Nouvelles histoires extraordinaires - 12

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Il était alors minuit, et ma tâche tirait à sa fin. J'avais complété ma
huitième, ma neuvième et ma dixième rangée. J'avais achevé une partie de
la onzième et dernière; il ne restait plus qu'une seule pierre à ajuster
et à plâtrer. Je la remuai avec effort; je la plaçai à peu près dans la
position voulue. Mais alors s'échappa de la niche un rire étouffé qui me
fit dresser les cheveux sur la tête. À ce rire succéda une voix triste
que je reconnus difficilement pour celle du noble Fortunato.
La voix disait:
—Ha! ha! ha!—Hé! hé!—Une très-bonne plaisanterie, en vérité!—une
excellente farce! Nous en rirons de bon cœur au palais,—hé! hé!—de
notre bon vin!—hé! hé! hé!
—De l'amontillado!—dis-je.
—Hé! hé!—hé! hé!—oui, de l'amontillado. Mais ne se fait-il pas tard?
Ne nous attendront-ils pas au palais, la signora Fortunato et les
autres? Allons-nous-en.
—Oui,—dis-je,—allons-nous-en.
—_Pour l'amour de Dieu, Montrésor!_
—Oui,—dis-je,—pour l'amour de Dieu!
Mais à ces mots point de réponse; je tendis l'oreille en vain. Je
m'impatientai. J'appelai très-haut:
—Fortunato!
Pas de réponse. J'appelai de nouveau:
—Fortunato!
Rien.—J'introduisis une torche à travers l'ouverture qui restait et la
laissai tomber en dedans. Je ne reçus en manière de réplique qu'un
cliquetis de sonnettes. Je me sentis mal au cœur,—sans doute par suite
de l'humidité des catacombes. Je me hâtai de mettre fin à ma besogne. Je
fis un effort, et j'ajustai la dernière pierre; je la recouvris de
mortier. Contre la nouvelle maçonnerie je rétablis l'ancien rempart
d'ossements. Depuis un demi-siècle aucun mortel ne les a dérangés. _In
pace requiescat!_


LE MASQUE DE LA MORT ROUGE

La _Mort Rouge_ avait pendant longtemps dépeuplé la contrée. Jamais
peste ne fut si fatale, si horrible. Son avatar, c'était le sang,—la
rougeur et la hideur du sang. C'étaient des douleurs aiguës, un vertige
soudain, et puis un suintement abondant par les pores, et la dissolution
de l'être. Des taches pourpres sur le corps, et spécialement sur le
visage de la victime, la mettaient au ban de l'humanité, et lui
fermaient tout secours et toute sympathie. L'invasion, le progrès, le
résultat de la maladie, tout cela était l'affaire d'une demi-heure.
Mais le prince Prospero était heureux, et intrépide, et sagace. Quand
ses domaines furent à moitié dépeuplés, il convoqua un millier d'amis
vigoureux et allègres de cœur, choisis parmi les chevaliers et les
dames de sa cour, et se fit avec eux une retraite profonde dans une de
ses abbayes fortifiées. C'était un vaste et magnifique bâtiment, une
création du prince, d'un goût excentrique et cependant grandiose. Un mur
épais et haut lui faisait une ceinture. Ce mur avait des portes de fer.
Les courtisans, une fois entrés, se servirent de fourneaux et de solides
marteaux pour souder les verrous. Ils résolurent de se barricader contre
les impulsions soudaines du désespoir extérieur et de fermer toute issue
aux frénésies du dedans. L'abbaye fut largement approvisionnée. Grâce à
ces précautions, les courtisans pouvaient jeter le défi à la contagion.
Le monde extérieur s'arrangerait comme il pourrait. En attendant,
c'était folie de s'affliger ou de penser. Le prince avait pourvu à tous
les moyens de plaisir. Il y avait des bouffons, il y avait des
improvisateurs, des danseurs, des musiciens, il y avait le beau sous
toutes ses formes, il y avait le vin. En dedans, il y avait toutes ces
belles choses et la sécurité. Au-dehors, la _Mort Rouge_.
Ce fut vers la fin du cinquième ou sixième mois de sa retraite, et
pendant que le fléau sévissait au-dehors avec le plus de rage, que le
prince Prospero gratifia ses mille amis d'un bal masqué de la plus
insolite magnificence.
Tableau voluptueux que cette mascarade! Mais d'abord laissez-moi vous
décrire les salles où elle eut lieu. Il y en avait sept,—une enfilade
impériale. Dans beaucoup de palais, ces séries de salons forment de
longues perspectives en ligne droite, quand les battants des portes sont
rabattus sur les murs de chaque côté, de sorte que le regard s'enfonce
jusqu'au bout sans obstacle. Ici, le cas était fort différent, comme on
pouvait s'y attendre de la part du duc et de son goût très-vif pour le
bizarre. Les salles étaient si irrégulièrement disposées, que l'œil
n'en pouvait guère embrasser plus d'une à la fois. Au bout d'un espace
de vingt à trente yards, il y avait un brusque détour, et à chaque coude
un nouvel aspect. À droite et à gauche, au milieu de chaque mur, une
haute et étroite fenêtre gothique donnait sur un corridor fermé qui
suivait les sinuosités de l'appartement. Chaque fenêtre était faite de
verres coloriés en harmonie avec le ton dominant dans les décorations de
la salle sur laquelle elle s'ouvrait. Celle qui occupait l'extrémité
orientale, par exemple, était tendue de bleu,—et les fenêtres étaient
d'un bleu profond. La seconde pièce était ornée et tendue de pourpre, et
les carreaux étaient pourpres. La troisième, entièrement verte, et
vertes les fenêtres. La quatrième, décorée d'orange, était éclairée par
une fenêtre orangée,—la cinquième, blanche,—la sixième, violette.
La septième salle était rigoureusement ensevelie de tentures de velours
noir qui revêtaient tout le plafond et les murs, et retombaient en
lourdes nappes sur un tapis de même étoffe et de même couleur. Mais,
dans cette chambre seulement, la couleur des fenêtres ne correspondait
pas à la décoration. Les carreaux étaient écarlates,—d'une couleur
intense de sang.
Or, dans aucune des sept salles, à travers les ornements d'or éparpillés
à profusion çà et là ou suspendus aux lambris, on ne voyait de lampe ni
de candélabre. Ni lampes, ni bougies; aucune lumière de cette sorte dans
cette longue suite de pièces. Mais, dans les corridors qui leur
servaient de ceinture, juste en face de chaque fenêtre, se dressait un
énorme trépied, avec un brasier éclatant, qui projetait ses rayons à
travers les carreaux de couleur et illuminait la salle d'une manière
éblouissante. Ainsi se produisaient une multitude d'aspects chatoyants
et fantastiques. Mais, dans la chambre de l'ouest, la chambre noire, la
lumière du brasier qui ruisselait sur les tentures noires à travers les
carreaux sanglants était épouvantablement sinistre, et donnait aux
physionomies des imprudents qui y entraient un aspect tellement étrange,
que bien peu de danseurs se sentaient le courage de mettre les pieds
dans son enceinte magique.
C'était aussi dans cette salle que s'élevait, contre le mur de l'ouest,
une gigantesque horloge d'ébène. Son pendule se balançait avec un
tic-tac sourd, lourd, monotone; et quand l'aiguille des minutes avait
fait le circuit du cadran et que l'heure allait sonner, il s'élevait des
poumons d'airain de la machine un son clair, éclatant, profond et
excessivement musical, mais d'une note si particulière et d'une énergie
telle, que d'heure en heure, les musiciens de l'orchestre étaient
contraints d'interrompre un instant leurs accords pour écouter la
musique de l'heure; les valseurs alors cessaient forcément leurs
évolutions; un trouble momentané courrait dans toute la joyeuse
compagnie; et, tant que vibrait le carillon, on remarquait que les plus
fous devenaient pâles, et que les plus âgés et les plus rassis passaient
leurs mains sur leurs fronts, comme dans une méditation ou une rêverie
délirante. Mais, quand l'écho s'était tout à fait évanoui, une légère
hilarité circulait par toute l'assemblée; les musiciens
s'entre-regardaient et souriaient de leurs nerfs et de leur folie, et se
juraient tout bas, les uns aux autres, que la prochaine sonnerie ne
produirait pas en eux la même émotion; et puis, après la fuite des
soixante minutes qui comprennent les trois mille six cents secondes de
l'heure disparue, arrivait une nouvelle sonnerie de la fatale horloge,
et c'était le même trouble, le même frisson, les mêmes rêveries.
Mais, en dépit de tout cela, c'était une joyeuse et magnifique orgie. Le
goût du duc était tout particulier. Il avait un œil sûr à l'endroit des
couleurs et des effets. Il méprisait le _décorum_ de la mode. Ses plans
étaient téméraires et sauvages, et ses conceptions brillaient d'une
splendeur barbare. Il y a des gens qui l'auraient jugé fou. Ses
courtisans sentaient bien qu'il ne l'était pas. Mais il fallait
l'entendre, le voir, le toucher, pour être sûr qu'il ne l'était pas.
Il avait, à l'occasion de cette grande fête, présidé en grande partie à
la décoration mobilière des sept salons, et c'était son goût personnel
qui avait commandé le style des travestissements. À coup sûr, c'étaient
des conceptions grotesques. C'était éblouissant, étincelant; il y avait
du piquant et du fantastique,—beaucoup de ce qu'on a vu dans _Hernani_.
Il y avait des figures vraiment arabesques, absurdement équipées,
incongrûment bâties; des fantaisies monstrueuses comme la folie; il y
avait du beau, du licencieux, du bizarre en quantité, tant soit peu du
terrible, et du dégoûtant à foison. Bref, c'était comme une multitude de
rêves qui se pavanaient çà et là dans les sept salons. Et ces rêves se
contorsionnaient en tous sens, prenant la couleur des chambres; et l'on
eût dit qu'ils exécutaient la musique avec leurs pieds, et que les airs
étranges de l'orchestre étaient l'écho de leurs pas.
Et, de temps en temps, on entend sonner l'horloge d'ébène de la salle de
velours. Et alors, pour un moment, tout s'arrête, tout se tait, excepté
la voix de l'horloge. Les rêves sont glacés, paralysés dans leurs
postures. Mais les échos de la sonnerie s'évanouissent,—ils n'ont duré
qu'un instant,—et à peine ont-ils fui, qu'une hilarité légère et mal
contenue circule partout. Et la musique s'enfle de nouveau, et les rêves
revivent, et ils se tordent çà et là plus joyeusement que jamais,
reflétant la couleur des fenêtres à travers lesquelles ruisselle le
rayonnement des trépieds. Mais, dans la chambre qui est là-bas tout à
l'ouest, aucun masque n'ose maintenant s'aventurer; car la nuit avance,
et une lumière plus rouge afflue à travers les carreaux couleur de sang,
et la noirceur des draperies funèbres est effrayante; et à l'étourdi qui
met le pied sur le tapis funèbre l'horloge d'ébène envoie un carillon
plus lourd, plus solennellement énergique que celui qui frappe les
oreilles des masques tourbillonnant dans l'insouciance lointaine des
autres salles.
Quant à ces pièces-là, elles fourmillaient de monde, et le cœur de la
vie y battait fiévreusement. Et la fête tourbillonnait toujours lorsque
s'éleva enfin le son de minuit de l'horloge. Alors, comme je l'ai dit,
la musique s'arrêta; le tournoiement des valseurs fut suspendu; il se
fit partout, comme naguère, une anxieuse immobilité. Mais le timbre de
l'horloge avait cette fois douze coups à sonner; aussi, il se peut bien
que plus de pensée se soit glissée dans les méditations de ceux qui
pensaient parmi cette foule festoyante. Et ce fut peut-être aussi pour
cela que plusieurs personnes parmi cette foule, avant que les derniers
échos du dernier coup fussent noyés dans le silence, avaient eu le temps
de s'apercevoir de la présence d'un masque qui jusque-là n'avait
aucunement attiré l'attention. Et, la nouvelle de cette intrusion
s'étant répandue en un chuchotement à la ronde, il s'éleva de toute
l'assemblée un bourdonnement, un murmure significatif d'étonnement et de
désapprobation,—puis, finalement, de terreur, d'horreur et de dégoût.
Dans une réunion de fantômes telle que je l'ai décrite, il fallait sans
doute une apparition bien extraordinaire pour causer une telle
sensation. La licence carnavalesque de cette nuit était, il est vrai, à
peu près illimitée; mais le personnage en question avait dépassé
l'extravagance d'un Hérode, et franchi les bornes—cependant
complaisantes—du décorum imposé par le prince. Il y a dans les cœurs
des plus insouciants des cordes qui ne se laissent pas toucher sans
émotion. Même chez les dépravés, chez ceux pour qui la vie et la mort
sont également un jeu, il y a des choses avec lesquelles on ne peut pas
jouer. Toute l'assemblée parut alors sentir profondément le mauvais goût
et l'inconvenance de la conduite et du costume de l'étranger. Le
personnage était grand et décharné, et enveloppé d'un suaire de la tête
aux pieds. Le masque qui cachait le visage représentait si bien la
physionomie d'un cadavre raidi, que l'analyse la plus minutieuse aurait
difficilement découvert d'artifice. Et cependant, tous ces fous auraient
peut-être supporté, sinon approuvé, cette laide plaisanterie. Mais le
masque avait été jusqu'à adopter le type de la _Mort Rouge_. Son
vêtement était barbouillé de sang,—et son large front, ainsi que tous
les traits de sa face, étaient aspergés de l'épouvantable écarlate.
Quand les yeux du prince Prospero tombèrent sur cette figure de
spectre,—qui, d'un mouvement lent, solennel, emphatique, comme pour
mieux soutenir son rôle, se promenait çà et là à travers les
danseurs,—on le vit d'abord convulsé par un violent frisson de terreur
ou de dégoût; mais, une seconde après, son front s'empourpra de rage.
—Qui ose,—demanda-t-il, d'une voix enrouée, aux courtisans debout près
de lui,—qui ose nous insulter par cette ironie blasphématoires?
Emparez-vous de lui, et démasquez-le,—que nous sachions qui nous aurons
à pendre aux créneaux, au lever du soleil!
C'était dans la chambre de l'est ou chambre bleue que se trouvait le
prince Prospero, quand il prononça ces paroles. Elles retentirent
fortement et clairement à travers les sept salons,—car le prince était
un homme impérieux et robuste, et la musique s'était tue à un signe de
sa main.
C'était dans la chambre bleue que se tenait le prince, avec un groupe de
pâles courtisans à ses côtés. D'abord, pendant qu'il parlait, il y eut
parmi le groupe un léger mouvement en avant dans la direction de
l'intrus, qui fut un instant presque à leur portée, et qui maintenant,
d'un pas délibéré et majestueux, se rapprochait de plus en plus du
prince. Mais, par suite d'une certaine terreur indéfinissable que
l'audace insensée du masque avait inspirée à toute la société, il ne se
trouva personne pour lui mettre la main dessus; si bien que, ne trouvant
aucun obstacle, il passa à deux pas de la personne du prince; et pendant
que l'immense assemblée, comme obéissant à un seul mouvement, reculait
du centre de la salle vers les murs, il continua sa route sans
interruption, de ce même pas solennel et mesuré qui l'avait tout d'abord
caractérisé, de la chambre bleue à la chambre pourpre,—de la chambre
pourpre à la chambre verte,—de la verte à l'orange,—de celle-ci à la
blanche,—et de celle-là à la violette, avant qu'on eût fait un
mouvement décisif pour l'arrêter.
Ce fut alors, toutefois, que le prince Prospero, exaspéré par la rage et
la honte de sa lâcheté d'une minute, s'élança précipitamment à travers
les six chambres, où nul ne le suivit; car une terreur mortelle s'était
emparée de tout le monde. Il brandissait un poignard nu, et s'était
approché impétueusement à une distance de trois ou quatre pieds du
fantôme qui battait en retraite, quand ce dernier, arrivé à l'extrémité
de la salle de velours, se retourna brusquement et fit face à celui qui
le poursuivait. Un cri aigu partit,—et le poignard glissa avec un
éclair sur le tapis funèbre où le prince Prospero tombait mort une
seconde après.
Alors, invoquant le courage violent du désespoir, une foule de masques
se précipita à la fois dans la chambre noire; et, saisissant l'inconnu,
qui se tenait, comme une grande statue, droit et immobile dans l'ombre
de l'horloge d'ébène, ils se sentirent suffoqués par une terreur sans
nom, en voyant que sous le linceul et le masque cadavéreux, qu'ils
avaient empoignés avec une si violente énergie, ne logeait aucune forme
palpable.
On reconnut alors la présence de la _Mort Rouge_. Elle était venue comme
un voleur de nuit. Et tous les convives tombèrent un à un dans les
salles de l'orgie inondées d'une rosée sanglante, et chacun mourut dans
la posture désespérée de sa chute.
Et la vie de l'horloge d'ébène disparut avec celle du dernier de ces
êtres joyeux. Et les flammes des trépieds expirèrent. Et les Ténèbres,
et la Ruine, et la _Mort Rouge_ établirent sur toutes choses leur empire
illimité.


LE ROI PESTE
HISTOIRE CONTENANT UNE ALLÉGORIE
_Les dieux souffrent et autorisent fort bien chez les rois les choses
qui leur font horreur dans les chemins de la canaille._
BUCKHURST, _Ferrex et Porrex._

Vers minuit environ, pendant une nuit du mois d'octobre, sous le règne
chevaleresque d'Édouard III, deux matelots appartenant à l'équipage du
_Free-and-Easy_, goélette de commerce faisant le service entre l'Écluse
(Belgique) et la Tamise, et qui était alors à l'ancre dans cette
rivière, furent très-émerveillés de se trouver assis dans la salle d'une
taverne de la paroisse Saint-André, à Londres,—laquelle taverne portait
pour enseigne la portraiture du _Joyeux Loup de mer_.
La salle, quoique mal construite, noircie par la fumée, basse de
plafond, et ressemblant d'ailleurs à tous les cabarets de cette époque,
était néanmoins, dans l'opinion des groupes grotesques de buveurs
disséminés çà et là, suffisamment bien appropriée à sa destination.
De ces groupes, nos deux matelots formaient, je crois, le plus
intéressant, sinon le plus remarquable.
Celui qui paraissait être l'aîné, et que son compagnon appelait du nom
caractéristique de _Legs_ (jambes), était aussi de beaucoup le plus
grand des deux. Il pouvait bien avoir six pieds et demi, et une courbure
habituelle des épaules semblait la conséquence nécessaire d'une aussi
prodigieuse stature.—Son superflu en hauteur était néanmoins plus que
compensé par des déficits à d'autres égards. Il était excessivement
maigre, et il aurait pu, comme l'affirmaient ses camarades, remplacer,
quand il était ivre, une flamme de tête de mât, et à jeun le bout-dehors
du foc. Mais évidemment ces plaisanteries et d'autres analogues
n'avaient jamais produit aucun effet sur les muscles cachinnatoires du
loup de mer. Avec ses pommettes saillantes, son grand nez de faucon, son
menton fuyant, sa mâchoire inférieure déprimée et ses énormes yeux
blancs protubérants, l'expression de sa physionomie, quoique empreinte
d'une espèce d'indifférence bourrue pour toutes choses, n'en était pas
moins solennelle et sérieuse, au delà de toute imitation et de toute
description.
Le plus jeune matelot était, dans toute son apparence extérieure,
l'inverse et la réciproque de son camarade. Une paire de jambes arquées
et trapues supportait sa personne lourde et ramassée, et ses bras
singulièrement courts et épais, terminés par des poings plus
qu'ordinaires, pendillaient et se balançaient à ses côtés comme les
ailerons d'une tortue de mer. De petits yeux, d'une couleur non précise,
scintillaient, profondément enfoncés dans sa tête. Son nez restait
enfoui dans la masse de chair qui enveloppait sa face ronde, pleine et
pourprée, et sa grosse lèvre supérieure se reposait complaisamment sur
l'inférieure, encore plus grosse, avec un air de satisfaction
personnelle, augmenté par l'habitude qu'avait le propriétaire desdites
lèvres de les lécher de temps à autre. Il regardait évidemment son grand
camarade de bord avec un sentiment moitié d'ébahissement, moitié de
raillerie; et parfois, quand il le contemplait en face, il avait l'air
du soleil empourpré, contemplant, avant de se coucher, le haut des
rochers de Ben-Nevis.
Cependant les pérégrinations du digne couple dans les différentes
tavernes du voisinage pendant les premières heures de la nuit avaient
été variées et pleines d'événements. Mais les fonds, même les plus
vastes, ne sont pas éternels, et c'était avec des poches vides que nos
amis s'étaient aventurés dans le cabaret en question.
Au moment précis où commence proprement cette histoire, Legs et son
compagnon Hugh Tarpaulin étaient assis, chacun les deux coudes appuyés
sur la vaste table de chêne, au milieu de la salle, et les joues entre
les mains. À l'abri d'un vaste flacon de _humming-stuffnon payé, ils
lorgnaient les mots sinistres: _Pas de craie_[6],—qui non sans
étonnement et sans indignation de leur part, étaient écrits sur la porte
en caractères de craie,—cette impudente craie qui osait se déclarer
absente! Non que la faculté de déchiffrer les caractères
écrits,—faculté considérée parmi le peuple de ce temps comme un peu
moins cabalistique que l'art de les tracer,—eût pu, en stricte justice,
être imputée aux deux disciples de la mer; mais il y avait, pour dire la
vérité, un certain tortillement dans la tournure des lettres,—et dans
l'ensemble je ne sais quelle indescriptible embardée,—qui présageaient,
dans l'opinion des deux marins, une sacrée secousse et un sale temps, et
qui les décidèrent tout d'un coup, suivant le langage métaphorique de
Legs, à veiller aux pompes, à serrer toute la toile et à fuir devant le
vent.
En conséquence, ayant consommé ce qui restait d'ale, et solidement
agrafé leurs courts pourpoints, finalement ils prirent leur élan vers la
rue. Tarpaulin, il est vrai, entra deux fois dans la cheminée, la
prenant pour la porte, mais enfin leur fuite s'effectua heureusement,
et, une demi-heure après minuit, nos deux héros avaient paré au grain et
filaient rondement à travers une ruelle sombre dans la direction de
l'escalier Saint-André, chaudement poursuivis par la tavernière du
_Joyeux Loup de mer._
Bien des années avant et après l'époque où se passe cette dramatique
histoire, toute l'Angleterre, mais plus particulièrement la métropole,
retentissait périodiquement du cri sinistre:—la Peste! La Cité était en
grande partie dépeuplée,—et, dans ces horribles quartiers avoisinant la
Tamise, parmi ces ruelles et ces passages noirs, étroits et immondes,
que le démon de la peste avait choisis, supposait-on alors, pour le lieu
de sa nativité, on ne pouvait rencontrer, se pavanant à l'aise, que
l'effroi, la terreur et la superstition.
Par ordre du roi, ces quartiers étaient condamnés, et il était défendu à
toute personne, sous peine de mort, de pénétrer dans leurs affreuses
solitudes. Cependant, ni le décret du monarque, ni les énormes barrières
élevées à l'entrée des rues, ni la perspective de cette hideuse mort,
qui, presque à coup sûr, engloutissait le misérable qu'aucun péril ne
pouvait détourner de l'aventure, n'empêchaient pas les habitations
démeublées et inhabitées d'être dépouillées, par la main d'une rapine
nocturne, du fer, du cuivre, des plombages, enfin de tout article
pouvant devenir l'objet d'un lucre quelconque.
Il fut particulièrement constaté, à chaque hiver, à l'ouverture annuelle
des barrières, que les serrures, les verrous et les caves secrètes
n'avaient protégé que médiocrement ces amples provisions de vins et
liqueurs, que, vu les risques et les embarras du déplacement, plusieurs
des nombreux marchands ayant boutique dans le voisinage s'étaient
résignés, durant la période de l'exil, à confier à une aussi
insuffisante garantie.
Mais, parmi le peuple frappé de terreur, bien peu de gens attribuaient
ces faits à l'action des mains humaines. Les esprits et les gobelins de
la peste, les démons de la fièvre, tels étaient pour le populaire les
vrais suppôts de malheur; et il se débitait sans cesse là-dessus des
contes à glacer le sang, si bien que toute la masse des bâtiments
condamnés fut à la longue enveloppée de terreur comme d'un suaire, et
que le voleur lui-même, souvent épouvantés par l'horreur superstitieuse
qu'avaient créée ses propres déprédations, laissait le vaste circuit du
quartier maudit aux ténèbres, au silence, à la peste et à la mort.
Ce fut par l'une des redoutables barrières dont il a été parlé, et qui
indiquait que la région située au delà était condamnée, que Legs et le
digne Hugh Tarpaulin, qui dégringolaient à travers une ruelle,
trouvèrent leur course soudainement arrêtée. Il ne pouvait pas être
question de revenir sur leurs pas, et il n'y avait pas de temps à
perdre; car ceux qui leur donnaient la chasse étaient presque sur leurs
talons. Pour des matelots pur-sang, grimper sur la charpente
grossièrement façonnée n'était qu'un jeu; et, exaspérés par la double
excitation de la course et des liqueurs, ils sautèrent résolument de
l'autre côté, puis, reprenant leur course ivre avec des cris et des
hurlements, s'égarèrent bientôt dans ces profondeurs compliquées et
malsaines.
S'ils n'avaient pas été ivres au point d'avoir perdu le sens moral,
leurs pas vacillants eussent été paralysés par les horreurs de leur
situation. L'air était froid et brumeux. Parmi le gazon haut et
vigoureux qui leur montait jusqu'aux chevilles, les pavés déchaussés
gisaient dans un affreux désordre. Des maisons tombées bouchaient les
rues. Les miasmes les plus fétides et les plus délétères régnaient
partout;—et grâce à cette pâle lumière qui, même à minuit, émane
toujours d'une atmosphère vaporeuse et pestilentielle, on aurait pu
discerner, gisant dans les allées et les ruelles, ou pourrissant dans
les habitations sans fenêtres, la charogne de maint voleur nocturne
arrêté par la main de la peste dans la perpétration de son exploit.
Mais il n'était pas au pouvoir d'image, de sensations et d'obstacles de
cette nature d'arrêter la course de deux hommes, qui, naturellement
braves, et, cette nuit-là surtout, pleins jusqu'aux bords de courage et
de _humming-stuff_, auraient intrépidement roulé, aussi droit que
l'aurait permis leur état, dans la gueule même de la Mort. En
avant,—toujours en avant allait le sinistre Legs, faisant retentir les
échos de ce désert solennel de cris semblables au terrible hurlement de
guerre des Indiens; et avec lui toujours, roulait le trapu Tarpaulin,
accroché au pourpoint de son camarade plus agile, et surpassant encore
les plus valeureux efforts de ce dernier dans la musique vocale par des
mugissements de _basse_ tirés des profondeurs de ses poumons
stentoriens.
Évidemment, ils avaient atteint la place forte de la peste. À chaque pas
ou à chaque culbute, leur route devenait plus horrible et plus infecte,
les chemins plus étroits et plus embrouillés. De grosses pierres et des
poutres tombant de temps en temps des toits délabrés rendaient
témoignage, par leurs chutes lourdes et funestes, de la prodigieuse
hauteur des maisons environnantes; et, quand il leur fallait faire un
effort énergique pour se pratiquer un passage à travers les fréquents
monceaux de gravats, il n'était pas rare que leur main tombât sur un
squelette, ou s'empêtrât dans les chairs décomposées.
Tout à coup les marins trébuchèrent contre l'entrée d'un vaste bâtiment
d'apparence sinistre; un cri plus aigu que de coutume jaillit du gosier
de l'exaspéré Legs, et il y fut répondu de l'intérieur par une explosion
rapide, successive, de cris sauvages, démoniaques, presque des éclats de
rire. Sans s'effrayer de ces sons, qui, par leur nature, dans des
poitrines moins irréparablement incendiées, et s'abattirent au milieu
des choses avec une volée d'imprécations.
La salle dans laquelle ils tombèrent se trouva être le magasin d'un
entrepreneur des pompes funèbres; mais une trappe ouverte, dans un coin
du plancher près de la porte, donnait sur une enfilade de caves, dont
les profondeurs, comme le proclama un son de bouteilles qui se brisent,
étaient bien approvisionnées de leur contenu traditionnel. Dans le
milieu de la salle une table était dressée,—au milieu de la table, un
gigantesque bol plein de punch, à ce qu'il semblait. Des bouteilles de
vins et de liqueurs, concurremment avec des pots, des cruches et des
flacons de toute forme et de toute espèce, étaient éparpillées à
profusion sur la table. Tout autour, sur des tréteaux funèbres siégeait
une société de six personnes. Je vais essayer de vous les décrire une à
une.
En face de porte d'entrée, et un peu plus haut que ses compagnons, était
assis un personnage qui semblait être le président de la fête. C'était
un être décharné, d'une grande taille, et Legs fut stupéfié de se
trouver en face d'un plus maigre que lui. Sa figure était aussi jaune
que du safran;—mais aucun trait, à l'exception d'un seul, n'était assez
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