Nouvelles histoires extraordinaires - 08

Total number of words is 4397
Total number of unique words is 1674
32.2 of words are in the 2000 most common words
43.9 of words are in the 5000 most common words
50.1 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
que, si j'en fais mention, c'est seulement pour montrer la force vive
des sensations qui m'oppressaient. Mon imagination avait si bien
travaillé, que je croyais réellement qu'autour de l'habitation et du
domaine planait une atmosphère qui lui était particulière, ainsi qu'aux
environs les plus proches,—une atmosphère qui n'avait pas d'affinité
avec l'air du ciel, mais qui s'exhalait des arbres dépéris, des
murailles grisâtres et de l'étang silencieux,—une vapeur mystérieuse et
pestilentielle, à peine visible, lourde, paresseuse et d'une couleur
plombée.
Je secouai de mon esprit ce qui ne pouvait être qu'un rêve, et
j'examinai avec plus d'attention l'aspect réel du bâtiment. Son
caractère dominant semblait être celui d'une excessive antiquité. La
décoloration produite par les siècles était grande. De menues fongosités
recouvraient toute la face extérieure et la tapissaient, à partir du
toit, comme une fine étoffe curieusement brodée. Mais tout cela
n'impliquait aucune détérioration extraordinaire. Aucune partie de la
maçonnerie n'était tombée, et il semblait qu'il y eût une contradiction
étrange entre la consistance générale intacte de toutes ses parties et
l'état particulier des pierres émiettées, qui me rappelaient
complètement la spécieuse intégrité de ces vieilles boiseries qu'on a
laissées longtemps pourrir dans quelque cave oubliée, loin du souffle de
l'air extérieur. À part cet indice d'un vaste délabrement, l'édifice ne
donnait aucun symptôme de fragilité. Peut-être l'œil d'un observateur
minutieux aurait-il découvert une fissure à peine visible, qui, partant
du toit de la façade, se frayait une route en zigzag à travers le mur et
allait se perdre dans les eaux funestes de l'étang.
Tout en remarquant ces détails, je suivis à cheval une courte chaussée
qui me menait à la maison. Un valet de chambre prit mon cheval, et
j'entrai sous la voûte gothique du vestibule. Un domestique, au pas
furtif, me conduisit en silence à travers maint passage obscur et
compliqué vers le cabinet de son maître. Bien des choses que je
rencontrai dans cette promenade contribuèrent, je ne sais comment, à
renforcer les sensations vagues dont j'ai déjà parlé. Les objets qui
m'entouraient—les sculptures des plafonds, les sombres tapisseries des
murs, la noirceur d'ébène des parquets et les fantasmagoriques trophées
armoriaux qui bruissaient, ébranlés par ma marche précipitée, étaient
choses bien connues de moi. Mon enfance avait été accoutumée à des
spectacles analogues,—et, quoique je les reconnusse sans hésitation
pour des choses qui m'étaient familières, j'admirais quelles pensées
insolites ces images ordinaires évoquaient en moi. Sur l'un des
escaliers, je rencontrai le médecin de la famille. Sa physionomie, à ce
qu'il me sembla, portait une expression mêlée de malignité basse et de
perplexité. Il me croisa précipitamment et passa. Le domestique ouvrit
alors une porte et m'introduisit en présence de son maître.
La chambre dans laquelle je me trouvai était très-grande et très-haute;
les fenêtres, longues, étroites, et à une telle distance du noir
plancher de chêne, qu'il était absolument impossible d'y atteindre. De
faibles rayons d'une lumière cramoisie se frayaient un chemin à travers
les carreaux treillissés, et rendaient suffisamment distincts les
principaux objets environnants; l'œil néanmoins s'efforçait en vain
d'atteindre les angles lointains de la chambre ou les enfoncements du
plafond arrondi en voûte et sculpté. De sombres draperies tapissaient
les murs. L'ameublement général était extravagant, incommode, antique et
délabré. Une masse de livres et d'instruments de musique gisait
éparpillée çà et là, mais ne suffisait pas à donner une vitalité
quelconque au tableau. Je sentais que je respirais une atmosphère de
chagrin. Un air de mélancolie âpre, profonde, incurable, planait sur
tout et pénétrait tout.
À mon entrée, Usher se leva d'un canapé sur lequel il était couché tout
de son long et m'accueillit avec une chaleureuse vivacité, qui
ressemblait fort,—telle fut, du moins, ma première pensée,—à une
cordialité emphatique,—à l'effort d'un homme du monde ennuyé, qui obéit
à une circonstance. Néanmoins, un coup d'œil jeté sur sa physionomie me
convainquit de sa parfaite sincérité. Nous nous assîmes, et, pendant
quelques moments, comme il restait muet, je le contemplai avec un
sentiment moitié de pitié et moitié d'effroi. À coup sûr, jamais homme
n'avait aussi terriblement changé, et en aussi peu de temps, que
Roderick Usher! Ce n'était qu'avec peine que je pouvais consentir à
admettre l'identité de l'homme placé en face de moi avec le compagnon de
mes premières années. Le caractère de sa physionomie avait toujours été
remarquable. Un teint cadavéreux,—un œil large, liquide et lumineux au
delà de toute comparaison,—des lèvres un peu minces et très-pâles, mais
d'une courbe merveilleusement belle,—un nez d'un moule hébraïque,
très-délicat, mais d'une ampleur de narines qui s'accorde rarement avec
une pareille forme,—un menton d'un modèle charmant, mais qui, par un
manque de saillie, trahissait un manque d'énergie morale,—des cheveux
d'une douceur et d'une ténuité plus qu'arachnéennes,—tous ces traits,
auxquels il faut ajouter un développement frontal excessif, lui
faisaient une physionomie qu'il n'était pas facile d'oublier. Mais
actuellement, dans la simple exagération du caractère de cette figure et
de l'expression qu'elle présentait habituellement, il y avait un tel
changement, que je doutais de l'homme à qui je parlais. La pâleur
maintenant spectrale de la peau et l'éclat maintenant miraculeux de
l'œil me saisissaient particulièrement et m'épouvantaient. Puis il
avait laissé croître indéfiniment ses cheveux sans s'en apercevoir, et,
comme cet étrange tourbillon aranéeux flottait plutôt qu'il ne tombait
autour de sa face, je ne pouvais, même avec de la bonne volonté, trouver
dans leur étonnant style arabesque rien qui rappelât la simple humanité.
Je fus tout d'abord frappé d'une certaine incohérence,—d'une
inconsistance dans les manières de mon ami,—et je découvris bientôt que
cela provenait d'un effort incessant, aussi faible que puéril, pour
maîtriser une trépidation habituelle,—une excessive agitation nerveuse.
Je m'attendais bien à quelque chose dans ce genre, et j'y avais été
préparé non-seulement par sa lettre, mais aussi par le souvenir de
certains traits de son enfance, et par des conclusions déduites de sa
singulière conformation physique et de son tempérament. Son action était
alternativement vive et indolente. Sa voix passait rapidement d'une
indécision tremblante,—quand les esprits vitaux semblaient entièrement
absents,—à cette espèce de brièveté énergique,—à cette énonciation
abrupte, solide, pausée et sonnant le creux,—à ce parler guttural et
rude, parfaitement balancé et modulé, qu'on peut observer chez le
parfait ivrogne ou l'incorrigible mangeur d'opium pendant les périodes
de leur plus intense excitation.
Ce fut dans ce ton qu'il parla de l'objet de ma visite, de son ardent
désir de me voir, et de la consolation qu'il attendait de moi. Il
s'étendit assez longuement et s'expliqua à sa manière sur le caractère
de sa maladie. C'était, disait-il, un mal de famille, un mal
constitutionnel, un mal pour lequel il désespérait de trouver un
remède,—une simple affection nerveuse,—ajouta-t-il
immédiatement,—dont, sans doute, il serait bientôt délivré. Elle se
manifestait par une foule de sensations extranaturelles. Quelques-unes,
pendant qu'il me les décrivait, m'intéressèrent et me confondirent; il
se peut cependant que les termes et le ton de son débit y aient été pour
beaucoup. Il souffrait vivement d'une acuité morbide des sens; les
aliments les plus simples étaient pour lui les seuls tolérables; il ne
pouvait porter, en fait de vêtement, que certains tissus; toutes les
odeurs de fleurs le suffoquaient; une lumière, même faible, lui
torturait les yeux; et il n'y avait que quelques sons particuliers,
c'est-à-dire ceux des instruments à cordes, qui ne lui inspirassent pas
d'horreur.
Je vis qu'il était l'esclave subjugué d'une espèce de terreur tout à
fait anormale.—Je mourrai,—dit-il,—il _faut_ que je meure de cette
déplorable folie. C'est ainsi, ainsi, et non pas autrement, que je
périrai. Je redoute les événements à venir, non en eux-mêmes, mais dans
leurs résultats. Je frissonne à la pensée d'un incident quelconque, du
genre le plus vulgaire, qui peut opérer sur cette intolérable agitation
de mon âme. Je n'ai vraiment pas horreur du danger, excepté dans son
effet positif,—la terreur. Dans cet état d'énervation,—état
pitoyable,—je sens que tôt ou tard le moment viendra où la vie et la
raison m'abandonneront à la fois, dans quelque lutte inégale avec le
sinistre fantôme,—LA PEUR!
J'appris aussi, par intervalles, et par des confidences hachées, des
demi-mots et des sous-entendus, une autre particularité de sa situation
morale. Il était dominé par certaines impressions superstitieuses
relatives au manoir qu'il habitait, et d'où il n'avait pas osé sortir
depuis plusieurs années,—relatives à une influence dont il traduisait
la force supposée en des termes trop ténébreux pour être rapportés
ici,—une influence que quelques particularités dans la forme même et
dans la matière du manoir héréditaire avaient, par l'usage de la
souffrance, disait-il, imprimée sur son esprit,—un effet que le
_physique_ des murs gris, des tourelles et de l'étang noirâtre où se
mirait tout le bâtiment, avait à la longue créé sur le _moral_ de son
existence.
Il admettait toutefois, mais non sans hésitation, qu'une bonne part de
la mélancolie singulière dont il était affligé pouvait être attribuée à
une origine plus naturelle et beaucoup plus positive,—à la maladie
cruelle et déjà ancienne,—enfin, à la mort évidemment prochaine d'une
sœur tendrement aimée,—sa seule société depuis de longues années,—sa
dernière et sa seule parente sur la terre.—Sa mort,—dit-il avec une
amertume que je n'oublierai jamais,—me laissera,—moi, le frêle et le
désespéré,—dernier de l'antique race des Usher.—Pendant qu'il parlait,
lady Madeline,—c'est ainsi qu'elle se nommait,—passa lentement dans
une partie reculée de la chambre, et disparut sans avoir pris garde à ma
présence. Je la regardai avec un immense étonnement, où se mêlait
quelque terreur; mais il me sembla impossible de me rendre compte de mes
sentiments. Une sensation de stupeur m'oppressait, pendant que mes yeux
suivaient ses pas qui s'éloignaient. Lorsque enfin une porte se fut
fermée sur elle, mon regard chercha instinctivement et curieusement la
physionomie de son frère;—mais il avait plongé sa face dans ses mains,
et je pus voir seulement qu'une pâleur plus qu'ordinaire s'était
répandue sur les doigts amaigris, à travers lesquels filtrait une pluie
de larmes passionnées.
La maladie de lady Madeline avait longtemps bafoué la science de ses
médecins. Une apathie fixe, un épuisement graduel de sa personne, et des
crises fréquentes, quoique passagères, d'un caractère presque
cataleptique, en étaient les diagnostics très-singuliers. Jusque-là,
elle avait bravement porté le poids de la maladie et ne s'était pas
encore résignée à se mettre au lit; mais, sur la fin du soir de mon
arrivée au château, elle cédait—comme son frère me le dit dans la nuit
avec une inexprimable agitation,—à la puissance écrasante du fléau, et
j'appris que le coup d'œil que j'avais jeté sur elle serait
probablement le dernier,—que je ne verrais plus la dame, vivante du
moins.
Pendant les quelques jours qui suivirent, son nom ne fut prononcé ni par
Usher ni par moi; et durant cette période je m'épuisai en efforts pour
alléger la mélancolie de mon ami. Nous peignîmes et nous lûmes ensemble;
ou bien j'écoutais, comme dans un rêve, ses étranges improvisations sur
son éloquente guitare. Et ainsi, à mesure qu'une intimité de plus en
plus étroite m'ouvrait plus familièrement les profondeurs de son âme, je
reconnaissais plus amèrement la vanité de tous mes efforts pour ramener
un esprit, d'où la nuit, comme une propriété qui lui aurait été
inhérente, déversait sur tous les objets de l'univers physique et moral
une irradiation incessante de ténèbres.
Je garderai toujours le souvenir de maintes heures solennelles que j'ai
passées seul avec le maître de la Maison Usher. Mais j'essaierais
vainement de définir le caractère exact des études ou des occupations
dans lesquelles il m'entraînait ou me montrait le chemin. Une idéalité
ardente, excessive, morbide, projetait sur toutes choses sa lumière
sulfureuse. Ses longues et funèbres improvisations résonneront
éternellement dans mes oreilles. Entre autres choses, je me rappelle
douloureusement une certaine paraphrase singulière,—une perversion de
l'air, déjà fort étrange, de la dernière valse de Von Weber. Quant aux
peintures que couvait sa laborieuse fantaisie, et qui arrivaient, touche
par touche, à un vague qui me donnait le frisson, un frisson d'autant
plus pénétrant que je frissonnais sans savoir pourquoi,—quant à ces
peintures, si vivantes pour moi, que j'ai encore leurs images dans mes
yeux,—j'essaierais vainement d'en extraire un échantillon suffisant,
qui pût tenir dans le compas de la parole écrite. Par l'absolue
simplicité, par la nudité de ses dessins, il arrêtait, il subjuguait
l'attention. Si jamais mortel peignit une idée, ce mortel fut Roderick
Usher. Pour moi, du moins,—dans les circonstances qui
m'entouraient,—il s'élevait, des pures abstractions que
l'hypocondriaque s'ingéniait à jeter sur sa toile, une terreur intense,
irrésistible, dont je n'ai jamais senti l'ombre dans la contemplation
des rêveries de Fuseli lui-même, éclatantes sans doute, mais encore trop
concrètes.
Il est une des conceptions fantasmagoriques de mon ami où l'esprit
d'abstraction n'avait pas une part aussi exclusive, et qui peut être
esquissée, quoique faiblement, par la parole. C'était un petit tableau
représentant l'intérieur d'une cave ou d'un souterrain immensément long,
rectangulaire, avec des murs bas, polis, blancs, sans aucun ornement,
sans aucune interruption. Certains détails accessoires de la composition
servaient à faire comprendre que cette galerie se trouvait à une
profondeur excessive au-dessous de la surface de la terre. On
n'apercevait aucune issue dans son immense parcours; on ne distinguait
aucune torche, aucune source artificielle de lumière; et cependant une
effusion de rayons intenses roulait de l'un à l'autre bout et baignait
le tout d'une splendeur fantastique et incompréhensible.
J'ai dit un mot de l'état morbide du nerf acoustique qui rendait pour le
malheureux toute musique intolérable, excepté certains effets des
instruments à cordes. C'étaient peut-être les étroites limites dans
lesquelles il avait confiné son talent sur la guitare qui avaient, en
grande partie, imposé à ses compositions leur caractère fantastique.
Mais, quant à la brûlante facilité de ses improvisations, on ne pouvait
s'en rendre compte de la même manière. Il fallait évidemment qu'elles
fussent et elles étaient, en effet, dans les notes aussi bien que dans
les paroles de ses étranges fantaisies,—car il accompagnait souvent sa
musique de paroles improvisées et rimées,—le résultat de cet intense
recueillement et de cette concentration des forces mentales, qui ne se
manifestent, comme je l'ai déjà dit, que dans les cas particuliers de la
plus haute excitation artificielle. D'une de ces rapsodies je me suis
rappelé facilement les paroles. Peut-être m'impressionna-t-elle plus
fortement, quand il me la montra, parce que, dans le sens intérieur et
mystérieux de l'œuvre, je découvris pour la première fois qu'Usher
avait pleine conscience de son état,—qu'il sentait que sa sublime
raison chancelait sur son trône. Ces vers, qui avaient pour titre _Le
Palais hanté_, étaient, à très-peu de chose près, tels que je les cite:
_I_
_Dans la plus verte de nos vallées,_
_Par les bons anges habitée,_
_Autrefois un beau et majestueux palais,_
_—Un rayonnant palais—dressait son front._
_C'était dans le domaine du monarque Pensée,_
_C'était là qu'il s'élevait!_
_Jamais Séraphin ne déploya son aile_
_Sur un édifice à moitié aussi beau._
_II_
_Des bannières blondes, superbes, dorées,_
_À son dôme flottaient et ondulaient;_
_(C'était,—tout cela, c'était dans le vieux,_
_Dans le très-vieux temps,)_
_Et, à chaque douce brise qui se jouait_
_Dans ces suaves journées,_
_Le long des remparts chevelus et pâles,_
_S'échappait un parfum ailé._
_III_
_Les voyageurs, dans cette heureuse vallée,_
_À travers deux fenêtres lumineuses, voyaient_
_Des esprits qui se mouvaient harmonieusement_
_Au commandement d'un luth bien accordé,_
_Tout autour d'un trône, où, siégeant_
_—Un vrai Porphyrogénète, celui-là!—_
_Dans un apparat digne de sa gloire,_
_Apparaissait le maître du royaume._
_IV_
_Et tout étincelante de nacre et de rubis_
_Était la porte du beau palais,_
_Par laquelle coulait à flots, à flots, à flots,_
_Et pétillait incessamment_
_Une troupe d'Échos dont l'agréable fonction_
_Était simplement de chanter,_
_Avec des accents d'une exquise beauté,_
_L'esprit et la sagesse de leur roi._
_V_
_Mais des êtres de malheur, en robes de deuil,_
_Ont assailli la haute autorité du monarque._
_—Ah! pleurons! car jamais l'aube d'un lendemain_
_Ne brillera sur lui, le désolé!—_
_Et, tout autour de sa demeure, la gloire_
_Qui s'empourprait et florissait_
_N'est plus qu'une histoire, souvenir ténébreux_
_Des vieux âges défunts._
_VI_
_Et maintenant les voyageurs, dans cette vallée,_
_À travers les fenêtres rougeâtres, voient_
_De vastes formes qui se meuvent fantastiquement_
_Aux sons d'une musique discordante;_
_Pendant que, comme une rivière rapide et lugubre,_
_À travers la porte pâle,_
_Une hideuse multitude se rue éternellement,_
_Qui va éclatant de rire,—ne pouvant plus sourire._
Je me rappelle fort bien que les inspirations naissant de cette ballade
nous jetèrent dans un courant d'idées, au milieu duquel se manifesta une
opinion d'Usher que je cite, non pas tant en raison de sa
nouveauté,—car d'autres hommes[3] ont pensé de même,—qu'à cause de
l'opiniâtreté avec laquelle il la soutenait. Cette opinion, dans sa
forme générale, n'était autre que la croyance à la sensitivité de tous
les êtres végétaux. Mais, dans son imagination déréglée, l'idée avait
pris un caractère encore plus audacieux, et empiétait, dans de certaines
conditions, jusque sur le règne inorganique. Les mots me manquent pour
exprimer toute l'étendue, tout le sérieux, tout _l'abandon_ de sa foi.
Cette croyance toutefois se rattachait—comme je l'ai déjà donné à
entendre—aux pierres grises du manoir de ses ancêtres. Ici, les
conditions de sensitivité étaient remplies, à ce qu'il imaginait, par la
méthode qui avait présidé à la construction,—par la disposition
respective des pierres, aussi bien que de toutes les fongosités dont
elles étaient revêtues, et des arbres ruinés qui s'élevaient à
l'entour,—mais surtout par l'immutabilité de cet arrangement et par sa
répercussion dans les eaux dormantes de l'étang. La preuve,—la preuve
de cette sensitivité se faisait voir—disait-il, et je l'écoutais alors
avec inquiétude,—dans la condensation graduelle, mais positive,
au-dessus des eaux, autour des murs, d'une atmosphère qui leur était
propre. Le résultat,—ajoutait-il,—se déclarait dans cette influence
muette, mais importune et terrible, qui depuis des siècles avait pour
ainsi dire moulé les destinées de sa famille, et qui le faisait, _lui_,
tel que je le voyais maintenant,—tel qu'il était. De pareilles opinions
n'ont pas besoin de commentaires, et je n'en ferai pas.
Nos livres,—les livres qui depuis des années constituaient une grande
partie de l'existence spirituelle du malade,—étaient, comme on le
suppose bien, en accord parfait avec ce caractère de visionnaire. Nous
analysions ensemble des ouvrages tels que le _Vert-Vert_ et _la
Chartreuse_, de Gresset; le _Belphégor_, de Machiavel; _les Merveilles
du Ciel et de l'enfer_, de Swedenborg; le _Voyage souterrain de Nicholas
Klimm_, par Holberg; _la Chiromancie_, de Robert Flud, de Jean
d'Indaginé et de De La Chambre; le _Voyage dans le Bleu_, de Tieck, et
_la Cité du Soleil_, de Campanella. Un de ses volumes favoris était une
petite édition in-octavo du _Directorium inquisitorium_, par le
dominicain Eymeric De Gironne; et il y avait des passages dans Pomponius
Méla, à propos des anciens Satyres africains et des Ægipans, sur
lesquels Usher rêvassait pendant des heures. Il faisait néanmoins ses
principales délices de la lecture d'un in-quarto gothique excessivement
rare et curieux,—le manuel d'une église oubliée,—les _Vigiliae
Mortuorum secundum Chorum Ecclesiae Maguntinae_.
Je songeais malgré moi à l'étrange rituel contenu dans ce livre et à son
influence probable sur l'hypocondriaque, quand, un soir, m'ayant informé
brusquement que lady Madeline n'existait plus, il annonça l'intention de
conserver le corps pendant une quinzaine—en attendant l'enterrement
définitif—dans un des nombreux caveaux situés sous les gros murs du
château. La raison humaine qu'il donnait de cette singulière manière
d'agir était une de ces raisons que je ne me sentais pas le droit de
contredire. Comme frère—me disait-il,—il avait pris cette résolution
en considération du caractère insolite de la maladie de la défunte,
d'une certaine curiosité importune et indiscrète de la part des hommes
de science, et de la situation éloignée et fort exposée du caveau de
famille. J'avouerai que, quand je me rappelai la physionomie sinistre de
l'individu que j'avais rencontré sur l'escalier, le soir de mon arrivée
au château, je n'eus pas envie de m'opposer à ce que je regardais comme
une précaution bien innocente, sans doute, mais certainement fort
naturelle.
À la prière d'Usher, je l'aidai personnellement dans les préparatifs de
cette sépulture temporaire. Nous mîmes le corps dans la bière, et, à
nous deux, nous le portâmes à son lieu de repos. Le caveau dans lequel
nous le déposâmes,—et qui était resté fermé depuis si longtemps, que
nos torches, à moitié étouffées dans cette atmosphère suffocante, ne
nous permettaient guère d'examiner les lieux,—était petit, humide, et
n'offrait aucune voie à la lumière du jour; il était situé, à une grande
profondeur, juste au-dessous de cette partie du bâtiment où se trouvait
ma chambre à coucher. Il avait rempli probablement, dans les vieux temps
féodaux, l'horrible office d'oubliettes, et, dans les temps postérieurs,
de cave à serrer la poudre ou toute autre matière facilement
inflammable; car une partie du sol et toutes les parois d'un long
vestibule que nous traversâmes pour y arriver étaient soigneusement
revêtues de cuivre. La porte, de fer massif, avait été l'objet des mêmes
précautions. Quand ce poids immense roulait sur ses gonds, il rendait un
son singulièrement aigu et discordant.
Nous déposâmes donc notre fardeau funèbre sur des tréteaux dans cette
région d'horreur; nous tournâmes un peu de côté le couvercle de la bière
qui n'était pas encore vissé, et nous regardâmes la face du cadavre. Une
ressemblance frappante entre le frère et la sœur fixa tout d'abord mon
attention; et Usher, devinant peut-être mes pensées, murmura quelques
paroles qui m'apprirent que la défunte et lui étaient jumeaux, et que
des sympathies d'une nature presque inexplicable avaient toujours existé
entre eux. Nos regards, néanmoins, ne restèrent pas longtemps fixés sur
la morte,—car nous ne pouvions pas la contempler sans effroi. Le mal
qui avait mis au tombeau lady Madeline dans la plénitude de sa jeunesse
avait laissé, comme cela arrive ordinairement dans toutes les maladies
d'un caractère strictement cataleptique, l'ironie d'une faible
coloration sur le sein et sur la face, et sur la lèvre ce sourire
équivoque et languissant qui est si terrible dans la mort. Nous
replaçâmes et nous vissâmes le couvercle, et, après avoir assujetti la
porte de fer, nous reprîmes avec lassitude notre chemin vers les
appartements supérieurs, qui n'étaient guère moins mélancoliques.
Et alors, après un laps de quelques jours pleins du chagrin le plus
amer, il s'opéra un changement visible dans les symptômes de la maladie
morale de mon ami. Ses manières ordinaires avaient disparu. Ses
occupations habituelles étaient négligées, oubliées. Il errait de
chambre en chambre d'un pas précipité, inégal et sans but. La pâleur de
sa physionomie avait revêtu une couleur peut-être encore plus
spectrale;—mais la propriété lumineuse de son œil avait entièrement
disparu. Je n'entendais plus ce ton de voix âpre qu'il prenait autrefois
à l'occasion; et un tremblement qu'on eût dit causé par une extrême
terreur caractérisait habituellement sa prononciation. Il m'arrivait
quelquefois, en vérité, de me figurer que son esprit, incessamment
agité, était travaillé par quelque suffocant secret et qu'il ne pouvait
trouver le courage nécessaire pour le révéler. D'autres fois, j'étais
obligé de conclure simplement aux bizarreries inexplicables de la folie;
car je le voyais regardant dans le vide pendant de longues heures, dans
l'attitude de la plus profonde attention, comme s'il écoutait un bruit
imaginaire. Il ne faut pas s'étonner que son état m'effrayât,—qu'il
m'infectât même. Je sentais se glisser en moi, par une gradation lente
mais sûre, l'étrange influence de ses superstitions fantastiques et
contagieuses.
Ce fut particulièrement une nuit,—la septième ou la huitième depuis que
nous avions déposé lady Madeline dans le caveau,—fort tard, avant de me
mettre au lit, que j'éprouvai toute la puissance de ces sensations. Le
sommeil ne voulait pas approcher de ma couche;—les heures, une à une,
tombaient, tombaient toujours. Je m'efforçai de raisonner l'agitation
nerveuse qui me dominait. J'essayai de me persuader que je devais ce que
j'éprouvais, en partie, sinon absolument, à l'influence prestigieuse du
mélancolique ameublement de la chambre,—des sombres draperies
déchirées, qui, tourmentées par le souffle d'un orage naissant,
vacillaient çà et là sur les murs, comme par accès, et bruissaient
douloureusement autour des ornements du lit.
Mais mes efforts furent vains. Une insurmontable terreur pénétra
graduellement tout mon être; et à la longue une angoisse sans motif, un
vrai cauchemar, vint s'asseoir sur mon cœur. Je respirai violemment, je
fis un effort, je parvins à le secouer; et, me soulevant sur les
oreillers et plongeant ardemment mon regard dans l'épaisse obscurité de
la chambre, je prêtai l'oreille—je ne saurais dire pourquoi, si ce
n'est que j'y fus poussé par une force instinctive,—à certains sons bas
et vagues qui partaient je ne sais d'où, et qui m'arrivaient à de longs
intervalles, à travers les accalmies de la tempête. Dominé par une
sensation intense d'horreur, inexplicable et intolérable, je mis mes
habits à la hâte,—car je sentais que je ne pourrais pas dormir de la
nuit,—et je m'efforçai, en marchant çà et là à grands pas dans la
chambre, de sortir de l'état déplorable dans lequel j'étais tombé.
J'avais à peine fait ainsi quelques tours, quand un pas léger sur un
escalier voisin arrêta mon attention. Je reconnus bientôt que c'était le
pas d'Usher. Une seconde après, il frappa doucement à ma porte, et
entra, une lampe à la main. Sa physionomie était, comme d'habitude,
d'une pâleur cadavéreuse,—mais il y avait en outre dans ses yeux je ne
sais quelle hilarité insensée,—et dans toutes ses manières une espèce
d'hystérie évidemment contenue. Son air m'épouvanta:—mais tout était
préférable à la solitude que j'avais endurée si longtemps, et
j'accueillis sa présence comme un soulagement.
—Et vous n'avez pas vu cela?—dit-il brusquement, après quelques
minutes de silence et après avoir promené autour de lui un regard
fixe,—vous n'avez donc pas vu cela?—Mais attendez! vous le
verrez!—Tout en parlant ainsi, et ayant soigneusement abrité sa lampe,
il se précipita vers une des fenêtres, et l'ouvrit toute grande à la
tempête.
L'impétueuse furie de la rafale nous enleva presque du sol. C'était
vraiment une nuit d'orage affreusement belle, une nuit unique et étrange
You have read 1 text from French literature.
Next - Nouvelles histoires extraordinaires - 09
  • Parts
  • Nouvelles histoires extraordinaires - 01
    Total number of words is 4488
    Total number of unique words is 1720
    31.5 of words are in the 2000 most common words
    44.0 of words are in the 5000 most common words
    49.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Nouvelles histoires extraordinaires - 02
    Total number of words is 4576
    Total number of unique words is 1576
    32.4 of words are in the 2000 most common words
    45.0 of words are in the 5000 most common words
    50.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Nouvelles histoires extraordinaires - 03
    Total number of words is 4645
    Total number of unique words is 1643
    35.4 of words are in the 2000 most common words
    48.1 of words are in the 5000 most common words
    53.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Nouvelles histoires extraordinaires - 04
    Total number of words is 4503
    Total number of unique words is 1688
    32.5 of words are in the 2000 most common words
    44.0 of words are in the 5000 most common words
    50.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Nouvelles histoires extraordinaires - 05
    Total number of words is 4515
    Total number of unique words is 1754
    33.5 of words are in the 2000 most common words
    46.1 of words are in the 5000 most common words
    52.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Nouvelles histoires extraordinaires - 06
    Total number of words is 4643
    Total number of unique words is 1584
    35.2 of words are in the 2000 most common words
    48.0 of words are in the 5000 most common words
    53.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Nouvelles histoires extraordinaires - 07
    Total number of words is 4481
    Total number of unique words is 1637
    32.7 of words are in the 2000 most common words
    44.6 of words are in the 5000 most common words
    51.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Nouvelles histoires extraordinaires - 08
    Total number of words is 4397
    Total number of unique words is 1674
    32.2 of words are in the 2000 most common words
    43.9 of words are in the 5000 most common words
    50.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Nouvelles histoires extraordinaires - 09
    Total number of words is 4609
    Total number of unique words is 1626
    34.5 of words are in the 2000 most common words
    46.3 of words are in the 5000 most common words
    53.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Nouvelles histoires extraordinaires - 10
    Total number of words is 4593
    Total number of unique words is 1596
    33.5 of words are in the 2000 most common words
    45.9 of words are in the 5000 most common words
    51.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Nouvelles histoires extraordinaires - 11
    Total number of words is 4547
    Total number of unique words is 1558
    37.3 of words are in the 2000 most common words
    48.6 of words are in the 5000 most common words
    55.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Nouvelles histoires extraordinaires - 12
    Total number of words is 4551
    Total number of unique words is 1653
    31.8 of words are in the 2000 most common words
    44.1 of words are in the 5000 most common words
    50.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Nouvelles histoires extraordinaires - 13
    Total number of words is 4597
    Total number of unique words is 1662
    35.1 of words are in the 2000 most common words
    47.5 of words are in the 5000 most common words
    53.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Nouvelles histoires extraordinaires - 14
    Total number of words is 4422
    Total number of unique words is 1681
    32.0 of words are in the 2000 most common words
    43.8 of words are in the 5000 most common words
    49.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Nouvelles histoires extraordinaires - 15
    Total number of words is 4525
    Total number of unique words is 1664
    35.9 of words are in the 2000 most common words
    47.7 of words are in the 5000 most common words
    52.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Nouvelles histoires extraordinaires - 16
    Total number of words is 4486
    Total number of unique words is 1569
    35.5 of words are in the 2000 most common words
    48.1 of words are in the 5000 most common words
    54.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Nouvelles histoires extraordinaires - 17
    Total number of words is 4452
    Total number of unique words is 1613
    33.0 of words are in the 2000 most common words
    44.7 of words are in the 5000 most common words
    49.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Nouvelles histoires extraordinaires - 18
    Total number of words is 4598
    Total number of unique words is 1530
    33.0 of words are in the 2000 most common words
    46.0 of words are in the 5000 most common words
    51.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Nouvelles histoires extraordinaires - 19
    Total number of words is 2635
    Total number of unique words is 1021
    39.1 of words are in the 2000 most common words
    50.7 of words are in the 5000 most common words
    56.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.