Nouvelles histoires extraordinaires - 05

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et, par-dessus tout, le caractère, le ton, la _clef_ de ces quelques
syllabes, simples, familières, et toutefois mystérieusement
_chuchotées_, qui vinrent, avec mille souvenirs accumulés des jours
passés, s'abattre sur mon âme, comme une décharge de pile voltaïque.
Avant que j'eusse pu recouvrer mes sens, il avait disparu.
Quoique cet événement eût à coup sûr produit un effet très-vif sur mon
imagination déréglée, cependant cet effet, si vif, alla bientôt
s'évanouissant. Pendant plusieurs semaines, à la vérité, tantôt je me
livrai à l'investigation la plus sérieuse, tantôt je restai enveloppé
d'un nuage de méditation morbide. Je n'essayai pas de me dissimuler
l'identité du singulier individu qui s'immisçait si opiniâtrement dans
mes affaires et me fatiguait de ses conseils officieux. Mais qui était,
mais qu'était ce Wilson?—Et d'où venait-il?—Et quel était son but? Sur
aucun de ces points je ne pus me satisfaire;—je constatai seulement,
relativement à lui, qu'un accident soudain dans sa famille lui avait
fait quitter l'école du docteur Bransby dans l'après-midi du jour où je
m'étais enfui. Mais après un certain temps, je cessai d'y rêver, et mon
attention fut tout absorbée par un départ projeté pour Oxford. Là, j'en
vins bientôt,—la vanité prodigue de mes parents me permettant de mener
un train coûteux et de me livrer à mon gré au luxe déjà si cher à mon
cœur,—à rivaliser en prodigalités avec les plus superbes héritiers des
plus riches comtés de la Grande-Bretagne.
Encouragé au vice par de pareils moyens, ma nature éclata avec une
ardeur double, et, dans le fol enivrement de mes débauches, je foulai
aux pieds les vulgaires entraves de la décence. Mais il serait absurde
de m'appesantir sur le détail de mes extravagances. Il suffira de dire
que je dépassai Hérode en dissipations, et que, donnant un nom à une
multitude de folies nouvelles, j'ajoutai un copieux appendice au long
catalogue des vices qui régnaient alors dans l'université la plus
dissolue de l'Europe.
Il paraîtra difficile à croire que je fusse tellement déchu du rang de
gentilhomme, que je cherchasse à me familiariser avec les artifices les
plus vils du joueur de profession, et, devenu un adepte de cette science
misérable, que je la pratiquasse habituellement comme moyen d'accroître
mon revenu, déjà énorme, aux dépens de ceux de mes camarades dont
l'esprit était le plus faible. Et cependant tel était le fait. Et
l'énormité même de cet attentat contre tous les sentiments de dignité et
d'honneur était évidemment la principale, sinon la seule raison de mon
impunité. Qui donc, parmi mes camarades les plus dépravés, n'aurait pas
contredit le plus clair témoignage de ses sens, plutôt que de soupçonner
d'une pareille conduite le joyeux, le franc, le généreux William
Wilson,—le plus noble et le plus libéral compagnon d'Oxford,—celui
dont les folies, disaient ses parasites, n'étaient que les folies d'une
jeunesse et d'une imagination sans frein,—dont les erreurs n'étaient
que d'inimitables caprices,—les vices les plus noirs, une insoucieuse
et superbe extravagance?
J'avais déjà rempli deux années de cette joyeuse façon, quand arriva à
l'université un jeune homme de fraîche noblesse,—un nommé
Glendinning,—riche, disait la voix publique, comme Hérodès Atticus, et
à qui sa richesse n'avait pas coûté plus de peine. Je découvris bien
vite qu'il était d'une intelligence faible, et naturellement je le
marquai comme une excellente victime de mes talents. Je l'engageai
fréquemment à jouer, et m'appliquai, avec la ruse habituelle du joueur,
à lui laisser gagner des sommes considérables, pour l'enlacer plus
efficacement dans mes filets. Enfin mon plan étant bien mûri, je me
rencontrai avec lui,—dans l'intention bien arrêtée d'en finir,—chez un
de nos camarades, M. Preston, également lié avec nous deux, mais
qui,—je dois lui rendre cette justice,—n'avait pas le moindre soupçon
de mon dessein. Pour donner à tout cela une meilleure couleur, j'avais
eu soin d'inviter une société de huit ou dix personnes, et je m'étais
particulièrement appliqué à ce que l'introduction des cartes parût tout
à fait accidentelle, et n'eût lieu que sur la proposition de la dupe que
j'avais en vue. Pour abréger en un sujet aussi vil, je ne négligeai
aucune des basses finesses, si banalement pratiquées en pareille
occasion, que c'est merveille qu'il y ait toujours des gens assez sots
pour en être les victimes.
Nous avions prolongé notre veillée assez avant dans la nuit, quand
j'opérai enfin de manière à prendre Glendinning pour mon unique
adversaire. Le jeu était mon jeu favori, l'écarté. Les autres personnes
de la société, intéressées par les proportions grandioses de notre jeu,
avaient laissé leurs cartes et faisaient galerie autour de nous. Notre
parvenu, que j'avais adroitement poussé dans la première partie de la
soirée à boire richement, mêlait, donnait et jouait d'une manière
étrangement nerveuse, dans laquelle son ivresse, pensais-je, était pour
quelque chose, mais qu'elle n'expliquait pas entièrement. En très-peu de
temps il était devenu mon débiteur pour une forte somme, quand, ayant
avalé une longue rasade d'oporto, il fit juste ce que j'avais froidement
prévu,—il proposa de doubler notre enjeu, déjà fort extravagant. Avec
une heureuse affectation de résistance, et seulement après que mon refus
réitéré l'eût entraîné à des paroles aigres qui donnèrent à mon
consentement l'apparence d'une pique, finalement je m'exécutai. Le
résultat fut ce qu'il devait être: la proie s'était complètement
empêtrée dans mes filets; en moins d'une heure, il avait quadruplé sa
dette. Depuis quelque temps, sa physionomie avait perdu le teint fleuri
que lui prêtait le vin; mais alors, je m'aperçus avec étonnement qu'elle
était arrivée à une pâleur vraiment terrible. Je dis: avec étonnement;
car j'avais pris sur Glendinning de soigneuses informations; on me
l'avait représenté comme immensément riche, et les sommes qu'il avait
perdues jusqu'ici, quoique réellement fortes, ne pouvaient pas,—je le
supposais du moins,—le tracasser très-sérieusement, encore moins
l'affecter d'une manière aussi violente. L'idée qui se présenta le plus
naturellement à mon esprit fut qu'il était bouleversé par le vin qu'il
venait de boire; et dans le but de sauvegarder mon caractère aux yeux de
mes camarades, plutôt que par un motif de désintéressement, j'allais
insister péremptoirement pour interrompre le jeu, quand quelques mots
prononcés à côté de moi parmi les personnes présentes, et une
exclamation de Glendinning qui témoignait du plus complet désespoir, me
firent comprendre que j'avais opéré sa ruine totale, dans des conditions
qui avaient fait de lui un objet de pitié pour tous, et l'auraient
protégé même contre les mauvais offices d'un démon.
Quelle conduite eussé-je adoptée dans cette circonstance, il me serait
difficile de le dire. La déplorable situation de ma dupe avait jeté sur
tout le monde un air de gêne et de tristesse; et il régna un silence
profond de quelques minutes, pendant lequel je sentais en dépit de moi
mes joues fourmiller sous les regards brûlants de mépris et de reproche
que m'adressaient les moins endurcis de la société. J'avouerai même que
mon cœur se trouva momentanément déchargé d'un intolérable poids
d'angoisse par la soudaine et extraordinaire interruption qui suivit.
Les lourds battants de la porte de la chambre s'ouvrirent tout grands,
d'un seul coup, avec une impétuosité si vigoureuse et si violente que
toutes les bougies s'éteignirent comme par enchantement. Mais la lumière
mourante me permit d'apercevoir qu'un étranger s'était introduit,—un
homme de ma taille à peu près, et étroitement enveloppé d'un manteau.
Cependant les ténèbres étaient maintenant complètes, et nous pouvions
seulement _sentir_ qu'il se tenait au milieu de nous. Avant qu'aucun de
nous fût revenu de l'excessif étonnement où nous avait tous jetés cette
violence, nous entendîmes la voix de l'intrus:
—Gentlemen,—dit-il,—_d'une voix très-basse_, mais distincte, d'une
voix inoubliable qui pénétra la moelle de mes os,—gentlemen, je ne
cherche pas à excuser ma conduite, parce qu'en me conduisant ainsi, je
ne fais qu'accomplir un devoir. Vous n'êtes sans doute pas au fait du
vrai caractère de la personne qui a gagné cette nuit une somme énorme à
l'écarté à lord Glendinning. Je vais donc vous proposer un moyen
expéditif et décisif pour vous procurer ces très-importants
renseignements. Examinez, je vous prie, tout à votre aise, la doublure
du parement de sa manche gauche et les quelques petits paquets que l'on
trouvera dans les poches passablement vastes de sa robe de chambre
brodée.
Pendant qu'il parlait, le silence était si profond qu'on aurait entendu
tomber une épingle sur le tapis. Quand il eut fini, il partit tout d'un
coup, aussi brusquement qu'il était entré. Puis-je décrire, décrirai-je
mes sensations? Faut-il dire que je sentis toutes les horreurs du damné?
J'avais certainement peu de temps pour la réflexion. Plusieurs bras
m'empoignèrent rudement, et on se procura immédiatement de la lumière.
Une perquisition suivit. Dans la doublure de ma manche on trouva toutes
les figures essentielles de l'écarté, et dans les poches de ma robe de
chambre un certain nombre de jeux de cartes exactement semblables à ceux
dont nous nous servions dans nos réunions, à l'exception que les miennes
étaient de celles qu'on appelle, proprement, _arrondies_, les honneurs
étant très-légèrement convexes sur les petits côtés, et les basses
cartes imperceptiblement convexes sur les grands. Grâce à cette
disposition, la dupe qui coupe, comme d'habitude, dans la longueur du
paquet, coupe invariablement de manière à donner un honneur à son
adversaire; tandis que le grec, en coupant dans la largeur, ne donnera
jamais à sa victime rien qu'elle puisse marquer à son avantage.
Une tempête d'indignation m'aurait moins affecté que le silence
méprisant et le calme sarcastique qui accueillirent cette découverte.
—Monsieur Wilson,—dit notre hôte, en se baissant pour ramasser sous
ses pieds un magnifique manteau doublé d'une fourrure
précieuse,—monsieur Wilson, ceci est à vous. (Le temps était froid, et
en quittant ma chambre j'avais jeté par-dessus mon vêtement du matin un
manteau que j'ôtai en arrivant sur le théâtre du jeu.) Je
présume,—ajouta-t-il en regardant les plis du vêtement avec un sourire
amer,—qu'il est bien superflu de chercher ici de nouvelles preuves de
votre savoir-faire. Vraiment, nous en avons assez. J'espère que vous
comprendrez la nécessité de quitter Oxford,—en tout cas, de sortir à
l'instant de chez moi.
Avili, humilié ainsi jusqu'à la boue, il est probable que j'eusse châtié
ce langage insultant par une violence personnelle immédiate, si toute
mon attention n'avait pas été en ce moment arrêtée par un fait de la
nature la plus surprenante. Le manteau que j'avais apporté était d'une
fourrure supérieure,—d'une rareté et d'un prix extravagant, il est
inutile de le dire. La coupe était une coupe de fantaisie, de mon
invention; car dans ces matières frivoles j'étais difficile, et je
poussais les rages du dandysme jusqu'à l'absurde. Donc, quand M. Preston
me tendit celui qu'il avait ramassé par terre, auprès de la porte de la
chambre, ce fut avec un étonnement voisin de la terreur que je m'aperçus
que j'avais déjà le mien sur mon bras, où je l'avais sans doute placé
sans y penser, et que celui qu'il me présentait en était l'exacte
contrefaçon dans tous ses plus minutieux détails. L'être singulier qui
m'avait si désastreusement dévoilé était, je me le rappelais bien,
enveloppé d'un manteau; et aucun des individus présents, excepté moi,
n'en avait apporté avec lui. Je conservai quelque présence d'esprit, je
pris celui que m'offrait Preston; je le plaçai, sans qu'on y prît garde,
sur le mien; je sortis de la chambre avec un défi et une menace dans le
regard; et le matin même, avant le point du jour, je m'enfuis
précipitamment d'Oxford vers le continent, dans une vraie agonie
d'horreur et de honte.
_Je fuyais en vain_. Ma destinée maudite m'a poursuivi, triomphante, et
me prouvant que son mystérieux pouvoir n'avait fait jusqu'alors que de
commencer. À peine eus-je mis le pied dans Paris, que j'eus une preuve
nouvelle du détestable intérêt que le Wilson prenait à mes affaires. Les
années s'écoulèrent, et je n'eus point de répit. Misérable!—À Rome,
avec quelle importune obséquiosité, avec quelle tendresse de spectre il
s'interposa entre moi et mon ambition!—Et à Vienne!—et à Berlin!—et à
Moscou! Où donc ne trouvai-je pas quelque amère raison de le maudire du
fond de mon cœur? Frappé d'une panique, je pris enfin la fuite devant
son impénétrable tyrannie, comme devant une peste, et jusqu'au bout du
monde j'ai fui, _j'ai fui en vain_.
Et toujours, et toujours interrogeant secrètement mon âme, je répétais
mes questions: Qui est-il?—D'où vient-il?—Et quel est son
dessein?—Mais je ne trouvais pas de réponses. Et j'analysais alors avec
un soin minutieux les formes, la méthode et les traits caractéristiques
de son insolente surveillance. Mais là encore, je ne trouvais pas
grand-chose qui pût servir de base à une conjecture. C'était vraiment
une chose remarquable que, dans les cas nombreux où il avait récemment
traversé mon chemin, il ne l'eût jamais fait que pour dérouter des plans
ou déranger des opérations qui, s'ils avaient réussi, n'auraient abouti
qu'à une amère déconvenue. Pauvre justification, en vérité, que
celle-là, pour une autorité si impérieusement usurpée! Pauvre indemnité
pour ces droits naturels de libre arbitre si opiniâtrement, si
insolemment déniés!
J'avais aussi été forcé de remarquer que mon bourreau, depuis un fort
long espace de temps, tout en exerçant scrupuleusement et avec une
dextérité miraculeuse cette manie de toilette identique à la mienne,
s'était toujours arrangé, à chaque fois qu'il posait son intervention
dans ma volonté, de manière que je ne pusse voir les traits de sa face.
Quoi que pût être ce damné Wilson, certes un pareil mystère était le
comble de l'affectation et de la sottise. Pouvait-il avoir supposé un
instant que dans mon donneur d'avis à Eton,—dans le destructeur de mon
honneur à Oxford,—dans celui qui avait contrecarré mon ambition à Rome,
ma vengeance à Paris, mon amour passionné à Naples, en Égypte ce qu'il
appelait à tort ma cupidité,—que dans cet être, mon grand ennemi et mon
mauvais génie, je ne reconnaîtrais pas le William Wilson de mes années
de collège,—l'homonyme, le camarade, le rival,—le rival exécré et
redouté de la maison Bransby?—Impossible!—Mais laissez-moi courir à la
terrible scène finale du drame.
Jusqu'alors, je m'étais soumis lâchement à son impérieuse domination. Le
sentiment de profond respect avec lequel je m'étais accoutumé à
considérer le caractère élevé, la sagesse majestueuse, l'omniprésence et
l'omnipotence apparentes de Wilson, joint à je ne sais quelle sensation
de terreur que m'inspiraient certains autres traits de sa nature et
certains privilèges, avait créé en moi l'idée de mon entière faiblesse
et de mon impuissance, et m'avaient conseillé une soumission sans
réserve, quoique pleine d'amertume et de répugnance, à son arbitraire
dictature. Mais, depuis ces derniers temps, je m'étais entièrement
adonné au vin, et son influence exaspérante sur mon tempérament
héréditaire me rendait de plus en plus impatient de tout contrôle. Je
commençai à murmurer,—à hésiter,—à résister. Et fut-ce simplement mon
imagination qui m'induisit à croire que l'opiniâtreté de mon bourreau
diminuerait en raison de ma propre fermeté? Il est possible; mais, en
tout cas, je commençais à sentir l'inspiration d'une espérance ardente,
et je finis par nourrir dans le secret de mes pensées la sombre et
désespérée résolution de m'affranchir de cet esclavage.
C'était à Rome, pendant le carnaval de 18...; j'étais à un bal masqué
dans le palais du duc Di Broglio, de Naples. J'avais fait abus du vin
encore plus que de coutume, et l'atmosphère étouffante des salons
encombrés m'irritait insupportablement. La difficulté de me frayer un
passage à travers la cohue ne contribua pas peu à exaspérer mon humeur;
car je cherchais avec anxiété (je ne dirai pas pour quel indigne motif)
la jeune, la joyeuse, la belle épouse du vieux et extravagant Di
Broglio. Avec une confiance passablement imprudente, elle m'avait confié
le secret du costume qu'elle devait porter; et comme je venais de
l'apercevoir au loin, j'avais hâte d'arriver jusqu'à elle. En ce moment,
je sentis une main qui se posa doucement sur mon épaule,—et puis cet
inoubliable, ce profond, ce maudit _chuchotement_ dans mon oreille!
Pris d'une rage frénétique, je me tournai brusquement vers celui qui
m'avait ainsi troublé, et je le saisis violemment au collet. Il portait,
comme je m'y attendais, un costume absolument semblable au mien: un
manteau espagnol de velours bleu, et autour de la taille une ceinture
cramoisie où se rattachait une rapière. Un masque de soie noire
recouvrait entièrement sa face.
—Misérable!—m'écriai-je d'une voix enrouée par la rage, et chaque
syllabe qui m'échappait était comme un aliment pour le feu de ma
colère,—misérable! imposteur! scélérat maudit! tu ne me suivras plus à
la piste,—tu ne me harcèleras pas jusqu'à la mort! Suis-moi, ou je
t'embroche sur place!
Et je m'ouvris un chemin de la salle de bal vers une petite antichambre
attenante, le traînant irrésistiblement avec moi.
En entrant, je le jetai furieusement loin de moi. Il alla chanceler
contre le mur; je fermai la porte en jurant, et lui ordonnai de
dégainer. Il hésita une seconde; puis, avec un léger soupir, il tira
silencieusement son épée et se mit en garde.
Le combat ne fut certes pas long. J'étais exaspéré par les plus ardentes
excitations de tout genre, et je me sentais dans un seul bras l'énergie
et la puissance d'une multitude. En quelques secondes, je l'acculai par
la force du poignet contre la boiserie, et là, le tenant à ma
discrétion, je lui plongeai, à plusieurs reprises et coup sur coup, mon
épée dans la poitrine avec une férocité de brute.
En ce moment, quelqu'un toucha à la serrure de la porte. Je me hâtai de
prévenir une invasion importune, et je retournai immédiatement vers mon
adversaire mourant. Mais quelle langue humaine peut rendre suffisamment
cet étonnement, cette horreur qui s'emparèrent de moi au spectacle que
virent alors mes yeux. Le court instant pendant lequel je m'étais
détourné avait suffi pour produire, en apparence, un changement matériel
dans les dispositions locales à l'autre bout de la chambre. Une vaste
glace,—dans mon trouble, cela m'apparut d'abord ainsi,—se dressait là
où je n'en avais pas vu trace auparavant; et, comme je marchais frappé
de terreur vers ce miroir, ma propre image, mais avec une face pâle et
barbouillée de sang, s'avança à ma rencontre d'un pas faible et
vacillant.
C'est ainsi que la chose m'apparut, dis-je, mais telle elle n'était pas.
C'était mon adversaire,—c'était Wilson qui se tenait devant moi dans
son agonie. Son masque et son manteau gisaient sur le parquet, là où il
les avait jetés. Pas un fil dans son vêtement,—pas une ligne dans toute
sa figure si caractérisée et si singulière,—qui ne fût _mien_,—qui ne
fût _mienne_;—c'était l'absolu dans l'identité!
C'était Wilson, mais Wilson ne chuchotant plus ses paroles maintenant!
si bien que j'aurais pu croire que c'était moi-même qui parlais quand il
me dit:
_—Tu as vaincu, et je succombe. Mais dorénavant tu es mort aussi,—mort
au Monde, au Ciel et à l'Espérance! En moi tu existais,—et vois dans ma
mort, vois par cette image qui est la tienne, comme tu t'es radicalement
assassiné toi-même!_


L'HOMME DES FOULES
_Ce grand malheur de ne pouvoir être seul!_
La Bruyère.

On a dit judicieusement d'un certain livre allemand: _Es loesst sich
nicht lesen_,—il ne se laisse pas lire. Il y a des secrets qui ne
veulent pas être dits. Des hommes meurent la nuit dans leurs lits,
tordant les mains des spectres qui les confessent, et les regardant
pitoyablement dans les yeux;—des hommes meurent avec le désespoir dans
le cœur et des convulsions dans le gosier à cause de l'horreur des
mystères qui _ne veulent pas_ être révélés. Quelquefois, hélas! la
conscience humaine supporte un fardeau d'une si lourde horreur qu'elle
ne peut s'en décharger que dans le tombeau. Ainsi l'essence du crime
reste inexpliquée.
Il n'y a pas longtemps, sur la fin d'un soir d'automne, j'étais assis
devant la grande fenêtre cintrée du café D..., à Londres. Pendant
quelques mois j'avais été malade; mais j'étais alors convalescent, et,
la force me revenant, je me trouvais dans une de ces heureuses
dispositions qui sont précisément le contraire de l'ennui,—dispositions
où l'appétence morale est merveilleusement aiguisée, quand la taie qui
recouvrait la vision spirituelle est arrachée, l'achlys hê prin epêen,—où
l'esprit électrisé dépasse aussi prodigieusement sa puissance
journalière que la raison ardente et naïve de Leibnitz l'emporte sur la
folle et molle rhétorique de Gorgias. Respirer seulement, c'était une
jouissance, et je tirais un plaisir positif même de plusieurs sources
très-plausibles de peine. Chaque chose m'inspirait un intérêt calme,
mais plein de curiosité. Un cigare à la bouche, un journal sur mes
genoux, je m'étais amusé, pendant la plus grande partie de l'après-midi,
tantôt à regarder attentivement les annonces, tantôt à observer la
société mêlée du salon, tantôt à regarder dans la rue à travers les
vitres voilées par la fumée.
Cette rue est une des principales artères de la ville, et elle avait été
pleine de monde toute la journée. Mais à la tombée de la nuit, la foule
s'accrut de minute en minute; et, quand tous les réverbères furent
allumés, deux courants de population s'écoulaient, épais et continus,
devant la porte. Je ne m'étais jamais senti dans une situation semblable
à celle où je me trouvais en ce moment particulier de la soirée, et ce
tumultueux océan de têtes humaines me remplissait d'une délicieuse
émotion toute nouvelle. À la longue, je ne fis plus aucune attention aux
choses qui se passaient dans l'hôtel, et m'absorbai dans la
contemplation de la scène du dehors.
Mes observations prirent d'abord un tour abstrait et généralisateur. Je
regardais les passants par masses, et ma pensée ne les considérait que
dans leurs rapports collectifs. Bientôt, cependant, je descendis au
détail, et j'examinai avec un intérêt minutieux les innombrables
variétés de figure, de toilette, d'air, de démarche, de visage et
d'expression physionomique.
Le plus grand nombre de ceux qui passaient avaient un maintien convaincu
et propre aux affaires, et ne semblaient occupés qu'à se frayer un
chemin à travers la foule. Ils fronçaient les sourcils et roulaient les
yeux vivement; quand ils étaient bousculés par quelques passants
voisins, ils ne montraient aucun symptôme d'impatience, mais rajustaient
leurs vêtements et se dépêchaient. D'autres, une classe fort nombreuse
encore, étaient inquiets dans leurs mouvements, avaient le sang à la
figure, se parlaient à eux-mêmes et gesticulaient, comme s'ils se
sentaient seuls par le fait même de la multitude innombrable qui les
entourait. Quand ils étaient arrêtés dans leur marche, ces gens-là
cessaient tout à coup de marmotter, mais redoublaient leurs
gesticulations et attendaient, avec un sourire distrait et exagéré, le
passage des personnes qui leur faisaient obstacle. S'ils étaient
poussés, ils saluaient abondamment les pousseurs, et paraissaient
accablés de confusion.—Dans ces deux vastes classes d'hommes, au delà
de ce que je viens de noter, il n'y avait rien de bien caractéristique.
Leurs vêtements appartenaient à cet ordre qui est exactement défini par
le terme: décent. C'étaient indubitablement des gentilshommes, des
marchands, des attorneys, des fournisseurs, des agioteurs,—les
eupatrides et l'ordinaire banal de la société,—hommes de loisir et
hommes activement engagés dans des affaires personnelles, et les
conduisant sous leur propre responsabilité. Ils n'excitèrent pas chez
moi une très-grande attention.
La race des commis sautait aux yeux, et là je distinguai deux divisions
remarquables. Il y avait les petits commis des maisons à
_esbrouffe_,—jeunes messieurs serrés dans leurs habits, les bottes
brillantes, les cheveux pommadés et la lèvre insolente. En mettant de
côté un certain je ne sais quoi de fringant dans les manières qu'on
pourrait définir _genre_ _calicot_, faute d'un meilleur mot, le genre de
ces individus me parut un exact _fac-similé_ de ce qui avait été la
perfection du bon ton douze ou dix-huit mois auparavant. Ils portaient
les grâces de rebut de la _gentry_;—et cela, je crois, implique la
meilleure définition de cette classe.
Quant à la classe des premiers commis de maisons solides, ou des _steady
old fellows_, il était impossible de s'y méprendre. On les reconnaissait
à leurs habits et pantalons noirs ou bruns, d'une tournure confortable,
à leurs cravates et à leurs gilets blancs, à leurs larges souliers
d'apparence solide, avec des bas épais ou des guêtres. Ils avaient tous
la tête légèrement chauve, et l'oreille droite, accoutumée dès longtemps
à tenir la plume, avait contracté un singulier tic d'écartement.
J'observai qu'ils ôtaient ou remettaient toujours leurs chapeaux avec
les deux mains, et qu'ils portaient des montres avec de courtes chaînes
d'or d'un modèle solide et ancien. Leur affectation, c'était la
respectabilité,—si toutefois il peut y avoir une affectation aussi
honorable.
Il y avait bon nombre de ces individus d'une apparence brillante que je
reconnus facilement pour appartenir à la race des filous de la _haute
pègre_ dont toutes les grandes villes sont infestées. J'étudiai
très-curieusement cette espèce de _gentry_, et je trouvai difficile de
comprendre comment ils pouvaient être pris pour des gentlemen par les
gentlemen eux-mêmes. L'exagération de leurs manchettes, avec un air de
franchise excessive, devait les trahir du premier coup.
Les joueurs de profession,—et j'en découvris un grand nombre,—étaient
encore plus aisément reconnaissables. Ils portaient toutes les espèces
de toilettes, depuis celle du parfait _maquereau_, joueur de gobelets,
au gilet de velours, à la cravate de fantaisie, aux chaînes de cuivre
doré, aux boutons de filigrane, jusqu'à la toilette cléricale, si
scrupuleusement simple que rien n'était moins propre à éveiller le
soupçon. Tous cependant se distinguaient par un teint cuit et basané,
par je ne sais quel obscurcissement vaporeux de l'œil, par la
compression et la pâleur de la lèvre. Il y avait, en outre, deux autres
traits qui me les faisaient toujours deviner:—un ton bas et réservé
dans la conversation, et une disposition plus qu'ordinaire du pouce à
s'étendre jusqu'à faire angle droit avec les doigts.—Très-souvent, en
compagnie de ces fripons, j'ai observé quelques hommes qui différaient
un peu par leurs habitudes; cependant c'étaient toujours des oiseaux de
même plumage. On peut les définir: des gentlemen qui vivent de leur
esprit. Ils se divisent pour dévorer le public en deux bataillons,—le
genre dandy et le genre militaire. Dans la première classe, les
caractères principaux sont longs cheveux et sourires; et dans la
seconde, longues redingotes et froncements de sourcils.
En descendant l'échelle de ce qu'on appelle _gentility_, je trouvai des
sujets de méditation plus noirs et plus profonds. Je vis des colporteurs
juifs avec des yeux de faucon étincelants dans des physionomies dont le
reste n'était qu'abjecte humilité; de hardis mendiants de profession
bousculant des pauvres d'un meilleur titre, que le désespoir seul avait
jetés dans les ombres de la nuit pour implorer la charité; des invalides
tout faibles et pareils à des spectres sur qui la mort avait placé une
main sûre, et qui clopinaient et vacillaient à travers la foule,
regardant chacun au visage avec des yeux pleins de prières, comme en
quête de quelque consolation fortuite, de quelque espérance perdue; de
modestes jeunes filles qui revenaient d'un labeur prolongé vers un
sombre logis, et reculaient plus éplorées qu'indignées devant les
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