Nouvelles histoires extraordinaires - 02

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perception du vrai, de la justice, de la proportion, en un mot du Beau.
Mais il y a une chose bien claire, c'est que l'homme qui n'est pas (au
jugement du commun) _irritabilis_, n'est pas poëte du tout.»
Ainsi parle le poëte lui-même, préparant une excellente et irréfutable
apologie pour tous ceux de sa race. Cette sensibilité, Poe la portait
dans les affaires littéraires, et l'extrême importance qu'il attachait
aux choses de la poésie l'induisait souvent en un ton où, au jugement
des faibles, la supériorité se faisait trop sentir. J'ai déjà remarqué,
je crois, que plusieurs des préjugés qu'il avait à combattre, des idées
fausses, des jugements vulgaires qui circulaient autour de lui, ont
depuis longtemps infecté la presse française. Il ne sera donc pas
inutile de rendre compte sommairement de quelques-unes de ses plus
importantes opinions relatives à la composition poétique. Le
parallélisme de l'erreur en rendra l'application tout à fait facile.
Mais, avant toutes choses, je dois dire que la part étant faite au poëte
naturel, à l'innéité, Poe en faisait une à la science, au travail et à
l'analyse, qui paraîtra exorbitante aux orgueilleux non érudits.
Non-seulement il a dépensé des efforts considérables pour soumettre à sa
volonté le démon fugitif des minutes heureuses, pour rappeler à son gré
ces sensations exquises, ces appétitions spirituelles, ces états de
santé poétique, si rares et si précieux qu'on pourrait vraiment les
considérer comme des grâces extérieures à l'homme et comme des
visitations; mais aussi il a soumis l'inspiration à la méthode, à
l'analyse la plus sévère. Le choix des moyens! il y revient sans cesse,
il insiste avec une éloquence savante sur l'appropriation du moyen à
l'effet, sur l'usage de la rime, sur le perfectionnement du refrain, sur
l'adaptation du rythme au sentiment. Il affirmait que celui qui ne sait
pas saisir l'intangible n'est pas poëte; que celui-là seul est poëte,
qui est le maître de sa mémoire, le souverain des mots, le registre de
ses propres sentiments toujours prêt à se laisser feuilleter. Tout pour
le dénouement! répète-t-il souvent. Un sonnet lui-même a besoin d'un
plan, et la construction, l'armature pour ainsi dire, est la plus
importante garantie de la vie mystérieuse des œuvres de l'esprit.
Je recours naturellement à l'article intitulé: _The Poetic Principle_,
et j'y trouve, dès le commencement, une vigoureuse protestation contre
ce qu'on pourrait appeler, en matière de poésie, l'hérésie de la
longueur ou de la dimension,—la valeur absurde attribuée aux gros
poëmes. «Un long poëme n'existe pas; ce qu'on entend par un long poëme
est une parfaite contradiction de termes.» En effet, un poëme ne mérite
son titre qu'autant qu'il excite, qu'il enlève l'âme, et la valeur
positive d'un poëme est en raison de cette excitation, de cet
_enlèvement_ de l'âme. Mais, par nécessité psychologique, toutes les
excitations sont fugitives et transitoires. Cet état singulier, dans
lequel l'âme du lecteur a été, pour ainsi dire, tirée de force, ne
durera certainement pas autant que la lecture de tel poëme qui dépasse
la ténacité d'enthousiasme dont la nature humaine est capable.
Voilà évidemment le poëme épique condamné. Car un ouvrage de cette
dimension ne peut être considéré comme poétique qu'en tant qu'on
sacrifie la condition vitale de toute œuvre d'art, l'Unité;—je ne veux
pas parler de l'unité dans la conception, mais de l'unité dans
l'impression, de la _totalité_ de l'effet, comme je l'ai déjà dit quand
j'ai eu à comparer le roman avec la nouvelle. Le poëme épique nous
apparaît donc, esthétiquement parlant, comme un paradoxe. Il est
possible que les anciens âges aient produit des séries de poëmes
lyriques, reliées postérieurement par les compilateurs en poëmes
épiques; mais toute _intention épique_ résulte évidemment d'un sens
imparfait de l'art. Le temps de ces anomalies artistiques est passé, et
il est même fort douteux qu'un long poëme ait jamais pu être vraiment
populaire dans toute la force du terme.
Il faut ajouter qu'un poëme trop court, celui qui ne fournit pas un
_pabulum_ suffisant à l'excitation créée, celui qui n'est pas égal à
l'appétit naturel du lecteur, est aussi très-défectueux. Quelque
brillant et intense que soit l'effet, il n'est pas durable; la mémoire
ne le retient pas; c'est comme un cachet qui, posé trop légèrement et
trop à la hâte, n'a pas eu le temps d'imposer son image à la cire.
Mais il est une autre hérésie, qui, grâce à l'hypocrisie, à la lourdeur
et à la bassesse des esprits, est bien plus redoutable et a des chances
de durée plus grandes,—une erreur qui a la vie plus dure,—je veux
parler de l'hérésie de _l'enseignement_, laquelle comprend comme
corollaires inévitables l'hérésie de la _passion_, de la _vérité_ et de
la _morale_. Une foule de gens se figurent que le but de la poésie est
un enseignement quelconque, qu'elle doit tantôt fortifier la conscience,
tantôt perfectionner les mœurs, tantôt enfin _démontrer_ quoi que ce
soit d'utile. Edgar Poe prétend que les Américains ont spécialement
patronné cette idée hétérodoxe; hélas! il n'est pas besoin d'aller
jusqu'à Boston pour rencontrer l'hérésie en question. Ici même elle nous
assiège, et tous les jours elle bat en brèche la véritable poésie. La
poésie, pour peu qu'on veuille descendre en soi-même, interroger son
âme, rappeler ses souvenirs d'enthousiasme, n'a pas d'autre but
qu'elle-même; elle ne peut pas en avoir d'autre, et aucun poëme ne sera
si grand, si noble, si véritablement digne du nom de poëme, que celui
qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d'écrire un poëme.
Je ne veux pas dire que la poésie n'ennoblisse pas les mœurs,—qu'on me
comprenne bien,—que son résultat final ne soit pas d'élever l'homme
au-dessus du niveau des intérêts vulgaires; ce serait évidemment une
absurdité. Je dis que si le poëte a poursuivi un but moral, il a diminué
sa force poétique; et il n'est pas imprudent de parier que son œuvre
sera mauvaise. La poésie ne peut pas, sous peine de mort ou de
défaillance, s'assimiler à la science ou à la morale; elle n'a pas la
Vérité pour objet, elle n'a qu'Elle-même. Les modes de démonstration de
vérité sont autres et sont ailleurs. La Vérité n'a rien à faire avec les
chansons. Tout ce qui fait le charme, la grâce, l'irrésistible d'une
chanson enlèverait à la Vérité son autorité et son pouvoir. Froide,
calme, impassible, l'humeur démonstrative repousse les diamants et les
fleurs de la Muse; elle est donc absolument l'inverse de l'humeur
poétique.
L'intellect pur vise à la Vérité, le Goût nous montre la Beauté, et le
Sens moral nous enseigne le Devoir. Il est vrai que le sens du milieu a
d'intimes connexions avec les deux extrêmes, et il n'est séparé du Sens
moral que par une si légère différence qu'Aristote n'a pas hésité à
ranger parmi les vertus quelques-unes de ses délicates opérations.
Aussi, ce qui exaspère surtout l'homme de goût dans le spectacle du
vice, c'est sa difformité, sa disproportion. Le vice porte atteinte au
juste et au vrai, révolte l'intellect et la conscience; mais, comme
outrage à l'harmonie, comme dissonance, il blessera plus
particulièrement certains esprits poétiques; et je ne crois pas qu'il
soit scandalisant de considérer toute infraction à la morale, au beau
moral, comme une espèce de faute contre le rythme et la prosodie
universels.
C'est cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous fait
considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une
correspondance du Ciel. La soif insatiable de tout ce qui est au delà,
et que révèle la vie, est la preuve la plus vivante de notre
immortalité. C'est à la fois par la poésie et _à travers_ la poésie, par
et _à travers_la musique que l'âme entrevoit les splendeurs situées
derrière le tombeau; et quand un poëme exquis amène les larmes au bord
des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d'un excès de jouissance,
elles sont bien plutôt le témoignage d'une mélancolie irritée, d'une
postulation des nerfs, d'une nature exilée dans l'imparfait et qui
voudrait s'emparer immédiatement, sur cette terre même, d'un paradis
révélé.
Ainsi le principe de la poésie est, strictement et simplement,
l'aspiration humaine vers une beauté supérieure, et la manifestation de
ce principe est dans un enthousiasme, une excitation de
l'âme,—enthousiasme tout à fait indépendant de la passion qui est
l'ivresse du cœur, et de la vérité qui est la pâture de la raison. Car
la passion est _naturelle_, trop naturelle pour ne pas introduire un ton
blessant, discordant, dans le domaine de la beauté pure, trop familière
et trop violente pour ne pas scandaliser les purs Désirs, les gracieuses
Mélancolies et les nobles Désespoirs qui habitent les régions
surnaturelles de la poésie.
Cette extraordinaire élévation, cette exquise délicatesse, cet accent
d'immortalité qu'Edgar Poe exige de la Muse, loin de le rendre moins
attentif aux pratiques d'exécution, l'ont poussé à aiguiser sans cesse
son génie de praticien. Bien des gens, de ceux surtout qui ont lu le
singulier poëme intitulé _Le Corbeau_, seraient scandalisés si
j'analysais l'article où notre poëte a ingénument en apparence, mais
avec une légère impertinence que je ne puis blâmer, minutieusement
expliqué le mode de construction qu'il a employé, l'adaptation du
rythme, le choix d'un refrain,—le plus bref possible et le plus
susceptible d'applications variées, et en même temps le plus
représentatif de mélancolie et de désespoir, orné d'une rime la plus
sonore de toutes (_nevermore_, jamais plus),—le choix d'un oiseau
capable d'imiter la voix humaine, mais d'un oiseau,—le corbeau,—marqué
dans l'imagination populaire d'un caractère funeste et fatal,—le choix
du ton le plus poétique de tous, le ton mélancolique,—du sentiment le
plus poétique, l'amour pour une morte, etc.—«Et je ne placerai pas,
dit-il, le héros de mon poëme dans un milieu pauvre, parce que la
pauvreté est triviale et contraire à l'idée de Beauté. Sa mélancolie
aura pour gîte une chambre magnifiquement et poétiquement meublée.» Le
lecteur surprendra dans plusieurs des nouvelles de Poe des symptômes
curieux de ce goût immodéré pour les belles formes, surtout pour les
belles formes singulières, pour les milieux ornés et les somptuosités
orientales.
J'ai dit que cet article me paraissait entaché d'une légère
impertinence. Les partisans de l'inspiration quand même ne manqueraient
pas d'y trouver un blasphème et une profanation; mais je crois que c'est
pour eux que l'article a été spécialement écrit. Autant certains
écrivains affectent l'abandon, visant au chef-d'œuvre les yeux fermés,
pleins de confiance dans le désordre, et attendant que les caractères
jetés au plafond retombent en poëme sur le parquet, autant Edgar
Poe,—l'un des hommes les plus inspirés que je connaisse,—a mis
d'affectation à cacher la spontanéité, à simuler le sang-froid et la
délibération. «Je crois pouvoir me vanter—dit-il avec un orgueil
amusant et que je ne trouve pas de mauvais goût,—qu'aucun point de ma
composition n'a été abandonné au hasard, et que l'œuvre entière a
marché pas à pas vers son but avec la précision et la logique rigoureuse
d'un problème mathématique.» Il n'y a, dis-je, que les amateurs de
hasard, les fatalistes de l'inspiration et les fanatiques du _vers
blanc_ qui puissent trouver bizarres ces _minuties_. Il n'y a pas de
minuties en matière d'art.
À propos de vers blancs, j'ajouterai que Poe attachait une importance
extrême à la rime, et que dans l'analyse qu'il a faite du plaisir
mathématique et musical que l'esprit tire de la rime, il a apporté
autant de soin, autant de subtilité que dans tous les sujets se
rapportant au métier poétique. De même qu'il avait démontré que le
refrain est susceptible d'applications infiniment variées, il a aussi
cherché à rajeunir, à redoubler le plaisir de la rime en y ajoutant cet
élément inattendu, _l'étrangeté_, qui est comme le condiment
indispensable de toute beauté. Il fait souvent un usage heureux des
répétitions du même vers ou de plusieurs vers, retours obstinés de
phrases qui simulent les obsessions de la mélancolie ou de l'idée
fixe,—du refrain pur et simple, mais amené en situation de plusieurs
manières différentes,—du refrain-variante qui joue l'indolence et la
distraction,—des rimes redoublées et triplées, et aussi d'un genre de
rime qui introduit dans la poésie moderne, mais avec plus de précision
et d'intention, les surprises du vers léonin.
Il est évident que la valeur de tous ces moyens ne peut être vérifiée
que par l'application; et une traduction de poésies aussi voulues, aussi
concentrées, peut être un rêve caressant, mais ne peut être qu'un rêve.
Poe a fait peu de poésies; il a quelquefois exprimé le regret de ne
pouvoir se livrer, non pas plus souvent mais exclusivement, à ce genre
de travail qu'il considérait comme le plus noble. Mais sa poésie est
toujours d'un puissant effet. Ce n'est pas l'effusion ardente de Byron,
ce n'est pas la mélancolie molle, harmonieuse, distinguée de Tennyson,
pour lequel il avait d'ailleurs, soit dit en passant, une admiration
quasi fraternelle. C'est quelque chose de profond et de miroitant comme
le rêve, de mystérieux et de parfait comme le cristal. Je n'ai pas
besoin, je présume, d'ajouter que les critiques américains ont souvent
dénigré cette poésie; tout récemment je trouvais dans un dictionnaire de
biographies américaines un article où elle était décrétée d'étrangeté,
où on avouait qu'il était à craindre que cette muse à la toilette
savante ne fît école dans le glorieux pays de la morale utile, et où
enfin on regrettait que Poe n'eût pas appliqué ses talents à
l'expression des vérités morales au lieu de les dépenser à la recherche
d'un idéal bizarre et de prodiguer dans ses vers une volupté
mystérieuse, il est vrai, mais sensuelle.
Nous connaissons cette loyale escrime. Les reproches que les mauvais
critiques font aux bons poëtes sont les mêmes dans tous les pays. En
lisant cet article, il me semblait lire la traduction d'un de ces
nombreux réquisitoires dressés par les critiques parisiens contre ceux
de nos poëtes qui sont le plus amoureux de perfection. Nos préférés sont
faciles à deviner, et toute âme éprise de poésie pure me comprendra
quand je dirai que, parmi notre race antipoétique, Victor Hugo serait
moins admiré s'il était parfait, et qu'il n'a pu se faire pardonner tout
son génie lyrique qu'en introduisant de force et brutalement dans sa
poésie ce qu'Edgar Poe considérait comme l'hérésie moderne
capitale,—_l'enseignement_.
C. B.


LE DÉMON DE LA PERVERSITÉ

Dans l'examen des facultés et des penchants,—des mobiles primordiaux de
l'âme humaine,—les phrénologistes ont oublié de faire une part à une
tendance qui, bien qu'existant visiblement comme sentiment primitif,
radical, irréductible, a été également omise par tous les moralistes qui
les ont précédés. Dans la parfaite infatuation de notre raison, nous
l'avons tous omise. Nous avons permis que son existence échappât à notre
vue, uniquement par manque de croyance, de foi,—que ce soit la foi dans
la Révélation ou la foi dans la Cabale. L'idée ne nous en est jamais
venue, simplement à cause de sa qualité surérogatoire. Nous n'avons pas
senti le besoin de constater cette impulsion,—cette tendance. Nous ne
pouvions pas en concevoir la nécessité. Nous ne pouvions pas saisir la
notion de ce _primum mobile_, et, quand même elle se serait introduite
de force en nous, nous n'aurions jamais pu comprendre quel rôle il
jouait dans l'économie des choses humaines, temporelles ou éternelles.
Il est impossible de nier que la phrénologie et une bonne partie des
sciences métaphysiques ont été brassées _a priori_. L'homme de la
métaphysique ou de la logique, bien plutôt que l'homme de l'intelligence
et de l'observation, prétend concevoir les desseins de Dieu,—lui dicter
des plans. Ayant ainsi approfondi à sa pleine satisfaction les
intentions de Jéhovah, d'après ces dites intentions, il a bâti ses
innombrables et capricieux systèmes. En matière de phrénologie, par
exemple, nous avons d'abord établi, assez naturellement d'ailleurs,
qu'il était dans les desseins de la Divinité que l'homme mangeât. Puis
nous avons assigné à l'homme un organe d'alimentivité, et cet organe est
le fouet avec lequel Dieu contraint l'homme à manger, bon gré, mal gré.
En second lieu, ayant décidé que c'était la volonté de Dieu que l'homme
continuât son espèce, nous avons découvert tout de suite un organe
d'amativité. Et ainsi ceux de la combativité, de l'idéalité, de la
causalité, de la constructivité,—bref, tout organe représentant un
penchant, un sentiment moral ou une faculté de la pure intelligence. Et
dans cet emménagement des principes de l'action humaine, des
Spurzheimistes, à tort ou à raison, en partie ou en totalité, n'ont fait
que suivre, en principe, les traces de leurs devanciers; déduisant et
établissant chaque chose d'après la destinée préconçue de l'homme et
prenant pour base les intentions de son Créateur.
Il eût été plus sage, il eût été plus sûr de baser notre classification
(puisqu'il nous faut absolument classifier) sur les actes que l'homme
accomplit habituellement et ceux qu'il accomplit occasionnellement,
toujours occasionnellement, plutôt que sur l'hypothèse que c'est la
Divinité elle-même qui les lui fait accomplir. Si nous ne pouvons pas
comprendre Dieu dans ses œuvres visibles, comment donc le
comprendrions-nous dans ses inconcevables pensées, qui appellent ces
œuvres à la Vie? Si nous ne pouvons le concevoir dans ses créatures
objectives, comment le concevrons-nous dans ses modes inconditionnels et
dans ses phases de création?
L'induction _a posteriori_ aurait conduit la phrénologie à admettre
comme principe primitif et inné de l'action humaine un je ne sais quoi
paradoxal, que nous nommerons _perversité_, faute d'un terme plus
caractéristique. Dans le sens que j'y attache, c'est, en réalité, un
mobile sans motif, un motif non motivé. Sous son influence, nous
agissons sans but intelligible; ou, si cela apparaît comme une
contradiction dans les termes, nous pouvons modifier la proposition
jusqu'à dire que, sous son influence, nous agissons par la raison que
_nous ne le devrions pas_. En théorie, il ne peut pas y avoir de raison
plus déraisonnable; mais, en fait, il n'y en a pas de plus forte. Pour
certains esprits, dans de certaines conditions, elle devient absolument
irrésistible. Ma vie n'est pas une chose plus certaine pour moi que
cette proposition: la certitude du péché ou de l'erreur inclus dans un
acte quelconque est souvent l'unique _force_ invincible qui nous pousse,
et seule nous pousse à son accomplissement. Et cette tendance accablante
à faire le mal pour l'amour du mal n'admettra aucune analyse, aucune
résolution en éléments ultérieurs. C'est un mouvement radical,
primitif,—élémentaire. On dira, je m'y attends, que, si nous persistons
dans certains actes parce que nous sentons que _nous ne devrions pas_ y
persister, notre conduite n'est qu'une modification de celle qui dérive
ordinairement de la _combativité_ phrénologique. Mais un simple coup
d'œil suffira pour découvrir la fausseté de cette idée. La combativité
phrénologique a pour cause d'existence la nécessité de la défense
personnelle. Elle est notre sauvegarde contre l'injustice. Son principe
regarde notre bien-être; et ainsi, en même temps qu'elle se développe,
nous sentons s'exalter en nous le désir du bien-être. Il suivrait de là
que le désir du bien-être devrait être simultanément excité avec tout
principe qui ne serait qu'une modification de la combativité; mais, dans
le cas de ce je ne sais quoi que je définis _perversité_, non-seulement
le désir du bien-être n'est pas éveillé, mais encore apparaît un
sentiment singulièrement contradictoire.
Tout homme, en faisant appel à son propre cœur, trouvera, après tout,
la meilleure réponse au sophisme dont il s'agit. Quiconque consultera
loyalement et interrogera soigneusement son âme, n'osera pas nier
l'absolue radicalité du penchant en question. Il n'est pas moins
caractérisé qu'incompréhensible. Il n'existe pas d'homme, par exemple,
qui à un certain moment n'ait été dévoré d'un ardent désir de torturer
son auditeur par des circonlocutions. Celui qui parle sait bien qu'il
déplaît; il a la meilleure intention de plaire; il est habituellement
bref, précis et clair; le langage le plus laconique et le plus lumineux
s'agite et se débat sur sa langue; ce n'est qu'avec peine qu'il se
contraint lui-même à lui refuser le passage, il redoute et conjure la
mauvaise humeur de celui auquel il s'adresse. Cependant, cette pensée le
frappe, que par certaines incises et parenthèses il pourrait engendrer
cette colère. Cette simple pensée suffit. Le mouvement devient une
velléité, la velléité se grossit en désir, le désir se change en un
besoin irrésistible, et le besoin se satisfait,—au profond regret et à
la mortification du parleur, et au mépris de toutes les conséquences.
Nous avons devant nous une tâche qu'il nous faut accomplir rapidement.
Nous savons que tarder, c'est notre ruine. La plus importante crise de
notre vie réclame avec la voix impérative d'une trompette l'action et
l'énergie immédiates. Nous brûlons, nous sommes consumés de l'impatience
de nous mettre à l'ouvrage; l'avant-goût d'un glorieux résultat met
toute notre âme en feu. Il faut, il faut que cette besogne soit attaquée
aujourd'hui,—et cependant nous la renvoyons à demain;—et pourquoi? Il
n'y a pas d'explication, si ce n'est que nous sentons que cela est
_pervers_;—servons-nous du mot sans comprendre le principe. Demain
arrive, et en même temps une plus impatiente anxiété de faire notre
devoir; mais avec ce surcroît d'anxiété arrive aussi un désir ardent,
anonyme, de différer encore,—désir positivement terrible, parce que sa
nature est impénétrable. Plus le temps fuit, plus le désir gagne de
force. Il n'y a plus qu'une heure pour l'action, cette heure est à nous.
Nous tremblons par la violence du conflit qui s'agite en nous,—de la
bataille entre le positif et l'indéfini, entre la substance et l'ombre.
Mais, si la lutte en est venue à ce point, c'est l'ombre qui
l'emporte,—nous nous débattons en vain. L'horloge sonne, et c'est le
glas de notre bonheur. C'est en même temps pour l'ombre qui nous a si
longtemps terrorisés le chant réveille-matin, la diane du coq
victorieuse des fantômes. Elle s'envole,—elle disparaît,—nous sommes
libres. La vieille énergie revient. Nous travaillerons _maintenant_.
Hélas! il est _trop tard_.
Nous sommes sur le bord d'un précipice. Nous regardons dans
l'abîme,—nous éprouvons du malaise et du vertige. Notre premier
mouvement est de reculer devant le danger. Inexplicablement nous
restons. Peu à peu notre malaise, notre vertige, notre horreur se
confondent dans un sentiment nuageux et indéfinissable. Graduellement,
insensiblement, ce nuage prend une forme, comme la vapeur de la
bouteille d'où s'élevait le génie des _Mille et une Nuits_. Mais de
_notre_ nuage, sur le bord du précipice, s'élève, de plus en plus
palpable, une forme mille fois plus terrible qu'aucun génie, qu'aucun
démon des fables; et cependant ce n'est qu'une pensée, mais une pensée
effroyable, une pensée qui glace la moelle même de nos os, et les
pénètre des féroces délices de son horreur. C'est simplement cette idée:
Quelles seraient nos sensations durant le parcours d'une chute faite
d'une telle hauteur? Et cette chute,—cet anéantissement
foudroyant,—par la simple raison qu'ils impliquent la plus affreuse, la
plus odieuse de toutes les plus affreuses et de toutes les plus odieuses
images de mort et de souffrance qui se soient jamais présentées à notre
imagination,—par cette simple raison, nous les désirons alors plus
ardemment. Et parce que notre jugement nous éloigne violemment du bord,
à _cause de cela même_, nous nous en rapprochons plus impétueusement. Il
n'est pas dans la nature de passion plus diaboliquement impatiente que
celle d'un homme qui, frissonnant sur l'arête d'un précipice, rêve de
s'y jeter. Se permettre, essayer de penser un instant seulement, c'est
être inévitablement perdu; car la réflexion nous commande de nous en
abstenir, et c'est _à cause de cela même_, dis-je, que _nous ne le
pouvons pas_. S'il n'y a pas là un bras ami pour nous arrêter, ou si
nous sommes incapables d'un soudain effort pour nous rejeter loin de
l'abîme, nous nous élançons, nous sommes anéantis.
Examinons ces actions et d'autres analogues, nous trouverons qu'elles
résultent uniquement de l'esprit de _perversité_. Nous les perpétrons
simplement à cause que nous sentons que _nous ne le devrions pas_. En
deçà ou au delà, il n'y a pas de principe intelligible; et nous
pourrions, en vérité, considérer cette perversité comme une instigation
directe de l'Archidémon, s'il n'était pas reconnu que parfois elle sert
à l'accomplissement du bien.
Si je vous en ai dit aussi long, c'était pour répondre en quelque sorte
à votre question,—pour vous expliquer pourquoi je suis ici,—pour avoir
à vous montrer un semblant de cause quelconque qui motive ces fers que
je porte et cette cellule de condamné que j'habite. Si je n'avais pas
été si prolixe, ou vous ne m'auriez pas du tout compris, ou, comme la
foule, vous m'auriez cru fou. Maintenant vous percevrez facilement que
je suis une des victimes innombrables du Démon de la Perversité.
Il est impossible qu'une action ait jamais été manigancée avec une plus
parfaite délibération. Pendant des semaines, pendant des mois, je
méditai sur les moyens d'assassinat. Je rejetai mille plans, parce que
l'accomplissement de chacun impliquait une chance de révélation. À la
longue, lisant un jour quelques mémoires français, je trouvai l'histoire
d'une maladie presque mortelle qui arriva à madame Pilau, par le fait
d'une chandelle accidentellement empoisonnée. L'idée frappa soudainement
mon imagination. Je savais que ma victime avait l'habitude de lire dans
son lit. Je savais aussi que sa chambre était petite et mal aérée. Mais
je n'ai pas besoin de vous fatiguer de détails oiseux. Je ne vous
raconterai pas les ruses faciles à l'aide desquelles je substituai, dans
le bougeoir de sa chambre à coucher, une bougie de ma composition à
celle que j'y trouvai. Le matin, on trouva l'homme mort dans son lit, et
le verdict du coroner fut: _Mort par la visitation de Dieu_[1].
J'héritai de sa fortune, et tout alla pour le mieux pendant plusieurs
années. L'idée d'une révélation n'entra pas une seule fois dans ma
cervelle. Quant aux restes de la fatale bougie, je les avais moi-même
anéantis. Je n'avais pas laissé l'ombre d'un fil qui pût servir à me
convaincre ou même me faire soupçonner du crime. On ne saurait concevoir
quel magnifique sentiment de satisfaction s'élevait dans mon sein quand
je réfléchissais sur mon absolue sécurité. Pendant une longue période de
temps, je m'accoutumai à me délecter dans ce sentiment. Il me donnait un
plus réel plaisir que tous les bénéfices purement matériels résultant de
mon crime. Mais à la longue arriva une époque à partir de laquelle le
sentiment de plaisir se transforma, par une gradation presque
imperceptible, en une pensée qui me harassait. Elle me harassait parce
qu'elle me hantait. À peine pouvais-je m'en délivrer pour un instant.
C'est une chose tout à fait ordinaire que d'avoir les oreilles
fatiguées, ou plutôt la mémoire obsédée par une espèce de tintouin, par
le refrain d'une chanson vulgaire ou par quelques lambeaux insignifiants
d'opéra. Et la torture ne sera pas moindre, si la chanson est bonne en
elle-même ou si l'air d'opéra est estimable. C'est ainsi qu'à la fin je
me surprenais sans cesse rêvant à ma sécurité, et répétant cette phrase
à voix basse: _Je suis sauvé!_
Un jour, tout en flânant dans les rues, je me surpris moi-même à
murmurer, presque à haute voix, ces syllabes accoutumées. Dans un accès
de pétulance, je les exprimais sous cette forme nouvelle: _Je suis
sauvé,—je suis sauvé;—oui,—pourvu que je ne sois pas assez sot pour
confesser moi-même mon cas!_
À peine avais-je prononcé ces paroles, que je sentis un froid de glace
filtrer jusqu'à mon cœur. J'avais acquis quelque expérience de ces
accès de perversité (dont je n'ai pas sans peine expliqué la singulière
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