Nouvelles histoires extraordinaires - 07

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né le chagrin; soit que le souvenir du bonheur passé fasse l'angoisse
d'aujourd'hui, soit que les agonies qui _sont_ tirent leur origine des
extases qui _peuvent avoir été_.
J'ai à raconter une histoire dont l'essence est pleine d'horreur. Je la
supprimerais volontiers, si elle n'était pas une chronique de sensations
plutôt que de faits.
Mon nom de baptême est Egaeus; mon nom de famille, je le tairai. Il n'y
a pas de château dans le pays plus chargé de gloire et d'années que mon
mélancolique et vieux manoir héréditaire. Dès longtemps on appelait
notre famille une race de visionnaires; et le fait est que dans
plusieurs détails frappants,—dans le caractère de notre maison
seigneuriale,—dans les fresques du grand salon,—dans les tapisseries
des chambres à coucher,—dans les ciselures des piliers de la salle
d'armes,—mais plus spécialement dans la galerie des vieux
tableaux,—dans la physionomie de la bibliothèque,—et enfin dans la
nature toute particulière du contenu de cette bibliothèque,—il y a
surabondamment de quoi justifier cette croyance.
Le souvenir de mes premières années est lié intimement à cette salle et
à ses volumes,—dont je ne dirai plus rien. C'est là que mourut ma mère.
C'est là que je suis né. Mais il serait bien oiseux de dire que je n'ai
pas vécu auparavant,—que l'âme n'a pas une existence antérieure. Vous
le niez?—ne disputons pas sur cette matière. Je suis convaincu et ne
cherche point à convaincre. Il y a d'ailleurs une ressouvenance de
formes aériennes,—d'yeux intellectuels et parlants,—de sons mélodieux
mais mélancoliques; une ressouvenance qui ne veut pas s'en aller; une
sorte de mémoire semblable à une ombre,—vague, variable, indéfinie,
vacillante; et de cette ombre essentielle il me sera impossible de me
défaire, tant que luira le soleil de ma raison.
C'est dans cette chambre que je suis né. Émergeant ainsi au milieu de la
longue nuit qui semblait être, mais qui n'était pas la non-existence,
pour tomber tout d'un coup dans un pays féerique,—dans un palais de
fantaisie,—dans les étranges domaines de la pensée et de l'érudition
monastiques,—il n'est pas singulier que j'aie contemplé autour de moi
avec un œil effrayé et ardent,—que j'aie dépensé mon enfance dans les
livres et prodigué ma jeunesse en rêveries; mais ce qui est
singulier,—les années ayant marché, et le midi de ma virilité m'ayant
trouvé vivant encore dans le manoir de mes ancêtres,—ce qui est
étrange, c'est cette stagnation qui tomba sur les sources de ma
vie,—c'est cette complète interversion qui s'opéra dans le caractère de
mes pensées les plus ordinaires. Les réalités du monde m'affectaient
comme des visions, et seulement comme des visions, pendant que les idées
folles du pays des songes devenaient en revanche, non la pâture de mon
existence de tous les jours, mais positivement mon unique et entière
existence elle-même.
* * * * *
Bérénice et moi, nous étions cousins, et nous grandîmes ensemble dans le
manoir paternel. Mais nous grandîmes différemment,—moi, maladif et
enseveli dans ma mélancolie,—elle, agile, gracieuse et débordante
d'énergie; à elle, le vagabondage sur la colline,—à moi, les études du
cloître; moi, vivant dans mon propre cœur, et me dévouant, corps et
âme, à la plus intense et à la plus pénible méditation,—elle, errant
insoucieuse à travers la vie, sans penser aux ombres de son chemin, ou à
la fuite silencieuse des heures au noir plumage. Bérénice!—J'invoque
son nom,—Bérénice!—et des ruines grises de ma mémoire se dressent à ce
son mille souvenirs tumultueux! Ah! son image est là vivante devant moi,
comme dans les premiers jours de son allégresse et de sa joie! Oh,
magnifique et pourtant fantastique beauté! Oh! sylphe parmi les bocages
d'Arnheim! Oh! naïade parmi ses fontaines! Et puis,—et puis tout est
mystère et terreur, une histoire qui ne veut pas être racontée. Un
mal,—un mal fatal s'abattit sur sa constitution comme le simoun; et
même pendant que je la contemplais, l'esprit de métamorphose passait sur
elle et l'enlevait, pénétrant son esprit, ses habitudes, son caractère,
et, de la manière la plus subtile et la plus terrible, perturbant même
son identité! Hélas! le destructeur venait et s'en allait;—mais la
victime,—la vraie Bérénice,—qu'est-elle devenue? Je ne connaissais pas
celle-ci, ou du moins je ne la reconnaissais plus comme Bérénice.
Parmi la nombreuse série de maladies amenées par cette fatale et
principale attaque, qui opéra une si horrible révolution dans l'être
physique et moral de ma cousine, il faut mentionner, comme la plus
affligeante et la plus opiniâtre, une espèce d'épilepsie qui souvent se
terminait en catalepsie,—catalepsie ressemblant parfaitement à la mort,
et dont elle se réveillait, dans quelques cas, d'une manière tout à fait
brusque et soudaine. En même temps, mon propre mal,—car on m'a dit que
je ne pouvais pas l'appeler d'un autre nom,—mon propre mal grandissait
rapidement, et, ses symptômes s'aggravant par un usage immodéré de
l'opium, il prit finalement le caractère d'une monomanie d'une forme
nouvelle et extraordinaire. D'heure en heure, de minute en minute, il
gagnait de l'énergie, et à la longue il usurpa sur moi la plus
singulière et la plus incompréhensible domination. Cette monomanie, s'il
faut que je me serve de ce terme, consistait dans une irritabilité
morbide des facultés de l'esprit que la langue philosophique comprend
dans le mot: facultés d'attention. Il est plus que probable que je ne
suis pas compris; mais je crains, en vérité, qu'il ne me soit absolument
impossible de donner au commun des lecteurs une idée exacte de cette
nerveuse _intensité d'intérêt_ avec laquelle, dans mon cas, la faculté
méditative,—pour éviter la langue technique,—s'appliquait et se
plongeait dans la contemplation des objets les plus vulgaires du monde.
Réfléchir infatigablement de longues heures, l'attention rivée à quelque
citation puérile sur la marge ou dans le texte d'un livre,—rester
absorbé, la plus grande partie d'une journée d'été, dans une ombre
bizarre s'allongeant obliquement sur la tapisserie ou sur le
plancher,—m'oublier une nuit entière à surveiller la flamme droite
d'une lampe ou les braises du foyer,—rêver des jours entiers sur le
parfum d'une fleur,—répéter, d'une manière monotone, quelque mot
vulgaire, jusqu'à ce que le son, à force d'être répété, cessât de
présenter à l'esprit une idée quelconque,—perdre tout sentiment de
mouvement ou d'existence physique dans un repos absolu obstinément
prolongé,—telles étaient quelques-unes des plus communes et des moins
pernicieuses aberrations de mes facultés mentales, aberrations qui sans
doute ne sont pas absolument sans exemple, mais qui défient certainement
toute explication et toute analyse.
Encore, je veux être bien compris. L'anormale, intense et morbide
attention ainsi excitée par des objets frivoles en eux-mêmes est d'une
nature qui ne doit pas être confondue avec ce penchant à la rêverie
commun à toute l'humanité, et auquel se livrent surtout les personnes
d'une imagination ardente. Non-seulement elle n'était pas, comme on
pourrait le supposer d'abord, un terme excessif et une exagération de ce
penchant, mais encore elle en était originairement et essentiellement
distincte. Dans l'un de ces cas, le rêveur, l'homme imaginatif, étant
intéressé par un objet généralement non frivole, perd peu à peu son
objet de vue à travers une immensité de déductions et de suggestions qui
en jaillit, si bien qu'à la fin d'une de ces songeries _souvent remplies
de volupté_ il trouve l'_incitamentum_, ou cause première de ses
réflexions, entièrement évanoui et oublié. Dans mon cas, le point de
départ était _invariablement frivole_, quoique revêtant, à travers le
milieu de ma vision maladive, une importance imaginaire et de
réfraction. Je faisais peu de déductions,—si toutefois j'en faisais; et
dans ce cas elles retournaient opiniâtrement à l'objet principe comme à
un centre. Les méditations n'étaient _jamais_ agréables; et, à la fin de
la rêverie, la cause première, bien loin d'être hors de vue, avait
atteint cet intérêt surnaturellement exagéré qui était le trait dominant
de mon mal. En un mot, la faculté de l'esprit plus particulièrement
excitée en moi était, comme je l'ai dit, la faculté de l'attention,
tandis que, chez le rêveur ordinaire, c'est celle de la méditation.
Mes livres, à cette époque, s'ils ne servaient pas positivement à
irriter le mal, participaient largement, on doit le comprendre, par leur
nature imaginative et irrationnelle, des qualités caractéristiques du
mal lui-même. Je me rappelle fort bien, entre autres, le traité du noble
italien Coelius Secundus Curio, _De Amplitudine Beati Regni Dei_; le
grand ouvrage de saint Augustin, _la Cité de Dieu_, et le _De Carne
Christi_, de Tertullien, de qui l'inintelligible pensée:—_Mortuus est
Dei Filius; credibile est quia ineptum est; et sepultus resurrexit;
certum est quia impossibile est_,—absorba exclusivement tout mon temps,
pendant plusieurs semaines d'une laborieuse et infructueuse
investigation.
On jugera sans doute que, dérangée de son équilibre par des choses
insignifiantes, ma raison avait quelque ressemblance avec cette roche
marine dont parle Ptolémée Héphestion, qui résistait immuablement à
toutes les attaques des hommes et à la fureur plus terrible des eaux et
des vents, et qui tremblait seulement au toucher de la fleur nommée
asphodèle. À un penseur inattentif il paraîtra tout simple et hors de
doute que la terrible altération produite dans la condition _morale_ de
Bérénice par sa déplorable maladie dût me fournir maint sujet d'exercer
cette intense et anormale méditation dont j'ai eu quelque peine à
expliquer la nature. Eh bien! il n'en était absolument rien. Dans les
intervalles lucides de mon infirmité, son malheur me causait, il est
vrai, du chagrin; cette ruine totale de sa belle et douce vie me
touchait profondément le cœur; je méditais fréquemment et amèrement sur
les voies mystérieuses et étonnantes par lesquelles une si étrange et si
soudaine révolution avait pu se produire. Mais ces réflexions ne
participaient pas de l'idiosyncrasie de mon mal, et étaient telles
qu'elles se seraient offertes dans des circonstances analogues à la
masse ordinaire des hommes. Quant à ma maladie, fidèle à son caractère
propre, elle se faisait une pâture des changements moins importants,
mais plus saisissants, qui se manifestaient dans le système _physique_
de Bérénice,—dans la singulière et effrayante distorsion de son
identité personnelle.
Dans les jours les plus brillants de son incomparable beauté,
très-sûrement je ne l'avais jamais aimée. Dans l'étrange anomalie de mon
existence, les sentiments ne me sont _jamais_ venus du cœur, et mes
passions sont _toujours_ venues de l'esprit. À travers les blancheurs du
crépuscule,—à midi, parmi les ombres treillissées de la forêt,—et la
nuit dans le silence de ma bibliothèque,—elle avait traversé mes yeux,
et je l'avais vue,—non comme la Bérénice vivante et respirante, mais
comme la Bérénice d'un songe; non comme un être de la terre, un être
charnel, mais comme l'abstraction d'un tel être; non comme une chose à
admirer, mais à analyser; non comme un objet d'amour, mais comme le
thème d'une méditation aussi abstruse qu'irrégulière. Et
_maintenant_,—maintenant je frissonnais en sa présence, je pâlissais à
son approche; cependant, tout en me lamentant amèrement sur sa
déplorable condition de déchéance, je me rappelai qu'elle m'avait
longtemps aimé, et dans un mauvais moment je lui parlai de mariage.
Enfin l'époque fixée pour nos noces approchait, quand, dans une
après-midi d'hiver,—dans une de ces journées intempestivement chaudes,
calmes et brumeuses, qui sont les nourrices de la belle Halcyone,—je
m'assis, me croyant seul, dans le cabinet de la bibliothèque. Mais en
levant les yeux, je vis Bérénice debout devant moi.
Fut-ce mon imagination surexcitée,—ou l'influence brumeuse de
l'atmosphère,—ou le crépuscule incertain de la chambre,—ou le vêtement
obscur qui enveloppait sa taille,—qui lui prêta ce contour si tremblant
et si indéfini? Je ne pourrais le dire. Peut-être avait-elle grandi
depuis sa maladie. Elle ne dit pas un mot; et moi, pour rien au monde,
je n'aurais prononcé une syllabe. Un frisson de glace parcourut mon
corps; une sensation d'insupportable angoisse m'oppressait; une
dévorante curiosité pénétrait mon âme; et, me renversant dans le
fauteuil, je restai quelque temps sans souffle et sans mouvement, les
yeux cloués sur sa personne. Hélas! son amaigrissement était excessif,
et pas un vestige de l'être primitif n'avait survécu et ne s'était
réfugié dans un seul contour. À la fin, mes regards tombèrent ardemment
sur sa figure.
Le front était haut, très-pâle, et singulièrement placide; et les
cheveux, autrefois d'un noir de jais, le recouvraient en partie, et
ombrageaient les tempes creuses d'innombrables boucles, actuellement
d'un blond ardent, dont le caractère fantastique jurait cruellement avec
la mélancolie dominante de sa physionomie. Les yeux étaient sans vie et
sans éclat, en apparence sans pupilles, et involontairement je détournai
ma vue de leur fixité vitreuse pour contempler les lèvres amincies et
recroquevillées. Elles s'ouvrirent, et dans un sourire singulièrement
significatif _les dents_ de la nouvelle Bérénice se révélèrent lentement
à ma vue. Plût à Dieu que je ne les eusse jamais regardées, ou que, les
ayant regardées, je fusse mort!
* * * * *
Une porte en se fermant me troubla, et, levant les yeux, je vis que ma
cousine avait quitté la chambre. Mais la chambre dérangée de mon
cerveau, le _spectre_ blanc et terrible de ses dents ne l'avait pas
quittée et n'en voulait pas sortir. Pas une piqûre sur leur
surface,—pas une nuance dans leur émail,—pas une pointe sur leurs
arêtes que ce passager sourire n'ait suffi à imprimer dans ma mémoire!
Je les vis _même alors_ plus distinctement que je ne les avais vues
_tout à l'heure_.—Les dents!—les dents!—Elles étaient là,—et puis
là,—et partout,—visibles, palpables devant moi; longues, étroites et
excessivement blanches, avec les lèvres pâles se tordant autour,
affreusement distendues comme elles étaient naguère. Alors arriva la
pleine furie de ma monomanie, et je luttai en vain contre son
irrésistible et étrange influence. Dans le nombre infini des objets du
monde extérieur, je n'avais de pensées que pour les dents. J'éprouvais à
leur endroit un désir frénétique. Tous les autres sujets, tous les
intérêts divers furent absorbés dans cette unique contemplation.
Elles—elles seules,—étaient présentes à l'œil de mon esprit, et leur
individualité exclusive devint l'essence de ma vie intellectuelle. Je
les regardais dans tous les jours. Je les tournais dans tous les sens.
J'étudiais leur caractère. J'observais leurs marques particulières. Je
méditais sur leur conformation. Je réfléchissais à l'altération de leur
nature. Je frissonnais en leur attribuant dans mon imagination une
faculté de sensation et de sentiment, et même, sans le secours des
lèvres, une puissance d'expression morale. On a fort bien dit de
mademoiselle Sallé que _tous ses pas étaient des sentiments_, et de
Bérénice je croyais plus sérieusement que _toutes les dents étaient des
idées. Des idées!_—ah! voilà la pensée absurde qui m'a perdu! _Des
idées!_—ah! _voilà donc pourquoi_ je les convoitais si follement! Je
sentais que leur possession pouvait seule me rendre la paix et rétablir
ma raison.
Et le soir descendit ainsi sur moi,—et les ténèbres vinrent,
s'installèrent, et puis s'en allèrent,—et un jour nouveau parut,—et
les brumes d'une seconde nuit s'amoncelèrent autour de moi,—et toujours
je restais immobile dans cette chambre solitaire,—toujours assis,
toujours enseveli dans ma méditation,—et toujours le _fantôme_ des
dents maintenait son influence terrible, au point qu'avec la plus
vivante et la plus hideuse netteté il flottait çà et là à travers la
lumière et les ombres changeantes de la chambre. Enfin, au milieu de mes
rêves, éclata un grand cri d'horreur et d'épouvante, auquel succéda,
après une pause, un bruit de voix désolées, entrecoupées par de sourds
gémissements de douleur ou de deuil. Je me levai, et, ouvrant une des
portes de la bibliothèque, je trouvai dans l'antichambre une domestique
tout en larmes, qui me dit que Bérénice n'existait plus! Elle avait été
prise d'épilepsie dans la matinée; et maintenant, à la tombée de la
nuit, la fosse attendait sa future habitante, et tous les préparatifs de
l'ensevelissement étaient terminés.
* * * * *
Le cœur plein d'angoisse, et oppressé par la crainte, je me dirigeai
avec répugnance vers la chambre à coucher de la défunte. La chambre
était vaste et très-sombre, et à chaque pas je me heurtais contre les
préparatifs de la sépulture. Les rideaux du lit, me dit un domestique,
étaient fermés sur la bière, et dans cette bière, ajouta-t-il à voix
basse, gisait tout ce qui restait de Bérénice.
Qui donc me demanda si je ne voulais pas voir le corps?—Je ne vis
remuer les lèvres de personne; cependant la question avait été bien
faite, et l'écho des dernières syllabes traînait encore dans la chambre.
Il était impossible de refuser, et, avec un sentiment d'oppression, je
me traînai à côté du lit. Je soulevai doucement les sombres draperies
des courtines; mais, en les laissant retomber, elles descendirent sur
mes épaules, et, me séparant du monde vivant, elles m'enfermèrent dans
la plus étroite communion avec la défunte.
Toute l'atmosphère de la chambre sentait la mort; mais l'air particulier
de la bière me faisait mal, et je m'imaginais qu'une odeur délétère
s'exhalait déjà du cadavre. J'aurais donné des mondes pour échapper,
pour fuir la pernicieuse influence de la mortalité, pour respirer une
fois encore l'air pur des cieux éternels. Mais je n'avais plus la
puissance de bouger, mes genoux vacillaient sous moi, et j'avais pris
racine dans le sol, regardant fixement le cadavre rigide étendu tout de
son long dans la bière ouverte.
Dieu du ciel! est-ce possible? Mon cerveau s'est-il égaré? ou le doigt
de la défunte a-t-il remué dans la toile blanche qui l'enfermait?
Frissonnant d'une inexprimable crainte, je levai lentement les yeux pour
voir la physionomie du cadavre. On avait mis un bandeau autour des
mâchoires; mais, je ne sais comment, il s'était dénoué. Les lèvres
livides se tordaient en une espèce de sourire, et à travers leur cadre
mélancolique les dents de Bérénice, blanches, luisantes, terribles, me
_regardaient_ encore avec une trop vivante réalité. Je m'arrachai
convulsivement du lit, et, sans prononcer un mot, je m'élançai comme un
maniaque hors de cette chambre de mystère, d'horreur et de mort.
* * * * *
Je me retrouvai dans la bibliothèque; j'étais assis, j'étais seul. Il me
semblait que je sortais d'un rêve confus et agité. Je m'aperçus qu'il
était minuit, et j'avais bien pris mes précautions pour que Bérénice fût
enterrée après le coucher du soleil; mais je n'ai pas gardé une
intelligence bien positive ni bien définie de ce qui s'est passé durant
ce lugubre intervalle. Cependant ma mémoire était pleine
d'horreur,—horreur d'autant plus horrible qu'elle était plus
vague,—d'une terreur que son ambiguïté rendait plus terrible. C'était
comme une page effrayante du registre de mon existence, écrite tout
entière avec des souvenirs obscurs, hideux et inintelligibles. Je
m'efforçai de les déchiffrer, mais en vain. De temps à autre, cependant,
semblable à l'âme d'un son envolé, un cri grêle et perçant,—une voix de
femme,—semblait tinter dans mes oreilles. J'avais accompli quelque
chose;—mais qu'était-ce donc? Je m'adressais à moi-même la question à
haute voix, et les échos de la chambre me chuchotaient en manière de
réponse:—_Qu'était-ce donc?_
Sur la table, à côté de moi, brûlait une lampe, et auprès était une
petite boîte d'ébène. Ce n'était pas une boîte d'un style remarquable,
et je l'avais déjà vue fréquemment, car elle appartenait au médecin de
la famille; mais comment était-elle venue _là_, sur ma table, et
pourquoi frissonnai-je en la regardant? C'étaient là des choses qui ne
valaient pas la peine d'y prendre garde; mais mes yeux tombèrent à la
fin sur les pages ouvertes d'un livre, et sur une phrase soulignée.
C'étaient les mots singuliers, mais fort simples, du poëte Ebn Zaiat:
_Dicebant mihi sodales, si sepulchrum amicae visitarem, curas meas
aliquantulum fore levatas._—D'où vient donc qu'en les lisant mes
cheveux se dressèrent sur ma tête et que mon sang se glaça dans mes
veines?
On frappa un léger coup à la porte de la bibliothèque, et, pâle comme un
habitant de la tombe, un domestique entra sur la pointe du pied. Ses
regards étaient égarés par la terreur, et il me parla d'une voix
très-basse, tremblante, étranglée. Que me dit-il?—J'entendis quelques
phrases par-ci par-là. Il me raconta, ce me semble, qu'un cri effroyable
avait troublé le silence de la nuit,—que tous les domestiques s'étaient
réunis,—qu'on avait cherché dans la direction du son,—et enfin sa voix
basse devint distincte à faire frémir quand il me parla d'une violation
de sépulture,—d'un corps défiguré, dépouillé de son linceul, mais
respirant encore,—palpitant encore,—_encore vivant_!
Il regarda mes vêtements; ils étaient grumeleux de boue et de sang. Sans
dire un mot, il me prit doucement par la main; elle portait des
stigmates d'ongles humains. Il dirigea mon attention vers un objet placé
contre le mur. Je le regardai quelques minutes: c'était une bêche. Avec
un cri je me jetai sur la table et me saisis de la boîte d'ébène. Mais
je n'eus pas la force de l'ouvrir; et, dans mon tremblement, elle
m'échappa des mains, tomba lourdement et se brisa en morceaux; et il
s'en échappa, roulant avec un vacarme de ferraille, quelques instruments
de chirurgie dentaire, et avec eux trente-deux petites choses blanches,
semblables à de l'ivoire, qui s'éparpillèrent çà et là sur le plancher.


LA CHUTE DE LA MAISON USHER
Son cœur est un luth suspendu;
Sitôt qu'on le touche, il résonne.
DE BÉRANGER.

Pendant toute une journée d'automne, journée fuligineuse, sombre et
muette, où les nuages pesaient lourds et bas dans le ciel, j'avais
traversé seul et à cheval une étendue de pays singulièrement lugubre, et
enfin, comme les ombres du soir approchaient, je me trouvai en vue de la
mélancolique Maison Usher. Je ne sais comment cela se fit,—mais, au
premier coup d'œil que je jetai sur le bâtiment, un sentiment
d'insupportable tristesse pénétra mon âme. Je dis insupportable, car
cette tristesse n'était nullement tempérée par une parcelle de ce
sentiment dont l'essence poétique fait presque une volupté, et dont
l'âme est généralement saisie en face des images naturelles les plus
sombres de la désolation et de la terreur. Je regardais le tableau placé
devant moi, et, rien qu'à voir la maison et la perspective
caractéristique de ce domaine,—les murs qui avaient froid,—les
fenêtres semblables à des yeux distraits,—quelques bouquets de joncs
vigoureux,—quelques troncs d'arbres blancs et dépéris,—j'éprouvais cet
entier affaissement d'âme qui, parmi les sensations terrestres, ne peut
se mieux comparer qu'à l'arrière-rêverie du mangeur d'opium,—à son
navrant retour à la vie journalière,—à l'horrible et lente retraite du
voile. C'était une glace au cœur, un abattement, un malaise,—une
irrémédiable tristesse de pensée qu'aucun aiguillon de l'imagination ne
pouvait raviver ni pousser au grand. Qu'était donc,—je m'arrêtai pour y
penser,—qu'était donc ce je ne sais quoi qui m'énervait ainsi en
contemplant la Maison Usher? C'était un mystère tout à fait insoluble,
et je ne pouvais pas lutter contre les pensées ténébreuses qui
s'amoncelaient sur moi pendant que j'y réfléchissais. Je fus forcé de me
rejeter dans cette conclusion peu satisfaisante, qu'il existe des
combinaisons d'objets naturels très-simples qui ont la puissance de nous
affecter de cette sorte, et que l'analyse de cette puissance gît dans
des considérations où nous perdrions pied. Il était possible,
pensais-je, qu'une simple différence dans l'arrangement des matériaux de
la décoration, des détails du tableau, suffît pour modifier, pour
annihiler peut-être cette puissance d'impression douloureuse; et,
agissant d'après cette idée, je conduisis mon cheval vers le bord
escarpé d'un noir et lugubre étang, qui, miroir immobile, s'étalait
devant le bâtiment; et je regardai—mais avec un frisson plus pénétrant
encore que la première fois—les images répercutées et renversées des
joncs grisâtres, des troncs d'arbres sinistres, et des fenêtres
semblables à des yeux sans pensée.
C'était néanmoins dans cet habitacle de mélancolie que je me proposais
de séjourner pendant quelques semaines. Son propriétaire, Roderick
Usher, avait été l'un de mes bons camarades d'enfance; mais plusieurs
années s'étaient écoulées depuis notre dernière entrevue. Une lettre
cependant m'était parvenue récemment dans une partie lointaine du
pays,—une lettre de lui,—dont la tournure follement pressante
n'admettait pas d'autre réponse que ma présence même. L'écriture portait
la trace d'une agitation nerveuse. L'auteur de cette lettre me parlait
d'une maladie physique aiguë,—d'une affection mentale qui
l'oppressait,—et d'un ardent désir de me voir, comme étant son meilleur
et véritablement son seul ami,—espérant trouver dans la joie de ma
société quelque soulagement à son mal. C'était le ton dans lequel toutes
ces choses et bien d'autres encore étaient dites,—c'était cette
ouverture d'un cœur suppliant, qui ne me permettaient pas l'hésitation;
en conséquence, j'obéis immédiatement à ce que je considérais toutefois
comme une invitation des plus singulières.
Quoique dans notre enfance nous eussions été camarades intimes, en
réalité, je ne savais pourtant que fort peu de chose de mon ami. Une
réserve excessive avait toujours été dans ses habitudes. Je savais
toutefois qu'il appartenait à une famille très-ancienne qui s'était
distinguée depuis un temps immémorial par une sensibilité particulière
de tempérament. Cette sensibilité s'était déployée, à travers les âges,
dans de nombreux ouvrages d'un art supérieur et s'était manifestée, de
vieille date, par les actes répétés d'une charité aussi large que
discrète, ainsi que par un amour passionné pour les difficultés plutôt
peut-être que pour les beautés orthodoxes, toujours si facilement
reconnaissables, de la science musicale. J'avais appris aussi ce fait
très-remarquable que la souche de la race d'Usher, si glorieusement
ancienne qu'elle fût, n'avait jamais, à aucune époque, poussé de branche
durable; en d'autres termes, que la famille entière ne s'était perpétuée
qu'en ligne directe, à quelques exceptions près, très-insignifiantes et
très-passagères. C'était cette absence,—pensai-je, tout en rêvant au
parfait accord entre le caractère des lieux et le caractère proverbial
de la race, et en réfléchissant à l'influence que dans une longue suite
de siècles l'un pouvait avoir exercée sur l'autre,—c'était peut-être
cette absence de branche collatérale et de transmission constante de
père en fils du patrimoine et du nom qui avaient à la longue si bien
identifié les deux, que le nom primitif du domaine s'était fondu dans la
bizarre et équivoque appellation de _Maison Usher_,—appellation usitée
parmi les paysans, et qui semblait, dans leur esprit, enfermer la
famille et l'habitation de famille.
J'ai dit que le seul effet de mon expérience quelque peu
puérile,—c'est-à-dire d'avoir regardé dans l'étang,—avait été de
rendre plus profonde ma première et si singulière impression. Je ne dois
pas douter que la conscience de ma superstition croissante—pourquoi ne
la définirais-je pas ainsi?—n'ait principalement contribué à accélérer
cet accroissement. Telle est, je le savais de vieille date, la loi
paradoxale de tous les sentiments qui ont la terreur pour base. Et ce
fut peut-être l'unique raison qui fit que, quand mes yeux, laissant
l'image dans l'étang, se relevèrent vers la maison elle-même, une
étrange idée me poussa dans l'esprit,—une idée si ridicule, en vérité,
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