Notes de Voltaire et de Condorcet sur les pensées de Pascal - 1

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NOTES DE VOLTAIRE ET DE CONDORCET SUR LES PENSÉES DE PASCAL.

Les notes marquées C sont celles que Condorcet a jointes à son
édition _in_-8º., et celles après lesquelles est un V sont de
Voltaire. De ces dernières, les unes ont été publiées pour la
première fois dans l'édition _in_-8º. que Voltaire fit faire à
Genève en 1778; les autres avoient été déjà employées par Condorcet
dans l'édition de 1776.


NOTES DE VOLTAIRE ET DE CONDORCET SUR LES PENSÉES DE PASCAL.

(1) Et je m'y sens tellement disproportionné, que je crois pour moi
la chose absolument impossible.
Il l'a trouvée très-possible dans les Provinciales. V.
(2) Cet art que j'appelle l'art de persuader...... consiste en trois
parties essentielles.
Mais ce n'est pas là l'art de persuader, c'est l'art
d'argumenter. V.
(3) Je voudrois que la chose fût véritable, et qu'elle fût si connue,
que je n'eusse pas eu la peine de rechercher avec tant de soin la
source de tous les défauts des raisonnements.
Locke, le Pascal des Anglois, n'avoit pu lire Pascal. Il vint
après ce grand homme, et ces pensées paraissent, pour la première
fois, plus d'un demi-siècle après la mort de Locke. Cependant
Locke, aidé de son seul grand sens, dit toujours: _Définissez les
termes._ V.
(4) Les meilleurs livres sont ceux que chaque lecteur croit qu'il
auroit pu faire.
Cela n'est pas vrai dans les sciences: il n'y a personne qui
croie qu'il eût pu faire les principes mathématiques de Newton.
Cela n'est pas vrai en belles-lettres; quel est le fat qui ose
croire qu'il auroit pu faire l'Iliade et l'Énéide? V.
(5) Je les voudrois nommer basses, communes, familières; ces noms-là
leur conviennent mieux; je hais les mots d'enflure.
C'est la chose que vous haïssez; car pour le mot, il vous en faut
un qui exprime ce qui vous déplaît. V.
Voici un moyen de découvrir la vérité, qui me paroît avoir
échappé à tous les philosophes. Il est tiré de la relation d'un
voyage fait aux Moluques, en 1760, par le capitaine Dryden.
»On emploie dans ces îles une singulière méthode de découvrir la
vérité; voici en quoi elle consiste: quand on veut savoir si un
homme a commis ou n'a pas commis une certaine action, et que des
gens qui ont acheté, pour une somme assez modique, le droit de
s'en informer, n'ont pas eu l'esprit de découvrir la vérité, ils
font lier fortement les jambes de l'accusé entre des planches;
ensuite on serre entre ces planches un certain nombre de coins de
bois, à force de bras et de coups de maillet. Pendant ce temps-là
les rechercheurs interrogent tranquillement le patient, font
écrire ses réponses, ses cris, les demi-mots que les tourments
lui arrachent, et ils ne le laissent en repos qu'après être
parvenus à le faire évanouir deux ou trois fois par la force de
la douleur, et que le médecin, témoin de l'opération, a déclaré
que, si on continue, le patient mourra dans les tourments.
Quelquefois il arrive que les rechercheurs n'ont pas eu besoin de
recourir à ce moyen pour se croire sûrs de la vérité, mais qu'il
leur reste un léger scrupule; alors ils ordonnent, qu'avant de
punir l'accusé, on recourra à la méthode infaillible des maillets
et des coins. A la vérité, ils remplissent de tourments horribles
les derniers moments de cet infortuné; mais ces aveux, extorqués
par la torture, rassurent leur conscience, et au sortir de là,
ils en dînent bien plus tranquillement: quand ils voient que
l'accusé a pu avoir des complices, ils ont grand soin de recourir
à leur méthode favorite. Enfin, il y des crimes pour lesquels on
l'ordonne par pure routine, et où cette clause est de style.
»Ces rechercheurs, aussi stupides que féroces, ne se sont pas
encore avisés d'avoir le moindre doute sur la bonté de leur
méthode. Ils forment une caste à part. On croit même, dans ces
îles, qu'ils sont d'une race d'hommes particulière, et que les
organes de la sensibilité manquent absolument à cette espèce. En
effet, il y a des hommes fort humains dans les mêmes îles. La
première caste même est formée de gens très-polis, très-doux et
très-braves. Ceux-là passent leur vie à danser; et portant de
grand chapeaux de plumes, ils se croiroient déshonorés, s'il
dansoient avec un homme de la caste des rechercheurs; mais ils
trouvent très-bon que ces rechercheurs gardent le privilége
exclusif d'écraser, entre des planches, les jambes de toutes les
castes.
»On m'a assuré que, quelques personnes de la caste des lettrés
s'étant avisées de dire tout haut qu'il y avoit des moyens plus
humains et plus sûrs de découvrir la vérité, les rechercheurs à
maillets les ont fait taire, en les menaçant de les brûler à
petit feu, après leur avoir _préalablement_ brisé les jambes; car
le crime de n'être pas du même avis que les rechercheurs est un
de ceux pour lesquels ils ne manquent jamais d'employer leur
méthode.
»Des politiques profonds prétendent que, depuis ce temps-là, les
rechercheurs sont eux-mêmes convaincus de l'absurdité de leur
méthode; que, s'ils l'emploient encore de temps en temps sur des
accusés obscurs, c'est afin de ne pas laisser rouiller cette
vieille arme, et de la tenir toujours prête pour effrayer leurs
ennemis, ou pour s'en venger.
»J'ai lu qu'il y avoit eu autrefois en Europe des usages aussi
abominables; mais ils n'y subsistent plus depuis long-temps. Pour
les conserver au milieu d'un siècle éclairé, et des mœurs douces
de l'Europe, il auroit fallu, dans les magistrats de ce pays, un
mélange d'imbécillité et de cruauté, portées toutes deux à un si
haut point, que ce seroit calomnier la nature humaine que de l'en
supposer capable.» C.
(_Voyage aux Moluques_, tome II, page 232.)
(6) _Tout le paragraphe I de l'article IV._
Cette éloquente tirade ne prouve autre chose, sinon que l'homme
n'est pas Dieu. Il est à sa place comme le reste de la nature,
imparfait, parce que Dieu seul peut être parfait; ou, pour mieux
dire, l'homme est borné, et Dieu ne l'est pas. V.
(7) Que la terre lui paroisse comme un point, au prix du vaste tour
que décrit le soleil.
La superstition avoit-elle dégradé Pascal au point de n'oser
penser que c'est la terre qui tourne, et d'en croire plutôt le
jugement des dominicains de Rome que les preuves de Copernic, de
Keppler et de Galilée[1]? C.
(8) C'est une sphère infinie, dont le centre est partout, la
circonférence nulle part.
Cette belle expression est de Timée de Locres: Pascal étoit digne
de l'inventer; mais il faut rendre à chacun son bien. V.
(9) Quand l'univers l'écraseroit, l'homme seroit encore plus noble
que ce qui le tue.
Que veut dire ce mot, _noble_? Il est bien vrai que ma pensée est
autre chose, par exemple, que le globe du soleil: mais est-il
bien prouvé qu'un animal, parce qu'il a quelques pensées, est
plus noble que le soleil, qui anime tout ce que nous connoissons
de la nature? Est-ce à l'homme à en décider? Il est juge et
partie. On dit qu'un ouvrage est supérieur à un autre, quand il a
coûté plus de peine à l'ouvrier, et qu'il est d'un usage plus
utile; mais en a-t-il moins coûté au Créateur de faire le soleil
que de pétrir un petit animal, haut d'environ cinq pieds, qui
raisonne bien ou mal? Qui des deux est le plus utile au monde, ou
de cet animal, ou de l'astre qui éclaire tant de globes? Et en
quoi quelques idées reçues dans un cerveau sont-elles préférables
à l'univers matériel? V.
(10) Je blâme également, et ceux qui prennent le parti de louer
l'homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui le
prennent de le divertir.
Hélas! si vous aviez souffert le divertissement, vous auriez vécu
davantage. V.
(11) Les autres disent: cherchez le bonheur en vous divertissant, et
cela n'est pas vrai.
En vous divertissant vous aurez du plaisir; et cela est
très-vrai. Nous avons des maladies; Dieu a mis la petite-vérole
et les vapeurs au monde. Hélas encore! hélas Pascal! on voit bien
que vous êtes malade. V.
(12) _Tout le paragraphe I._
On n'a point besoin de toute cette métaphysique pour expliquer
les effets que produit l'amour de la gloire. Il est impossible à
quelqu'un qui vit dans une société nombreuse et policée, de ne
pas voir combien, dans la dépendance où il est sans cesse des
autres hommes, il lui est avantageux d'être l'objet de leur
enthousiasme. «Mais on s'occupe plus de ce que la postérité dira
de nous, que de ce qu'en disent nos contemporains. Mais on
sacrifie sa vie entière à une gloire dont on ne jouira jamais,
mais on court à une mort certaine.» Tel est l'effet du désir si
naturel d'être estimés des autres hommes, lorsque ce désir est
porté jusqu'à l'enthousiasme. Il en est de même de l'amour
physique, qui n'est que le désir de jouir: laissez l'enthousiasme
en faire une passion; alors on poignarde sa maîtresse, on meurt
pour elle. Le hasard peut amener des circonstances où un amant
aimera mieux mourir d'une mort cruelle que de jouir de la femme
qu'il adore.
Ne pourroit-on pas dire que l'enthousiasme consiste à se
présenter vivement, à la fois, toutes les jouissances que notre
passion peut répandre sur un long espace de temps? alors on jouit
comme si on les réunissoit toutes; on craint, comme si un instant
pouvoit nous faire éprouver, à la fois, toutes les douleurs d'une
longue vie: et lorsque ce sentiment a épuisé toute la force de
nos organes, qu'il ne nous en reste plus pour raisonner, nous ne
pouvons plus nous apercevoir si ces jouissances sont impossibles.
Cet état d'espérances enivrantes est en lui-même un plaisir, et
un plaisir assez grand pour préférer ces jouissances imaginaires
à des plaisirs réels et présents. Car on se tromperoit dans tous
les raisonnements qu'on fait sur les passions, si on se bornoit à
ne compter que les plaisirs ou les peines des sens qu'elles font
éprouver. Les différents sentiments de désir, de crainte, de
ravissement, d'horreur, etc. qui naissent des passions, sont
accompagnés de sensations physiques, agréables ou pénibles,
délicieuses ou déchirantes. On rapporte ces sensations à la
région de la poitrine; et il paroît que le diaphragme[2] en est
l'organe. Le sentiment très-vif de plaisir et de douleur dont
cette partie du corps est susceptible, dans les hommes
passionnés, suffiroit peut-être pour expliquer ce que les
passions offrent, en apparence, de plus inexplicable. C.
(13) La vanité est si ancrée, etc. _tout le paragraphe_.
Oui, vous couriez après la gloire de passer un jour pour le fléau
des jésuites, le défenseur de Port-Royal, l'apôtre du jansénisme,
le réformateur des Chrétiens. V.
(14) Le présent n'est jamais notre but. Le passé et le présent sont
nos moyens; le seul avenir est notre objet.
Il est faux que nous ne pensions point au présent; nous y pensons
en étudiant la nature, et en faisant toutes les fonctions de la
vie: nous pensons aussi beaucoup au futur. Remercions l'auteur de
la nature de ce qu'il nous donne cet instinct qui nous emporte
sans cesse vers l'avenir. Le trésor le plus précieux de l'homme,
est cette espérance qui adoucit nos chagrins, et qui nous peint
des plaisirs futurs dans la possession des plaisirs présents. Si
les hommes étoient assez malheureux pour ne s'occuper jamais que
du présent, on ne semeroit point, on ne bâtiroit point, on ne
planteroit point, on ne pourvoiroit à rien, on manqueroit de tout
au milieu de cette fausse jouissance. Un esprit comme Pascal
pouvoit-il donner dans un lieu commun comme celui-là? La nature a
établi que chaque homme jouiroit du présent, en se nourrissant,
en faisant des enfants, en écoutant des sons agréables, en
occupant sa faculté de penser et de sentir, et qu'en sortant de
ces états, souvent au milieu de ces états mêmes, il penseroit au
lendemain, sans quoi il périroit de misère aujourd'hui. Il n'y a
que les enfants et les imbécilles qui ne pensent qu'au présent;
faudra-t-il leur ressembler? V.
On connoît ce vers de M. de V.:
Nous ne vivons jamais, nous attendons la vie.
Et celui-ci de Manilius:
_Victuri semper agimus, nec vivimus unquàm._
(15) Plaisante justice qu'une rivière ou une montagne borne! vérités
en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà.
Il n'est point ridicule que les lois de la France et de l'Espagne
diffèrent; mais il est très-impertinent que ce qui est juste à
Romorantin soit injuste à Corbeil; qu'il y ait quatre cents
jurisprudences diverses dans le même royaume, et surtout que,
dans un même parlement, on perde dans une chambre le procès qu'on
gagne dans une autre chambre. V.
(16) Se peut-il rien de plus plaisant qu'un homme ait droit de me
tuer parce qu'il demeure au-delà de l'eau, et que son prince a
querelle contre le mien, quoique je n'en aie aucune avec lui?
Plaisant n'est pas le mot propre; il falloit _démence exécrable_.
V.
(17) Le plus sage des législateurs disoit que, pour le bien des
hommes, il faut souvent les piper.
On ne manquera pas d'accuser l'éditeur qui a rassemblé ces
Pensées éparses, d'être un athée, ennemi de toute morale; mais je
prie les auteurs de cette objection, de considérer que ces
Pensées sont de Pascal, et non pas de moi; qu'il les a écrites en
toutes lettres; que si elles sont d'un athée, c'est Pascal qui
étoit athée, et non pas moi; qu'enfin, puisque Pascal est mort,
ce seroit peine perdue que de le calomnier.
Il est beau de voir dans cet article M. de V. prendre contre
Pascal la défense de l'existence de Dieu[3]; mais que diront ceux
à qui il en coûte tant pour convenir qu'un vivant puisse avoir
raison contre un mort? C.
(18) Combien un avocat, bien payé par avance, trouve-t-il plus juste
la cause qu'il plaide!
Je compterois plus sur le zèle d'un homme espérant une grande
récompense que sur celui d'un homme l'ayant reçue. V.
(19) _Tout le paragraphe XIX._
Ces idées ont été adoptées par Locke. Il soutient qu'il n'y a nul
principe inné; cependant il paroît certain que les enfants ont un
instinct, celui de l'émulation, celui de la pitié, celui de
mettre, dès qu'ils le peuvent, les mains devant leur visage quand
il est en danger, celui de reculer pour mieux sauter dès qu'ils
sautent. V.
(20) Je crois qu'il seroit presque aussi heureux qu'un roi, qui.....
Tous ceux qui ont attaqué la certitude des connoissances humaines
ont commis la même faute. Ils ont fort bien établi que nous ne
pouvons parvenir, ni dans les sciences physiques, ni dans les
sciences morales, à cette certitude rigoureuse des propositions
de la géométrie, et cela n'étoit pas difficile; mais ils ont
voulu en conclure que l'homme n'avoit aucune règle sûre pour
asseoir son opinion sur ces objets, et ils se sont trompés en
cela. Car il y a des moyens sûrs de parvenir à une très-grande
probabilité dans plusieurs cas; et dans un grand nombre,
d'évaluer le degré de cette probabilité. C.
Être heureux comme un roi, dit le peuple hébété. V.
(21) Que deux hommes voient de la neige, ils expriment tous deux la
vue de ce même objet par les mêmes mots.....
Il y a toujours des différences imperceptibles entre les choses
les plus semblables; il n'y a jamais eu peut-être deux œufs de
poule absolument les mêmes, mais qu'importe? Leibnitz devoit-il
faire un principe philosophique de cette observation triviale? V.
(22) C'est ce qui a donné lieu à ces titres, aussi fastueux en effet,
quoique non[4] en apparence, que cet auteur qui crève les yeux, _de
omni scibili_.
Qui crève les yeux ne veut pas dire ici qui se montre évidemment:
il signifie tout le contraire. V.
(23) Cela étant bien compris, je crois qu'on s'en tiendra au
repos.....
Tout cet article, d'ailleurs obscur, semble fait pour dégoûter
des sciences spéculatives. En effet, un bon artiste en
haute-lisse, en horlogerie, en arpentage, est plus utile que
Platon. V.
(24) La seule comparaison que nous faisons de nous au fini nous fait
peine.
Il eût plutôt fallu dire à l'infini. Mais souvenons-nous que ces
pensées jetées au hasard étoient des matériaux informes qui ne
furent jamais mis en œuvre. V.
(25) _Tout le paragraphe XXV._
Cette pensée paroît un sophisme, et la fausseté consiste dans ce
mot d'_ignorance_, qu'on prend en deux sens différents. Celui qui
ne sait ni lire, ni écrire, est un ignorant; mais un
mathématicien, pour ignorer les principes cachés de la nature,
n'est pas au point d'ignorance d'où il étoit parti quand il
commença à apprendre à lire. Newton ne savoit pas pourquoi
l'homme remue son bras quand il le veut; mais il n'en étoit pas
moins savant sur le reste. Celui qui ne sait point l'hébreu, et
qui sait le latin, est savant, par comparaison, avec celui qui ne
sait que le françois. V.
(26) L'âme est jetée dans le corps pour y faire un séjour de peu de
durée.
Pour dire l'_âme est jetée_, il faudroit être sûr qu'elle est
substance, et non qualité. C'est ce que presque personne n'a
recherché, et c'est par où il faudroit commencer, en
métaphysique, en morale, etc. V.
(27) Mais quand j'y ai regardé de plus près, etc. _tout l'alinéa_.
Ce mot, _ne voir que nous_, ne forme aucun sens. Qu'est-ce qu'un
homme qui n'agiroit point, et qui est supposé se contempler?
Non-seulement je dis que cet homme seroit un imbécille, inutile à
la société; mais je dis que cet homme ne peut exister. Car cet
homme que contempleroit-il? Son corps, ses pieds, ses mains, ses
cinq sens? ou il seroit un idiot, ou bien il feroit usage de tout
cela. Resteroit-il à contempler sa faculté de penser? Mais il ne
peut contempler cette faculté qu'en l'exerçant. Ou il ne pensera
à rien, on bien il pensera aux idées qui lui sont déjà venues, ou
il en composera de nouvelles; or il ne peut avoir d'idées que du
dehors. Le voilà donc nécessairement occupé, ou de ses sens, ou
de ses idées; le voilà donc hors de soi, ou imbécille. Encore une
fois, il est impossible à la nature humaine de rester dans cet
engourdissement imaginaire, il est absurde de le penser, il est
insensé d'y prétendre. L'homme est né pour l'action, comme le feu
tend en haut et la pierre en bas. N'être point occupé, et
n'exister pas, c'est la même chose pour l'homme; toute la
différence consiste dans les occupations douces ou tumultueuses,
dangereuses ou utiles. Job a bien dit: «L'homme est né pour le
travail, comme l'oiseau pour voler»; mais l'oiseau, en volant,
peut être pris au trébuchet. C.
(28) Un roi qui se voit est un homme plein de misères, et qui les
ressent comme un autre.
Toujours le même sophisme. Un roi qui se recueille pour penser
est alors très-occupé; mais s'il n'arrêtoit sa pensée que sur
soi, en disant à soi-même: _je règne_, et rien de plus, il seroit
un idiot. V.
(29) Les hommes ont un instinct secret, etc. _et le reste de
l'alinéa_.
Cet instinct secret étant le premier principe et le fondement
nécessaire de la société, il vient plutôt de la bonté de Dieu, et
il est plutôt l'instrument de notre bonheur que le ressentiment
de notre misère. Je ne sais pas ce que nos premiers pères
faisoient dans le paradis terrestre; mais si chacun d'eux n'avoit
pensé qu'à soi, l'existence du genre humain étoit bien hasardée.
N'est-il pas absurde de penser qu'ils avoient des sens parfaits,
c'est-à-dire, des instruments d'actions parfaits, uniquement pour
la contemplation? Et n'est-il pas plaisant que des têtes
pensantes puissent imaginer que la paresse est un titre de
grandeur, et l'action un rabaissement de notre nature? V.
(30) Lorsque Cynéas disoit à Pyrrhus, etc.
L'exemple de Cinéas est bon dans les satires de Despréaux, mais
non dans un livre philosophique. Un roi sage peut être heureux
chez lui; et de ce qu'on nous donne Pyrrhus pour fou, cela ne
conclut rien pour le reste des hommes. V.
(31) L'homme est si malheureux, qu'il s'ennuieroit, même sans aucune
cause étrangère d'ennui, par le propre état de sa condition
naturelle.
Ne seroit-il pas aussi vrai de dire que l'homme est si heureux en
ce point, et que nous avons tant d'obligation à l'auteur de la
nature, qu'il a attaché l'ennui à l'inaction, afin de nous forcer
par là à être utiles au prochain et à nous-mêmes? V.
(32) _Le paragraphe V._
La nature ne nous rend pas toujours malheureux. Pascal parle
toujours en malade qui veut que le monde entier souffre. V.
(33) _Le paragraphe VI._
Cette comparaison assurément n'est pas juste. Des malheureux
enchaînés, qu'on égorge l'un après l'autre, sont malheureux
non-seulement parce qu'ils souffrent, mais encore parce qu'ils
éprouvent ce que les autres hommes ne souffrent pas. Le sort
naturel d'un homme n'est, ni d'être enchaîné, ni d'être égorgé;
mais tous les hommes sont faits, comme les animaux, les plantes,
pour croître, pour vivre un certain temps, pour produire leur
semblable, et pour mourir. On peut, dans une satire, montrer
l'homme, tant qu'on voudra, du mauvais côté; mais, pour peu qu'on
se serve de sa raison on avouera que, de tous les animaux,
l'homme est le plus parfait, le plus heureux, et celui qui vit le
plus long-temps; car ce qu'on dit des cerfs et des corbeaux n'est
qu'une fable: au lieu donc de nous étonner et de nous plaindre du
malheur et de la brièveté de la vie, nous devons nous étonner et
nous féliciter de notre bonheur et de sa durée. A ne raisonner
qu'en philosophe, j'ose dire qu'il y a bien de l'orgueil et de la
témérité à prétendre que, par notre nature, nous devons être
mieux que nous ne sommes. V.
(34) Nous allons montrer que toutes les opinions du peuple sont
très-saines.
Pascal prouve dans cet article que les préjugés du peuple sont
fondés sur des raisons, mais non pas que le peuple ait raison de
les avoir adoptés. C.
(35) Le plus grand des maux est les guerres civiles. Elles sont
sûres, si on veut récompenser le mérite; car tous diroient qu'ils
méritent.
Cela mérite explication. Guerre civile, si le prince de Conti
dit: J'ai autant de mérite que le grand Condé; si Retz dit: Je
vaux mieux que Mazarin; si Beaufort dit: Je l'emporte sur
Turenne, et s'il n'y a personne pour les mettre à leur place.
Mais quand Louis XIV arrive, et dit: Je ne récompenserai que le
mérite; alors plus de guerre civile. V.
(36) _Les paragraphes V et VI._
Ces articles ont besoin d'explication, et semblent n'en pas
mériter. V.
(37) Il a quatre laquais, et je n'en ai qu'un; c'est à moi à céder.
Non. Turenne avec un laquais sera respecté par un traitant qui en
aura quatre. V.
(38) Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges,
leurs hermines, dont ils s'emmaillottent en chats fourrés, etc.
Les sénateurs romains avoient le laticlave. V.
(39) Les seuls gens de guerre ne se sont pas déguisés de la sorte.
Aujourd'hui c'est tout le contraire, on se moqueroit d'un médecin
qui viendroit tâter le pouls et contempler votre chaise percée en
soutane. Les officiers de guerre, au contraire, vont partout avec
leurs uniformes et leurs épaulettes. V.
(40) Les Suisses s'offensent d'être dits gentilshommes, et prouvent
la roture de race pour être jugés dignes de grands emplois.
Pascal étoit mal informé. Il y avoit de son temps, et il y a
encore dans le sénat de Berne des gentilshommes aussi anciens que
la maison d'Autriche. Ils sont respectés, ils sont dans les
charges. Il est vrai qu'ils n'y sont pas par droit de naissance,
comme les nobles y sont à Venise. Il faut même à Bâle renoncer à
sa noblesse pour entrer dans le sénat. V.
(41) Cet habit, c'est une force; il n'en est pas de même d'un cheval
bien enharnaché à l'égard d'un autre.
Bas et indigne de Pascal. V.
(42) Le peuple a des opinions très-saines, par exemple, d'avoir
choisi le divertissement et la chasse plutôt que la poésie.
Il semble qu'on ait proposé au peuple de jouer à la boule ou de
faire _des vers_. Non, mais ceux qui ont des organes grossiers
cherchent des plaisirs où l'âme n'entre pour rien; ceux qui ont
un sentiment plus délicat veulent des plaisirs plus fins: il faut
que tout le monde vive. V.
(43) Le port règle ceux qui sont dans le vaisseau; mais où
trouverons-nous ce point dans la morale?
Dans cette seule maxime, reçue de toutes les nations: Ne faites
pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît. V.
(44) _Le paragraphe VI._
Un certain peuple a eu une loi par laquelle on faisoit pendre un
homme qui avoit bu à la santé d'un certain prince: il eût été
juste de ne point boire avec cet homme, mais il étoit un peu dur
de le pendre: cela étoit établi, mais cela étoit abominable. V.
(45) Sans doute que l'égalité des biens est juste.
L'égalité des biens n'est pas juste. Il n'est pas juste que, les
parts étant faites, des étrangers mercenaires, qui viennent
m'aider à faire mes moissons, en recueillent autant que moi. V.
(46) Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce
qui est fort fût juste.
Pascal semble se rapprocher ici des idées de Hobbes, et le plus
dévot des philosophes de son siècle est, sur la nature du juste
et de l'injuste, du même avis que le plus irréligieux. C.
(47) _Tout le paragraphe X._
Selon Platon, les bonnes lois sont celles que les citoyens aiment
plus que leur vie; l'art de faire aimer aux hommes les lois de
leur patrie étoit, selon lui, le grand art des législateurs. Il y
a loin d'un philosophe d'Athènes à un philosophe du faubourg
Saint-Jacques. C.
(48) L'extrême esprit est accusé de folie, comme l'extrême défaut.
Ce n'est pas l'extrême esprit, c'est l'extrême vivacité et
volubilité de l'esprit qu'on accuse de folie; l'extrême esprit
est l'extrême justesse, l'extrême finesse; l'extrême étendue
opposée diamétralement à la folie. L'extrême défaut d'esprit est
un manque de conception, un vide d'idées; ce n'est point la
folie, c'est la stupidité. La folie est un dérangement dans les
organes, qui fait voir plusieurs objets trop vite, ou qui arrête
l'imagination sur un seul avec trop d'application et de violence.
Ce n'est point non plus la médiocrité qui passe pour bonne, c'est
l'éloignement des deux vices opposés; c'est ce qu'on appelle
_juste milieu_, et non _médiocrité_. On ne fait cette remarque,
et quelques autres dans ce goût, que pour donner des idées
précises. C'est plutôt pour éclaircir que pour contredire. V.
(49) Les belles actions cachées sont les plus estimables. Quand j'en
vois quelques-unes dans l'histoire, elles me plaisent fort. Mais
enfin elles n'ont pas été tout-à-fait cachées, puisqu'elles ont été
sues; ce peu par où elles ont paru en diminue le mérite, car c'est là
le plus beau de les avoir voulu cacher[5].
Voici une action dont la mémoire mérite d'être conservée, et à
qui il ne me paroît pas possible qu'on puisse appliquer la
réflexion de Pascal.
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