Nouvelles histoires extraordinaires - 09

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dans son horreur et sa beauté. Un tourbillon s'était probablement
concentré dans notre voisinage; car il y avait des changements fréquents
et violents dans la direction du vent, et l'excessive densité des
nuages, maintenant descendus si bas qu'ils pesaient presque sur les
tourelles du château, ne nous empêchait pas d'apprécier la vélocité
vivante avec laquelle ils accouraient l'un contre l'autre de tous les
points de l'horizon, au lieu de se perdre dans l'espace. Leur excessive
densité ne nous empêchait pas de voir ce phénomène; pourtant nous
n'apercevions pas un brin de lune ni d'étoiles, et aucun éclair ne
projetait sa lueur. Mais les surfaces inférieures de ces vastes masses
de vapeurs cahotées, aussi bien que tous les objets terrestres situés
dans notre étroit horizon, réfléchissaient la clarté surnaturelle d'une
exhalaison gazeuse qui pesait sur la maison et l'enveloppait dans un
linceul presque lumineux et distinctement visible.
—Vous ne devez pas voir cela!—Vous ne contemplerez pas cela!—dis-je
en frissonnant à Usher; et je le ramenai avec une douce violence de la
fenêtre vers un fauteuil.—Ces spectacles qui vous mettent hors de vous
sont des phénomènes purement électriques et fort ordinaires,—ou
peut-être tirent-ils leur funeste origine des miasmes fétides de
l'étang. Fermons cette fenêtre;—l'air est glacé et dangereux pour votre
constitution. Voici un de vos romans favoris. Je lirai, et vous
écouterez;—et nous passerons ainsi cette terrible nuit ensemble.
L'antique bouquin sur lequel j'avais mis la main était le _Mad Trist_,
de sir Launcelot Canning; mais je l'avais décoré du titre de livre
favori d'Usher par plaisanterie;—triste plaisanterie, car, en vérité,
dans sa niaise et baroque prolixité, il n'y avait pas grande pâture pour
la haute spiritualité de mon ami. Mais c'était le seul livre que j'eusse
immédiatement sous la main; et je me berçais du vague espoir que
l'agitation qui tourmentait l'hypocondriaque trouverait du soulagement
(car l'histoire des maladies mentales est pleine d'anomalies de ce
genre) dans l'exagération même des folies que j'allais lui lire. À en
juger par l'air d'intérêt étrangement tendu avec lequel il écoutait ou
feignait d'écouter les phrases du récit, j'aurais pu me féliciter du
succès de ma ruse.
J'étais arrivé à cette partie si connue de l'histoire où Ethelred, le
héros du livre, ayant en vain cherché à entrer à l'amiable dans la
demeure d'un ermite, se met en devoir de s'introduire par la force. Ici,
on s'en souvient, le narrateur s'exprime ainsi:
«Et Ethelred, qui était par nature un cœur vaillant, et qui maintenant
était aussi très-fort, en raison de l'efficacité du vin qu'il avait bu,
n'attendit pas plus longtemps pour parlementer avec l'ermite, qui avait,
en vérité, l'esprit tourné à l'obstination et à la malice, mais sentant
la pluie sur ses épaules et craignant l'explosion de la tempête, il leva
bel et bien sa massue, et avec quelques coups fraya bien vite un chemin,
à travers les planches de la porte, à sa main gantée de fer; et, tirant
avec sa main vigoureusement à lui, il fit craquer et se fendre, et
sauter le tout en morceaux, si bien que le bruit du bois sec et sonnant
le creux porta l'alarme et fut répercuté d'un bout à l'autre de la
forêt.»
À la fin de cette phrase, je tressaillis et je fis une pause; car il
m'avait semblé,—mais je conclus bien vite à une illusion de mon
imagination,—il m'avait semblé que d'une partie très-reculée du manoir
était venu confusément à mon oreille un bruit qu'on eût dit, à cause de
son exacte analogie, l'écho étouffé, amorti, de ce bruit de craquement
et d'arrachement si précieusement décrit par sir Launcelot. Évidemment,
c'était la coïncidence seule qui avait arrêté mon attention; car, parmi
le claquement des châssis des fenêtres et tous les bruits confus de la
tempête toujours croissante, le son en lui-même n'avait rien vraiment
qui pût m'intriguer ou me troubler. Je continuai le récit:
«Mais Ethelred, le solide champion, passant alors la porte, fut
grandement furieux et émerveillé de n'apercevoir aucune trace du
malicieux ermite, mais en son lieu et place un dragon d'une apparence
monstrueuse et écailleuse, avec une langue de feu, qui se tenait en
sentinelle devant un palais d'or, dont le plancher était d'argent; et
sur le mur était suspendu un bouclier d'airain brillant, avec cette
légende gravée dessus:
_Celui-là qui entre ici a été le vainqueur;_
_Celui-là qui tue le dragon, il aura gagné le bouclier._
«Et Ethelred leva sa massue et frappa sur la tête du dragon, qui tomba
devant lui et rendit son souffle empesté avec un rugissement si
épouvantable, si âpre et si perçant à la fois, qu'Ethelred fut obligé de
se boucher les oreilles avec ses mains, pour se garantir de ce bruit
terrible, tel qu'il n'en avait jamais entendu de semblable.»
Ici je fis brusquement une nouvelle pause, et cette fois avec un
sentiment de violent étonnement,—car il n'y avait pas lieu de douter
que je n'eusse réellement entendu (dans quelle direction, il m'était
impossible de le deviner) un son affaibli et comme lointain, mais âpre,
prolongé, singulièrement perçant et grinçant,—l'exacte contrepartie du
cri surnaturel du dragon décrit par le romancier, et tel que mon
imagination se l'était déjà figuré.
Oppressé, comme je l'étais évidemment lors de cette seconde et
très-extraordinaire coïncidence, par mille sensations contradictoires,
parmi lesquelles dominaient un étonnement et une frayeur extrêmes, je
gardai néanmoins assez de présence d'esprit pour éviter d'exciter par
une observation quelconque la sensibilité nerveuse de mon camarade. Je
n'étais pas du tout sûr qu'il eût remarqué les bruits en question,
quoique bien certainement une étrange altération se fût depuis ces
dernières minutes manifestée dans son maintien. De sa position
primitive, juste vis-à-vis de moi, il avait peu à peu tourné son
fauteuil de manière à se trouver assis la face tournée vers la porte de
la chambre; en sorte que je ne pouvais pas voir ses traits d'ensemble,
quoique je m'aperçusse bien que ses lèvres tremblaient comme si elles
murmuraient quelque chose d'insaisissable. Sa tête était tombée sur sa
poitrine;—cependant, je savais qu'il n'était pas endormi;—l'œil que
j'entrevoyais de profil était béant et fixe. D'ailleurs, le mouvement de
son corps contredisait aussi cette idée,—car il se balançait d'un côté
à l'autre avec un mouvement très-doux, mais constant et uniforme. Je
remarquai rapidement tout cela, et repris le récit de sir Launcelot, qui
continuait ainsi:
«Et maintenant, le brave champion, ayant échappé à la terrible furie du
dragon, se souvenant du bouclier d'airain, et que l'enchantement qui
était dessus était rompu, écarta le cadavre de devant son chemin et
s'avança courageusement, sur le pavé d'argent du château, vers l'endroit
du mur où pendait le bouclier, lequel, en vérité, n'attendit pas qu'il
fût arrivé tout auprès, mais tomba à ses pieds sur le pavé d'argent avec
un puissant et terrible retentissement.»
À peine ces dernières syllabes avaient-elles fui mes lèvres, que,—comme
si un bouclier d'airain était pesamment tombé, en ce moment même, sur un
plancher d'argent,—j'en entendis l'écho distinct, profond, métallique,
retentissant, mais comme assourdi. J'étais complètement énervé; je
sautai sur mes pieds; mais Usher n'avait pas interrompu son balancement
régulier. Je me précipitai vers le fauteuil où il était toujours assis.
Ses yeux étaient braqués droit devant lui, et toute sa physionomie était
tendue par une rigidité de pierre. Mais, quand je posai la main sur son
épaule, un violent frisson parcourut tout son être, un sourire malsain
trembla sur ses lèvres, et je vis qu'il parlait bas, très-bas,—un
murmure précipité et inarticulé,—comme s'il n'avait pas conscience de
ma présence. Je me penchai tout à fait contre lui, et enfin je dévorai
l'horrible signification de ses paroles:
—Vous n'entendez pas?—Moi, j'entends, et _j'ai_ entendu pendant
longtemps,—longtemps, bien longtemps, bien des minutes, bien des
heures, bien des jours, j'ai entendu,—mais je n'osais pas—oh! pitié
pour moi, misérable infortuné que je suis! je n'osais pas,—_je n'osais
pas_ parler! _Nous l'avons mise vivante dans la tombe!_ Ne vous ai-je
pas dit que mes sens étaient très-fins? Je vous dis _maintenant_ que
j'ai entendu ses premiers faibles mouvements dans le fond de la bière.
Je les ai entendus,—il y a déjà bien des jours, bien des jours,—mais
je n'osais pas,—_je n'osais pas parler!_ Et maintenant,—cette
nuit,—Ethelred,—ha! ha!—la porte de l'ermite enfoncée, et le râle du
dragon et le retentissement du bouclier!—Dites plutôt le bris de sa
bière, et le grincement des gonds de fer de sa prison, et son affreuse
lutte dans le vestibule de cuivre! Oh! où fuir? Ne sera-t-elle pas ici
tout à l'heure? N'arrive-t-elle pas pour me reprocher ma précipitation?
N'ai-je pas entendu son pas sur l'escalier? Est-ce que je ne distingue
pas l'horrible et lourd battement de son cœur! Insensé! Ici, il se
dressa furieusement sur ses pieds, et hurla ces syllabes, comme si dans
cet effort suprême il rendait son âme:—_Insensé! je vous dis qu'elle
est maintenant derrière la porte!_
À l'instant même, comme si l'énergie surhumaine de sa parole eût acquis
la toute puissance d'un charme, les vastes et antiques panneaux que
désignait Usher entrouvrirent lentement leurs lourdes mâchoires d'ébène.
C'était l'œuvre d'un furieux coup de vent;—mais derrière cette porte
se tenait alors la haute figure de lady Madeline Usher, enveloppée de
son suaire. Il y avait du sang sur ses vêtements blancs, et toute sa
personne amaigrie portait les traces évidentes de quelque horrible
lutte. Pendant un moment, elle resta tremblante et vacillante sur le
seuil;—puis, avec un cri plaintif et profond, elle tomba lourdement en
avant sur son frère, et, dans sa violente et définitive agonie, elle
l'entraîna à terre,—cadavre maintenant et victime de ses terreurs
anticipées.
Je m'enfuis de cette chambre et de ce manoir, frappé d'horreur. La
tempête était encore dans toute sa rage quand je franchissais la vieille
avenue. Tout d'un coup, une lumière étrange se projeta sur la route, et
je me retournai pour voir d'où pouvait jaillir une lueur si singulière,
car je n'avais derrière moi que le vaste château avec toutes ses ombres.
Le rayonnement provenait de la pleine lune qui se couchait, rouge de
sang, et maintenant brillait vivement à travers cette fissure à peine
visible naguère, qui, comme je l'ai dit, parcourait en zigzag le
bâtiment depuis le toit jusqu'à la base. Pendant que je regardais, cette
fissure s'élargit rapidement;—il survint une reprise de vent, un
tourbillon furieux;—le disque entier de la planète éclata tout à coup à
ma vue. La tête me tourna quand je vis les puissantes murailles
s'écrouler en deux.—Il se fit un bruit prolongé, un fracas tumultueux
comme la voix de mille cataractes,—et l'étang profond et croupi placé à
mes pieds se referma tristement et silencieusement sur les ruines de la
_Maison Usher_.


LE PUITS ET LE PENDULE
_Impia tortorum longos hic turba furores,_
_Sanguinis innocui non satiata, aluit._
_Sospite nunc patria, fracto nunc funeris antro,_
_Mors ubi dira fuit vita salusque patent._
Quatrain composé pour les portes d'un marché qui devait s'élever sur
l'emplacement du club des Jacobins, à Paris[4].

J'étais brisé,—brisé jusqu'à la mort par cette longue agonie; et, quand
enfin ils me délièrent et qu'il me fut permis de m'asseoir, je sentis
que mes sens m'abandonnaient. La sentence,—la terrible sentence de
mort,—fut la dernière phrase distinctement accentuée qui frappa mes
oreilles. Après quoi, le son des voix des inquisiteurs me parut se noyer
dans le bourdonnement indéfini d'un rêve. Ce bruit apportait dans mon
âme l'idée d'une rotation,—peut-être parce que dans mon imagination je
l'associais avec une roue de moulin. Mais cela ne dura que fort peu de
temps; car tout d'un coup je n'entendis plus rien. Toutefois, pendant
quelque temps encore, je vis mais avec quelle terrible exagération! Je
voyais les lèvres des juges en robe noire. Elles m'apparaissaient
blanches,—plus blanches que la feuille sur laquelle je trace ces
mots,—et minces jusqu'au grotesque; amincies par l'intensité de leur
expression de dureté,—d'immuable résolution,—de rigoureux mépris de la
douleur humaine. Je voyais que les décrets de ce qui pour moi
représentait le Destin coulaient encore de ces lèvres. Je les vis se
tordre en une phrase de mort. Je les vis figurer les syllabes de mon
nom; et je frissonnai, sentant que le son ne suivait pas le mouvement.
Je vis aussi, pendant quelques moments d'horreur délirante, la molle et
presque imperceptible ondulation des draperies noires qui revêtaient les
murs de la salle. Et alors ma vue tomba sur les sept grands flambeaux
qui étaient posés sur la table. D'abord, ils revêtirent l'aspect de la
Charité, et m'apparurent comme des anges blancs et sveltes qui devaient
me sauver; mais alors, et tout d'un coup, une nausée mortelle envahit
mon âme, et je sentis chaque fibre de mon être frémir comme si j'avais
touché le fil d'une pile voltaïque; et les formes angéliques devenaient
des spectres insignifiants, avec des têtes de flamme, et je voyais bien
qu'il n'y avait aucun secours à espérer d'eux. Et alors se glissa dans
mon imagination comme une riche note musicale, l'idée du repos délicieux
qui nous attend dans la tombe. L'idée vint doucement et furtivement, et
il me semble qu'il me fallut un long temps pour en avoir une
appréciation complète; mais, au moment même où mon esprit commençait
enfin à bien sentir et à choyer cette idée, les figures des juges
s'évanouirent comme par magie; les grands flambeaux se réduisirent à
néant; leurs flammes s'éteignirent entièrement; le noir des ténèbres
survint: toutes sensations parurent s'engloutir comme dans un plongeon
fou et précipité de l'âme dans l'Hadès. Et l'univers ne fut plus que
nuit, silence, immobilité.
J'étais évanoui; mais cependant je ne dirai pas que j'eusse perdu toute
conscience. Ce qu'il m'en restait, je n'essaierai pas de le définir, ni
même de le décrire; mais enfin tout n'était pas perdu. Dans le plus
profond sommeil,—non! Dans le délire,—non! Dans
l'évanouissement,—non! Dans la mort,—non! Même dans le tombeau tout
n'est pas perdu. Autrement, il n'y aurait pas d'immortalité pour
l'homme. En nous éveillant du plus profond sommeil, nous déchirons la
toile aranéeuse de quelque rêve. Cependant, une seconde après,—tant
était frêle peut-être ce tissu,—nous ne nous souvenons pas d'avoir
rêvé. Dans le retour de l'évanouissement à la vie, il y a deux degrés:
le premier, c'est le sentiment de l'existence morale ou spirituelle; le
second, le sentiment de l'existence physique. Il semble probable que,
si, en arrivant au second degré, nous pouvions évoquer les impressions
du premier, nous y retrouverions tous les éloquents souvenirs du gouffre
transmondain. Et ce gouffre, quel est-il? Comment du moins
distinguerons-nous ses ombres de celles de la tombe? Mais, si les
impressions de ce que j'ai appelé le premier degré ne reviennent pas à
l'appel de la volonté, toutefois, après un long intervalle,
n'apparaissent-elles pas sans y être invitées, cependant que nous nous
émerveillons d'où elles peuvent sortir? Celui-là qui ne s'est jamais
évanoui n'est pas celui qui découvre d'étranges palais et des visages
bizarrement familiers dans les braises ardentes; ce n'est pas lui qui
contemple, flottantes au milieu de l'air, les mélancoliques visions que
le vulgaire ne peut apercevoir; ce n'est pas lui qui médite sur le
parfum de quelque fleur inconnue,—ce n'est pas lui dont le cerveau
s'égare dans le mystère de quelque mélodie qui jusqu'alors n'avait
jamais arrêté son attention.
Au milieu de mes efforts répétés et intenses, de mon énergique
application à ramasser quelque vestige de cet état de néant apparent
dans lequel avait glissé mon âme, il y a eu des moments où je rêvais que
je réussissais; il y a eu de courts instants, de très-courts instants où
j'ai conjuré des souvenirs que ma raison lucide, dans une époque
postérieure, m'a affirmé ne pouvoir se rapporter qu'à cet état où la
conscience paraît annihilée. Ces ombres de souvenirs me présentent,
très-indistinctement, de grandes figures qui m'enlevaient, et
silencieusement me transportaient en bas,—et encore en bas,—toujours
plus bas,—jusqu'au moment où un vertige horrible m'oppressa à la simple
idée de l'infini dans la descente. Elles me rappellent aussi je ne sais
quelle vague horreur que j'éprouvais au cœur, en raison même du calme
surnaturel de ce cœur. Puis vient le sentiment d'une immobilité
soudaine dans tous les êtres environnants; comme si ceux qui me
portaient,—un cortège de spectres!—avaient dépassé dans leur descente
les limites de l'illimité, et s'étaient arrêtés, vaincus par l'infini
ennui de leur besogne. Ensuite mon âme retrouve une sensation de fadeur
et d'humidité; et puis tout n'est plus que folie,—la folie d'une
mémoire qui s'agite dans l'abominable.
Très-soudainement revinrent dans mon âme son et mouvement,—le mouvement
tumultueux du cœur, et dans mes oreilles le bruit de ses battements.
Puis une pause dans laquelle tout disparaît. Puis, de nouveau, le son,
le mouvement et le toucher,—comme une sensation vibrante pénétrant mon
être. Puis, la simple conscience de mon existence, sans
pensée,—situation qui dura longtemps. Puis, très-soudainement, la
_pensée_, et une terreur frissonnante, et un ardent effort de comprendre
au vrai mon état. Puis un vif désir de retomber dans l'insensibilité.
Puis brusque renaissance de l'âme et tentative réussie de mouvement. Et
alors le souvenir complet du procès, des draperies noires, de la
sentence, de ma faiblesse, de mon évanouissement. Quant à tout ce qui
suivit, l'oubli le plus complet; ce n'est que plus tard et par
l'application la plus énergique que je suis parvenu à me le rappeler
vaguement.
Jusque-là, je n'avais pas ouvert les yeux, je sentais que j'étais couché
sur le dos et sans liens. J'étendis ma main, et elle tomba lourdement
sur quelque chose d'humide et dur. Je la laissai reposer ainsi pendant
quelques minutes, m'évertuant à deviner où je pouvais être et _ce que_
j'étais devenu. J'étais impatient de me servir de mes yeux, mais je
n'osais pas. Je redoutais le premier coup d'œil sur les objets
environnants. Ce n'était pas que je craignisse de regarder des choses
horribles, mais j'étais épouvanté de l'idée de ne rien voir. À la
longue, avec une folle angoisse de cœur, j'ouvris vivement les yeux.
Mon affreuse pensée se trouvait donc confirmée. La noirceur de
l'éternelle nuit m'enveloppait. Je fis un effort pour respirer. Il me
semblait que l'intensité des ténèbres m'oppressait et me suffoquait.
L'atmosphère était intolérablement lourde. Je restai paisiblement
couché, et je fis un effort pour exercer ma raison. Je me rappelai les
procédés de l'Inquisition, et, partant de là, je m'appliquai à en
déduire ma position réelle. La sentence avait été prononcée, et il me
semblait que, depuis lors, il s'était écoulé un long intervalle de
temps. Cependant, je n'imaginai pas un seul instant que je fusse
réellement mort. Une telle idée, en dépit de toutes les fictions
littéraires, est tout à fait incompatible avec l'existence réelle;—mais
où étais-je, et dans quel état? Les condamnés à mort, je le savais,
mouraient ordinairement dans les _auto-da-fé_. Une solennité de ce genre
avait été célébrée le soir même du jour de mon jugement. Avais-je été
réintégré dans mon cachot pour y attendre le prochain sacrifice qui ne
devait avoir lieu que dans quelques mois? Je vis tout d'abord que cela
ne pouvait pas être. Le contingent des victimes avait été mis
immédiatement en réquisition; de plus, mon premier cachot, comme toutes
les cellules des condamnés à Tolède, était pavé de pierres, et la
lumière n'en était pas tout à fait exclue.
Tout à coup une idée terrible chassa le sang par torrents vers mon
cœur, et pendant quelques instants, je retombai de nouveau dans mon
insensibilité. En revenant à moi, je me dressai d'un seul coup sur mes
pieds, tremblant convulsivement dans chaque fibre. J'étendis follement
mes bras au-dessus et autour de moi, dans tous les sens. Je ne sentais
rien; cependant, je tremblais de faire un pas, j'avais peur de me
heurter contre les murs de ma tombe. La sueur jaillissait de tous mes
pores et s'arrêtait en grosses gouttes froides sur mon front. L'agonie
de l'incertitude devint à la longue intolérable, et je m'avançai avec
précaution, étendant les bras et dardant mes yeux hors de leurs orbites,
dans l'espérance de surprendre quelque faible rayon de lumière. Je fis
plusieurs pas, mais tout était noir et vide. Je respirai plus librement.
Enfin il me parut évident que la plus affreuse des destinées n'était pas
celle qu'on m'avait réservée.
Et alors, comme je continuais à m'avancer avec précaution, mille vagues
rumeurs qui couraient sur ces horreurs de Tolède vinrent se presser
pêle-mêle dans ma mémoire. Il se racontait sur ces cachots d'étranges
choses,—je les avais toujours considérées comme des fables,—mais
cependant si étranges et si effrayantes, qu'on ne les pouvait répéter
qu'à voix basse. Devais-je mourir de faim dans ce monde souterrain de
ténèbres,—ou quelle destinée, plus terrible encore peut-être,
m'attendait? Que le résultat fût la mort, et une mort d'une amertume
choisie, je connaissais trop bien le caractère de mes juges pour en
douter; le mode et l'heure étaient tout ce qui m'occupait et me
tourmentait.
Mes mains étendues rencontrèrent à la longue un obstacle solide. C'était
un mur, qui semblait construit en pierres,—très-lisse, humide et froid.
Je le suivis de près, marchant avec la soigneuse méfiance que m'avaient
inspirée certaines anciennes histoires. Cette opération néanmoins ne me
donnait aucun moyen de vérifier la dimension de mon cachot; car je
pouvais en faire le tour et revenir au point d'où j'étais parti sans
m'en apercevoir, tant le mur semblait parfaitement uniforme. C'est
pourquoi je cherchai le couteau que j'avais dans ma poche quand on
m'avait conduit au tribunal; mais il avait disparu, mes vêtements ayant
été changés contre une robe de serge grossière. J'avais eu l'idée
d'enfoncer la lame dans quelque menue crevasse de la maçonnerie, afin de
bien constater mon point de départ. La difficulté cependant était bien
vulgaire; mais d'abord, dans le désordre de ma pensée, elle me sembla
insurmontable. Je déchirai une partie de l'ourlet de ma robe, et je
plaçai le morceau par terre, dans toute sa longueur et à angle droit
contre le mur. En suivant mon chemin à tâtons autour de mon cachot, je
ne pouvais pas manquer de rencontrer ce chiffon en achevant le circuit.
Du moins, je le croyais; mais je n'avais pas tenu compte de l'étendue de
mon cachot ou de ma faiblesse. Le terrain était humide et glissant.
J'allai en chancelant pendant quelque temps, puis je trébuchai, je
tombai. Mon extrême fatigue me décida à rester couché, et le sommeil me
surprit bientôt dans cet état.
En m'éveillant et en étendant un bras, je trouvai à côté de moi un pain
et une cruche d'eau. J'étais trop épuisé pour réfléchir sur cette
circonstance, mais je bus et mangeai avec avidité. Peu de temps après,
je repris mon voyage autour de ma prison, et avec beaucoup de peine
j'arrivai au lambeau de serge. Au moment où je tombai, j'avais déjà
compté cinquante-deux pas, et, en reprenant ma promenade, j'en comptai
encore quarante-huit,—quand je rencontrai mon chiffon. Donc, en tout,
cela faisait cent pas; et, en supposant que deux pas fissent un yard, je
présumai que le cachot avait cinquante yards de circuit. J'avais
toutefois rencontré beaucoup d'angles dans le mur, et ainsi il n'y avait
guère moyen de conjecturer la forme du caveau; car je ne pouvais
m'empêcher de supposer que c'était un caveau.
Je ne mettais pas un bien grand intérêt dans ces recherches,—à coup
sûr, pas d'espoir; mais une vague curiosité me poussa à les continuer.
Quittant le mur, je résolus de traverser la superficie circonscrite.
D'abord, j'avançai avec une extrême précaution; car le sol, quoique
paraissant fait d'une matière dure, était traître et gluant. À la longue
cependant, je pris courage, et je me mis à marcher avec assurance,
m'appliquant à traverser en ligne aussi droite que possible. Je m'étais
ainsi avancé de dix ou douze pas environ, quand le reste de l'ourlet
déchiré de ma robe s'entortilla dans mes jambes. Je marchai dessus et
tombai violemment sur le visage.
Dans le désordre de ma chute, je ne remarquai pas tout de suite une
circonstance passablement surprenante, qui cependant, quelques secondes
après, et comme j'étais encore étendu, fixa mon attention. Voici: mon
menton posait sur le sol de la prison, mais mes lèvres et la partie
supérieure de ma tête, quoique paraissant situées à une moindre
élévation que le menton, ne touchaient à rien. En même temps, il me
sembla que mon front était baigné d'une vapeur visqueuse et qu'une odeur
particulière de vieux champignons montait vers mes narines. J'étendis le
bras, et je frissonnai en découvrant que j'étais tombé sur le bord même
d'un puits circulaire, dont je n'avais, pour le moment, aucun moyen de
mesurer l'étendue. En tâtant la maçonnerie juste au-dessous de la
margelle, je réussis à déloger un petit fragment, et je le laissai
tomber dans l'abîme. Pendant quelques secondes, je prêtai l'oreille à
ses ricochets; il battait dans sa chute les parois du gouffre; à la fin,
il fit dans l'eau un lugubre plongeon, suivi de bruyants échos. Au même
instant, un bruit se fit au-dessus de ma tête, comme d'une porte presque
aussitôt fermée qu'ouverte, pendant qu'un faible rayon de lumière
traversait soudainement l'obscurité et s'éteignait presque en même
temps.
Je vis clairement la destinée qui m'avait été préparée, et je me
félicitai de l'accident opportun qui m'avait sauvé. Un pas de plus, et
le monde ne m'aurait plus revu. Et cette mort évitée à temps portait ce
même caractère que j'avais regardé comme fabuleux et absurde dans les
contes qui se faisaient sur l'Inquisition. Les victimes de sa tyrannie
n'avaient pas d'autre alternative que la mort avec ses plus cruelles
agonies physiques, ou la mort avec ses plus abominables tortures
morales. J'avais été réservé pour cette dernière. Mes nerfs étaient
détendus par une longue souffrance, au point que je tremblais au son de
ma propre voix, et j'étais devenu à tous égards un excellent sujet pour
l'espèce de torture qui m'attendait.
Tremblant de tous mes membres, je rebroussai chemin à tâtons vers le
mur,—résolu à m'y laisser mourir plutôt que d'affronter l'horreur des
puits, que mon imagination multipliait maintenant dans les ténèbres de
mon cachot. Dans une autre situation d'esprit, j'aurais eu le courage
d'en finir avec mes misères, d'un seul coup, par un plongeon dans l'un
de ces abîmes; mais maintenant j'étais le plus parfait des lâches. Et
puis il m'était impossible d'oublier ce que j'avais lu au sujet de ces
puits,—que l'extinction _soudaine_ de la vie était une possibilité
soigneusement exclue par l'infernal génie qui en avait conçu le plan.
L'agitation de mon esprit me tint éveillé pendant de longues heures;
mais à la fin je m'assoupis de nouveau. En m'éveillant, je trouvai à
côté de moi, comme la première fois, un pain et une cruche d'eau. Une
soif brûlante me consumait, et je vidai la cruche tout d'un trait. Il
faut que cette eau ait été droguée,—car à peine l'eus-je bue que je
m'assoupis irrésistiblement. Un profond sommeil tomba sur moi,—un
sommeil semblable à celui de la mort. Combien de temps dura-t-il, je
n'en puis rien savoir; mais, quand je rouvris les yeux, les objets
autour de moi étaient visibles. Grâce à une lueur singulière,
sulfureuse, dont je ne pus pas d'abord découvrir l'origine, je pouvais
voir l'étendue et l'aspect de la prison.
Je m'étais grandement mépris sur sa dimension. Les murs ne pouvaient pas
avoir plus de vingt-cinq yards de circuit. Pendant quelques minutes
cette découverte fut pour moi un immense trouble; trouble bien puéril,
en vérité,—car, au milieu des circonstances terribles qui
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