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Napoléon Le Petit - 06

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  qui se tournaient le dos avaient été braquées, l'une à l'entrée de la
  rue Montmartre, l'autre à l'entrée du faubourg Montmartre, sans qu'on
  pût deviner pourquoi, la rue et le faubourg n'offrant même pas
  l'apparence d'une barricade. Les curieux, entassés sur les trottoirs et
  aux fenêtres, considéraient avec stupeur cet encombrement d'affûts, de
  sabres et de bayonnettes.
  «Les troupes riaient et causaient», dit un témoin; un autre témoin dit:
  «Les soldats avaient un air étrange.» La plupart, la crosse en terre,
  s'appuyaient sur leurs fusils et semblaient à demi chancelants de
  lassitude, ou d'autre chose. Un de ces vieux officiers qui ont
  l'habitude de regarder dans le fond des yeux du soldat, le général L***
  dit en passant devant le café Frascati: «Ils sont ivres.»
  «Des symptômes se manifestaient.
  «À un moment où la foule criait à la troupe: vive la république! à bas
  Louis Bonaparte! on entendit un officier dire à demi-voix: _Ceci va
  tourner à la charcuterie_.
  «Un bataillon d'infanterie débouche par la rue Richelieu. Devant le café
  Cardinal il est accueilli par un cri unanime de: vive la république! Un
  écrivain qui était là, rédacteur d'un journal conservateur, ajoute: _À
  bas Soulouque!_ L'officier d'état-major qui conduisait le détachement
  lui assène un coup de sabre qui, esquivé par l'écrivain, coupe un des
  petits arbres du boulevard.
  «Comme le 1er de lanciers, commandé par le colonel Rochefort, arrivait à
  la hauteur de la rue Taitbout, un groupe nombreux couvrait l'asphalte du
  boulevard. C'étaient des habitants du quartier, des négociants, des
  artistes, des journalistes, et parmi eux quelques femmes tenant de
  jeunes enfants par la main. Au passage du régiment, hommes, femmes, tous
  crient: vive la constitution! vive la loi! vive la république! Le
  colonel Rochefort--le même qui avait présidé, le 31 octobre 1851, à
  l'École militaire, le banquet donné par le 1er lanciers au 7e, et qui,
  dans ce banquet, avait prononcé ce toast: «Au prince Napoléon, au chef
  de l'état; il est la personnification de l'ordre dont nous sommes les
  défenseurs»,--ce colonel, au cri tout légal poussé par la foule, lance
  son cheval au milieu du groupe, à travers les chaises du trottoir; les
  lanciers se ruent à sa suite, et hommes, femmes, enfants, tout est
  sabré. «Bon nombre d'entre eux restèrent sur place», dit un apologiste
  du coup d'état, lequel ajoute: «Ce fut l'affaire d'un instant[33].»
  «Vers deux heures, on braquait deux obusiers à l'extrémité du boulevard
  Poissonnière, à cent cinquante pas de la petite barricade-lunette du
  poste Bonne-Nouvelle. En mettant ces pièces en batterie, les soldats du
  train, peu accoutumés pourtant aux fausses manoeuvres, brisèrent le timon
  d'un caisson.--_Vous voyez bien qu'ils sont soûls!_ cria un homme du
  peuple.
  «À deux heures et demie, car il faut suivre minute à minute et pas à pas
  ce drame hideux, le feu s'ouvrit devant la barricade, mollement, et
  comme avec distraction. Il semblait que les chefs militaires eussent
  l'esprit à toute autre chose qu'à un combat. En effet, on va savoir à
  quoi ils songeaient.
  «Le premier coup de canon, mal ajusté, passa par-dessus toutes les
  barricades. Le projectile alla tuer au Château-d'Eau un jeune garçon qui
  puisait de l'eau dans le bassin.
  «Les boutiques s'étaient fermées, et presque toutes les fenêtres. Une
  croisée pourtant était restée ouverte à un étage supérieur de la maison
  qui fait l'angle de la rue du Sentier. Les curieux continuaient
  d'affluer principalement sur le trottoir méridional. C'était de la
  foule, et rien de plus, hommes, femmes, enfants et vieillards, à
  laquelle la barricade, peu attaquée, peu défendue, faisait l'effet de la
  petite guerre.
  «Cette barricade était un spectacle en attendant qu'elle devînt un
  prétexte.
  
  
  IV
  
  «Il y avait un quart d'heure environ que la troupe tiraillait et que la
  barricade ripostait sans qu'il y eût un blessé de part ni d'autre, quand
  tout à coup, comme par une commotion électrique, un mouvement
  extraordinaire et terrible se fit dans l'infanterie d'abord, puis dans
  la cavalerie. La troupe changea subitement de front.
  «Les historiographes du coup d'état ont raconté qu'un coup de feu,
  dirigé contre les soldats, était parti de la fenêtre restée ouverte au
  coin de la rue du Sentier. D'autres ont dit du faîte de la maison qui
  fait l'angle de la rue Notre-Dame-de-Recouvrance et de la rue
  Poissonnière. Selon d'autres, le coup serait un coup de pistolet et
  aurait été tiré du toit de la haute maison qui marque le coin de la rue
  Mazagran. Ce coup est contesté, mais ce qui est incontestable, c'est que
  pour avoir tiré ce coup de pistolet problématique, qui n'est peut-être
  autre chose qu'une porte fermée avec bruit, un dentiste habitant la
  maison voisine a été fusillé. En somme, un coup de pistolet ou de fusil
  venant d'une des maisons du boulevard a-t-il été entendu? est-ce vrai?
  est-ce faux? une foule de témoins nient.
  «Si le coup de feu a été tiré, il reste à éclaircir une question: a-t-il
  été une cause? ou a-t-il été un signal?
  «Quoi qu'il en soit, subitement, comme nous venons de le dire, la
  cavalerie, l'infanterie, l'artillerie, firent front à la foule massée
  sur les trottoirs, et, sans qu'on put deviner pourquoi, brusquement,
  sans motif, «sans sommation», comme l'avaient déclaré les infâmes
  affiches du matin, du Gymnase jusqu'aux Bains chinois, c'est-à-dire dans
  toute la longueur du boulevard le plus riche, le plus vivant et le plus
  joyeux de Paris, une tuerie commença.
  «L'armée se mit à fusiller le peuple à bout portant.
  «Ce fut un moment sinistre et inexprimable; les cris, les bras levés au
  ciel, la surprise, l'épouvante, la foule fuyant dans toutes les
  directions, une grêle de balles pleuvant et remontant depuis les pavés
  jusqu'aux toits, en une minute les morts jonchant la chaussée, des
  jeunes gens tombant le cigare à la bouche, des femmes en robes de
  velours tuées roides par les biscaïens, deux libraires arquebusés au
  seuil de leurs boutiques sans avoir su ce qu'on leur voulait, des coups
  de fusil tirés par les soupiraux des caves et y tuant n'importe qui, le
  bazar criblé d'obus et de boulets, l'hôtel Sallandrouze bombardé, la
  Maison d'Or mitraillée, Tortoni pris d'assaut, des centaines de cadavres
  sur le boulevard, un ruisseau de sang rue de Richelieu.
  «Qu'il soit encore ici permis au narrateur de s'interrompre.
  «En présence de ces faits sans nom, moi qui écris ces lignes, je le
  déclare, je suis un greffier, j'enregistre le crime; j'appelle la cause.
  Là est toute ma fonction. Je cite Louis Bonaparte, je cite Saint-Arnaud,
  Maupas, Morny, Magnan, Carrelet, Canrobert, Reybell, ses complices; je
  cite les autres encore dont on retrouvera ailleurs les noms; je cite les
  bourreaux, les meurtriers, les témoins, les victimes, les canons chauds,
  les sabres fumants, l'ivresse des soldats, le deuil des familles, les
  mourants, les morts, l'horreur, le sang et les larmes à la barre du
  monde civilisé.
  «Le narrateur seul, quel qu'il fût, on ne le croirait pas. Donnons donc
  la parole aux faits vivants, aux faits saignants. Écoutons les
  témoignages.
  
  
  V
  
  «Nous n'imprimerons pas le nom des témoins, nous avons dit pourquoi;
  mais on reconnaîtra l'accent sincère et poignant de la réalité.
  «Un témoin dit:
  «... Je n'avais pas fait trois pas sur le trottoir quand la troupe qui
  défilait s'arrêta tout à coup, fit volte-face la figure tournée vers le
  midi, abattit ses armes, et fit feu sur la foule éperdue, par un
  mouvement instantané.
  «Le feu continua sans interruption pendant vingt minutes, dominé de
  temps en temps par quelques coups de canon.
  «Au premier feu, je me jetai à terre et je me traînai comme un reptile
  sur le trottoir jusqu'à la première porte entr'ouverte que je pus
  rencontrer.
  «C'était la boutique d'un marchand de vin, située au n° 180, à côté du
  bazar de l'Industrie. J'entrai le dernier. La fusillade continuait
  toujours.
  «Il y avait dans cette boutique près de cinquante personnes, et parmi
  elles cinq ou six femmes, deux ou trois enfants. Trois malheureux
  étaient entrés blessés, deux moururent au bout d'un quart d'heure
  d'horribles souffrances; le troisième vivait encore quand je sortis de
  cette boutique à quatre heures; il ne survécut pas du reste à sa
  blessure, ainsi que je l'ai appris plus tard.
  «Pour donner une idée du public sur lequel la troupe avait tiré, je ne
  puis rien faire de mieux que de citer quelques exemples des personnes
  réunies dans cette boutique.
  «Quelques femmes, dont deux venaient d'acheter dans le quartier les
  provisions de leur dîner; un petit clerc d'huissier envoyé en course par
  son patron; deux ou trois coulissiers de la Bourse; deux ou trois
  propriétaires; quelques ouvriers, peu ou point vêtus de blouse. Un des
  malheureux réfugiés dans cette boutique m'a produit une vive impression;
  c'était un homme d'une trentaine d'années, blond, vêtu d'un paletot
  gris, il se rendait avec sa femme dîner au faubourg Montmartre dans sa
  famille, quand il fut arrêté sur le boulevard par le passage de la
  colonne de troupes. Dans le premier moment, et dès la première décharge,
  sa femme et lui tombèrent; il se releva, fut entraîné dans la boutique
  du marchand de vin, mais il n'avait plus sa femme à son bras, et son
  désespoir ne peut être dépeint. Il voulait à toute force, et malgré nos
  représentations, se faire ouvrir la porte et courir à la recherche de sa
  femme au milieu de la mitraille qui balayait la rue. Nous eûmes les plus
  grandes peines à le retenir pendant une heure. Le lendemain j'appris que
  sa femme avait été tuée et que le cadavre avait été reconnu dans la cité
  Bergère. Quinze jours plus tard, j'appris que ce malheureux, ayant
  menacé de faire subir à M. Bonaparte la peine du talion, avait été
  arrêté et transporté à Brest, en destination de Cayenne. Presque tous
  les citoyens réunis dans la boutique du marchand de vin appartenaient
  aux opinions monarchiques, et je ne rencontrai parmi eux qu'un ancien
  compositeur de _la Réforme_, du nom de Meunier, et l'un de ses amis, qui
  s'avouassent républicains. Vers quatre heures, je sortis de cette
  boutique.»
  «Un témoin, de ceux qui croient avoir entendu le coup de feu parti de la
  rue de Mazagran, ajoute:
  «Ce coup de feu, c'est pour la troupe le signal d'une fusillade dirigée
  sur toutes les maisons et leurs fenêtres, dont le roulement dure au
  moins trente minutes. Il est simultané depuis la porte Saint-Denis
  jusqu'au café du Grand-Balcon. Le canon vient bientôt se mêler à la
  mousqueterie.»
  «Un témoin dit:
  «... À trois heures et un quart un mouvement singulier a lieu. Les
  soldats qui faisaient face à la porte Saint-Denis opèrent instantanément
  un changement de front, s'appuyant sur les maisons depuis le Gymnase, la
  maison du Pont-de-Fer, l'hôtel Saint-Phar, et aussitôt un feu roulant
  s'exécute sur les personnes qui se trouvent au côté opposé, depuis la
  rue Saint-Denis jusqu'à la rue Richelieu. Quelques minutes suffisent
  pour couvrir les trottoirs de cadavres; les maisons sont criblées de
  balles, et cette rage conserva son paroxysme pendant trois quarts
  d'heure.»
  «Un témoin dit:
  «... Les premiers coups de canon dirigés sur la barricade Bonne-Nouvelle
  avaient servi de signal au reste de la troupe, qui avait fait feu
  presque en même temps sur tout ce qui se trouvait à portée de son
  fusil.»
  «Un témoin dit:
  «Les paroles ne peuvent rendre un pareil acte de barbarie. Il faut en
  avoir été témoin pour oser le redire et pour attester la vérité d'un
  fait aussi inqualifiable.
  «Il a été tiré des coups de fusil par milliers, c'est inappréciable[34],
  par la troupe, sur tout le monde inoffensif, et cela sans nécessité
  aucune. On avait voulu produire une forte impression. Voilà tout.»
  «Un témoin dit:
  «Lorsque l'agitation était très grande sur le boulevard, la ligne,
  suivie de l'artillerie et de la cavalerie, arrivait. On a vu un coup de
  fusil tiré du milieu de la troupe, et il était facile de voir qu'il
  avait été tiré en l'air, par la fumée qui s'élevait perpendiculairement.
  Alors ce fut le signal de tirer sans sommation et de charger à la
  bayonnette sur le peuple. Ceci est significatif, et prouve que la troupe
  voulait avoir un semblant de motif pour commencer le massacre qui a
  suivi.»
  «Un témoin raconte:
  «... Le canon chargé à mitraille hache les devantures des maisons depuis
  le magasin du _Prophète_ jusqu'à la rue Montmartre. Du boulevard
  Bonne-Nouvelle on a dû tirer aussi à boulet sur la maison Billecocq, car
  elle a été atteinte à l'angle du côté d'Aubusson, et le boulet, après
  avoir percé le mur, a pénétré dans l'intérieur.»
  «Un autre témoin, de ceux qui nient le coup de feu, dit:
  «On a cherché à atténuer cette fusillade et ces assassinats, en
  prétendant que des fenêtres de quelques maisons on avait tiré sur les
  troupes. Outre que le rapport officiel du général Magnan semble démentir
  ce bruit, j'affirme que les décharges ont été instantanées de la porte
  Saint-Denis à la porte Montmartre, et qu'il n'y a pas eu, avant la
  décharge générale, un seul coup tiré isolément, soit des fenêtres, soit
  par la troupe, du faubourg Saint-Denis au boulevard des Italiens.»
  «Un autre, qui n'a pas non plus entendu le coup de feu, dit:
  «Les troupes défilaient devant le perron de Tortoni, où j'étais depuis
  vingt minutes environ, lorsque, avant qu'aucun bruit de coup de feu soit
  arrivé à nous, elles s'ébranlent; la cavalerie prend le galop,
  l'infanterie le pas de course. Tout d'un coup nous voyons venir du côté
  du boulevard Poissonnière une nappe de feu qui s'étend et gagne
  rapidement. La fusillade commencée, je puis garantir qu'aucune explosion
  n'avait précédé, que pas un coup de fusil n'était parti des maisons
  depuis le café Frascati jusqu'à l'endroit où je me tenais. Enfin, nous
  voyons les canons des fusils des soldats qui étaient devant nous
  s'abaisser et nous menacer. Nous nous réfugions rue Taitbout, sous une
  porte cochère. Au même moment les balles passent par-dessus nous et
  autour de nous. Une femme est tuée à dix pas de moi au moment où je me
  cachais sous la porte cochère. Il n'y avait là, je peux le jurer, ni
  barricade ni insurgés; il y avait des _chasseurs, et du gibier_ qui
  fuyait, voilà tout.»
  «Cette image «chasseurs et gibier» est celle qui vient tout d'abord à
  l'esprit de ceux qui ont vu cette chose épouvantable. Nous retrouvons
  l'image dans les paroles d'un autre témoin:
  «... On voyait les gendarmes mobiles dans le bout de ma rue, et je sais
  qu'il en était de même dans le voisinage, tenant leurs fusils et se
  tenant eux-mêmes dans la position _du chasseur qui attend le départ du
  gibier_, c'est-à-dire le fusil près de l'épaule pour être plus prompt à
  ajuster et tirer.»
  «Aussi, pour prodiguer les premiers soins aux blessés tombés dans la rue
  Montmartre près des portes, voyait-on de distance en distance les portes
  s'ouvrir, un bras s'allonger et retirer avec précipitation le cadavre ou
  le moribond que les balles lui disputaient encore.»
  «Un autre témoin rencontre encore la même image:
  «Les soldats embusqués au coin des rues attendaient les citoyens au
  passage _comme des chasseurs guettent leur gibier_, et, à mesure qu'ils
  les voyaient engagés dans la rue, ils tiraient sur eux _comme sur une
  cible_. De nombreux citoyens ont été tués de cette manière, rue du
  Sentier, rue Rougemont et rue du Faubourg-Poissonnière.
   * * * * *
  «Partez, disaient les officiers aux citoyens inoffensifs qui leur
  demandaient protection. À cette parole ceux-ci s'éloignaient bien vite
  et avec confiance; mais ce n'était là qu'un mot d'ordre qui signifiait:
  _mort_, et, en effet, à peine avaient-ils fait quelques pas qu'ils
  tombaient à la renverse.»
  «Au moment où le feu commençait sur les boulevards, dit un autre témoin,
  un libraire voisin de la maison des tapis s'empressait de fermer sa
  devanture, lorsque des fuyards cherchant à entrer sont soupçonnés par la
  troupe ou la gendarmerie mobile, je ne sais laquelle, d'avoir fait feu
  sur elles. La troupe pénètre dans la maison du libraire. Le libraire
  veut faire des observations; il est seul amené devant sa porte, et sa
  femme et sa fille n'ont que le temps de se jeter entre lui et les
  soldats qu'il tombait mort. La femme avait la cuisse traversée et la
  fille était sauvée par le busc de son corset. La femme, m'a-t-on dit,
  est devenue folle depuis.»
  «Un autre témoin dit:
  «... Les soldats pénétrèrent dans les deux librairies qui sont entre la
  maison du _Prophète_ et celle de M. Sallandrouze. Les meurtres commis
  sont avérés. On a égorgé les deux libraires sur le trottoir. Les autres
  prisonniers le furent dans les magasins.»
  «Terminons par ces trois extraits, qu'on ne peut transcrire sans
  frissonner:
  «Dans le premier quart d'heure de cette horreur, dit un témoin, le feu,
  un moment moins vif, laisse croire à quelques citoyens qui n'étaient que
  blessés qu'ils pouvaient se relever. Parmi les hommes gisant devant le
  _Prophète_ deux se soulevèrent. L'un prit la fuite par la rue du Sentier
  dont quelques mètres seulement le séparaient. Il y parvint au milieu des
  balles qui emportèrent sa casquette. Le second ne put que se mettre à
  genoux, et, les mains jointes, supplier les soldats de lui faire grâce;
  mais il tomba à l'instant même fusillé. Le lendemain on pouvait
  remarquer, à côté du perron du _Prophète_, une place, à peine large de
  quelques pieds, où plus de cent balles avaient porté.
  «À l'entrée de la rue Montmartre jusqu'à la fontaine, l'espace de
  soixante pas, il y avait soixante cadavres, hommes, femmes, dames,
  enfants, jeunes filles. Tous ces malheureux étaient tombés victimes des
  premiers coups de feu tirés par la troupe et par la gendarmerie, placées
  en face sur l'autre côté des boulevards. Tout cela fuyait aux premières
  détonations, faisait encore quelques pas, puis enfin s'affaissait pour
  ne plus se relever. Un jeune homme s'était réfugié dans le cadre d'une
  porte cochère et s'abritait sous la saillie du mur du côté des
  boulevards. _Il servait de cible_ aux soldats. Après dix minutes de
  coups maladroits, il fut atteint malgré tous ses efforts pour s'amincir
  en s'élevant, et on le vit s'affaisser aussi pour ne plus se relever.»
  «Un autre:
  «... Les glaces et les fenêtres de la maison du Pont-de-Fer furent
  brisées. Un homme qui se trouvait dans la cour était devenu fou de
  terreur. Les caves étaient pleines de femmes qui s'y étaient sauvées
  inutilement. Les soldats faisaient feu dans les boutiques et par les
  soupiraux des caves. De Tortoni au Gymnase, c'était comme cela. Cela
  dura plus d'une heure.»
  
  
  VI
  
  «Bornons là ces extraits. Fermons cet appel lugubre. C'est assez pour
  les preuves.
  «L'exécration du fait est patente. Cent autres témoignages que nous
  avons là sous les yeux répètent presque dans les mêmes termes les mêmes
  faits. Il est certain désormais, il est prouvé, il est hors de doute et
  de question, il est visible comme le soleil que, le jeudi 4 décembre
  1851, la population inoffensive de Paris, la population non mêlée au
  combat, a été mitraillée sans sommation et massacrée dans un simple but
  d'intimidation, et qu'il n'y a pas d'autre sens à donner au mot
  mystérieux de M. Bonaparte.
  «Cette exécution dura jusqu'à la nuit tombante. Pendant plus d'une heure
  ce fut sur le boulevard comme une orgie de mousqueterie et d'artillerie.
  La canonnade et les feux de peloton se croisaient au hasard; à un
  certain moment les soldats s'entre-tuaient. La batterie du 6e régiment
  d'artillerie qui faisait partie de la brigade Canrobert fut démontée;
  les chevaux, se cabrant au milieu des balles, brisèrent les
  avant-trains, les roues et les timons, et de toute la batterie, en moins
  d'une minute, il ne resta qu'une seule pièce qui pût rouler. Un escadron
  entier du 1er lanciers fut obligé de se réfugier dans un hangar rue
  Saint-Fiacre. On compta le lendemain, dans les flammes des lances,
  soixante-dix trous de balle. La furie avait pris les soldats. Au coin de
  la rue Rougemont, au milieu de la fumée, un général agita les bras comme
  pour les retenir; un chirurgien aide-major du 27e faillit être tué par
  des soldats qu'il voulait modérer. Un sergent dit à un officier qui lui
  arrêtait le bras: Lieutenant, vous trahissez. Les soldats n'avaient plus
  conscience d'eux-mêmes, ils étaient comme fous du crime qu'on leur
  faisait commettre. Il vient un moment où l'abomination même de ce que
  vous faites vous fait redoubler les coups. Le sang est une sorte de vin
  horrible; le massacre enivre.
  «Il semblait qu'une main aveugle lançât la mort du fond d'une nuée. Les
  soldats n'étaient plus que des projectiles.
  «Deux pièces étaient braquées de la chaussée du boulevard sur une seule
  façade de maison, le magasin Sallandrouze, et tiraient sur la façade à
  outrance, à toute volée, à quelques pas de distance, à bout portant.
  Cette maison, ancien hôtel bâti en pierre de taille et remarquable par
  son perron presque monumental, fendue par les boulets comme par des
  coins de fer, s'ouvrait, se lézardait, se crevassait du haut en bas; les
  soldats redoublaient. À chaque décharge un craquement se faisait
  entendre. Tout à coup un officier d'artillerie arrive au galop et crie:
  arrêtez! arrêtez! La maison penchait en avant; un boulet de plus, elle
  croulait sur les canons et sur les canonniers.
  «Les canonniers étaient ivres au point que, ne sachant plus ce qu'ils
  faisaient, plusieurs se laissèrent tuer par le recul des canons. Les
  balles venaient à la fois de la porte Saint-Denis, du boulevard
  Poissonnière et du boulevard Montmartre; les artilleurs, qui les
  entendaient siffler dans tous les sens à leurs oreilles, se couchaient
  sur leurs chevaux, les hommes du train se réfugiaient sous les caissons
  et derrière les fourgons; on vit des soldats, laissant tomber leur képi,
  s'enfuir éperdus dans la rue Notre-Dame-de-Recouvrance; des cavaliers
  perdant la tête tiraient leurs carabines en l'air; d'autres mettaient
  pied à terre et se faisaient un abri de leurs chevaux. Trois ou quatre
  chevaux échappés couraient çà et là effarés de terreur.
  «Des jeux effroyables se mêlaient au massacre. Les tirailleurs de
  Vincennes s'étaient établis sur une des barricades du boulevard qu'ils
  avaient prise à la bayonnette, et de là ils s'exerçaient au tir sur les
  passants éloignés. On entendait des maisons voisines ces dialogues
  hideux:--Je gage que je descends celui-ci.--Je parie que non.--Je parie
  que si.--Et le coup partait. Quand l'homme tombait, cela se devinait à
  un éclat de rire. Lorsqu'une femme passait:--Tirez à la femme! criaient
  les officiers; tirez aux femmes!
  «C'était là un des mots d'ordre; sur le boulevard Montmartre, où l'on
  usait beaucoup de la bayonnette, un jeune capitaine d'état-major criait:
  Piquez les femmes!
  «Une femme crut pouvoir traverser la rue Saint-Fiacre, un pain sous le
  bras; un tirailleur l'abattit.
  «Rue Jean-Jacques-Rousseau on n'allait pas jusque-là; une femme cria:
  vive la république! elle fut seulement fouettée par les soldats. Mais
  revenons au boulevard.
  «Un passant, huissier, fut visé au front et atteint. Il tomba sur les
  mains et sur les genoux en criant: grâce! Il reçut treize autres balles
  dans le corps. Il a survécu. Par un hasard inouï, aucune blessure
  n'était mortelle. La balle du front avait labouré la peau et fait le
  tour du crâne sans le briser.
  «Un vieillard de quatrevingts ans, trouvé blotti on ne sait où, fut
  amené devant le perron du _Prophète_ et fusillé. Il tomba.--_Il ne se
  fera pas de bosse à la tête_, dit un soldat. Le vieillard était tombé
  sur un monceau de cadavres. Deux jeunes gens d'Issy, mariés depuis un
  mois et ayant épousé les deux soeurs, traversaient le boulevard, venant
  de leurs affaires. Ils se virent couchés en joue. Ils se jetèrent à
  genoux, ils criaient: Nous avons épousé les deux soeurs! On les tua. Un
  marchand de coco, nommé Robert et demeurant faubourg Poissonnière, n°
  97, s'enfuyait rue Montmartre, sa fontaine sur le dos. On le tua[35]. Un
  enfant de treize ans, apprenti sellier, passait sur le boulevard devant
  le café Vachette; on l'ajuste. Il pousse des cris désespérés; il tenait
  à la main une bride de cheval; il l'agitait en disant: Je fais une
  commission. On le tua. Trois balles lui trouèrent la poitrine. Tout le
  long du boulevard on entendait les hurlements et les soubresauts des
  blessés que les soldats lardaient à coups de bayonnette et laissaient là
  sans même les achever.
  «Quelques bandits prenaient le temps de voler. Un caissier d'une
  association dont le siège était rue de la Banque sort de sa caisse à
  deux heures, va rue Bergère toucher un effet, revient avec l'argent, est
  tué sur le boulevard. Quand on releva son cadavre, il n'avait plus sur
  lui ni sa bague, ni sa montre, ni la somme d'argent qu'il rapportait.
  «Sous prétexte de coups de fusil tirés sur la troupe, on entra dans dix
  ou douze maisons çà et là et l'on passa à la bayonnette tout ce qu'on y
  trouva. Il y a à toutes les maisons du boulevard des conduits de fonte
  par où les eaux sales des maisons se dégorgent au dehors dans le
  ruisseau. Les soldats, sans savoir pourquoi, prenaient en défiance ou en
  haine telle maison fermée du haut en bas, muette, morne, et qui, comme
  toutes les maisons du boulevard, semblait inhabitée, tant elle était
  silencieuse. Ils frappaient à la porte, la porte s'ouvrait, ils
  entraient. Un moment après on voyait sortir de la bouche des conduits de
  fonte un flot rouge et fumant. C'était du sang.
  «Un capitaine, les yeux hors de la tête, criait aux soldats: Pas de
  quartier! Un chef de bataillon vociférait: Entrez dans les maisons et
  tuez tout!
  «On entendait des sergents dire: Tapez sur les _bédouins, ferme sur les
  bédouins _!--«Du temps de l'oncle, raconte un témoin, les soldats
  appelaient les bourgeois pékins. Actuellement nous sommes des bédouins.
  Lorsque les soldats massacraient les habitants, c'était au cri de:
  _Hardi sur les bédouins!_»
  «Au cercle de Frascati, où plusieurs habitués, entre autres un vieux
  général, étaient réunis, on entendait ce tonnerre de mousqueterie et de
  canonnade, et l'on ne pouvait croire qu'on tirât à balle. On riait et
  l'on disait: «C'est à poudre. Quelle mise en scène! Quel comédien que ce
  Bonaparte-là!» On se croyait au Cirque. Tout à coup les soldats entrent
  furieux, et veulent fusiller tout le monde. On ne se doutait pas du
  danger qu'on courait. On riait toujours. Un témoin nous disait: _Nous
  croyions que cela faisait partie de la bouffonnerie_. Cependant, les
  soldats menaçant toujours, on finit par comprendre.--_Tuons tout_!
  disaient-ils. Un lieutenant qui reconnut le vieux général les en
  empêcha. Pourtant un sergent: _Lieutenant, f...-nous la paix; ce n'est
  pas votre affaire, c'est la nôtre_.
  «Les soldats tuaient pour tuer. Un témoin dit: On a fusillé dans la cour
  des maisons jusqu'aux chevaux, jusqu'aux chiens.»
  «Dans la maison qui fait, avec Frascati, l'angle de la rue Richelieu, on
  voulait arquebuser tranquillement même les femmes et les enfants; ils
  étaient déjà en tas pour cela en face d'un peloton quand un colonel
  survint; il sursit au meurtre, parqua ces pauvres êtres tremblants dans
  le passage des Panoramas, dont il fit fermer les grilles, et les sauva.
  Un écrivain distingué, M. Lireux, ayant échappé aux premières balles,
  fut promené deux heures durant, de corps de garde en corps de garde,
  pour être fusillé. Il fallut des miracles pour le sauver. Le célèbre
  artiste Sax, qui se trouvait par occasion dans le magasin de musique de
  Brandus, allait y être fusillé, quand un général le reconnut. Partout
  ailleurs on tua au hasard.
  «Le premier qui fut tué dans cette boucherie,--l'histoire garde aussi le
  nom du premier massacré de la Saint-Barthélémy,--s'appelait Théodore
  Debaecque, et demeurait dans la maison du coin de la rue du Sentier, par
  laquelle le carnage commença.
  
  
  VII
  «La tuerie terminée,--c'est-à-dire à la nuit noire,--on avait commencé
  en plein jour,--on n'enleva pas les cadavres; ils étaient tellement
  
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