Nouvelles histoires extraordinaires - 11

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à forcer Hop-Frog à boire, et,—suivant l'expression royale,—à _être
gai_.
—Viens ici, Hop-Frog,—dit-il, comme le bouffon et son amie entraient
dans la chambre;—avale-moi cette rasade à la santé de vos amis absents
(ici Hop-Frog soupira), et sers-nous de ton imaginative. Nous avons
besoin de types,—de _caractères_, mon brave!—de quelque chose de
nouveau—d'extraordinaire. Nous sommes fatigués de cette éternelle
monotonie. Allons, bois!—le vin allumera ton génie!
Hop-Frog s'efforça, comme d'habitude, de répondre par un bon mot aux
avances du roi; mais l'effort fut trop grand. C'était justement le jour
de naissance du pauvre nain, et l'ordre de boire _à ses amis absents_
fit jaillir les larmes de ses yeux. Quelques larges gouttes amères
tombèrent dans la coupe pendant qu'il la recevait humblement de la main
de son tyran.
—Ha! ha! ha!—rugit ce dernier, comme le nain épuisait la coupe avec
répugnance,—vois ce que peut faire un verre de bon vin! Eh! tes yeux
brillent déjà!
Pauvre garçon! Ses larges yeux étincelaient plutôt qu'ils ne brillaient,
car l'effet du vin sur son excitable cervelle était aussi puissant
qu'instantané. Il plaça nerveusement le gobelet sur la table, et promena
sur l'assistance un regard fixe et presque fou. Ils semblaient tous
s'amuser prodigieusement du succès de la _farce_ royale.
—Et maintenant, à l'ouvrage!—dit le premier ministre, un très-gros
homme.
—Oui,—dit le roi;—allons! Hop-Frog, prête-nous ton assistance. Des
types, mon beau garçon! des caractères! nous avons besoin de
_caractère_!—nous en avons tous besoin!—ha! ha! ha!
Et, comme ceci visait sérieusement au bon mot, ils firent, tous sept,
chorus au rire royal. Hop-Frog rit aussi, mais faiblement et d'un rire
distrait.
—Allons! allons!—dit le roi impatienté,—est-ce que tu ne trouves
rien?
—Je tâche de trouver quelque chose de _nouveau_,—répéta le nain d'un
air perdu; car il était tout à fait égaré par le vin.
—Tu tâches!—cria le tyran, férocement.—Qu'entends-tu par ce mot? Ah!
je comprends. Vous boudez, et il vous faut encore du vin. Tiens! avale
ça!—et il remplit une nouvelle coupe et la tendit toute pleine au
boiteux, qui la regarda et respira comme essoufflé.
—Bois, te dis-je!—cria le monstre,—ou par les démons!...
Le nain hésitait. Le roi devint pourpre de rage. Les courtisans
souriaient cruellement. Tripetta, pâle comme un cadavre, s'avança
jusqu'au siège du monarque, et, s'agenouillant devant lui, elle le
supplia d'épargner son ami.
Le tyran la regarda pendant quelques instants, évidemment stupéfait
d'une pareille audace. Il semblait ne savoir que dire ni que faire,—ni
comment exprimer son indignation d'une manière suffisante. À la fin,
sans prononcer une syllabe, il la repoussa violemment loin de lui, et
lui jeta à la face le contenu de la coupe pleine jusqu'aux bords.
La pauvre petite se releva du mieux qu'elle put, et, n'osant pas même
soupirer, elle reprit sa place au pied de la table.
Il y eut pendant une demi-minute un silence de mort, pendant lequel on
aurait entendu tomber une feuille, une plume. Ce silence fut interrompu
par une espèce de grincement sourd, mais rauque et prolongé, qui sembla
jaillir tout d'un coup de tous les coins de la chambre.
—Pourquoi,—pourquoi,—pourquoi faites-vous ce bruit?—demanda le roi,
se retournant avec fureur vers le nain.
Ce dernier semblait être revenu à peu près de son ivresse, et, regardant
fixement, mais avec tranquillité, le tyran en face, il s'écria
simplement:
—Moi,—moi? Comment pourrait-ce être moi?
—Le son m'a semblé venir du dehors,—observa l'un des
courtisans;—j'imagine que c'est le perroquet, à la fenêtre, qui aiguise
son bec aux barreaux de sa cage.
—C'est vrai,—répliqua le monarque, comme très-soulagé par cette
idée;—mais, sur mon honneur de chevalier, j'aurais juré que c'était le
grincement des dents de ce misérable.
Là-dessus, le nain se mit à rire (le roi était un farceur trop déterminé
pour trouver à redire au rire de qui que ce fût), et déploya une large,
puissante et épouvantable rangée de dents. Bien mieux, il déclara qu'il
était tout disposé à boire autant de vin qu'on voudrait. Le monarque
s'apaisa, et Hop-Frog, ayant absorbé une nouvelle rasade sans le moindre
inconvénient, entra tout de suite, et avec chaleur, dans le plan de la
mascarade.
—Je ne puis expliquer,—observa-t-il fort tranquillement, et comme s'il
n'avait jamais goûté de vin de sa vie,—comment s'est faite cette
association d'idées; mais _juste_ après que Votre Majesté eut frappé la
petite et lui eut jeté le vin à la face,—_juste après_ que Votre
Majesté eut fait cela, et pendant que le perroquet faisait ce singulier
bruit derrière la fenêtre, il m'est revenu à l'esprit un merveilleux
divertissement;—c'est un des jeux de mon pays, et nous l'introduisons
souvent dans nos mascarades; mais ici il sera absolument nouveau.
Malheureusement ceci demande une société de huit personnes, et...
—Eh! nous sommes huit!—s'écria le roi, riant de sa subtile
découverte;—huit, juste!—moi et mes sept ministres. Voyons! quel est
ce divertissement?
—Nous appelons cela,—dit le boiteux,—les _Huit Orangs-Outangs
Enchaînés_, et c'est vraiment un jeu charmant, quand il est bien
exécuté.
—_Nous_ l'exécuterons,—dit le roi, en se redressant et abaissant les
paupières.
—La beauté du jeu,—continua Hop-Frog,—consiste dans l'effroi qu'il
cause parmi les femmes.
—Excellent!—rugirent en chœur le monarque et son ministère.
—_C'est moi_ qui vous habillerai en orangs-outangs,—continua le
nain;—fiez-vous à moi pour tout cela. La ressemblance sera si frappante
que tous les masques vous prendront pour de véritables bêtes,—et,
naturellement, ils seront aussi terrifiés qu'étonnés.
—Oh! c'est ravissant!—s'écria le roi.—Hop-Frog! nous ferons de toi un
homme!
—Les chaînes ont pour but d'augmenter le désordre par leur tintamarre.
Vous êtes censés avoir échappé en masse à vos gardiens. Votre Majesté ne
peut se figurer l'effet produit, dans un bal masqué, par huit
orangs-outangs enchaînés, que la plupart des assistants prennent pour de
véritables bêtes, se précipitant avec des cris sauvages à travers une
foule d'hommes et de femmes coquettement et somptueusement vêtus. Le
contraste n'a pas son pareil.
—Cela sera!—dit le roi; et le conseil se leva en toute hâte,—car il
se faisait tard,—pour mettre à exécution le plan de Hop-Frog.
Sa manière d'arranger tout ce monde en orangs-outangs était très-simple,
mais très-suffisante pour son dessein. À l'époque où se passe cette
histoire, on voyait rarement des animaux de cette espèce dans les
différentes parties du monde civilisé; et, comme les imitations faites
par le nain étaient suffisamment bestiales et plus que suffisamment
hideuses, on crut pouvoir se fier à la ressemblance.
Le roi et ses ministres furent d'abord insinués dans des chemises et des
caleçons de tricot collants. Puis on les enduisit de goudron. À cet
endroit de l'opération, quelqu'un de la bande suggéra l'idée de plumes;
mais elle fut tout d'abord rejetée par le nain, qui convainquit bien
vite les huit personnages, par une démonstration oculaire, que le poil
d'un animal tel que l'orang-outang était bien plus fidèlement représenté
par du lin. En conséquence, on en étala une couche épaisse par-dessus la
couche de goudron. On se procura alors une longue chaîne. D'abord on la
passa autour de la taille du roi, _et l'on s'y assujettit_; puis, autour
d'un autre individu de la bande, et on l'y assujettit également; puis,
successivement autour de chacun et de la même manière. Quand tout cet
arrangement de chaîne fut achevé, en s'écartant l'un de l'autre aussi
loin que possible, ils formèrent un cercle; et, pour achever la
vraisemblance, Hop-Frog fit passer le reste de la chaîne à travers le
cercle, en deux diamètres, à angles droits, d'après la méthode adoptée
aujourd'hui par les chasseurs de Bornéo qui prennent des chimpanzés ou
d'autres grosses espèces.
La grande salle dans laquelle le bal devait avoir lieu était une pièce
circulaire, très-élevée, et recevant la lumière du soleil par une
fenêtre unique, au plafond. La nuit (c'était le temps où cette salle
trouvait sa destination spéciale), elle était principalement éclairée
par un vaste lustre, suspendu par une chaîne au centre du châssis, et
qui s'élevait ou s'abaissait au moyen d'un contrepoids ordinaire; mais
pour ne pas nuire à l'élégance, ce dernier passait en dehors de la
coupole et par-dessus le toit.
La décoration de la salle avait été abandonnée à la surveillance de
Tripetta; mais dans quelques détails elle avait probablement été guidée
par le calme jugement de son ami le nain. C'était d'après son conseil
que pour cette occasion le lustre avait été enlevé. L'écoulement de la
cire, qu'il eût été impossible d'empêcher dans une atmosphère aussi
chaude, aurait causé un sérieux dommage aux riches toilettes des
invités, qui, vu l'encombrement de la salle, n'auraient pas pu tous
éviter le centre, c'est-à-dire la région du lustre. De nouveaux
candélabres furent ajustés dans différentes parties de la salle, hors de
l'espace rempli par la foule; et un flambeau, d'où s'échappait un parfum
agréable, fut placé dans la main droite de chacune des cariatides qui
s'élevaient contre le mur, au nombre de cinquante ou soixante en tout.
Les huit orangs-outangs, prenant conseil de Hop-Frog, attendirent
patiemment, pour faire leur entrée, que la salle fût complètement
remplie de masques, c'est-à-dire jusqu'à minuit. Mais l'horloge avait à
peine cessé de sonner, qu'ils se précipitèrent ou plutôt qu'ils
roulèrent tous en masse,—car, empêchés comme ils étaient dans leurs
chaînes, quelques-uns tombèrent et tous trébuchèrent en entrant.
La sensation parmi les masques fut prodigieuse et remplit de joie le
cœur du roi. Comme on s'y attendait, le nombre des invités fut grand,
qui supposèrent que ces êtres de mine féroce étaient de véritables bêtes
d'une certaine espèce, sinon précisément des orangs-outangs. Plusieurs
femmes s'évanouirent de frayeur; et, si le roi n'avait pas pris la
précaution d'interdire toutes les armes, lui et sa bande auraient pu
payer leur plaisanterie de leur sang. Bref, ce fut une déroute générale
vers les portes; mais le roi avait donné l'ordre qu'on les fermât
aussitôt après son entrée, et, d'après le conseil du nain, les clefs
avaient été remises entre _ses_ mains.
Pendant que le tumulte était à son comble, et que chaque masque ne
pensait qu'à son propre salut,—car, en somme, dans cette panique et
cette cohue, il y avait un danger réel,—on aurait pu voir la chaîne qui
servait à suspendre le lustre, et qui avait été également retirée,
descendre, descendre jusqu'à ce que son extrémité recourbée en crochet
fût arrivée à trois pieds du sol.
Peu d'instants après, le roi et ses sept amis, ayant roulé à travers la
salle dans toutes les directions, se trouvèrent enfin au centre et en
contact immédiat avec la chaîne. Pendant qu'ils étaient dans cette
position, le nain, qui avait toujours marché sur leurs talons, les
engageant à prendre garde à la commotion, se saisit de leur chaîne à
l'intersection des deux parties diamétrales. Alors, avec la rapidité de
la pensée, il y ajusta le crochet qui servait d'ordinaire à suspendre le
lustre; et en un instant, retirée comme par un agent invisible, la
chaîne remonta assez haut pour mettre le crochet hors de toute portée,
et conséquemment enleva les orangs-outangs tous ensemble, les uns contre
les autres, et face à face.
Les masques, pendant ce temps, étaient à peu près revenus de leur
alarme; et, comme ils commençaient à prendre tout cela pour une
plaisanterie adroitement concertée, ils poussèrent un immense éclat de
rire, en voyant la position des singes.
—Gardez-les _moi_!—cria alors Hop-Frog; et sa voix perçante se faisait
entendre à travers le tumulte,—gardez-les-moi, je crois que je les
connais, _moi_. Si je peux seulement les bien voir, _moi_, je vous dirai
tout de suite qui ils sont.
Alors, chevauchant des pieds et des mains sur les têtes de la foule, il
manœuvra de manière à atteindre le mur; puis, arrachant un flambeau à
l'une des cariatides, il retourna, comme il était venu, vers le centre
de la salle,—bondit avec l'agilité d'un singe sur la tête du roi,—et
grimpa de quelques pieds après la chaîne,—abaissant la torche pour
examiner le groupe des orangs-outangs, et criant toujours:—Je
découvrirai bien vite qui ils sont!
Et alors, pendant que toute l'assemblée,—y compris les singes,—se
tordait de rire, le bouffon poussa soudainement un sifflement aigu; la
chaîne remonta vivement de trente pieds environ,—tirant avec elle les
orangs-outangs terrifiés qui se débattaient, et les laissant suspendus
en l'air entre le châssis et le plancher. Hop-Frog, cramponné à la
chaîne, était remonté avec elle et gardait toujours sa position
relativement aux huit masques, rabattant toujours sa torche vers eux,
comme s'il s'efforçait de découvrir qui ils pouvaient être.
Toute l'assistance fut tellement stupéfiée par cette ascension, qu'il en
résulta un silence profond, d'une minute environ. Mais il fut interrompu
par un bruit sourd, une espèce de grincement rauque, comme celui qui
avait déjà attiré l'attention du roi et de ses conseillers, quand
celui-ci avait jeté le vin à la face de Tripetta. Mais, dans le cas
présent, il n'y avait pas lieu de chercher d'où partait le bruit. Il
jaillissait des dents du nain, qui faisait grincer ces crocs, comme s'il
les broyait dans l'écume de sa bouche, et dardait des yeux étincelant
d'une rage folle vers le roi et ses sept compagnons, dont les figures
étaient tournées vers lui.
—Ah! ah!—dit enfin le nain furibond,—ah! ah! je commence à voir qui
sont ces gens-là maintenant!
Alors, sous prétexte d'examiner le roi de plus près, il approcha le
flambeau du vêtement de lin dont celui-ci était revêtu, et qui se fondit
instantanément en une nappe de flamme éclatante. En moins d'une
demi-minute, les huit orangs-outangs flambaient furieusement, au milieu
des cris d'une multitude qui les contemplait d'en bas, frappée
d'horreur, et impuissante à leur porter le plus léger secours.
À la longue, les flammes, jaillissant soudainement avec plus de
violence, contraignirent le bouffon à grimper plus haut sur sa chaîne,
hors de leur atteinte, et, pendant qu'il accomplissait cette manœuvre,
la foule retomba, pour un instant encore, dans le silence. Le nain
saisit l'occasion, et prit de nouveau la parole:
—Maintenant,—dit-il,—je vois _distinctement_ de quelle espèce sont
ces masques. Je vois un grand roi et ses sept conseillers privés, un roi
qui ne se fait pas scrupule de frapper une fille sans défense, et ses
sept conseillers qui l'encouragent dans son atrocité. Quant à moi, je
suis simplement Hop-Frog le bouffon,—et _ceci est ma dernière
bouffonnerie!_
Grâce à l'extrême combustibilité du chanvre et du goudron auquel il
était collé, le nain avait à peine fini sa courte harangue que l'œuvre
de vengeance était accomplie. Les huit cadavres se balançaient sur leurs
chaînes.—masse confuse, fétide, fuligineuse, hideuse. Le boiteux lança
sa torche sur eux, grimpa tout à loisir vers le plafond, et disparut à
travers le châssis.
On suppose que Tripetta, en sentinelle sur le toit de la salle, avait
servi de complice à son ami dans cette vengeance incendiaire, et qu'ils
s'enfuirent ensemble vers leur pays; car on ne les a jamais revus.


LA BARRIQUE D'AMONTILLADO

J'avais supporté du mieux que j'avais pu les mille injustices de
Fortunato; mais, quand il en vint à l'insulte, je jurai de me venger.
Vous cependant, qui connaissez bien la nature de mon âme, vous ne
supposerez pas que j'aie articulé une seule menace. À la longue, je
devais être vengé; c'était un point définitivement arrêté;—mais la
perfection même de ma résolution excluait toute idée de péril. Je devais
non-seulement punir, mais punir impunément. Une injure n'est pas
redressée quand le châtiment atteint le redresseur; elle n'est pas non
plus redressée quand le vengeur n'a pas soin de se faire connaître à
celui qui a commis l'injure.
Il faut qu'on sache que je n'avais donné à Fortunato aucune raison de
douter de ma bienveillance, ni par mes paroles, ni par mes actions. Je
continuai, selon mon habitude, à lui sourire en face, et il ne devinait
pas que mon sourire désormais ne traduisait que la pensée de son
immolation.
Il avait un côté faible,—ce Fortunato,—bien qu'il fût à tous autres
égards un homme à respecter, et même à craindre. Il se faisait gloire
d'être connaisseur en vins. Peu d'Italiens ont le véritable esprit de
connaisseur; leur enthousiasme est la plupart du temps emprunté,
accommodé au temps et à l'occasion; c'est un charlatanisme pour agir sur
les millionnaires anglais et autrichiens. En fait de peintures et de
pierres précieuses, Fortunato, comme ses compatriotes, était un
charlatan;—mais en matière de vieux vins il était sincère. À cet égard,
je ne différais pas essentiellement de lui; j'étais moi-même
très-entendu dans les crus italiens, et j'en achetais considérablement
toutes les fois que je le pouvais.
Un soir, à la brune, au fort de la folie du carnaval, je rencontrai mon
ami. Il m'accosta avec une très-chaude cordialité, car il avait beaucoup
bu. Mon homme était déguisé. Il portait un vêtement collant et mi-parti,
et sa tête était surmontée d'un bonnet conique avec des sonnettes.
J'étais si heureux de le voir que je crus que je ne finirais jamais de
lui pétrir la main. Je lui dis:
—Mon cher Fortunato, je vous rencontre à propos.—Quelle excellente
mine vous avez aujourd'hui!—Mais j'ai reçu une pipe d'amontillado, ou
du moins d'un vin qu'on me donne pour tel, et j'ai des doutes.
—Comment?—dit-il,—de l'amontillado? Une pipe? Pas possible!—Et au
milieu du carnaval!
—J'ai des doutes,—répliquai-je,—et j'ai été assez bête pour payer le
prix total de l'amontillado sans vous consulter. On n'a pas pu vous
trouver, et je tremblais de manquer une occasion.
—De l'amontillado!
—J'ai des doutes.
—De l'amontillado!
—Et je veux les tirer au clair.
—De l'amontillado!
—Puisque vous êtes invité quelque part, je vais chercher Luchesi. Si
quelqu'un a le sens critique, c'est lui. Il me dira...
—Luchesi est incapable de distinguer l'amontillado du xérès.
—Et cependant il y a des imbéciles qui tiennent que son goût est égal
au vôtre.
—Venez, allons!
—Où?
—À vos caves.
—Mon ami, non; je ne veux pas abuser de votre bonté. Je vois que vous
êtes invité. Luchesi...
—Je ne suis pas invité;—partons!
—Mon ami, non. Ce n'est pas la question de l'invitation, mais c'est le
cruel froid dont je m'aperçois que vous souffrez. Les caves sont
insupportablement humides; elles sont tapissées de nitre.
—N'importe, allons! Le froid n'est absolument rien. De l'amontillado!
On vous en a imposé.—Et quant à Luchesi, il est incapable de distinguer
le xérès de l'amontillado.
En parlant ainsi, Fortunato s'empara de mon bras. Je mis un masque de
soie noire, et, m'enveloppant soigneusement d'un manteau, je me laissai
traîner par lui jusqu'à mon palais.
Il n'y avait pas de domestiques à la maison; ils s'étaient cachés pour
faire ripaille en l'honneur de la saison. Je leur avais dit que je ne
rentrerais pas avant le matin, et je leur avais donné l'ordre formel de
ne pas bouger de la maison. Cet ordre suffisait, je le savais bien, pour
qu'ils décampassent en toute hâte, tous, jusqu'au dernier, aussitôt que
j'aurais tourné le dos.
Je pris deux flambeaux à la glace, j'en donnai un à Fortunato, et je le
dirigeai complaisamment, à travers une enfilade de pièces, jusqu'au
vestibule qui conduisait aux caves. Je descendis devant lui un long et
tortueux escalier, me retournant et lui recommandant de prendre bien
garde. Nous atteignîmes enfin les derniers degrés, et nous nous
trouvâmes ensemble sur le sol humide des catacombes des Montrésors.
La démarche de mon ami était chancelante, et les clochettes de son
bonnet cliquetaient à chacune de ses enjambées.
—La pipe d'amontillado?—dit-il.
—C'est plus loin,—dis-je;—mais observez cette broderie blanche qui
étincelle sur les murs de ce caveau.
Il se retourna vers moi et me regarda dans les yeux avec deux globes
vitreux qui distillaient les larmes de l'ivresse.
—Le nitre?—demanda-t-il à la fin.
—Le nitre,—répliquai-je.—Depuis combien de temps avez-vous attrapé
cette toux?
—Euh! euh! euh!—euh! euh! euh!—euh! euh! euh!—euh!!!
Il fut impossible à mon pauvre ami de répondre avant quelques minutes.
—Ce n'est rien,—dit-il enfin.
—Venez,—dis-je avec fermeté,—allons-nous-en; votre santé est
précieuse. Vous êtes riche, respecté, admiré, aimé; vous êtes heureux,
comme je le fus autrefois; vous êtes un homme qui laisserait un vide.
Pour moi, ce n'est pas la même chose. Allons-nous-en; vous vous rendrez
malade. D'ailleurs, il y a Luchesi...
—Assez,—dit-il;—la toux, ce n'est rien. Cela ne me tuera pas. Je ne
mourrai pas d'un rhume.
—C'est vrai,—c'est vrai,—répliquai-je,—et en vérité je n'avais pas
l'intention de vous alarmer inutilement;—mais vous devriez prendre des
précautions. Un coup de ce médoc vous défendra contre l'humidité.
Ici j'enlevai une bouteille à une longue rangée de ses compagnes qui
étaient couchées par terre, et je fis sauter le goulot.
—Buvez,—dis-je, en lui présentant le vin.
Il porta la bouteille à ses lèvres, en me regardant du coin de l'œil.
Il fit une pause, me salua familièrement (les grelots sonnèrent), et
dit:
—Je bois aux défunts qui reposent autour de nous!
—Et moi, à votre longue vie!
Il reprit mon bras, et nous nous remîmes en route.
—Ces caveaux,—dit-il,—sont très-vastes.
—Les Montrésors,—répliquai-je,—étaient une grande et nombreuse
famille.
—J'ai oublié vos armes.
—Un grand pied d'or sur champ d'azur; le pied écrase un serpent rampant
dont les dents s'enfoncent dans le talon.
—Et la devise?
—_Nemo me impune lacessit._
—Fort beau!—dit-il. Le vin étincelait dans ses yeux, et les sonnettes
tintaient. Le médoc m'avait aussi échauffé les idées. Nous étions
arrivés à travers des murailles d'ossements empilés, entremêlés de
barriques et de pièces de vin, aux dernières profondeurs des catacombes.
Je m'arrêtai de nouveau, et cette fois je pris la liberté de saisir
Fortunato par un bras, au-dessus du coude.
—Le nitre!—dis-je;—voyez, cela augmente. Il pend comme de la mousse
le long des voûtes. Nous sommes sous le lit de la rivière. Les gouttes
d'humidité filtrent à travers les ossements. Venez, partons, avant qu'il
soit trop tard. Votre toux...
—Ce n'est rien,—dit-il,—continuons. Mais, d'abord, encore un coup de
médoc.
Je cassai un flacon de vin de Graves, et je le lui tendis. Il le vida
d'un trait. Ses yeux brillèrent d'un feu ardent. Il se mit à rire, et
jeta la bouteille en l'air avec un geste que je ne pus pas comprendre.
Je le regardai avec surprise. Il répéta le mouvement,—un mouvement
grotesque.
—Vous ne comprenez pas?—dit-il.
—Non,—répliquai-je.
—Alors vous n'êtes pas de la loge.
—Comment?
—Vous n'êtes pas maçon.
—Si! si!—dis-je,—si! si!
—Vous? impossible! vous maçon?
—Oui, maçon,—répondis-je.
—Un signe!—dit-il.
—Voici,—répliquai-je, en tirant une truelle de dessous les plis de mon
manteau.
—Vous voulez rire,—s'écria-t-il, en reculant de quelques pas.—Mais
allons à l'amontillado.
—Soit,—dis-je, en replaçant l'outil sous ma roquelaure, et lui offrant
de nouveau mon bras. Il s'appuya lourdement dessus. Nous continuâmes
notre route à la recherche de l'amontillado. Nous passâmes sous une
rangée d'arceaux fort bas; nous descendîmes; nous fîmes quelques pas,
et, descendant encore, nous arrivâmes à une crypte profonde, où
l'impureté de l'air faisait rougir plutôt que briller nos flambeaux.
Tout au fond de cette crypte, on en découvrait une autre moins
spacieuse. Ses murs avaient été revêtus avec les débris humains, empilés
dans les caves au-dessus de nous, à la manière des grandes catacombes de
Paris. Trois côtés de cette seconde crypte étaient encore décorés de
cette façon. Du quatrième les os avaient été arrachés et gisaient
confusément sur le sol, formant en un point un rempart d'une certaine
hauteur. Dans le mur, ainsi mis à nu par le déplacement des os, nous
apercevions encore une autre niche, profonde de quatre pieds environ,
large de trois, haute de six ou sept. Elle ne semblait pas avoir été
construite pour un usage spécial, mais formait simplement l'intervalle
entre deux des piliers énormes qui supportaient la voûte des catacombes,
et s'appuyait à l'un des murs de granit massif qui délimitaient
l'ensemble.
Ce fut en vain que Fortunato, élevant sa torche malade, s'efforça de
scruter la profondeur de la niche. La lumière affaiblie ne nous
permettait pas d'en apercevoir l'extrémité.
—Avancez,—dis-je,—c'est là qu'est l'amontillado. Quant à Luchesi...
—C'est un être ignare!—interrompit mon ami, prenant les devants et
marchant tout de travers, pendant que je suivais sur ses talons. En un
instant, il avait atteint l'extrémité de la niche, et, trouvant sa
marche arrêtée par le roc, il s'arrêta stupidement ébahi. Un moment
après, je l'avais enchaîné au granit. Sur la paroi il y avait deux
crampons de fer, à la distance d'environ deux pieds l'un de l'autre,
dans le sens horizontal. À l'un des deux était suspendue une courte
chaîne, à l'autre un cadenas. Ayant jeté la chaîne autour de sa taille,
l'assujettir fut une besogne de quelques secondes. Il était trop étonné
pour résister. Je retirai la clef, et reculai de quelques pas hors de la
niche.
—Passez votre main sur le mur,—dis-je;—vous ne pouvez pas ne pas
sentir le nitre. Vraiment, il est très-humide. Laissez-moi vous
_supplier_ une fois encore de vous en aller.—Non?—Alors, il faut
positivement que je vous quitte. Mais je vous rendrai d'abord tous les
petits soins qui sont en mon pouvoir.
—L'amontillado!—s'écria mon ami, qui n'était pas encore revenu de son
étonnement.
—C'est vrai,—répliquai-je,—l'amontillado.
Tout en prononçant ces mots, j'attaquais la pile d'ossements dont j'ai
déjà parlé. Je les jetai de côté, et je découvris bientôt une bonne
quantité de moellons et de mortier. Avec ces matériaux, et à l'aide de
ma truelle, je commençai activement à murer l'entrée de la niche.
J'avais à peine établi la première assise de ma maçonnerie, que je
découvris que l'ivresse de Fortunato était en grande partie dissipée. Le
premier indice que j'en eus fut un cri sourd, un gémissement, qui sortit
du fond de la niche. _Ce n'était pas le cri d'un homme ivre!_ Puis il y
eut un long et obstiné silence. Je posai la seconde rangée, puis la
troisième, puis la quatrième; et alors j'entendis les furieuses
vibrations de la chaîne. Le bruit dura quelques minutes, pendant
lesquelles, pour m'en délecter plus à l'aise, j'interrompis ma besogne
et m'accroupis sur les ossements. À la fin, quand le tapage s'apaisa, je
repris ma truelle, et j'achevai sans interruption la cinquième, la
sixième et la septième rangée. Le mur était alors presque à la hauteur
de ma poitrine. Je fis une nouvelle pause, et, élevant les flambeaux
au-dessus de la maçonnerie, je jetai quelques faibles rayons sur le
personnage inclus.
Une suite de grands cris, de cris aigus, fit soudainement explosion du
gosier de la figure enchaînée, et me rejeta pour ainsi dire violemment
en arrière. Pendant un instant j'hésitai,—je tremblai. Je tirai mon
épée, et je commençai à fourrager à travers la niche; mais un instant de
réflexion suffit à me tranquilliser. Je posai la main sur la maçonnerie
massive du caveau, et je fus tout à fait rassuré. Je me rapprochai du
mur. Je répondis aux hurlements de mon homme. Je leur fis écho et
accompagnement,—je les surpassai en volume et en force. Voilà comme je
fis, et le braillard se tint tranquille.
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