Nouvelles histoires extraordinaires - 06
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œillades des drôles dont elles ne pouvaient même pas éviter le contact
direct; des prostituées de toute sorte et de _tout
âge_,—l'incontestable beauté dans la primeur de sa féminéité, faisant
rêver de la statue de Lucien dont la surface était de marbre de Paros,
et l'intérieur rempli d'ordures,—la lépreuse en haillons, dégoûtante et
absolument déchue,—la vieille sorcière, ridée, peinte, plâtrée, chargée
de bijouterie, faisant un dernier effort vers la jeunesse,—la pure
enfant à la forme non mûre, mais déjà façonnée par une longue
camaraderie aux épouvantables coquetteries de son commerce, et brûlant
de l'ambition dévorante d'être rangée au niveau de ses aînées dans le
vice; des ivrognes innombrables et indescriptibles, ceux-ci déguenillés,
chancelants, désarticulés, avec le visage meurtri et les yeux
ternes,—ceux-là avec leurs vêtements entiers, mais sales, une crânerie
légèrement vacillante, de grosses lèvres sensuelles, des faces
rubicondes et sincères,—d'autres vêtus d'étoffes qui jadis avaient été
bonnes, et qui maintenant encore étaient scrupuleusement brossées,—des
hommes qui marchaient d'un pas plus ferme et plus élastique que nature,
mais dont les physionomies étaient terriblement pâles, les yeux
atrocement effarés et rouges, et qui, tout en allant à grands pas à
travers la foule, agrippaient avec des doigts tremblants tous les objets
qui se trouvaient à leur portée; et puis des pâtissiers, des
commissionnaires, des porteurs de charbon, des ramoneurs; des joueurs
d'orgue, des montreurs de singes, des marchands de chansons, ceux qui
vendaient avec ceux qui chantaient; des artisans déguenillés et des
travailleurs de toutes sortes épuisés à la peine,—et tous pleins d'une
activité bruyante et désordonnée qui affligeait l'oreille par ses
discordances et apportait à l'œil une sensation douloureuse.
À mesure que la nuit devenait plus profonde, l'intérêt de la scène
s'approfondissait aussi pour moi; car non-seulement le caractère général
de la foule était altéré (ses traits les plus nobles s'effaçant avec la
retraite graduelle de la partie la plus sage de la population, et les
plus grossiers venant plus vigoureusement en relief, à mesure que
l'heure plus avancée tirait chaque espèce d'infamie de sa tanière), mais
les rayons des becs de gaz, faibles d'abord quand ils luttaient avec le
jour mourant, avaient maintenant pris le dessus et jetaient sur toutes
choses une lumière étincelante et agitée. Tout était noir, mais
éclatant—comme cette ébène à laquelle on a comparé le style de
Tertullien.
Les étranges effets de la lumière me forcèrent à examiner les figures
des individus; et, bien que la rapidité avec laquelle ce monde de
lumière fuyait devant la fenêtre m'empêchât de jeter plus d'un coup
d'œil sur chaque visage, il me semblait toutefois que, grâce à ma
singulière disposition morale, je pouvais souvent lire dans ce bref
intervalle d'un coup d'œil l'histoire de longues années.
Le front collé à la vitre, j'étais ainsi occupé à examiner la foule,
quand soudainement apparut une physionomie (celle d'un vieux homme
décrépit de soixante-cinq à soixante-dix ans),—une physionomie qui tout
d'abord arrêta et absorba toute mon attention, en raison de l'absolue
idiosyncrasie de son expression. Jusqu'alors je n'avais jamais rien vu
qui ressemblât à cette expression, même à un degré très-éloigné. Je me
rappelle bien que ma première pensée, en le voyant, fut que Retzch, s'il
l'avait contemplé, l'aurait grandement préféré aux figures dans
lesquelles il a essayé d'incarner le démon. Comme je tâchais, durant le
court instant de mon premier coup d'œil, de former une analyse
quelconque du sentiment général qui m'était communiqué, je sentis
s'élever confusément et paradoxalement dans mon esprit les idées de
vaste intelligence, de circonspection, de lésinerie, de cupidité, de
sang-froid, de méchanceté, de soif sanguinaire, de triomphe,
d'allégresse, d'excessive terreur, d'intense et suprême désespoir. Je me
sentis singulièrement éveillé, saisi, fasciné.—Quelle étrange histoire,
me dis-je à moi-même, est écrite dans cette poitrine!—Il me vint alors
un désir ardent de ne pas perdre l'homme de vue,—d'en savoir plus long
sur lui. Je mis précipitamment mon paletot, je saisis mon chapeau et ma
canne, je me jetai dans la rue, et me poussai à travers la foule dans la
direction que je lui avais vu prendre; car il avait déjà disparu. Avec
un peu de difficulté je parvins enfin à le découvrir, je m'approchai de
lui et le suivis de très-près, mais avec de grandes précautions, de
manière à ne pas attirer son attention.
Je pouvais maintenant étudier commodément sa personne. Il était de
petite taille, très-maigre et très-faible en apparence. Ses habits
étaient sales et déchirés; mais, comme il passait de temps à autre dans
le feu éclatant d'un candélabre, je m'aperçus que son linge, quoique
sale, était d'une belle qualité; et, si mes yeux ne m'ont pas abusé, à
travers une déchirure du manteau, évidemment acheté d'occasion, dont il
était soigneusement enveloppé, j'entrevis la lueur d'un diamant et d'un
poignard. Ces observations surexcitèrent ma curiosité, et je résolus de
suivre l'inconnu partout où il lui plairait d'aller.
Il faisait maintenant tout à fait nuit, et un brouillard humide et épais
s'abattait sur la ville, qui bientôt se résolut en une pluie lourde et
continue. Ce changement de temps eut un effet bizarre sur la foule, qui
fut agitée tout entière d'un nouveau mouvement, et se déroba sous un
monde de parapluies. L'ondulation, le coudoiement, le brouhaha,
devinrent dix fois plus forts. Pour ma part, je ne m'inquiétai pas
beaucoup de la pluie,—j'avais encore dans le sang une vieille fièvre
aux aguets, pour qui l'humidité était une dangereuse volupté. Je nouai
un mouchoir autour de ma bouche, et je tins bon. Pendant une demi-heure,
le vieux homme se fraya son chemin avec difficulté à travers la grande
artère, et je marchais presque sur ses talons dans la crainte de le
perdre de vue. Comme il ne tournait jamais la tête pour regarder
derrière lui, il ne fit pas attention à moi. Bientôt il se jeta dans une
rue traversière, qui, bien que remplie de monde, n'était pas aussi
encombrée que la principale qu'il venait de quitter. Ici, il se fit un
changement évident dans son allure. Il marcha plus lentement, avec moins
de décision que tout à l'heure,—avec plus d'hésitation. Il traversa et
retraversa la rue fréquemment, sans but apparent; et la foule était si
épaisse, qu'à chaque nouveau mouvement j'étais obligé de le suivre de
très-près. C'était une rue étroite et longue, et la promenade qu'il y
fit dura près d'une heure, pendant laquelle la multitude des passants se
réduisit graduellement à la quantité de gens qu'on voit ordinairement à
Broadway, près du parc, vers midi,—tant est grande la différence entre
une foule de Londres et celle de la cité américaine la plus populeuse.
Un second crochet nous jeta sur une place brillamment éclairée et
débordante de vie. La première _manière_ de l'inconnu reparut. Son
menton tomba sur sa poitrine, et ses yeux roulèrent étrangement sous ses
sourcils froncés, dans tous les sens, vers tous ceux qui
l'enveloppaient. Il pressa le pas, régulièrement, sans interruption. Je
m'aperçus toutefois avec surprise, quand il eut fait le tour de la
place, qu'il retournait sur ses pas. Je fus encore bien plus étonné de
lui voir recommencer la même promenade plusieurs fois;—une fois, comme
il tournait avec un mouvement brusque, je faillis être découvert.
À cet exercice il dépensa encore une heure, à la fin de laquelle nous
fûmes beaucoup moins empêchés par les passants qu'au commencement. La
pluie tombait dru, l'air devenait froid, et chacun rentrait chez soi.
Avec un geste d'impatience, l'homme errant passa dans une rue obscure,
comparativement déserte. Tout le long de celle-ci, un quart de mille à
peu près, il courut avec une agilité que je n'aurais jamais soupçonnée
dans un être aussi vieux,—une agilité telle que j'eus beaucoup de peine
à le suivre. En quelques minutes, nous débouchâmes sur un vaste et
tumultueux bazar. L'inconnu avait l'air parfaitement au courant des
localités, et il reprit une fois encore son allure primitive, se frayant
un chemin çà et là, sans but, parmi la foule des acheteurs et des
vendeurs.
Pendant une heure et demie, à peu près, que nous passâmes dans cet
endroit, il me fallut beaucoup de prudence pour ne pas le perdre de vue
sans attirer son attention. Par bonheur, je portais des claques en
caoutchouc, et je pouvais aller et venir sans faire le moindre bruit. Il
ne s'aperçut pas un seul instant qu'il était épié. Il entrait
successivement dans toutes les boutiques, ne marchandait rien, ne disait
pas un mot, et jetait sur tous les objets un regard fixe, effaré, vide.
J'étais maintenant prodigieusement étonné de sa conduite, et je pris la
ferme résolution de ne pas le quitter avant d'avoir satisfait en quelque
façon ma curiosité à son égard.
Une horloge au timbre éclatant sonna onze heures, et tout le monde
désertait le bazar en grande hâte. Un boutiquier, en fermant un volet,
coudoya le vieux homme, et à l'instant même je vis un violent frisson
parcourir tout son corps. Il se précipita dans la rue, regarda un
instant avec anxiété autour de lui, puis fila avec une incroyable
vélocité à travers plusieurs ruelles tortueuses et désertes, jusqu'à ce
que nous aboutîmes de nouveau à la grande rue d'où nous étions
partis,—la rue de l'Hôtel D... Cependant elle n'avait plus le même
aspect. Elle était toujours brillante de gaz; mais la pluie tombait
furieusement, et l'on n'apercevait que de rares passants. L'inconnu
pâlit. Il fit quelques pas d'un air morne dans l'avenue naguère
populeuse; puis, avec un profond soupir, il tourna dans la direction de
la rivière, et, se plongeant à travers un labyrinthe de chemins
détournés, arriva enfin devant un des principaux théâtres. On était au
moment de le fermer, et le public s'écoulait par les portes. Je vis le
vieux homme ouvrir la bouche, comme pour respirer, et se jeter parmi la
foule; mais il me sembla que l'angoisse profonde de sa physionomie était
en quelque sorte calmée. Sa tête tomba de nouveau sur sa poitrine; il
apparut tel que je l'avais vu la première fois. Je remarquai qu'il se
dirigeait maintenant du même côté que la plus grande partie du
public,—mais, en somme, il m'était impossible de rien comprendre à sa
bizarre obstination.
Pendant qu'il marchait, le public se disséminait; son malaise et ses
premières hésitations le reprirent. Pendant quelque temps, il suivit de
très-près un groupe de dix ou douze tapageurs; peu à peu, un à un, le
nombre s'éclaircit et se réduisit à trois individus qui restèrent
ensemble, dans une ruelle étroite, obscure et peu fréquentée. L'inconnu
fit une pause, et pendant un moment parut se perdre dans ses réflexions;
puis, avec une agitation très-marquée, il enfila rapidement une route
qui nous conduisit à l'extrémité de la ville, dans des régions bien
différentes de celles que nous avions traversées jusqu'à présent.
C'était le quartier le plus malsain de Londres, où chaque chose porte
l'affreuse empreinte de la plus déplorable pauvreté et du vice
incurable. À la lueur accidentelle d'un sombre réverbère, on apercevait
des maisons de bois, hautes, antiques, vermoulues, menaçant ruine, et
dans de si nombreuses et si capricieuses directions qu'à peine
pouvait-on deviner au milieu d'elles l'apparence d'un passage. Les pavés
étaient éparpillés à l'aventure, repoussés de leurs alvéoles par le
gazon victorieux. Une horrible saleté croupissait dans les ruisseaux
obstrués. Toute l'atmosphère regorgeait de désolation. Cependant, comme
nous avancions, les bruits de la vie humaine se ravivèrent clairement et
par degrés; et enfin de vastes bandes d'hommes, les plus infâmes parmi
la populace de Londres, se montrèrent, oscillantes çà et là. Le vieux
homme sentit de nouveau palpiter ses esprits, comme une lampe qui est
près de son agonie. Une fois encore il s'élança en avant d'un pas
élastique. Tout à coup, nous tournâmes un coin; une lumière flamboyante
éclata à notre vue, et nous nous trouvâmes devant un des énormes temples
suburbains de l'Intempérance,—un des palais du démon Gin.
C'était presque le point du jour; mais une foule de misérables ivrognes
se pressaient encore en dedans et en dehors de la fastueuse porte.
Presque avec un cri de joie, le vieux homme se fraya un passage au
milieu, reprit sa physionomie primitive, et se mit à arpenter la cohue
dans tous les sens, sans but apparent. Toutefois il n'y avait pas
longtemps qu'il se livrait à cet exercice, quand un grand mouvement dans
les portes témoigna que l'hôte allait les fermer en raison de l'heure.
Ce que j'observai sur la physionomie du singulier être que j'épiais si
opiniâtrement fut quelque chose de plus intense que le désespoir.
Cependant il n'hésita pas dans sa carrière, mais, avec une énergie
folle, il revint tout à coup sur ses pas, au cœur du puissant Londres.
Il courut vite et longtemps, et toujours je le suivais avec un
effroyable étonnement, résolu à ne pas lâcher une recherche dans
laquelle j'éprouvais un intérêt qui m'absorbait tout entier. Le soleil
se leva pendant que nous poursuivions notre course, et quand nous eûmes
une fois encore atteint le rendez-vous commercial de la populeuse cité,
la rue de l'Hôtel D..., celle-ci présentait un aspect d'activité et de
mouvement humains presque égal à ce que j'avais vu dans la soirée
précédente. Et là encore, au milieu de la confusion toujours croissante,
longtemps je persistai dans ma poursuite de l'inconnu. Mais, comme
d'ordinaire, il allait et venait, et de la journée entière il ne sortit
pas du tourbillon de cette rue. Et comme les ombres du second soir
approchaient, je me sentais brisé jusqu'à la mort, et, m'arrêtant tout
droit devant l'homme errant, je le regardai intrépidement en face. Il ne
fit pas attention à moi, mais reprit sa solennelle promenade, pendant
que, renonçant à le poursuivre, je restais absorbé dans cette
contemplation.
—Ce vieux homme,—me dis-je à la longue,—est le type et le génie du
crime profond. Il refuse d'être seul. _Il est l'homme des foules._ Il
serait vain de le suivre; car je n'apprendrai rien de plus de lui ni de
ses actions. Le pire cœur du monde est un livre plus rebutant que le
_Hortulus animae_[2], et peut-être est-ce une des grandes
miséricordes de Dieu que es loesst sich nicht lesen_,—qu'il ne se
laisse pas lire.
LE CŒuR RÉVÉLATEUR
Vrai!—je suis très-nerveux, épouvantablement nerveux,—je l'ai toujours
été; mais pourquoi prétendez-vous que je suis fou? La maladie a aiguisé
mes sens,—elle ne les a pas détruits,—elle ne les a pas émoussés. Plus
que tous les autres, j'avais le sens de l'ouïe très-fin. J'ai entendu
toutes choses du ciel et de la terre. J'ai entendu bien des choses de
l'enfer. Comment donc suis-je fou? Attention! Et observez avec quelle
santé,—avec quel calme je puis vous raconter toute l'histoire.
Il est impossible de dire comment l'idée entra primitivement dans ma
cervelle; mais, une fois conçue, elle me hanta nuit et jour. D'objet, il
n'y en avait pas. La passion n'y était pour rien. J'aimais le vieux
bonhomme. Il ne m'avait jamais fait de mal. Il ne m'avait jamais
insulté. De son or je n'avais aucune envie. Je crois que c'était son
œil! oui, c'était cela! Un de ses yeux ressemblait à celui d'un
vautour,—un œil bleu pâle, avec une taie dessus. Chaque fois que cet
œil tombait sur moi, mon sang se glaçait; et ainsi, lentement,—par
degrés,—je me mis en tête d'arracher la vie du vieillard, et par ce
moyen de me délivrer de l'œil à tout jamais.
Maintenant, voici le hic! Vous me croyez fou. Les fous ne savent rien de
rien. Mais si vous m'aviez vu! Si vous aviez vu avec quelle sagesse je
procédai!—avec quelle précaution—avec quelle prévoyance,—avec quelle
dissimulation je me mis à l'œuvre! Je ne fus jamais plus aimable pour
le vieux que pendant la semaine entière qui précéda le meurtre. Et,
chaque nuit, vers minuit, je tournais le loquet de sa porte, et je
l'ouvrais,—oh! si doucement! Et alors, quand je l'avais sûrement
entrebâillée pour ma tête, j'introduisais une lanterne sourde, bien
fermée, bien fermée, ne laissant filtrer aucune lumière; puis je passais
la tête. Oh! vous auriez ri de voir avec quelle adresse je passais ma
tête! Je la mouvais lentement,—très, très-lentement,—de manière à ne
pas troubler le sommeil du vieillard. Il me fallait bien une heure pour
introduire toute ma tête à travers l'ouverture, assez avant pour le voir
couché sur son lit. Ah! un fou aurait-il été aussi prudent?—Et alors,
quand ma tête était bien dans la chambre, j'ouvrais la lanterne avec
précaution,—oh! avec quelle précaution, avec quelle précaution!—car la
charnière criait.—Je l'ouvrais juste pour qu'un filet imperceptible de
lumière tombât sur l'œil de vautour. Et cela, je l'ai fait pendant sept
longues nuits,—chaque nuit juste à minuit;—mais je trouvai toujours
l'œil fermé;—et ainsi il me fut impossible d'accomplir l'œuvre; car
ce n'était pas le vieux homme qui me vexait, mais son mauvais œil. Et,
chaque matin, quand le jour paraissait, j'entrais hardiment dans sa
chambre, je lui parlais courageusement, l'appelant par son nom d'un ton
cordial et m'informant comment il avait passé la nuit. Ainsi, vous voyez
qu'il eût été un vieillard bien profond, en vérité, s'il avait soupçonné
que, chaque nuit, juste à minuit, je l'examinais pendant son sommeil.
La huitième nuit, je mis encore plus de précaution à ouvrir la porte. La
petite aiguille d'une montre se meut plus vite que ne faisait ma main.
Jamais, avant cette nuit, je n'avais senti toute l'étendue de mes
facultés,—de ma sagacité. Je pouvais à peine contenir mes sensations de
triomphe. Penser que j'étais là, ouvrant la porte, petit à petit, et
qu'il ne rêvait même pas de mes actions ou de mes pensées secrètes! À
cette idée, je lâchai un petit rire; et peut-être l'entendit-il, car il
remua soudainement sur son lit comme s'il se réveillait. Maintenant,
vous croyez peut-être que je me retirai,—mais non. Sa chambre était
aussi noire que de la poix, tant les ténèbres étaient épaisses,—car les
volets étaient soigneusement fermés, de crainte des voleurs,—et,
sachant qu'il ne pouvait pas voir l'entrebâillement de la porte, je
continuai à la pousser davantage, toujours davantage.
J'avais passé ma tête, et j'étais au moment d'ouvrir la lanterne, quand
mon pouce glissa sur la fermeture de fer-blanc, et le vieux homme se
dressa sur son lit, criant:—Qui est là?
Je restai complètement immobile et ne dis rien. Pendant une heure
entière, je ne remuai pas un muscle, et pendant tout ce temps je ne
l'entendis pas se recoucher. Il était toujours sur son séant, aux
écoutes;—juste comme j'avais fait pendant des nuits entières, écoutant
les horloges-de-mort dans le mur.
Mais voilà que j'entendis un faible gémissement, et je reconnus que
c'était le gémissement d'une terreur mortelle. Ce n'était pas un
gémissement de douleur ou de chagrin;—oh! non,—c'était le bruit sourd
et étouffé qui s'élève du fond d'une âme surchargée d'effroi. Je
connaissais bien ce bruit. Bien des nuits, à minuit juste, pendant que
le monde entier dormait, il avait jailli de mon propre sein, creusant
avec son terrible écho les terreurs qui me travaillaient. Je dis que je
le connaissais bien. Je savais ce qu'éprouvait le vieux homme, et
j'avais pitié de lui, quoique j'eusse le rire dans le cœur. Je savais
qu'il était resté éveillé, depuis le premier petit bruit, quand il
s'était retourné dans son lit. Ses craintes avaient toujours été
grossissant. Il avait tâché de se persuader qu'elles étaient sans cause,
mais il n'avait pas pu. Il s'était dit à lui-même:—Ce n'est rien, que
le vent dans la cheminée;—ce n'est qu'une souris qui traverse le
parquet;—ou: c'est simplement un grillon qui a poussé son cri.—Oui, il
s'est efforcé de se fortifier avec ces hypothèses; mais tout cela a été
vain. _Tout a été vain_, parce que la Mort qui s'approchait avait passé
devant lui avec sa grande ombre noire, et qu'elle avait ainsi enveloppé
sa victime. Et c'était l'influence funèbre de l'ombre inaperçue qui lui
faisait sentir,—quoiqu'il ne vît et n'entendît rien,—qui lui faisait
_sentir_ la présence de ma tête dans la chambre.
Quand j'eus attendu un long temps très-patiemment, sans l'entendre se
recoucher, je me résolus à entrouvrir un peu la lanterne,—mais si peu,
si peu que rien. Je l'ouvris donc,—si furtivement, si furtivement que
vous ne sauriez imaginer,—jusqu'à ce qu'enfin un seul rayon pâle, comme
un fil d'araignée, s'élançât de la fente et s'abattît sur l'œil de
vautour.
Il était ouvert,—tout grand ouvert,—et j'entrai en fureur aussitôt que
je l'eus regardé. Je le vis avec une parfaite netteté,—tout entier d'un
bleu terne et recouvert d'un voile hideux qui glaçait la moelle dans mes
os; mais je ne pouvais voir que cela de la face ou de la personne du
vieillard; car j'avais dirigé le rayon, comme par instinct, précisément
sur la place maudite.
Et maintenant, ne vous ai-je pas dit que ce que vous preniez pour de la
folie n'est qu'une hyperacuité des sens?—Maintenant, je vous le dis, un
bruit sourd, étouffé, fréquent vint à mes oreilles, semblable à celui
que fait une montre enveloppée dans du coton. Ce _son-là_, je le
reconnus bien aussi. C'était le battement du cœur du vieux. Il accrut
ma fureur, comme le battement du tambour exaspère le courage du soldat.
Mais je me contins encore, et je restai sans bouger. Je respirais à
peine. Je tenais la lanterne immobile. Je m'appliquais à maintenir le
rayon droit sur l'œil. En même temps, la charge infernale du cœur
battait plus fort; elle devenait de plus en plus précipitée, et à chaque
instant de plus en plus haute. La terreur du vieillard _devait_ être
extrême! Ce battement, dis-je, devenait de plus en plus fort à chaque
minute!—Me suivez-vous bien? Je vous ai dit que j'étais nerveux; je le
suis en effet. Et maintenant, au plein cœur de la nuit, parmi le
silence redoutable de cette vieille maison, un si étrange bruit jeta en
moi une terreur irrésistible. Pendant quelques minutes encore je me
contins et restai calme. Mais le battement devenait toujours plus fort,
toujours plus fort! Je croyais que le cœur allait crever. Et voilà
qu'une nouvelle angoisse s'empara de moi:—le bruit pouvait être entendu
par un voisin! L'heure du vieillard était venue! Avec un grand hurlement
j'ouvris brusquement la lanterne et m'élançai dans la chambre. Il ne
poussa qu'un cri,—un seul. En un instant, je le précipitai sur le
parquet, et je renversai sur lui tout le poids écrasant du lit. Alors je
souris avec bonheur voyant ma besogne fort avancée. Mais pendant
quelques minutes, le cœur battit avec un son voilé. Cela toutefois ne
me tourmenta pas; on ne pouvait l'entendre à travers le mur. À la
longue, il cessa. Le vieux était mort. Je relevai le lit, et j'examinai
le corps. Oui, il était roide, roide mort. Je plaçai ma main sur le
cœur, et l'y maintins plusieurs minutes. Aucune pulsation. Il était
roide mort. Son œil désormais ne me tourmenterait plus.
Si vous persistez à me croire fou, cette croyance s'évanouira quand je
vous décrirai les sages précautions que j'employai pour dissimuler le
cadavre. La nuit avançait, et je travaillai vivement, mais en silence.
Je coupai la tête, puis les bras, puis les jambes.
Puis j'arrachai trois planches du parquet de la chambre, et je déposai
le tout entre les voliges. Puis je replaçai les feuilles si habilement,
si adroitement, qu'aucun œil humain—pas même _le sien_!—n'aurait pu y
découvrir quelque chose de louche. Il n'y avait rien à laver,—pas une
souillure,—pas une tache de sang. J'avais été trop bien avisé pour
cela. Un baquet avait tout absorbé,—ha! ha!
Quand j'eus fini tous ces travaux, il était quatre heures,—il faisait
toujours aussi noir qu'à minuit. Pendant que le timbre sonnait l'heure,
on frappa à la porte de la rue. Je descendis pour ouvrir, avec un cœur
léger,—car qu'avais-je à craindre _maintenant_? Trois hommes entrèrent
qui se présentèrent, avec une parfaite suavité, comme officiers de
police. Un cri avait été entendu par un voisin pendant la nuit; cela
avait éveillé le soupçon de quelque mauvais coup: une dénonciation avait
été transmise au bureau de police, et ces messieurs (les officiers)
avaient été envoyés pour visiter les lieux.
Je souris,—car qu'avais-je à craindre? Je souhaitai la bienvenue à ces
gentlemen.—Le cri, dis-je, c'était moi qui l'avais poussé dans un rêve.
Le vieux bonhomme, ajoutai-je, était en voyage dans le pays. Je promenai
mes visiteurs par toute la maison. Je les invitai à chercher, à _bien_
chercher. À la fin, je les conduisis dans _sa_ chambre. Je leur montrai
ses trésors, en parfaite sûreté, parfaitement en ordre. Dans
l'enthousiasme de ma confiance, j'apportai des sièges dans la chambre,
et les priai de s'y reposer de leur fatigue, tandis que moi-même, avec
la folle audace d'un triomphe parfait, j'installai ma propre chaise sur
l'endroit même qui recouvrait le corps de la victime.
Les officiers étaient satisfaits. Mes manières les avaient convaincus.
Je me sentais singulièrement à l'aise. Ils s'assirent, et ils causèrent
de choses familières auxquelles je répondis gaiement. Mais, au bout de
peu de temps, je sentis que je devenais pâle, et je souhaitai leur
départ. Ma tête me faisait mal, et il me semblait que les oreilles me
tintaient; mais ils restaient toujours assis, et toujours ils causaient.
Le tintement devint plus distinct;—il persista et devint encore plus
distinct; je bavardai plus abondamment pour me débarrasser de cette
sensation; mais elle tint bon et prit un caractère tout à fait
décidé,—tant qu'à la fin je découvris que le bruit n'était pas dans mes
oreilles.
Sans doute je devins alors très-pâle;—mais je bavardais encore plus
couramment et en haussant la voix. Le son augmentait toujours,—et que
pouvais-je faire? C'était _un bruit sourd, étouffé, fréquent,
ressemblant beaucoup à ce que ferait une montre enveloppée dans du
coton_. Je respirai laborieusement,—les officiels n'entendaient pas
encore. Je causai plus vite,—avec plus de véhémence; mais le bruit
croissait incessamment.—Je me levai, et je disputai sur des niaiseries,
dans un diapason très-élevé et avec une violente gesticulation; mais le
bruit montait, montait toujours.—Pourquoi ne _voulaient-ils pas_ s'en
aller?—J'arpentai çà et là le plancher lourdement et à grands pas,
comme exaspéré par les observations de mes contradicteurs;—mais le
bruit croissait régulièrement. Ô Dieu! que pouvais-je faire?
J'écumais,—je battais la campagne—je jurais! j'agitais la chaise sur
laquelle j'étais assis, et je la faisais crier sur le parquet; mais le
bruit dominait toujours, et croissait indéfiniment. Il devenait plus
fort,—plus fort!—toujours plus fort! Et toujours les hommes causaient,
plaisantaient et souriaient. Était-il possible qu'ils n'entendissent
pas? Dieu tout-puissant!—Non, non! Ils entendaient!—ils
soupçonnaient!—ils _savaient_,—ils se faisaient un amusement de mon
effroi!—je le crus, et je le crois encore. Mais n'importe quoi était
plus tolérable que cette dérision! Je ne pouvais pas supporter plus
longtemps ces hypocrites sourires! Je sentis qu'il fallait crier ou
mourir!—et maintenant encore, l'entendez-vous?—écoutez! plus
haut!—plus haut!—toujours plus haut!—_toujours plus haut!_
Misérables!—m'écriai-je,—ne dissimulez pas plus longtemps! J'avoue la
chose!—arrachez ces planches! c'est là! c'est là!—, c'est le battement
de son affreux cœur!
BÉRÉNICE
_Dicebant mihi sodales, si sepulchrum amicoe visitarem, curas meas
aliquaritulum fore levatas._
EBN ZAIAT.
Le malheur est divers. La misère sur terre est multiforme. Dominant le
vaste horizon comme l'arc-en-ciel, ses couleurs sont aussi
variées,—aussi distinctes, et toutefois aussi intimement fondues.
Dominant le vaste horizon comme l'arc-en-ciel! Comment d'un exemple de
beauté ai-je pu tirer un type de laideur? du signe d'alliance et de paix
une similitude de la douleur? Mais comme, en éthique, le mal est la
conséquence du bien, de même, dans la réalité, c'est de la joie qu'est
direct; des prostituées de toute sorte et de _tout
âge_,—l'incontestable beauté dans la primeur de sa féminéité, faisant
rêver de la statue de Lucien dont la surface était de marbre de Paros,
et l'intérieur rempli d'ordures,—la lépreuse en haillons, dégoûtante et
absolument déchue,—la vieille sorcière, ridée, peinte, plâtrée, chargée
de bijouterie, faisant un dernier effort vers la jeunesse,—la pure
enfant à la forme non mûre, mais déjà façonnée par une longue
camaraderie aux épouvantables coquetteries de son commerce, et brûlant
de l'ambition dévorante d'être rangée au niveau de ses aînées dans le
vice; des ivrognes innombrables et indescriptibles, ceux-ci déguenillés,
chancelants, désarticulés, avec le visage meurtri et les yeux
ternes,—ceux-là avec leurs vêtements entiers, mais sales, une crânerie
légèrement vacillante, de grosses lèvres sensuelles, des faces
rubicondes et sincères,—d'autres vêtus d'étoffes qui jadis avaient été
bonnes, et qui maintenant encore étaient scrupuleusement brossées,—des
hommes qui marchaient d'un pas plus ferme et plus élastique que nature,
mais dont les physionomies étaient terriblement pâles, les yeux
atrocement effarés et rouges, et qui, tout en allant à grands pas à
travers la foule, agrippaient avec des doigts tremblants tous les objets
qui se trouvaient à leur portée; et puis des pâtissiers, des
commissionnaires, des porteurs de charbon, des ramoneurs; des joueurs
d'orgue, des montreurs de singes, des marchands de chansons, ceux qui
vendaient avec ceux qui chantaient; des artisans déguenillés et des
travailleurs de toutes sortes épuisés à la peine,—et tous pleins d'une
activité bruyante et désordonnée qui affligeait l'oreille par ses
discordances et apportait à l'œil une sensation douloureuse.
À mesure que la nuit devenait plus profonde, l'intérêt de la scène
s'approfondissait aussi pour moi; car non-seulement le caractère général
de la foule était altéré (ses traits les plus nobles s'effaçant avec la
retraite graduelle de la partie la plus sage de la population, et les
plus grossiers venant plus vigoureusement en relief, à mesure que
l'heure plus avancée tirait chaque espèce d'infamie de sa tanière), mais
les rayons des becs de gaz, faibles d'abord quand ils luttaient avec le
jour mourant, avaient maintenant pris le dessus et jetaient sur toutes
choses une lumière étincelante et agitée. Tout était noir, mais
éclatant—comme cette ébène à laquelle on a comparé le style de
Tertullien.
Les étranges effets de la lumière me forcèrent à examiner les figures
des individus; et, bien que la rapidité avec laquelle ce monde de
lumière fuyait devant la fenêtre m'empêchât de jeter plus d'un coup
d'œil sur chaque visage, il me semblait toutefois que, grâce à ma
singulière disposition morale, je pouvais souvent lire dans ce bref
intervalle d'un coup d'œil l'histoire de longues années.
Le front collé à la vitre, j'étais ainsi occupé à examiner la foule,
quand soudainement apparut une physionomie (celle d'un vieux homme
décrépit de soixante-cinq à soixante-dix ans),—une physionomie qui tout
d'abord arrêta et absorba toute mon attention, en raison de l'absolue
idiosyncrasie de son expression. Jusqu'alors je n'avais jamais rien vu
qui ressemblât à cette expression, même à un degré très-éloigné. Je me
rappelle bien que ma première pensée, en le voyant, fut que Retzch, s'il
l'avait contemplé, l'aurait grandement préféré aux figures dans
lesquelles il a essayé d'incarner le démon. Comme je tâchais, durant le
court instant de mon premier coup d'œil, de former une analyse
quelconque du sentiment général qui m'était communiqué, je sentis
s'élever confusément et paradoxalement dans mon esprit les idées de
vaste intelligence, de circonspection, de lésinerie, de cupidité, de
sang-froid, de méchanceté, de soif sanguinaire, de triomphe,
d'allégresse, d'excessive terreur, d'intense et suprême désespoir. Je me
sentis singulièrement éveillé, saisi, fasciné.—Quelle étrange histoire,
me dis-je à moi-même, est écrite dans cette poitrine!—Il me vint alors
un désir ardent de ne pas perdre l'homme de vue,—d'en savoir plus long
sur lui. Je mis précipitamment mon paletot, je saisis mon chapeau et ma
canne, je me jetai dans la rue, et me poussai à travers la foule dans la
direction que je lui avais vu prendre; car il avait déjà disparu. Avec
un peu de difficulté je parvins enfin à le découvrir, je m'approchai de
lui et le suivis de très-près, mais avec de grandes précautions, de
manière à ne pas attirer son attention.
Je pouvais maintenant étudier commodément sa personne. Il était de
petite taille, très-maigre et très-faible en apparence. Ses habits
étaient sales et déchirés; mais, comme il passait de temps à autre dans
le feu éclatant d'un candélabre, je m'aperçus que son linge, quoique
sale, était d'une belle qualité; et, si mes yeux ne m'ont pas abusé, à
travers une déchirure du manteau, évidemment acheté d'occasion, dont il
était soigneusement enveloppé, j'entrevis la lueur d'un diamant et d'un
poignard. Ces observations surexcitèrent ma curiosité, et je résolus de
suivre l'inconnu partout où il lui plairait d'aller.
Il faisait maintenant tout à fait nuit, et un brouillard humide et épais
s'abattait sur la ville, qui bientôt se résolut en une pluie lourde et
continue. Ce changement de temps eut un effet bizarre sur la foule, qui
fut agitée tout entière d'un nouveau mouvement, et se déroba sous un
monde de parapluies. L'ondulation, le coudoiement, le brouhaha,
devinrent dix fois plus forts. Pour ma part, je ne m'inquiétai pas
beaucoup de la pluie,—j'avais encore dans le sang une vieille fièvre
aux aguets, pour qui l'humidité était une dangereuse volupté. Je nouai
un mouchoir autour de ma bouche, et je tins bon. Pendant une demi-heure,
le vieux homme se fraya son chemin avec difficulté à travers la grande
artère, et je marchais presque sur ses talons dans la crainte de le
perdre de vue. Comme il ne tournait jamais la tête pour regarder
derrière lui, il ne fit pas attention à moi. Bientôt il se jeta dans une
rue traversière, qui, bien que remplie de monde, n'était pas aussi
encombrée que la principale qu'il venait de quitter. Ici, il se fit un
changement évident dans son allure. Il marcha plus lentement, avec moins
de décision que tout à l'heure,—avec plus d'hésitation. Il traversa et
retraversa la rue fréquemment, sans but apparent; et la foule était si
épaisse, qu'à chaque nouveau mouvement j'étais obligé de le suivre de
très-près. C'était une rue étroite et longue, et la promenade qu'il y
fit dura près d'une heure, pendant laquelle la multitude des passants se
réduisit graduellement à la quantité de gens qu'on voit ordinairement à
Broadway, près du parc, vers midi,—tant est grande la différence entre
une foule de Londres et celle de la cité américaine la plus populeuse.
Un second crochet nous jeta sur une place brillamment éclairée et
débordante de vie. La première _manière_ de l'inconnu reparut. Son
menton tomba sur sa poitrine, et ses yeux roulèrent étrangement sous ses
sourcils froncés, dans tous les sens, vers tous ceux qui
l'enveloppaient. Il pressa le pas, régulièrement, sans interruption. Je
m'aperçus toutefois avec surprise, quand il eut fait le tour de la
place, qu'il retournait sur ses pas. Je fus encore bien plus étonné de
lui voir recommencer la même promenade plusieurs fois;—une fois, comme
il tournait avec un mouvement brusque, je faillis être découvert.
À cet exercice il dépensa encore une heure, à la fin de laquelle nous
fûmes beaucoup moins empêchés par les passants qu'au commencement. La
pluie tombait dru, l'air devenait froid, et chacun rentrait chez soi.
Avec un geste d'impatience, l'homme errant passa dans une rue obscure,
comparativement déserte. Tout le long de celle-ci, un quart de mille à
peu près, il courut avec une agilité que je n'aurais jamais soupçonnée
dans un être aussi vieux,—une agilité telle que j'eus beaucoup de peine
à le suivre. En quelques minutes, nous débouchâmes sur un vaste et
tumultueux bazar. L'inconnu avait l'air parfaitement au courant des
localités, et il reprit une fois encore son allure primitive, se frayant
un chemin çà et là, sans but, parmi la foule des acheteurs et des
vendeurs.
Pendant une heure et demie, à peu près, que nous passâmes dans cet
endroit, il me fallut beaucoup de prudence pour ne pas le perdre de vue
sans attirer son attention. Par bonheur, je portais des claques en
caoutchouc, et je pouvais aller et venir sans faire le moindre bruit. Il
ne s'aperçut pas un seul instant qu'il était épié. Il entrait
successivement dans toutes les boutiques, ne marchandait rien, ne disait
pas un mot, et jetait sur tous les objets un regard fixe, effaré, vide.
J'étais maintenant prodigieusement étonné de sa conduite, et je pris la
ferme résolution de ne pas le quitter avant d'avoir satisfait en quelque
façon ma curiosité à son égard.
Une horloge au timbre éclatant sonna onze heures, et tout le monde
désertait le bazar en grande hâte. Un boutiquier, en fermant un volet,
coudoya le vieux homme, et à l'instant même je vis un violent frisson
parcourir tout son corps. Il se précipita dans la rue, regarda un
instant avec anxiété autour de lui, puis fila avec une incroyable
vélocité à travers plusieurs ruelles tortueuses et désertes, jusqu'à ce
que nous aboutîmes de nouveau à la grande rue d'où nous étions
partis,—la rue de l'Hôtel D... Cependant elle n'avait plus le même
aspect. Elle était toujours brillante de gaz; mais la pluie tombait
furieusement, et l'on n'apercevait que de rares passants. L'inconnu
pâlit. Il fit quelques pas d'un air morne dans l'avenue naguère
populeuse; puis, avec un profond soupir, il tourna dans la direction de
la rivière, et, se plongeant à travers un labyrinthe de chemins
détournés, arriva enfin devant un des principaux théâtres. On était au
moment de le fermer, et le public s'écoulait par les portes. Je vis le
vieux homme ouvrir la bouche, comme pour respirer, et se jeter parmi la
foule; mais il me sembla que l'angoisse profonde de sa physionomie était
en quelque sorte calmée. Sa tête tomba de nouveau sur sa poitrine; il
apparut tel que je l'avais vu la première fois. Je remarquai qu'il se
dirigeait maintenant du même côté que la plus grande partie du
public,—mais, en somme, il m'était impossible de rien comprendre à sa
bizarre obstination.
Pendant qu'il marchait, le public se disséminait; son malaise et ses
premières hésitations le reprirent. Pendant quelque temps, il suivit de
très-près un groupe de dix ou douze tapageurs; peu à peu, un à un, le
nombre s'éclaircit et se réduisit à trois individus qui restèrent
ensemble, dans une ruelle étroite, obscure et peu fréquentée. L'inconnu
fit une pause, et pendant un moment parut se perdre dans ses réflexions;
puis, avec une agitation très-marquée, il enfila rapidement une route
qui nous conduisit à l'extrémité de la ville, dans des régions bien
différentes de celles que nous avions traversées jusqu'à présent.
C'était le quartier le plus malsain de Londres, où chaque chose porte
l'affreuse empreinte de la plus déplorable pauvreté et du vice
incurable. À la lueur accidentelle d'un sombre réverbère, on apercevait
des maisons de bois, hautes, antiques, vermoulues, menaçant ruine, et
dans de si nombreuses et si capricieuses directions qu'à peine
pouvait-on deviner au milieu d'elles l'apparence d'un passage. Les pavés
étaient éparpillés à l'aventure, repoussés de leurs alvéoles par le
gazon victorieux. Une horrible saleté croupissait dans les ruisseaux
obstrués. Toute l'atmosphère regorgeait de désolation. Cependant, comme
nous avancions, les bruits de la vie humaine se ravivèrent clairement et
par degrés; et enfin de vastes bandes d'hommes, les plus infâmes parmi
la populace de Londres, se montrèrent, oscillantes çà et là. Le vieux
homme sentit de nouveau palpiter ses esprits, comme une lampe qui est
près de son agonie. Une fois encore il s'élança en avant d'un pas
élastique. Tout à coup, nous tournâmes un coin; une lumière flamboyante
éclata à notre vue, et nous nous trouvâmes devant un des énormes temples
suburbains de l'Intempérance,—un des palais du démon Gin.
C'était presque le point du jour; mais une foule de misérables ivrognes
se pressaient encore en dedans et en dehors de la fastueuse porte.
Presque avec un cri de joie, le vieux homme se fraya un passage au
milieu, reprit sa physionomie primitive, et se mit à arpenter la cohue
dans tous les sens, sans but apparent. Toutefois il n'y avait pas
longtemps qu'il se livrait à cet exercice, quand un grand mouvement dans
les portes témoigna que l'hôte allait les fermer en raison de l'heure.
Ce que j'observai sur la physionomie du singulier être que j'épiais si
opiniâtrement fut quelque chose de plus intense que le désespoir.
Cependant il n'hésita pas dans sa carrière, mais, avec une énergie
folle, il revint tout à coup sur ses pas, au cœur du puissant Londres.
Il courut vite et longtemps, et toujours je le suivais avec un
effroyable étonnement, résolu à ne pas lâcher une recherche dans
laquelle j'éprouvais un intérêt qui m'absorbait tout entier. Le soleil
se leva pendant que nous poursuivions notre course, et quand nous eûmes
une fois encore atteint le rendez-vous commercial de la populeuse cité,
la rue de l'Hôtel D..., celle-ci présentait un aspect d'activité et de
mouvement humains presque égal à ce que j'avais vu dans la soirée
précédente. Et là encore, au milieu de la confusion toujours croissante,
longtemps je persistai dans ma poursuite de l'inconnu. Mais, comme
d'ordinaire, il allait et venait, et de la journée entière il ne sortit
pas du tourbillon de cette rue. Et comme les ombres du second soir
approchaient, je me sentais brisé jusqu'à la mort, et, m'arrêtant tout
droit devant l'homme errant, je le regardai intrépidement en face. Il ne
fit pas attention à moi, mais reprit sa solennelle promenade, pendant
que, renonçant à le poursuivre, je restais absorbé dans cette
contemplation.
—Ce vieux homme,—me dis-je à la longue,—est le type et le génie du
crime profond. Il refuse d'être seul. _Il est l'homme des foules._ Il
serait vain de le suivre; car je n'apprendrai rien de plus de lui ni de
ses actions. Le pire cœur du monde est un livre plus rebutant que le
_Hortulus animae_[2], et peut-être est-ce une des grandes
miséricordes de Dieu que es loesst sich nicht lesen_,—qu'il ne se
laisse pas lire.
LE CŒuR RÉVÉLATEUR
Vrai!—je suis très-nerveux, épouvantablement nerveux,—je l'ai toujours
été; mais pourquoi prétendez-vous que je suis fou? La maladie a aiguisé
mes sens,—elle ne les a pas détruits,—elle ne les a pas émoussés. Plus
que tous les autres, j'avais le sens de l'ouïe très-fin. J'ai entendu
toutes choses du ciel et de la terre. J'ai entendu bien des choses de
l'enfer. Comment donc suis-je fou? Attention! Et observez avec quelle
santé,—avec quel calme je puis vous raconter toute l'histoire.
Il est impossible de dire comment l'idée entra primitivement dans ma
cervelle; mais, une fois conçue, elle me hanta nuit et jour. D'objet, il
n'y en avait pas. La passion n'y était pour rien. J'aimais le vieux
bonhomme. Il ne m'avait jamais fait de mal. Il ne m'avait jamais
insulté. De son or je n'avais aucune envie. Je crois que c'était son
œil! oui, c'était cela! Un de ses yeux ressemblait à celui d'un
vautour,—un œil bleu pâle, avec une taie dessus. Chaque fois que cet
œil tombait sur moi, mon sang se glaçait; et ainsi, lentement,—par
degrés,—je me mis en tête d'arracher la vie du vieillard, et par ce
moyen de me délivrer de l'œil à tout jamais.
Maintenant, voici le hic! Vous me croyez fou. Les fous ne savent rien de
rien. Mais si vous m'aviez vu! Si vous aviez vu avec quelle sagesse je
procédai!—avec quelle précaution—avec quelle prévoyance,—avec quelle
dissimulation je me mis à l'œuvre! Je ne fus jamais plus aimable pour
le vieux que pendant la semaine entière qui précéda le meurtre. Et,
chaque nuit, vers minuit, je tournais le loquet de sa porte, et je
l'ouvrais,—oh! si doucement! Et alors, quand je l'avais sûrement
entrebâillée pour ma tête, j'introduisais une lanterne sourde, bien
fermée, bien fermée, ne laissant filtrer aucune lumière; puis je passais
la tête. Oh! vous auriez ri de voir avec quelle adresse je passais ma
tête! Je la mouvais lentement,—très, très-lentement,—de manière à ne
pas troubler le sommeil du vieillard. Il me fallait bien une heure pour
introduire toute ma tête à travers l'ouverture, assez avant pour le voir
couché sur son lit. Ah! un fou aurait-il été aussi prudent?—Et alors,
quand ma tête était bien dans la chambre, j'ouvrais la lanterne avec
précaution,—oh! avec quelle précaution, avec quelle précaution!—car la
charnière criait.—Je l'ouvrais juste pour qu'un filet imperceptible de
lumière tombât sur l'œil de vautour. Et cela, je l'ai fait pendant sept
longues nuits,—chaque nuit juste à minuit;—mais je trouvai toujours
l'œil fermé;—et ainsi il me fut impossible d'accomplir l'œuvre; car
ce n'était pas le vieux homme qui me vexait, mais son mauvais œil. Et,
chaque matin, quand le jour paraissait, j'entrais hardiment dans sa
chambre, je lui parlais courageusement, l'appelant par son nom d'un ton
cordial et m'informant comment il avait passé la nuit. Ainsi, vous voyez
qu'il eût été un vieillard bien profond, en vérité, s'il avait soupçonné
que, chaque nuit, juste à minuit, je l'examinais pendant son sommeil.
La huitième nuit, je mis encore plus de précaution à ouvrir la porte. La
petite aiguille d'une montre se meut plus vite que ne faisait ma main.
Jamais, avant cette nuit, je n'avais senti toute l'étendue de mes
facultés,—de ma sagacité. Je pouvais à peine contenir mes sensations de
triomphe. Penser que j'étais là, ouvrant la porte, petit à petit, et
qu'il ne rêvait même pas de mes actions ou de mes pensées secrètes! À
cette idée, je lâchai un petit rire; et peut-être l'entendit-il, car il
remua soudainement sur son lit comme s'il se réveillait. Maintenant,
vous croyez peut-être que je me retirai,—mais non. Sa chambre était
aussi noire que de la poix, tant les ténèbres étaient épaisses,—car les
volets étaient soigneusement fermés, de crainte des voleurs,—et,
sachant qu'il ne pouvait pas voir l'entrebâillement de la porte, je
continuai à la pousser davantage, toujours davantage.
J'avais passé ma tête, et j'étais au moment d'ouvrir la lanterne, quand
mon pouce glissa sur la fermeture de fer-blanc, et le vieux homme se
dressa sur son lit, criant:—Qui est là?
Je restai complètement immobile et ne dis rien. Pendant une heure
entière, je ne remuai pas un muscle, et pendant tout ce temps je ne
l'entendis pas se recoucher. Il était toujours sur son séant, aux
écoutes;—juste comme j'avais fait pendant des nuits entières, écoutant
les horloges-de-mort dans le mur.
Mais voilà que j'entendis un faible gémissement, et je reconnus que
c'était le gémissement d'une terreur mortelle. Ce n'était pas un
gémissement de douleur ou de chagrin;—oh! non,—c'était le bruit sourd
et étouffé qui s'élève du fond d'une âme surchargée d'effroi. Je
connaissais bien ce bruit. Bien des nuits, à minuit juste, pendant que
le monde entier dormait, il avait jailli de mon propre sein, creusant
avec son terrible écho les terreurs qui me travaillaient. Je dis que je
le connaissais bien. Je savais ce qu'éprouvait le vieux homme, et
j'avais pitié de lui, quoique j'eusse le rire dans le cœur. Je savais
qu'il était resté éveillé, depuis le premier petit bruit, quand il
s'était retourné dans son lit. Ses craintes avaient toujours été
grossissant. Il avait tâché de se persuader qu'elles étaient sans cause,
mais il n'avait pas pu. Il s'était dit à lui-même:—Ce n'est rien, que
le vent dans la cheminée;—ce n'est qu'une souris qui traverse le
parquet;—ou: c'est simplement un grillon qui a poussé son cri.—Oui, il
s'est efforcé de se fortifier avec ces hypothèses; mais tout cela a été
vain. _Tout a été vain_, parce que la Mort qui s'approchait avait passé
devant lui avec sa grande ombre noire, et qu'elle avait ainsi enveloppé
sa victime. Et c'était l'influence funèbre de l'ombre inaperçue qui lui
faisait sentir,—quoiqu'il ne vît et n'entendît rien,—qui lui faisait
_sentir_ la présence de ma tête dans la chambre.
Quand j'eus attendu un long temps très-patiemment, sans l'entendre se
recoucher, je me résolus à entrouvrir un peu la lanterne,—mais si peu,
si peu que rien. Je l'ouvris donc,—si furtivement, si furtivement que
vous ne sauriez imaginer,—jusqu'à ce qu'enfin un seul rayon pâle, comme
un fil d'araignée, s'élançât de la fente et s'abattît sur l'œil de
vautour.
Il était ouvert,—tout grand ouvert,—et j'entrai en fureur aussitôt que
je l'eus regardé. Je le vis avec une parfaite netteté,—tout entier d'un
bleu terne et recouvert d'un voile hideux qui glaçait la moelle dans mes
os; mais je ne pouvais voir que cela de la face ou de la personne du
vieillard; car j'avais dirigé le rayon, comme par instinct, précisément
sur la place maudite.
Et maintenant, ne vous ai-je pas dit que ce que vous preniez pour de la
folie n'est qu'une hyperacuité des sens?—Maintenant, je vous le dis, un
bruit sourd, étouffé, fréquent vint à mes oreilles, semblable à celui
que fait une montre enveloppée dans du coton. Ce _son-là_, je le
reconnus bien aussi. C'était le battement du cœur du vieux. Il accrut
ma fureur, comme le battement du tambour exaspère le courage du soldat.
Mais je me contins encore, et je restai sans bouger. Je respirais à
peine. Je tenais la lanterne immobile. Je m'appliquais à maintenir le
rayon droit sur l'œil. En même temps, la charge infernale du cœur
battait plus fort; elle devenait de plus en plus précipitée, et à chaque
instant de plus en plus haute. La terreur du vieillard _devait_ être
extrême! Ce battement, dis-je, devenait de plus en plus fort à chaque
minute!—Me suivez-vous bien? Je vous ai dit que j'étais nerveux; je le
suis en effet. Et maintenant, au plein cœur de la nuit, parmi le
silence redoutable de cette vieille maison, un si étrange bruit jeta en
moi une terreur irrésistible. Pendant quelques minutes encore je me
contins et restai calme. Mais le battement devenait toujours plus fort,
toujours plus fort! Je croyais que le cœur allait crever. Et voilà
qu'une nouvelle angoisse s'empara de moi:—le bruit pouvait être entendu
par un voisin! L'heure du vieillard était venue! Avec un grand hurlement
j'ouvris brusquement la lanterne et m'élançai dans la chambre. Il ne
poussa qu'un cri,—un seul. En un instant, je le précipitai sur le
parquet, et je renversai sur lui tout le poids écrasant du lit. Alors je
souris avec bonheur voyant ma besogne fort avancée. Mais pendant
quelques minutes, le cœur battit avec un son voilé. Cela toutefois ne
me tourmenta pas; on ne pouvait l'entendre à travers le mur. À la
longue, il cessa. Le vieux était mort. Je relevai le lit, et j'examinai
le corps. Oui, il était roide, roide mort. Je plaçai ma main sur le
cœur, et l'y maintins plusieurs minutes. Aucune pulsation. Il était
roide mort. Son œil désormais ne me tourmenterait plus.
Si vous persistez à me croire fou, cette croyance s'évanouira quand je
vous décrirai les sages précautions que j'employai pour dissimuler le
cadavre. La nuit avançait, et je travaillai vivement, mais en silence.
Je coupai la tête, puis les bras, puis les jambes.
Puis j'arrachai trois planches du parquet de la chambre, et je déposai
le tout entre les voliges. Puis je replaçai les feuilles si habilement,
si adroitement, qu'aucun œil humain—pas même _le sien_!—n'aurait pu y
découvrir quelque chose de louche. Il n'y avait rien à laver,—pas une
souillure,—pas une tache de sang. J'avais été trop bien avisé pour
cela. Un baquet avait tout absorbé,—ha! ha!
Quand j'eus fini tous ces travaux, il était quatre heures,—il faisait
toujours aussi noir qu'à minuit. Pendant que le timbre sonnait l'heure,
on frappa à la porte de la rue. Je descendis pour ouvrir, avec un cœur
léger,—car qu'avais-je à craindre _maintenant_? Trois hommes entrèrent
qui se présentèrent, avec une parfaite suavité, comme officiers de
police. Un cri avait été entendu par un voisin pendant la nuit; cela
avait éveillé le soupçon de quelque mauvais coup: une dénonciation avait
été transmise au bureau de police, et ces messieurs (les officiers)
avaient été envoyés pour visiter les lieux.
Je souris,—car qu'avais-je à craindre? Je souhaitai la bienvenue à ces
gentlemen.—Le cri, dis-je, c'était moi qui l'avais poussé dans un rêve.
Le vieux bonhomme, ajoutai-je, était en voyage dans le pays. Je promenai
mes visiteurs par toute la maison. Je les invitai à chercher, à _bien_
chercher. À la fin, je les conduisis dans _sa_ chambre. Je leur montrai
ses trésors, en parfaite sûreté, parfaitement en ordre. Dans
l'enthousiasme de ma confiance, j'apportai des sièges dans la chambre,
et les priai de s'y reposer de leur fatigue, tandis que moi-même, avec
la folle audace d'un triomphe parfait, j'installai ma propre chaise sur
l'endroit même qui recouvrait le corps de la victime.
Les officiers étaient satisfaits. Mes manières les avaient convaincus.
Je me sentais singulièrement à l'aise. Ils s'assirent, et ils causèrent
de choses familières auxquelles je répondis gaiement. Mais, au bout de
peu de temps, je sentis que je devenais pâle, et je souhaitai leur
départ. Ma tête me faisait mal, et il me semblait que les oreilles me
tintaient; mais ils restaient toujours assis, et toujours ils causaient.
Le tintement devint plus distinct;—il persista et devint encore plus
distinct; je bavardai plus abondamment pour me débarrasser de cette
sensation; mais elle tint bon et prit un caractère tout à fait
décidé,—tant qu'à la fin je découvris que le bruit n'était pas dans mes
oreilles.
Sans doute je devins alors très-pâle;—mais je bavardais encore plus
couramment et en haussant la voix. Le son augmentait toujours,—et que
pouvais-je faire? C'était _un bruit sourd, étouffé, fréquent,
ressemblant beaucoup à ce que ferait une montre enveloppée dans du
coton_. Je respirai laborieusement,—les officiels n'entendaient pas
encore. Je causai plus vite,—avec plus de véhémence; mais le bruit
croissait incessamment.—Je me levai, et je disputai sur des niaiseries,
dans un diapason très-élevé et avec une violente gesticulation; mais le
bruit montait, montait toujours.—Pourquoi ne _voulaient-ils pas_ s'en
aller?—J'arpentai çà et là le plancher lourdement et à grands pas,
comme exaspéré par les observations de mes contradicteurs;—mais le
bruit croissait régulièrement. Ô Dieu! que pouvais-je faire?
J'écumais,—je battais la campagne—je jurais! j'agitais la chaise sur
laquelle j'étais assis, et je la faisais crier sur le parquet; mais le
bruit dominait toujours, et croissait indéfiniment. Il devenait plus
fort,—plus fort!—toujours plus fort! Et toujours les hommes causaient,
plaisantaient et souriaient. Était-il possible qu'ils n'entendissent
pas? Dieu tout-puissant!—Non, non! Ils entendaient!—ils
soupçonnaient!—ils _savaient_,—ils se faisaient un amusement de mon
effroi!—je le crus, et je le crois encore. Mais n'importe quoi était
plus tolérable que cette dérision! Je ne pouvais pas supporter plus
longtemps ces hypocrites sourires! Je sentis qu'il fallait crier ou
mourir!—et maintenant encore, l'entendez-vous?—écoutez! plus
haut!—plus haut!—toujours plus haut!—_toujours plus haut!_
Misérables!—m'écriai-je,—ne dissimulez pas plus longtemps! J'avoue la
chose!—arrachez ces planches! c'est là! c'est là!—, c'est le battement
de son affreux cœur!
BÉRÉNICE
_Dicebant mihi sodales, si sepulchrum amicoe visitarem, curas meas
aliquaritulum fore levatas._
EBN ZAIAT.
Le malheur est divers. La misère sur terre est multiforme. Dominant le
vaste horizon comme l'arc-en-ciel, ses couleurs sont aussi
variées,—aussi distinctes, et toutefois aussi intimement fondues.
Dominant le vaste horizon comme l'arc-en-ciel! Comment d'un exemple de
beauté ai-je pu tirer un type de laideur? du signe d'alliance et de paix
une similitude de la douleur? Mais comme, en éthique, le mal est la
conséquence du bien, de même, dans la réalité, c'est de la joie qu'est
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