Roi Peste Ier avaient évidemment
inspiré quelques sentiments de respect, et qui s'était levé et appuyé
contre la table pendant que celui-ci parlait;—ce serait, s'il plaît à
Votre Majesté, une chose d'une absolue impossibilité d'arrimer dans ma
cale le quart seulement de cette liqueur dont vient de parler Votre
Majesté. Pour ne rien dire de toutes les marchandises que nous avons
chargées à notre bord dans la matinée en matière de lest, et sans
mentionner les diverses ales et liqueurs que nous avons embarquées ce
soir dans différents ports, j'ai, pour le moment, une forte cargaison de
_humming-stuff_, prise et _dûment payée_ à l'enseigne du _Joyeux Loup de
mer_. Votre Majesté voudra donc bien être assez gracieuse pour prendre
la bonne volonté pour le fait; car je ne puis ni ne veux en aucune façon
avaler une goutte de plus, encore moins une goutte de cette vilaine eau
de cale qui répond au salut de _black-strap_.
—Amarre ça!—interrompit Tarpaulin, non moins étonné de la longueur du
speech de son camarade que de la nature de son refus.—Amarre ça,
matelot d'eau douce!—Lâcheras-tu bientôt le crachoir, que je dis, Legs!
Ma coque est encore légère, bien que toi, je le confesse, tu me
paraisses un peu trop chargé par le haut; et quand à ta part de
cargaison, eh bien! plutôt que de faire lever un grain, je trouverai
pour elle de la place à mon bord, mais...
—Cet arrangement,—interrompit le président,—est en complet désaccord
avec les termes de la sentence, ou condamnation, qui de sa nature est
médique, incommutable et sans appel. Les conditions que nous avons
imposées seront remplies à la lettre, et cela sans une minute
d'hésitation,—faute de quoi nous décrétons que vous serez attachés
ensemble par le cou et les talons, et dûment noyés comme rebelles dans
la pièce de _bière d'Octobre_ que voilà!
—Voilà une sentence! Quelle sentence!—Équitable, judicieuse
sentence!—Un glorieux décret!—Une très-digne, très-irréprochable et
très-sainte condamnation!—crièrent à la fois tous les membres de la
famille Peste. Le roi fit jouer son front en innombrables rides; le
vieux petit homme goutteux souffla comme un soufflet; la dame au linceul
de linon fit onduler son nez à droite et à gauche; le gentleman au
caleçon convulsa ses oreilles; la dame au suaire ouvrit la gueule comme
un poisson à l'agonie; et l'homme à la bière d'acajou parut encore plus
raide et roula ses yeux vers le plafond.
—Hou! hou!—fit Tarpaulin, s'épanouissant de rire, sans prendre garde à
l'agitation générale.—Hou! hou! hou!—Hou! hou! hou!—je disais, quand
M. le Roi Peste est venu fourrer son épissoir, que, pour quant à la
question de deux ou trois gallons de _black-strap_ de plus ou de moins,
c'était une bagatelle pour un bon et solide bateau comme moi, quand il
n'était pas trop chargé,—mais quand il s'agit de boire à la santé du
Diable (que Dieu puisse absoudre) et de me mettre à genoux devant la
vilaine Majesté que voilà, aussi bien que je me connais pour un pêcheur,
n'être pas autre que Tim Hurlygurly le paillasse!—oh! pour cela, c'est
une tout autre affaire, et qui dépasse absolument mes moyens et mon
intelligence.
Il ne lui fut pas accordé de finir tranquillement son discours. Au nom
de Tim Hurlygurly, tous les convives bondirent sur leurs sièges.
—Trahison!—hurla Sa Majesté le Roi Peste Ier.
—Trahison!—dit le petit homme à la goutte.
—Trahison!—glapit l'archiduchesse Ana-Peste.
—Trahison!—marmotta le gentleman aux mâchoires attachées.
—Trahison!—grogna l'homme à la bière.
—Trahison! trahison!—cria Sa Majesté, la femme à la gueule; et,
saisissant par la partie postérieure de ses culottes l'infortuné
Tarpaulin, qui commençait justement à remplir pour lui-même un crâne de
liqueur, elle le souleva vivement en l'air et le fit tomber sans
cérémonie dans le vaste tonneau défoncé plein de son ale favorite.
Ballotté çà et là pendant quelques secondes, comme une pomme dans un bol
de toddy il disparut finalement dans le tourbillon d'écume que ses
efforts avaient naturellement soulevé dans le liquide déjà fort mousseux
par sa nature.
Toutefois le grand matelot ne vit pas avec résignation la déconfiture de
son camarade. Précipitant le Roi Peste à travers la trappe ouverte, le
vaillant Legs ferma violemment la porte sur lui avec un juron, et courut
vers le centre de la salle. Là, arrachant le squelette suspendu
au-dessus de la table, il le tira à lui avec tant d'énergie et de bon
vouloir qu'il réussit, en même temps que les derniers rayons de lumière
s'éteignaient dans la salle, à briser la cervelle du petit homme à la
goutte. Se précipitant alors de toute sa force sur le fatal tonneau
plein d'_ale d'Octobre_ et de Hugh Tarpaulin, il le culbuta en un
instant et le fit rouler sur lui-même. Il en jaillit un déluge de
liqueur si furieux, si impétueux,—si envahissant,—que la chambre fut
inondée d'un mur à l'autre,—la table renversée avec tout ce qu'elle
portait,—les tréteaux jetés sens dessus dessous,—le baquet de punch
dans la cheminée,—et les dames dans des attaques de nerfs. Des piles
d'articles funèbres se débattaient çà et là. Les pots, les cruches, les
grosses bouteilles habillées de jonc se confondaient dans une affreuse
mêlée, et les flacons d'osier se heurtaient désespérément contre les
gourdes cuirassées de corde. L'homme aux _affres_ fut noyé sur
place,—le petit gentleman paralytique naviguait au large dans sa
bière,—et le victorieux Legs, saisissant par la taille la grosse dame
au suaire, se précipita avec elle dans la rue, et mit le cap tout droit
dans la direction du _Free-and-Easy_, prenant bien le vent, et
remorquant le redoutable Tarpaulin, qui, ayant éternué trois ou quatre
fois, haletait et soufflait derrière lui en compagnie de l'Archiduchesse
Ana-Peste.


LE DIABLE DANS LE BEFFROI
_Quelle heure est-il?_
Vieille locution.

Chacun sait d'une manière vague que le plus bel endroit du monde est—ou
_était_, hélas!—le bourg hollandais de Vondervotteimittiss. Cependant,
comme il est à quelque distance de toutes les grandes routes, dans une
situation pour ainsi dire extraordinaire, il n'y a peut-être qu'un petit
nombre de mes lecteurs qui lui aient rendu visite. Pour l'agrément de
ceux qui n'ont pu le faire, je juge donc à propos d'entrer dans quelques
détails à son sujet. Et c'est en vérité d'autant plus nécessaire que, si
je me propose de donner un récit des événements calamiteux qui ont fondu
tout récemment sur son territoire, c'est avec l'espoir de conquérir à
ses habitants la sympathie publique. Aucun de ceux qui me connaissent ne
doutera que le devoir que je m'impose ne soit exécuté avec tout ce que
j'y peux mettre d'habileté, avec cette impartialité rigoureuse, cette
scrupuleuse vérification des faits et cette laborieuse collaboration des
autorités qui doivent toujours distinguer celui qui aspire au titre
d'historien.
Par le secours réuni des médailles, manuscrits et inscriptions, je suis
autorisé à affirmer positivement que le bourg de Vondervotteimittiss a
toujours existé dès son origine précisément dans la même condition où on
le voit encore aujourd'hui. Mais, quant à la date de cette origine, il
m'est pénible de n'en pouvoir parler qu'avec cette _précision_
_indéfinie_ dont les mathématiciens sont quelquefois obligés de
s'accommoder dans certaines formules algébriques. La date, il m'est
permis de m'exprimer ainsi eu égard à sa prodigieuse antiquité, ne peut
pas être moindre qu'une quantité déterminable quelconque.
Relativement à l'étymologie du nom Vondervotteimittiss, je me confesse,
non sans peine, également en défaut. Parmi une multitude d'opinions sur
ce point délicat,—quelques-unes très-subtiles, quelques-unes
très-érudites, quelques-unes suffisamment inverses,—je n'en trouve
aucune qui puisse être considérée comme satisfaisante. Peut-être l'idée
de Grogswigg—qui coïncide presque avec celle de
Kroutaplenttey,—doit-elle être _prudemment_ préférée. Elle est ainsi
conçue:—_Vondervotteimittiss,—Vonder, lege Donder,—Votteimittiss,
quasi und Bleitziz,—Bleitziz obsoletum pro Blitzen_. Cette étymologie,
pour dire la vérité, se trouve assez bien confirmée par quelques traces
de fluide électrique, qui sont encore visibles au sommet du clocher de
la Maison de Ville. Toutefois, je ne me soucie pas de me compromettre
dans une thèse d'une pareille importance, et je prierai le lecteur,
curieux d'informations, d'en référer aux _Oratiunculae de Rebus
Praeter-Veteris_, de Dundergutz. Voyez aussi Blunder-buzzard, _De
Derivationibus_, de la page 27 à la page 5010, in-folio, édition
gothique, caractères rouges et noirs, avec réclames et sans
signatures;—consultez aussi dans cet ouvrage les notes marginales
autographes de Stuffundpuff, avec les sous-commentaires de
Gruntundguzzell.
Malgré l'obscurité qui enveloppe ainsi la date de la fondation de
Vondervotteimittiss et l'étymologie de son nom, on ne peut douter, comme
je l'ai déjà dit, qu'il n'ait toujours existé tel que nous le voyons
présentement. L'homme le plus vieux du bourg ne se rappelle pas la plus
légère différence dans l'aspect d'une partie quelconque de sa patrie, et
en vérité la simple suggestion d'une telle possibilité y serait
considérée comme une insulte. Le village est situé dans une vallée
parfaitement circulaire, dont la circonférence est d'un quart de mille à
peu près, et complètement environnée par de jolies collines dont les
habitants ne se sont jamais avisés de franchir les sommets. Ils donnent
d'ailleurs une excellente raison de leur conduite, c'est qu'ils ne
croient pas qu'il y ait quoi que ce soit de l'autre côté.
Autour de la lisière de la vallée (qui est tout à fait unie et pavée
dans toute son étendue de tuiles plates) s'étend un rang continu de
soixante petites maisons. Elles sont appuyées par derrière sur les
collines, et naturellement elles regardent toutes le centre de la
plaine, qui est juste à soixante yards de la porte de face de chaque
habitation. Chaque maison a devant elle un petit jardin, avec une allée
circulaire, un cadran solaire et vingt-quatre choux. Les constructions
elles-mêmes sont si parfaitement semblables, qu'il est impossible de
distinguer l'une de l'autre. À cause de son extrême antiquité, le style
de l'architecture est quelque peu bizarre; mais, pour cette raison même,
il n'est que plus remarquablement pittoresque. Elles sont faites de
petites briques bien durcies au feu, rouges, avec des coins noirs, de
sorte que les murs ressemblent à un échiquier dans de vastes
proportions. Les pignons sont tournés du côté de la façade, et il y a
des corniches, aussi grosses que le reste de la maison, aux rebords des
toits et aux portes principales. Les fenêtres sont étroites et
profondes, avec de tout petits carreaux et force châssis. Le toit est
recouvert d'une multitude de tuiles à oreillettes roulées. La charpente
est partout d'une couleur sombre, très-ouvragée, mais avec peu de
variété dans les dessins; car, de temps immémorial, les sculpteurs en
bois de Vondervotteimittiss n'ont jamais su tailler plus de deux
objets,—une horloge et un chou. Mais ils les font admirablement bien,
et ils les prodiguent avec une singulière ingéniosité, partout où ils
trouvent une place pour le ciseau.
Les habitations se ressemblent autant à l'intérieur qu'au dehors, et
l'ameublement est façonné d'après un seul modèle. Le sol est pavé de
tuiles carrées, les chaises et les tables sont en bois noir, avec des
pieds tors, grêles, et amincis par le bas. Les cheminées sont larges et
hautes, et n'ont pas seulement des horloges et des choux sculptés sur la
face de leurs chambranles, mais elles supportent au milieu de la
tablette une véritable horloge qui fait un prodigieux tic-tac, avec deux
pots à fleurs contenant chacun un chou, qui se tient ainsi à chaque bout
en manière de chasseur ou de piqueur. Entre chaque chou et l'horloge, il
y a encore un petit magot chinois à grosse panse avec un grand trou au
milieu, à travers lequel apparaît le cadran d'une montre.
Les foyers sont vastes et profonds, avec des chenets farouches et
contournés. Il y a constamment un grand feu et une énorme marmite
dessus, pleine de choucroute et de porc, que la bonne femme de la maison
surveille incessamment. C'est une grosse et vieille petite dame, aux
yeux bleus et à la face rouge, qui porte un immense bonnet, semblable à
un pain de sucre, agrémenté de rubans de couleur pourpre et jaune. Sa
robe est de tiretaine orangée, très-ample par derrière et très-courte de
taille—et fort courte en vérité sous d'autres rapports, car elle ne
descend pas à mi-jambe. Ces jambes sont quelque peu épaisses, ainsi que
les chevilles, mais elles sont revêtues d'une belle paire de bas verts.
Ses souliers—de cuir rose,—sont attachés par un nœud de rubans jaunes
épanouis et fripés en forme de chou. Dans sa main gauche, elle tient une
lourde petite montre hollandaise; de la droite, elle manie une grande
cuiller pour la choucroute et le porc. À côté d'elle se tient un gros
chat moucheté, qui porte à sa queue une montre-joujou en cuivre doré, à
répétition, que les _garçons_ lui ont ainsi attachée en manière de
farce.
Quant aux garçons eux-mêmes, ils sont tous trois dans le jardin, et
veillent au cochon. Ils ont chacun deux pieds de haut. Ils portent des
chapeaux à trois cornes, des gilets pourpres qui leur tombent presque
sur les cuisses, des culottes en peau de daim, des bas rouges drapés, de
lourds souliers avec de grosses boucles d'argent, et de longues vestes
avec de larges boutons de nacre. Chacun porte aussi une pipe à la
bouche, et une petite montre ventrue dans la main droite. Une bouffée de
fumée, un coup d'œil à la montre—un coup d'œil à la montre, une
bouffée de fumée,—ils vont ainsi. Le cochon—qui est corpulent et
fainéant—s'occupe tantôt à glaner les feuilles épaves qui sont tombées
des choux, tantôt à ruer contre la montre dorée que ces petits polissons
ont aussitôt attachée à la queue de ce personnage, dans le but de le
faire aussi beau que le chat.
Juste devant la porte d'entrée, dans un fauteuil à grand dossier, à fond
de cuir, aux pieds tors et grêles comme ceux des tables, est installé le
vieux propriétaire de la maison lui-même. C'est un vieux petit monsieur
excessivement bouffi, avec de gros yeux ronds et un vaste menton double.
Sa tenue ressemble à celle des petits garçons,—et je n'ai pas besoin
d'en dire davantage. Toute la différence est que sa pipe est quelque peu
plus grosse que les leurs, et qu'il peut faire plus de fumée. Comme eux,
il a une montre, mais il porte sa montre dans sa poche, Pour dire la
vérité, il a quelque chose de plus important à faire qu'une montre à
surveiller,—et, ce que c'est, je vais l'expliquer. Il est assis, la
jambe droite sur le genou gauche, la physionomie grave, et tient
toujours au moins un de ses yeux résolument braqué sur un certain objet
fort intéressant au centre de la plaine.
Cet objet est situé dans le clocher de la Maison de Ville. Les membres
du conseil sont tous hommes très-petits, très-ronds, très-adipeux,
très-intelligents, avec des yeux gros comme des saucières et de vastes
mentons doubles, et ils ont des habits beaucoup plus longs et des
boucles de souliers beaucoup plus grosses que les vulgaires habitants de
Vondervotteimittiss. Depuis que j'habite le bourg, ils ont tenu
plusieurs séances extraordinaires, et ont adopté ces trois importantes
décisions:
I
_C'est un crime de changer le bon vieux train des choses._
II
_Il n'existe rien de tolérable en dehors de Vondervotteimittiss._
III
_Nous jurons fidélité éternelle à nos horloges et à nos choux._
Au-dessus de la chambre des séances est le clocher, et dans le clocher
ou beffroi est et a été de temps immémorial l'orgueil et la merveille du
village,—la grande horloge du bourg de Vondervotteimittiss. Et c'est là
l'objet vers lequel sont tournés les yeux des vieux messieurs qui sont
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