Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 18
mauvais tour, je vous en avertis. Vous verrez qu'un de ces jours on
vous donnera du pied au cul, et qu'on vous chassera comme un faquin.
Taisez-vous, si vous êtes sage.
ARISTIONE.
Où est ma fille?
TIMOCLÈS.
Madame, elle s'est écartée; et je lui ai présenté une main qu'elle a
refusé d'accepter.
ARISTIONE.
Princes, puisque l'amour que vous avez pour Ériphile a bien voulu se
soumettre aux lois que j'ai voulu vous imposer; puisque j'ai su obtenir
de vous que vous fussiez rivaux sans devenir ennemis, et qu'avec pleine
soumission aux sentimens de ma fille vous attendez un choix dont je
l'ai faite seule maîtresse, ouvrez-moi tous deux le fond de votre âme,
et me dites sincèrement quel progrès vous croyez l'un et l'autre avoir
fait sur son cœur.
TIMOCLÈS.
Madame, je ne suis point pour[132] me flatter, j'ai fait ce que j'ai
pu pour toucher le cœur de la princesse Ériphile, et je m'y suis pris,
que[133] je crois, de toutes les tendres manières dont un amant se
peut servir: je lui ai fait des hommages soumis de tous mes vœux; j'ai
montré des assiduités, j'ai rendu des soins chaque jour; j'ai fait
chanter ma passion aux voix les plus touchantes, et l'ai fait exprimer
en vers aux plumes les plus délicates; je me suis plaint de mon martyre
en des termes passionnés; j'ai fait dire à mes yeux, aussi bien qu'à ma
bouche, le désespoir de mon amour; j'ai poussé à ses pieds des soupirs
languissans; j'ai même répandu des larmes; mais tout cela inutilement,
et je n'ai point connu qu'elle ait dans l'âme aucun ressentiment[134]
de mon ardeur.
ARISTIONE.
Et vous, prince?
IPHICRATE.
Pour moi, madame, connoissant son indifférence et le peu de cas qu'elle
fait des devoirs qu'on lui rend, je n'ai voulu perdre auprès d'elle ni
plaintes, ni soupirs, ni larmes. Je sais qu'elle est toute soumise à
vos volontés, et que ce n'est que de votre main seule qu'elle voudra
prendre un époux; aussi n'est-ce qu'à vous que je m'adresse pour
l'obtenir, à vous plutôt qu'à elle que je rends tous mes soins et tous
mes hommages. Et plût au ciel, madame, que vous eussiez voulu jouir des
conquêtes que vous lui faites, et recevoir pour vous les vœux que vous
lui renvoyez!
ARISTIONE.
Prince, le compliment est d'un amant adroit, et vous avez entendu dire
qu'il falloit cajoler les mères pour obtenir les filles; mais ici, par
malheur, tout cela devient inutile, et je me suis engagée à laisser le
choix tout entier à l'inclination de ma fille.
IPHICRATE.
Quelque pouvoir que vous lui donniez pour ce choix, ce n'est point
compliment, madame, que ce que je vous dis. Je ne recherche la
princesse Ériphile que parce qu'elle est votre sang; je la trouve
charmante par tout ce qu'elle tient de vous, et c'est vous que j'adore
en elle.
ARISTIONE.
Voilà qui est fort bien.
IPHICRATE.
Oui, madame, toute la terre voit en vous des attraits et des charmes
que je...
ARISTIONE.
De grâce, prince, ôtons ces charmes et ces attraits: vous savez que ce
sont des mots que je retranche des complimens qu'on me veut faire. Je
souffre qu'on me loue de ma sincérité; qu'on dise que je suis une bonne
princesse, que j'ai de la parole pour tout le monde, de la chaleur pour
mes amis, et de l'estime pour le mérite et la vertu: je puis tâter de
tout cela; mais, pour les douceurs de charmes et d'attraits, je suis
bien aise qu'on ne m'en serve point; et, quelque vérité qui s'y pût
rencontrer, on doit faire quelque scrupule d'en goûter la louange,
quand on est mère d'une fille comme la mienne.
IPHICRATE.
Ah! madame, c'est vous qui voulez être mère malgré tout le monde; il
n'est point d'yeux qui ne s'y opposent; et, si vous le vouliez, la
princesse Ériphile ne seroit que votre sœur.
ARISTIONE.
Mon Dieu! prince, je ne donne point dans tous ces galimatias où donnent
la plupart des femmes: je veux être mère parce que je la suis, et ce
seroit en vain que je ne la voudrois pas être. Ce titre n'a rien qui me
choque, puisque, de mon consentement, je me suis exposée à le recevoir.
C'est un foible de notre sexe, dont, grâce au ciel, je suis exempte; et
je ne m'embarrasse point de ces grandes disputes d'âge sur quoi nous
voyons tant de folles. Revenons à notre discours. Est-il possible que
jusqu'ici vous n'ayez pu connoître où penche l'inclination d'Ériphile?
IPHICRATE.
Ce sont obscurités pour moi.
TIMOCLÈS.
C'est pour moi un mystère impénétrable.
ARISTIONE.
La pudeur peut-être l'empêche de s'expliquer à vous et à moi.
Servons-nous de quelque autre pour découvrir le secret de son cœur.
Sostrate, prenez de ma part cette commission, et rendez cet office à
ces princes, de savoir adroitement de ma fille vers qui des deux ses
sentimens peuvent tourner.
SOSTRATE.
Madame, vous avez cent personnes dans votre cour sur qui vous pourriez
mieux verser l'honneur d'un tel emploi; et je me sens mal propre à bien
exécuter ce que vous souhaitez de moi.
ARISTIONE.
Votre mérite, Sostrate, n'est point borné aux seuls emplois de la
guerre. Vous avez de l'esprit, de la conduite, de l'adresse; et ma
fille fait cas de vous.
SOSTRATE.
Quelque autre mieux que moi, madame...
ARISTIONE.
Non, non; en vain vous vous en défendez.
SOSTRATE.
Puisque vous le voulez, madame, il vous faut obéir; mais je vous jure
que, dans toute votre cour, vous ne pouviez choisir personne qui ne fût
en état de s'acquitter beaucoup mieux que moi d'une telle commission.
ARISTIONE.
C'est trop de modestie; et vous vous acquitterez toujours bien de
toutes les choses dont on vous chargera. Découvrez doucement les
sentimens d'Ériphile, et faites-la ressouvenir qu'il faut se rendre de
bonne heure dans le bois de Diane.
[132] Pour: je ne suis point assez hardi pour. Ellipse archaïque.
[133] Pour: à ce que je crois. Ellipse archaïque.
[134] Voyez la note deuxième, tome Ier, p. 350.
SCÈNE III.--IPHICRATE, TIMOCLÈS, SOSTRATE, CLITIDAS.
IPHICRATE, à Sostrate.
Vous pouvez croire que je prends part à l'estime que la princesse vous
témoigne.
TIMOCLÈS, à Sostrate.
Vous pouvez croire que je suis ravi du choix que l'on a fait de vous.
IPHICRATE.
Vous voilà en état de servir vos amis.
TIMOCLÈS.
Vous avez de quoi rendre de bons offices aux gens qu'il vous plaira.
IPHICRATE.
Je ne vous recommande point mes intérêts.
TIMOCLÈS.
Je ne vous dis point de parler pour moi.
SOSTRATE.
Seigneurs, il seroit inutile. J'aurois tort de passer les ordres de ma
commission; et vous trouverez bon que je ne parle ni pour l'un ni pour
l'autre.
IPHICRATE.
Je vous laisse agir comme il vous plaira.
TIMOCLÈS.
Vous en userez comme vous voudrez.
SCÈNE IV.--IPHICRATE, TIMOCLÈS, CLITIDAS.
IPHICRATE, bas, à Clitidas.
Clitidas se ressouvient bien qu'il est de mes amis; je lui recommande
toujours de prendre mes intérêts auprès de sa maîtresse contre ceux de
mon rival.
CLITIDAS, bas, à Iphicrate.
Laissez-moi faire. Il y a bien de la comparaison de lui à vous! et
c'est un prince bien bâti pour vous le disputer!
IPHICRATE, bas, à Clitidas.
Je reconnoîtrai ce service.
SCÈNE V.--TIMOCLÈS, CLITIDAS.
TIMOCLÈS.
Mon rival fait sa cour à Clitidas; mais Clitidas sait bien qu'il m'a
promis d'appuyer contre lui les prétentions de mon amour.
CLITIDAS.
Assurément; et il se moque, de croire l'emporter sur vous. Voilà,
auprès de vous, un beau petit morveux de prince!
TIMOCLÈS.
Il n'y a rien que je ne fasse pour Clitidas.
CLITIDAS, seul.
Belles paroles de tous côtés! Voici la princesse; prenons mon temps
pour l'aborder.
SCÈNE VI.--ÉRIPHILE, CLÉONICE.
CLÉONICE.
On trouvera étrange, madame, que vous vous soyez ainsi écartée de tout
le monde.
ÉRIPHILE.
Ah! qu'aux personnes comme nous, qui sommes toujours accablées de tant
de gens, un peu de solitude est parfois agréable! et qu'après mille
impertinens entretiens il est doux de s'entretenir avec ses pensées!
Qu'on me laisse ici promener toute seule.
CLÉONICE.
Ne voudriez-vous pas, madame, voir un petit essai de la disposition de
ces gens admirables qui veulent se donner à vous? Ce sont des personnes
qui, par leurs pas, leurs gestes et leurs mouvemens, expriment aux yeux
toutes choses; et on appelle cela pantomime. J'ai tremblé à vous dire
ce mot, et il y a des gens dans votre cour qui ne me le pardonneroient
pas.
ÉRIPHILE.
Vous avez bien la mine, Cléonice, de me venir ici régaler d'un mauvais
divertissement; car, grâce au ciel, vous ne manquez pas de vouloir
produire indifféremment tout ce qui se présente à vous; et vous avez
une affabilité qui ne rejette rien; aussi est-ce à vous seule qu'on
voit avoir recours toutes les muses nécessitantes[135]; vous êtes la
grande protectrice du mérite incommodé[136]; et tout ce qu'il y a de
vertueux indigens au monde va débarquer chez vous.
CLÉONICE.
Si vous n'avez pas envie de les voir, madame, il ne faut que les
laisser là.
ÉRIPHILE.
Non, non; voyons-les: faites-les venir.
CLÉONICE.
Mais peut-être, madame, que leur danse sera méchante.
ÉRIPHILE.
Méchante ou non, il la faut voir. Ce ne seroit, avec vous, que reculer
la chose, et il vaut mieux en être quitte.
CLÉONICE.
Ce ne sera ici, madame, qu'une danse ordinaire; une autre fois...
ÉRIPHILE.
Point de préambule, Cléonice; qu'ils dansent!
[135] Pour: nécessiteuses. Emploi excessif et hardi du participe
présent. Il n'est pas entré dans notre langage.
[136] Pour: malaisé.
DEUXIÈME INTERMÈDE
La confidente de la jeune princesse lui produit trois danseurs, sous le
nom de _Pantomimes_; c'est-à-dire qui expriment par leurs gestes toutes
sortes de choses. La princesse les voit danser, et les reçoit à son
service.
ENTRÉE DE BALLET DE TROIS PANTOMIMES.
ACTE II
SCÈNE I.--ÉRIPHILE, CLÉONICE.
ÉRIPHILE.
Voilà qui est admirable. Je ne crois pas qu'on puisse mieux danser
qu'ils dansent, et je suis bien aise de les avoir à moi.
CLÉONICE.
Et moi, madame, je suis bien aise que vous ayez vu que je n'ai pas si
méchant goût que vous avez pensé.
ÉRIPHILE.
Ne triomphez point tant; vous ne tarderez guère à me faire avoir ma
revanche. Qu'on me laisse ici.
SCÈNE II.--ÉRIPHILE, CLÉONICE, CLITIDAS.
CLÉONICE, allant au-devant de Clitidas.
Je vous avertis, Clitidas, que la princesse veut être seule.
CLITIDAS.
Laissez-moi faire: je suis homme qui sais ma cour.
SCÈNE III.--ÉRIPHILE, CLITIDAS.
CLITIDAS, en chantant.
La, la, la, la (Faisant l'étonné en voyant Ériphile) Ah!
ÉRIPHILE, à Clitidas qui feint de vouloir s'éloigner.
Clitidas!
CLITIDAS.
Je ne vous avois pas vue là, madame.
ÉRIPHILE.
Approche. D'où viens-tu?
CLITIDAS.
De laisser la princesse votre mère, qui s'en alloit vers le temple
d'Apollon, accompagnée de beaucoup de gens.
ÉRIPHILE.
Ne trouves-tu pas ces lieux les plus charmans du monde?
CLITIDAS.
Assurément. Les princes vos amans y étoient.
ÉRIPHILE.
Le fleuve Pénée fait ici d'agréables détours.
CLITIDAS.
Fort agréables. Sostrate y étoit aussi.
ÉRIPHILE.
D'où vient qu'il n'est pas venu à la promenade?
CLITIDAS.
Il a quelque chose dans la tête qui l'empêche de prendre plaisir à
tous ses beaux régales[137]. Il m'a voulu entretenir; mais vous m'avez
défendu si expressément de me charger d'aucune affaire auprès de
vous, que je n'ai point voulu lui prêter l'oreille, et je lui ai dit
nettement que je n'avois pas le loisir de l'entendre.
ÉRIPHILE.
Tu as eu tort de lui dire cela, et tu devois l'écouter.
CLITIDAS.
Je lui ai dit d'abord que je n'avois pas le loisir de l'entendre mais
après je lui ai donné audience.
ÉRIPHILE.
Tu as bien fait.
CLITIDAS.
En vérité, c'est un homme qui me revient, un homme fait comme je veux
que les hommes soient faits, ne prenant point des manières bruyantes
et des tons de voix assommans; sage et posé en toutes choses, ne
parlant jamais que bien à propos, point prompt à décider, point du tout
exagérateur incommode; et, quelques beaux vers que nos poëtes lui aient
récités, je ne lui ai jamais ouï-dire: voilà qui est plus beau que tout
ce qu'a jamais fait Homère. Enfin c'est un homme pour qui je me sens de
l'inclination; et, si j'étois princesse, il ne seroit pas malheureux.
ÉRIPHILE.
C'est un homme d'un grand mérite, assurément. Mais de quoi t'a-t-il
parlé?
CLITIDAS.
Il m'a demandé si vous aviez témoigné grande joie au magnifique régale
que l'on vous a donné, m'a parlé de votre personne avec des transports
les plus grands du monde, vous a mise au-dessus du ciel, et vous a
donné toutes les louanges qu'on peut donner à la princesse la plus
accomplie de la terre, entremêlant tout cela de plusieurs soupirs qui
disoient plus qu'il ne vouloit. Enfin, à force de le tourner de tous
côtés, et de le presser sur la cause de cette profonde mélancolie dont
toute la cour s'aperçoit, il a été contraint de m'avouer qu'il étoit
amoureux.
ÉRIPHILE.
Comment, amoureux! quelle témérité est la sienne! c'est un extravagant
que je ne verrai de ma vie.
CLITIDAS.
De quoi vous plaignez-vous, madame?
ÉRIPHILE.
Avoir l'audace de m'aimer! et, de plus, avoir l'audace de le dire!
CLITIDAS.
Ce n'est pas de vous, madame, dont il est amoureux.
ÉRIPHILE.
Ce n'est pas moi?
CLITIDAS.
Non, madame; il vous respecte trop pour cela, et est trop sage pour y
penser.
ÉRIPHILE.
Et de qui donc, Clitidas?
CLITIDAS.
D'une de vos filles, la jeune Arsinoé.
ÉRIPHILE.
A-t-elle tant d'appas, qu'il n'ait trouvé qu'elle digne de son amour?
CLITIDAS.
Il l'aime éperdument, et vous conjure d'honorer sa flamme de votre
protection.
ÉRIPHILE.
Moi?
CLITIDAS.
Non, non, madame. Je vois que la chose ne vous plaît pas. Votre colère
m'a obligé à prendre ce détour; et, pour vous dire la vérité, c'est
vous qu'il aime éperdument.
ÉRIPHILE.
Vous êtes un insolent de venir ainsi surprendre mes sentimens. Allons,
sortez d'ici; vous vous mêlez de vouloir lire dans les âmes, de vouloir
pénétrer dans les secrets du cœur d'une princesse! Otez-vous de mes
yeux, et que je ne vous voie jamais, Clitidas.
CLITIDAS.
Madame...
ÉRIPHILE.
Venez ici. Je vous pardonne cette affaire-là.
CLITIDAS.
Trop de bonté, madame!
ÉRIPHILE.
Mais à condition (prenez bien garde à ce que je vous dis) que vous n'en
ouvrirez la bouche à personne du monde, sur peine de la vie.
CLITIDAS.
Il suffit.
ÉRIPHILE.
Sostrate t'a donc dit qu'il m'aimoit?
CLITIDAS.
Non, madame. Il faut vous dire la vérité. J'ai tiré de son cœur,
par surprise, un secret qu'il veut cacher à tout le monde, et avec
lequel il est, dit-il, résolu de mourir. Il a été au désespoir du vol
subtil que je lui en ai fait; et, bien loin de me charger de vous le
découvrir, il m'a conjuré, avec toutes les instantes prières qu'on
sauroit faire, de ne vous en rien révéler; et c'est trahison contre lui
que ce que je viens de vous dire.
ÉRIPHILE.
Tant mieux! c'est par son seul respect qu'il peut me plaire; et s'il
étoit si hardi que de me déclarer son amour, il perdroit pour jamais et
ma présence et mon estime.
CLITIDAS.
Ne craignez point, madame...
ÉRIPHILE.
Le voici. Souvenez-vous, au moins, si vous êtes sage, de la défense que
je vous ai faite.
CLITIDAS.
Cela est fait, madame. Il ne faut pas être courtisan indiscret.
[137] Pour divertissements. Voyez la note, tome III, page 17.
SCÈNE IV.--ÉRIPHILE, SOSTRATE.
SOSTRATE.
J'ai une excuse, madame, pour oser interrompre votre solitude; et
j'ai reçu de la princesse votre mère une commission qui autorise la
hardiesse que je prends maintenant.
ÉRIPHILE.
Quelle commission, Sostrate?
SOSTRATE.
Celle, madame, de tâcher d'apprendre de vous vers lequel des deux
princes peut incliner votre cœur.
ÉRIPHILE.
La princesse ma mère montre un esprit judicieux dans le choix qu'elle
a fait de vous pour un pareil emploi. Cette commission, Sostrate, vous
a été agréable sans doute, et vous l'avez acceptée avec beaucoup de
joie?
SOSTRATE.
Je l'ai acceptée, madame, par la nécessité que mon devoir m'impose
d'obéir; et si la princesse avoit voulu recevoir mes excuses, elle
auroit honoré quelque autre de cet emploi.
ÉRIPHILE.
Quelle cause, Sostrate, vous obligeoit à le refuser?
SOSTRATE.
La crainte, madame, de m'en acquitter mal.
ÉRIPHILE.
Croyez-vous que je ne vous estime pas assez pour vous ouvrir mon cœur,
et vous donner toutes les lumières que vous pourrez désirer de moi sur
le sujet de ces deux princes?
SOSTRATE.
Je ne désire rien pour moi là-dessus, madame; et je ne vous demande que
ce que vous croirez devoir donner aux ordres qui m'amènent.
ÉRIPHILE.
Jusques ici je me suis défendue de m'expliquer, et la princesse ma
mère a eu la bonté de souffrir que j'ai reculé toujours ce choix qui
me doit engager; mais je serai bien aise de témoigner à tout le monde
que je veux faire quelque chose pour l'amour de vous; et, si vous m'en
pressez, je rendrai cet arrêt qu'on attend depuis si longtemps.
SOSTRATE.
C'est une chose, madame, dont vous ne serez point importunée par moi;
et je ne saurois me résoudre à presser une princesse qui sait trop ce
qu'elle a à faire.
ÉRIPHILE.
Mais c'est ce que la princesse ma mère attend de vous.
SOSTRATE.
Ne lui ai-je pas dit aussi que je m'acquitterois mal de cette
commission?
ÉRIPHILE.
Oh çà, Sostrate, les gens comme vous ont toujours les yeux pénétrans;
et je pense qu'il ne doit y avoir guère de choses qui échappent aux
vôtres. N'ont-ils pu découvrir, vos yeux, ce dont tout le monde est
en peine? et ne vous ont-ils point donné quelques petites lumières
du penchant de mon cœur? Vous voyez les soins qu'on me rend,
l'empressement qu'on me témoigne. Quel est celui de ces deux princes
que vous croyez que je regarde d'un œil plus doux?
SOSTRATE.
Les doutes que l'on forme sur ces sortes de choses ne sont réglés
d'ordinaire que par les intérêts qu'on prend.
ÉRIPHILE.
Pour qui, Sostrate, pencheriez-vous des deux? Quel est celui,
dites-moi, que vous souhaiteriez que j'épousasse?
SOSTRATE.
Ah! madame, ce ne seront pas mes souhaits, mais votre inclination qui
décidera de la chose.
ÉRIPHILE.
Mais si je me conseillois à vous[138] pour ce choix?
SOSTRATE.
Si vous vous conseilliez à moi, je serois fort embarrassé.
ÉRIPHILE.
Vous ne pourriez pas dire qui des deux vous semble plus digne de cette
préférence?
SOSTRATE.
Si l'on s'en rapporte à mes yeux, il n'y aura personne qui soit digne
de cet honneur. Tous les princes du monde seront trop peu de chose
pour aspirer à vous; les dieux seuls y pourront prétendre, et vous ne
souffrirez des hommes que l'encens et les sacrifices.
ÉRIPHILE.
Cela est obligeant, et vous êtes de mes amis. Mais je veux que vous me
disiez pour qui des deux vous vous sentez plus d'inclination, quel est
celui que vous mettez le plus au rang de vos amis.
[138] Pour: prenais conseil de vous. Archaïsme concis et regrettable.
SCÈNE V.--ÉRIPHILE, SOSTRATE, CHORÈBE.
CHORÈBE.
Madame, voilà la princesse qui vient vous prendre ici pour aller au
bois de Diane.
SOSTRATE, à part.
Hélas! petit garçon, que tu es venu à propos!
SCÈNE VI.--ARISTIONE, ÉRIPHILE, IPHICRATE, TIMOCLÈS, SOSTRATE,
ANAXARQUE, CLITIDAS.
ARISTIONE.
On vous a demandée, ma fille; et il y a des gens que votre absence
chagrine fort.
ÉRIPHILE.
Je pense, madame, qu'on m'a demandée par compliment; et on ne
s'inquiète pas tant qu'on vous dit.
ARISTIONE.
On enchaîne pour nous ici tant de divertissemens les uns aux autres,
que toutes nos heures sont retenues; et nous n'avons aucun moment à
perdre, si nous voulons les goûter tous. Entrons vite dans le bois, et
voyons ce qui nous y attend. Ce lieu est le plus beau du monde: prenons
vite nos places.
TROISIÈME INTERMÈDE
Le théâtre est une forêt où la princesse est invitée d'aller. Une
Nymphe lui en fait les honneurs, en chantant; et, pour la divertir, on
lui joue une petite comédie en musique, dont voici le sujet: un berger
se plaint à deux bergers, ses amis, des froideurs de celle qu'il aime;
les deux amis le consolent; et, comme la bergère aimée arrive, tous
trois se retirent pour l'observer. Après quelque plainte amoureuse,
elle se repose sur un gazon, et s'abandonne aux douceurs du sommeil.
L'amant fait approcher ses amis, pour contempler les grâces de sa
bergère, et invite toutes choses à contribuer à son repos. La bergère,
en s'éveillant, voit son berger à ses pieds, se plaint de sa poursuite;
mais, considérant sa constance, elle lui accorde sa demande, et consent
d'en être aimée, en présence des deux bergers amis. Deux Satyres
arrivent, se plaignent de son changement, et, étant touchés de cette
disgrâce, cherchent leur consolation dans le vin.
LES PERSONNAGES DE LA PASTORALE
LA NYMPHE de la vallée de Tempé.
TYRCIS.
LYCASTE.
MÉNANDRE.
CALISTE.
DEUX SATYRES.
PROLOGUE
LA NYMPHE DE TEMPÉ
Venez, grande princesse, avec tous vos appas,
Venez prêter vos yeux aux innocens ébats
Que notre désert vous présente:
N'y cherchez point l'éclat des fêtes de la cour;
On ne sent ici que l'amour,
Ce n'est que l'amour qu'on y chante.
SCÈNE I.--TYRCIS.
Vous chantez sous ces feuillages.
Doux rossignols pleins d'amour,
Et de vos tendres ramages
Vous réveillez tour à tour
Les échos de ces bocages:
Hélas! petits oiseaux, hélas!
Si vous aviez mes maux, vous ne chanteriez pas.
SCÈNE II.--LYCASTE, MÉNANDRE, TYRCIS.
LYCASTE.
Eh quoi? toujours languissant, sombre et triste?
MÉNANDRE.
Eh quoi! toujours aux pleurs abandonné?
TYRCIS.
Toujours adorant Caliste.
Et toujours infortuné.
LYCASTE.
Dompte, dompte, berger, l'ennui qui te possède.
TYRCIS.
Eh! le moyen, hélas!
MÉNANDRE.
Fais, fais-toi quelque effort.
TYRCIS.
Eh! le moyen, hélas! quand le mal est trop fort?
LYCASTE.
Ce mal trouvera son remède.
TYRCIS.
Je ne guérirai qu'à ma mort.
LYCASTE ET MÉNANDRE.
Ah! Tyrcis!
TYRCIS.
Ah! bergers!
LYCASTE ET MÉNANDRE.
Prends sur toi plus d'empire.
TYRCIS.
Rien ne me peut secourir.
LYCASTE ET MÉNANDRE.
C'est trop, c'est trop céder.
TYRCIS.
C'est trop, c'est trop souffrir.
LYCASTE ET MÉNANDRE.
Quelle foiblesse!
TYRCIS.
Quel martyre!
LYCASTE ET MÉNANDRE.
Il faut prendre courage.
TYRCIS.
Il faut plutôt mourir.
LYCASTE.
Il n'est point de bergère,
Si froide et si sévère,
Dont la pressante ardeur
D'un cœur qui persévère
Ne vainque la froideur.
MÉNANDRE.
Il est, dans les affaires
Des amoureux mystères,
Certains petits momens
Qui changent les plus fières,
Et font d'heureux amans.
TYRCIS.
Je la vois, la cruelle,
Qui porte ici ses pas;
Gardons d'être vu d'elle:
L'ingrate, hélas!
N'y viendroit pas.
SCÈNE III.--CALISTE.
Ah! que sur notre cœur
La sévère loi de l'honneur
Prend un cruel empire!
Je ne fais voir que rigueurs pour Tyrcis:
Et, cependant, sensible à ses cuisans soucis,
De sa langueur en secret je soupire,
Et voudrois bien soulager son martyre.
C'est à vous seuls que je le dis,
Arbres, n'allez pas le redire.
Puisque le ciel a voulu nous former
Avec un cœur qu'amour peut enflammer,
Quelle rigueur impitoyable
Contre des traits si doux nous force à nous armer?
Et pourquoi, sans être blâmable,
Ne peut-on pas aimer
Ce que l'on trouve aimable?
Hélas! que vous êtes heureux,
Innocens animaux, de vivre sans contrainte,
Et de pouvoir suivre sans crainte
Les doux emportemens de vos cœurs amoureux
Hélas! petits oiseaux que vous êtes heureux
De ne sentir nulle contrainte,
Et de pouvoir suivre sans crainte
Les doux emportemens de vos cœurs amoureux
Mais le sommeil sur ma paupière
Verse de ses pavots l'agréable fraîcheur:
Donnons-nous à lui tout entière;
Nous n'avons pas de loi sévère
Que défende à nos sens d'en goûter la douceur.
SCÈNE IV.--CALISTE, endormie; TYRCIS, LYCASTE, MÉNANDRE.
TYRCIS.
Vers ma belle ennemie
Portons sans bruit nos pas,
Et ne réveillons pas
Sa rigueur endormie.
TOUS TROIS.
Dormez, dormez, beaux yeux, adorables vainqueurs
Et goûtez le repos que vous ôtez aux cœurs.
Dormez, dormez, beaux yeux.
TYRCIS.
Silence, petits oiseaux;
Vents, n'agitez nulle chose,
Coulez doucement, ruisseaux:
C'est Caliste qui repose.
TOUS TROIS.
Dormez, dormez, beaux yeux, adorables vainqueurs;
Et goûtez le repos que vous ôtez aux cœurs.
Dormez, dormez, beaux yeux.
CALISTE, en se réveillant, à Tyrcis.
Ah! quelle peine extrême!
Suivre partout mes pas!
TYRCIS.
Que voulez-vous qu'on suive, hélas!
Que ce qu'on aime?
CALISTE.
Berger, que voulez-vous?
TYRCIS.
Mourir, belle bergère,
Mourir à vos genoux,
Et finir ma misère.
Puisque en vain à vos pieds on me voit soupirer,
Il y faut expirer.
CALISTE.
Ah! Tyrcis, ôtez-vous: j'ai peur que dans ce jour
La pitié dans mon cœur n'introduise l'amour.
LYCASTE ET MÉNANDRE, l'un après l'autre.
Soit amour, soit pitié,
Il sied bien d'être tendre.
C'est par trop vous défendre,
Bergère, il faut se rendre
A sa longue amitié.
Soit amour, soit pitié,
Il sied bien d'être tendre.
CALISTE, à Tyrcis.
C'est trop, c'est trop de rigueur,
J'ai maltraité votre ardeur,
vous donnera du pied au cul, et qu'on vous chassera comme un faquin.
Taisez-vous, si vous êtes sage.
ARISTIONE.
Où est ma fille?
TIMOCLÈS.
Madame, elle s'est écartée; et je lui ai présenté une main qu'elle a
refusé d'accepter.
ARISTIONE.
Princes, puisque l'amour que vous avez pour Ériphile a bien voulu se
soumettre aux lois que j'ai voulu vous imposer; puisque j'ai su obtenir
de vous que vous fussiez rivaux sans devenir ennemis, et qu'avec pleine
soumission aux sentimens de ma fille vous attendez un choix dont je
l'ai faite seule maîtresse, ouvrez-moi tous deux le fond de votre âme,
et me dites sincèrement quel progrès vous croyez l'un et l'autre avoir
fait sur son cœur.
TIMOCLÈS.
Madame, je ne suis point pour[132] me flatter, j'ai fait ce que j'ai
pu pour toucher le cœur de la princesse Ériphile, et je m'y suis pris,
que[133] je crois, de toutes les tendres manières dont un amant se
peut servir: je lui ai fait des hommages soumis de tous mes vœux; j'ai
montré des assiduités, j'ai rendu des soins chaque jour; j'ai fait
chanter ma passion aux voix les plus touchantes, et l'ai fait exprimer
en vers aux plumes les plus délicates; je me suis plaint de mon martyre
en des termes passionnés; j'ai fait dire à mes yeux, aussi bien qu'à ma
bouche, le désespoir de mon amour; j'ai poussé à ses pieds des soupirs
languissans; j'ai même répandu des larmes; mais tout cela inutilement,
et je n'ai point connu qu'elle ait dans l'âme aucun ressentiment[134]
de mon ardeur.
ARISTIONE.
Et vous, prince?
IPHICRATE.
Pour moi, madame, connoissant son indifférence et le peu de cas qu'elle
fait des devoirs qu'on lui rend, je n'ai voulu perdre auprès d'elle ni
plaintes, ni soupirs, ni larmes. Je sais qu'elle est toute soumise à
vos volontés, et que ce n'est que de votre main seule qu'elle voudra
prendre un époux; aussi n'est-ce qu'à vous que je m'adresse pour
l'obtenir, à vous plutôt qu'à elle que je rends tous mes soins et tous
mes hommages. Et plût au ciel, madame, que vous eussiez voulu jouir des
conquêtes que vous lui faites, et recevoir pour vous les vœux que vous
lui renvoyez!
ARISTIONE.
Prince, le compliment est d'un amant adroit, et vous avez entendu dire
qu'il falloit cajoler les mères pour obtenir les filles; mais ici, par
malheur, tout cela devient inutile, et je me suis engagée à laisser le
choix tout entier à l'inclination de ma fille.
IPHICRATE.
Quelque pouvoir que vous lui donniez pour ce choix, ce n'est point
compliment, madame, que ce que je vous dis. Je ne recherche la
princesse Ériphile que parce qu'elle est votre sang; je la trouve
charmante par tout ce qu'elle tient de vous, et c'est vous que j'adore
en elle.
ARISTIONE.
Voilà qui est fort bien.
IPHICRATE.
Oui, madame, toute la terre voit en vous des attraits et des charmes
que je...
ARISTIONE.
De grâce, prince, ôtons ces charmes et ces attraits: vous savez que ce
sont des mots que je retranche des complimens qu'on me veut faire. Je
souffre qu'on me loue de ma sincérité; qu'on dise que je suis une bonne
princesse, que j'ai de la parole pour tout le monde, de la chaleur pour
mes amis, et de l'estime pour le mérite et la vertu: je puis tâter de
tout cela; mais, pour les douceurs de charmes et d'attraits, je suis
bien aise qu'on ne m'en serve point; et, quelque vérité qui s'y pût
rencontrer, on doit faire quelque scrupule d'en goûter la louange,
quand on est mère d'une fille comme la mienne.
IPHICRATE.
Ah! madame, c'est vous qui voulez être mère malgré tout le monde; il
n'est point d'yeux qui ne s'y opposent; et, si vous le vouliez, la
princesse Ériphile ne seroit que votre sœur.
ARISTIONE.
Mon Dieu! prince, je ne donne point dans tous ces galimatias où donnent
la plupart des femmes: je veux être mère parce que je la suis, et ce
seroit en vain que je ne la voudrois pas être. Ce titre n'a rien qui me
choque, puisque, de mon consentement, je me suis exposée à le recevoir.
C'est un foible de notre sexe, dont, grâce au ciel, je suis exempte; et
je ne m'embarrasse point de ces grandes disputes d'âge sur quoi nous
voyons tant de folles. Revenons à notre discours. Est-il possible que
jusqu'ici vous n'ayez pu connoître où penche l'inclination d'Ériphile?
IPHICRATE.
Ce sont obscurités pour moi.
TIMOCLÈS.
C'est pour moi un mystère impénétrable.
ARISTIONE.
La pudeur peut-être l'empêche de s'expliquer à vous et à moi.
Servons-nous de quelque autre pour découvrir le secret de son cœur.
Sostrate, prenez de ma part cette commission, et rendez cet office à
ces princes, de savoir adroitement de ma fille vers qui des deux ses
sentimens peuvent tourner.
SOSTRATE.
Madame, vous avez cent personnes dans votre cour sur qui vous pourriez
mieux verser l'honneur d'un tel emploi; et je me sens mal propre à bien
exécuter ce que vous souhaitez de moi.
ARISTIONE.
Votre mérite, Sostrate, n'est point borné aux seuls emplois de la
guerre. Vous avez de l'esprit, de la conduite, de l'adresse; et ma
fille fait cas de vous.
SOSTRATE.
Quelque autre mieux que moi, madame...
ARISTIONE.
Non, non; en vain vous vous en défendez.
SOSTRATE.
Puisque vous le voulez, madame, il vous faut obéir; mais je vous jure
que, dans toute votre cour, vous ne pouviez choisir personne qui ne fût
en état de s'acquitter beaucoup mieux que moi d'une telle commission.
ARISTIONE.
C'est trop de modestie; et vous vous acquitterez toujours bien de
toutes les choses dont on vous chargera. Découvrez doucement les
sentimens d'Ériphile, et faites-la ressouvenir qu'il faut se rendre de
bonne heure dans le bois de Diane.
[132] Pour: je ne suis point assez hardi pour. Ellipse archaïque.
[133] Pour: à ce que je crois. Ellipse archaïque.
[134] Voyez la note deuxième, tome Ier, p. 350.
SCÈNE III.--IPHICRATE, TIMOCLÈS, SOSTRATE, CLITIDAS.
IPHICRATE, à Sostrate.
Vous pouvez croire que je prends part à l'estime que la princesse vous
témoigne.
TIMOCLÈS, à Sostrate.
Vous pouvez croire que je suis ravi du choix que l'on a fait de vous.
IPHICRATE.
Vous voilà en état de servir vos amis.
TIMOCLÈS.
Vous avez de quoi rendre de bons offices aux gens qu'il vous plaira.
IPHICRATE.
Je ne vous recommande point mes intérêts.
TIMOCLÈS.
Je ne vous dis point de parler pour moi.
SOSTRATE.
Seigneurs, il seroit inutile. J'aurois tort de passer les ordres de ma
commission; et vous trouverez bon que je ne parle ni pour l'un ni pour
l'autre.
IPHICRATE.
Je vous laisse agir comme il vous plaira.
TIMOCLÈS.
Vous en userez comme vous voudrez.
SCÈNE IV.--IPHICRATE, TIMOCLÈS, CLITIDAS.
IPHICRATE, bas, à Clitidas.
Clitidas se ressouvient bien qu'il est de mes amis; je lui recommande
toujours de prendre mes intérêts auprès de sa maîtresse contre ceux de
mon rival.
CLITIDAS, bas, à Iphicrate.
Laissez-moi faire. Il y a bien de la comparaison de lui à vous! et
c'est un prince bien bâti pour vous le disputer!
IPHICRATE, bas, à Clitidas.
Je reconnoîtrai ce service.
SCÈNE V.--TIMOCLÈS, CLITIDAS.
TIMOCLÈS.
Mon rival fait sa cour à Clitidas; mais Clitidas sait bien qu'il m'a
promis d'appuyer contre lui les prétentions de mon amour.
CLITIDAS.
Assurément; et il se moque, de croire l'emporter sur vous. Voilà,
auprès de vous, un beau petit morveux de prince!
TIMOCLÈS.
Il n'y a rien que je ne fasse pour Clitidas.
CLITIDAS, seul.
Belles paroles de tous côtés! Voici la princesse; prenons mon temps
pour l'aborder.
SCÈNE VI.--ÉRIPHILE, CLÉONICE.
CLÉONICE.
On trouvera étrange, madame, que vous vous soyez ainsi écartée de tout
le monde.
ÉRIPHILE.
Ah! qu'aux personnes comme nous, qui sommes toujours accablées de tant
de gens, un peu de solitude est parfois agréable! et qu'après mille
impertinens entretiens il est doux de s'entretenir avec ses pensées!
Qu'on me laisse ici promener toute seule.
CLÉONICE.
Ne voudriez-vous pas, madame, voir un petit essai de la disposition de
ces gens admirables qui veulent se donner à vous? Ce sont des personnes
qui, par leurs pas, leurs gestes et leurs mouvemens, expriment aux yeux
toutes choses; et on appelle cela pantomime. J'ai tremblé à vous dire
ce mot, et il y a des gens dans votre cour qui ne me le pardonneroient
pas.
ÉRIPHILE.
Vous avez bien la mine, Cléonice, de me venir ici régaler d'un mauvais
divertissement; car, grâce au ciel, vous ne manquez pas de vouloir
produire indifféremment tout ce qui se présente à vous; et vous avez
une affabilité qui ne rejette rien; aussi est-ce à vous seule qu'on
voit avoir recours toutes les muses nécessitantes[135]; vous êtes la
grande protectrice du mérite incommodé[136]; et tout ce qu'il y a de
vertueux indigens au monde va débarquer chez vous.
CLÉONICE.
Si vous n'avez pas envie de les voir, madame, il ne faut que les
laisser là.
ÉRIPHILE.
Non, non; voyons-les: faites-les venir.
CLÉONICE.
Mais peut-être, madame, que leur danse sera méchante.
ÉRIPHILE.
Méchante ou non, il la faut voir. Ce ne seroit, avec vous, que reculer
la chose, et il vaut mieux en être quitte.
CLÉONICE.
Ce ne sera ici, madame, qu'une danse ordinaire; une autre fois...
ÉRIPHILE.
Point de préambule, Cléonice; qu'ils dansent!
[135] Pour: nécessiteuses. Emploi excessif et hardi du participe
présent. Il n'est pas entré dans notre langage.
[136] Pour: malaisé.
DEUXIÈME INTERMÈDE
La confidente de la jeune princesse lui produit trois danseurs, sous le
nom de _Pantomimes_; c'est-à-dire qui expriment par leurs gestes toutes
sortes de choses. La princesse les voit danser, et les reçoit à son
service.
ENTRÉE DE BALLET DE TROIS PANTOMIMES.
ACTE II
SCÈNE I.--ÉRIPHILE, CLÉONICE.
ÉRIPHILE.
Voilà qui est admirable. Je ne crois pas qu'on puisse mieux danser
qu'ils dansent, et je suis bien aise de les avoir à moi.
CLÉONICE.
Et moi, madame, je suis bien aise que vous ayez vu que je n'ai pas si
méchant goût que vous avez pensé.
ÉRIPHILE.
Ne triomphez point tant; vous ne tarderez guère à me faire avoir ma
revanche. Qu'on me laisse ici.
SCÈNE II.--ÉRIPHILE, CLÉONICE, CLITIDAS.
CLÉONICE, allant au-devant de Clitidas.
Je vous avertis, Clitidas, que la princesse veut être seule.
CLITIDAS.
Laissez-moi faire: je suis homme qui sais ma cour.
SCÈNE III.--ÉRIPHILE, CLITIDAS.
CLITIDAS, en chantant.
La, la, la, la (Faisant l'étonné en voyant Ériphile) Ah!
ÉRIPHILE, à Clitidas qui feint de vouloir s'éloigner.
Clitidas!
CLITIDAS.
Je ne vous avois pas vue là, madame.
ÉRIPHILE.
Approche. D'où viens-tu?
CLITIDAS.
De laisser la princesse votre mère, qui s'en alloit vers le temple
d'Apollon, accompagnée de beaucoup de gens.
ÉRIPHILE.
Ne trouves-tu pas ces lieux les plus charmans du monde?
CLITIDAS.
Assurément. Les princes vos amans y étoient.
ÉRIPHILE.
Le fleuve Pénée fait ici d'agréables détours.
CLITIDAS.
Fort agréables. Sostrate y étoit aussi.
ÉRIPHILE.
D'où vient qu'il n'est pas venu à la promenade?
CLITIDAS.
Il a quelque chose dans la tête qui l'empêche de prendre plaisir à
tous ses beaux régales[137]. Il m'a voulu entretenir; mais vous m'avez
défendu si expressément de me charger d'aucune affaire auprès de
vous, que je n'ai point voulu lui prêter l'oreille, et je lui ai dit
nettement que je n'avois pas le loisir de l'entendre.
ÉRIPHILE.
Tu as eu tort de lui dire cela, et tu devois l'écouter.
CLITIDAS.
Je lui ai dit d'abord que je n'avois pas le loisir de l'entendre mais
après je lui ai donné audience.
ÉRIPHILE.
Tu as bien fait.
CLITIDAS.
En vérité, c'est un homme qui me revient, un homme fait comme je veux
que les hommes soient faits, ne prenant point des manières bruyantes
et des tons de voix assommans; sage et posé en toutes choses, ne
parlant jamais que bien à propos, point prompt à décider, point du tout
exagérateur incommode; et, quelques beaux vers que nos poëtes lui aient
récités, je ne lui ai jamais ouï-dire: voilà qui est plus beau que tout
ce qu'a jamais fait Homère. Enfin c'est un homme pour qui je me sens de
l'inclination; et, si j'étois princesse, il ne seroit pas malheureux.
ÉRIPHILE.
C'est un homme d'un grand mérite, assurément. Mais de quoi t'a-t-il
parlé?
CLITIDAS.
Il m'a demandé si vous aviez témoigné grande joie au magnifique régale
que l'on vous a donné, m'a parlé de votre personne avec des transports
les plus grands du monde, vous a mise au-dessus du ciel, et vous a
donné toutes les louanges qu'on peut donner à la princesse la plus
accomplie de la terre, entremêlant tout cela de plusieurs soupirs qui
disoient plus qu'il ne vouloit. Enfin, à force de le tourner de tous
côtés, et de le presser sur la cause de cette profonde mélancolie dont
toute la cour s'aperçoit, il a été contraint de m'avouer qu'il étoit
amoureux.
ÉRIPHILE.
Comment, amoureux! quelle témérité est la sienne! c'est un extravagant
que je ne verrai de ma vie.
CLITIDAS.
De quoi vous plaignez-vous, madame?
ÉRIPHILE.
Avoir l'audace de m'aimer! et, de plus, avoir l'audace de le dire!
CLITIDAS.
Ce n'est pas de vous, madame, dont il est amoureux.
ÉRIPHILE.
Ce n'est pas moi?
CLITIDAS.
Non, madame; il vous respecte trop pour cela, et est trop sage pour y
penser.
ÉRIPHILE.
Et de qui donc, Clitidas?
CLITIDAS.
D'une de vos filles, la jeune Arsinoé.
ÉRIPHILE.
A-t-elle tant d'appas, qu'il n'ait trouvé qu'elle digne de son amour?
CLITIDAS.
Il l'aime éperdument, et vous conjure d'honorer sa flamme de votre
protection.
ÉRIPHILE.
Moi?
CLITIDAS.
Non, non, madame. Je vois que la chose ne vous plaît pas. Votre colère
m'a obligé à prendre ce détour; et, pour vous dire la vérité, c'est
vous qu'il aime éperdument.
ÉRIPHILE.
Vous êtes un insolent de venir ainsi surprendre mes sentimens. Allons,
sortez d'ici; vous vous mêlez de vouloir lire dans les âmes, de vouloir
pénétrer dans les secrets du cœur d'une princesse! Otez-vous de mes
yeux, et que je ne vous voie jamais, Clitidas.
CLITIDAS.
Madame...
ÉRIPHILE.
Venez ici. Je vous pardonne cette affaire-là.
CLITIDAS.
Trop de bonté, madame!
ÉRIPHILE.
Mais à condition (prenez bien garde à ce que je vous dis) que vous n'en
ouvrirez la bouche à personne du monde, sur peine de la vie.
CLITIDAS.
Il suffit.
ÉRIPHILE.
Sostrate t'a donc dit qu'il m'aimoit?
CLITIDAS.
Non, madame. Il faut vous dire la vérité. J'ai tiré de son cœur,
par surprise, un secret qu'il veut cacher à tout le monde, et avec
lequel il est, dit-il, résolu de mourir. Il a été au désespoir du vol
subtil que je lui en ai fait; et, bien loin de me charger de vous le
découvrir, il m'a conjuré, avec toutes les instantes prières qu'on
sauroit faire, de ne vous en rien révéler; et c'est trahison contre lui
que ce que je viens de vous dire.
ÉRIPHILE.
Tant mieux! c'est par son seul respect qu'il peut me plaire; et s'il
étoit si hardi que de me déclarer son amour, il perdroit pour jamais et
ma présence et mon estime.
CLITIDAS.
Ne craignez point, madame...
ÉRIPHILE.
Le voici. Souvenez-vous, au moins, si vous êtes sage, de la défense que
je vous ai faite.
CLITIDAS.
Cela est fait, madame. Il ne faut pas être courtisan indiscret.
[137] Pour divertissements. Voyez la note, tome III, page 17.
SCÈNE IV.--ÉRIPHILE, SOSTRATE.
SOSTRATE.
J'ai une excuse, madame, pour oser interrompre votre solitude; et
j'ai reçu de la princesse votre mère une commission qui autorise la
hardiesse que je prends maintenant.
ÉRIPHILE.
Quelle commission, Sostrate?
SOSTRATE.
Celle, madame, de tâcher d'apprendre de vous vers lequel des deux
princes peut incliner votre cœur.
ÉRIPHILE.
La princesse ma mère montre un esprit judicieux dans le choix qu'elle
a fait de vous pour un pareil emploi. Cette commission, Sostrate, vous
a été agréable sans doute, et vous l'avez acceptée avec beaucoup de
joie?
SOSTRATE.
Je l'ai acceptée, madame, par la nécessité que mon devoir m'impose
d'obéir; et si la princesse avoit voulu recevoir mes excuses, elle
auroit honoré quelque autre de cet emploi.
ÉRIPHILE.
Quelle cause, Sostrate, vous obligeoit à le refuser?
SOSTRATE.
La crainte, madame, de m'en acquitter mal.
ÉRIPHILE.
Croyez-vous que je ne vous estime pas assez pour vous ouvrir mon cœur,
et vous donner toutes les lumières que vous pourrez désirer de moi sur
le sujet de ces deux princes?
SOSTRATE.
Je ne désire rien pour moi là-dessus, madame; et je ne vous demande que
ce que vous croirez devoir donner aux ordres qui m'amènent.
ÉRIPHILE.
Jusques ici je me suis défendue de m'expliquer, et la princesse ma
mère a eu la bonté de souffrir que j'ai reculé toujours ce choix qui
me doit engager; mais je serai bien aise de témoigner à tout le monde
que je veux faire quelque chose pour l'amour de vous; et, si vous m'en
pressez, je rendrai cet arrêt qu'on attend depuis si longtemps.
SOSTRATE.
C'est une chose, madame, dont vous ne serez point importunée par moi;
et je ne saurois me résoudre à presser une princesse qui sait trop ce
qu'elle a à faire.
ÉRIPHILE.
Mais c'est ce que la princesse ma mère attend de vous.
SOSTRATE.
Ne lui ai-je pas dit aussi que je m'acquitterois mal de cette
commission?
ÉRIPHILE.
Oh çà, Sostrate, les gens comme vous ont toujours les yeux pénétrans;
et je pense qu'il ne doit y avoir guère de choses qui échappent aux
vôtres. N'ont-ils pu découvrir, vos yeux, ce dont tout le monde est
en peine? et ne vous ont-ils point donné quelques petites lumières
du penchant de mon cœur? Vous voyez les soins qu'on me rend,
l'empressement qu'on me témoigne. Quel est celui de ces deux princes
que vous croyez que je regarde d'un œil plus doux?
SOSTRATE.
Les doutes que l'on forme sur ces sortes de choses ne sont réglés
d'ordinaire que par les intérêts qu'on prend.
ÉRIPHILE.
Pour qui, Sostrate, pencheriez-vous des deux? Quel est celui,
dites-moi, que vous souhaiteriez que j'épousasse?
SOSTRATE.
Ah! madame, ce ne seront pas mes souhaits, mais votre inclination qui
décidera de la chose.
ÉRIPHILE.
Mais si je me conseillois à vous[138] pour ce choix?
SOSTRATE.
Si vous vous conseilliez à moi, je serois fort embarrassé.
ÉRIPHILE.
Vous ne pourriez pas dire qui des deux vous semble plus digne de cette
préférence?
SOSTRATE.
Si l'on s'en rapporte à mes yeux, il n'y aura personne qui soit digne
de cet honneur. Tous les princes du monde seront trop peu de chose
pour aspirer à vous; les dieux seuls y pourront prétendre, et vous ne
souffrirez des hommes que l'encens et les sacrifices.
ÉRIPHILE.
Cela est obligeant, et vous êtes de mes amis. Mais je veux que vous me
disiez pour qui des deux vous vous sentez plus d'inclination, quel est
celui que vous mettez le plus au rang de vos amis.
[138] Pour: prenais conseil de vous. Archaïsme concis et regrettable.
SCÈNE V.--ÉRIPHILE, SOSTRATE, CHORÈBE.
CHORÈBE.
Madame, voilà la princesse qui vient vous prendre ici pour aller au
bois de Diane.
SOSTRATE, à part.
Hélas! petit garçon, que tu es venu à propos!
SCÈNE VI.--ARISTIONE, ÉRIPHILE, IPHICRATE, TIMOCLÈS, SOSTRATE,
ANAXARQUE, CLITIDAS.
ARISTIONE.
On vous a demandée, ma fille; et il y a des gens que votre absence
chagrine fort.
ÉRIPHILE.
Je pense, madame, qu'on m'a demandée par compliment; et on ne
s'inquiète pas tant qu'on vous dit.
ARISTIONE.
On enchaîne pour nous ici tant de divertissemens les uns aux autres,
que toutes nos heures sont retenues; et nous n'avons aucun moment à
perdre, si nous voulons les goûter tous. Entrons vite dans le bois, et
voyons ce qui nous y attend. Ce lieu est le plus beau du monde: prenons
vite nos places.
TROISIÈME INTERMÈDE
Le théâtre est une forêt où la princesse est invitée d'aller. Une
Nymphe lui en fait les honneurs, en chantant; et, pour la divertir, on
lui joue une petite comédie en musique, dont voici le sujet: un berger
se plaint à deux bergers, ses amis, des froideurs de celle qu'il aime;
les deux amis le consolent; et, comme la bergère aimée arrive, tous
trois se retirent pour l'observer. Après quelque plainte amoureuse,
elle se repose sur un gazon, et s'abandonne aux douceurs du sommeil.
L'amant fait approcher ses amis, pour contempler les grâces de sa
bergère, et invite toutes choses à contribuer à son repos. La bergère,
en s'éveillant, voit son berger à ses pieds, se plaint de sa poursuite;
mais, considérant sa constance, elle lui accorde sa demande, et consent
d'en être aimée, en présence des deux bergers amis. Deux Satyres
arrivent, se plaignent de son changement, et, étant touchés de cette
disgrâce, cherchent leur consolation dans le vin.
LES PERSONNAGES DE LA PASTORALE
LA NYMPHE de la vallée de Tempé.
TYRCIS.
LYCASTE.
MÉNANDRE.
CALISTE.
DEUX SATYRES.
PROLOGUE
LA NYMPHE DE TEMPÉ
Venez, grande princesse, avec tous vos appas,
Venez prêter vos yeux aux innocens ébats
Que notre désert vous présente:
N'y cherchez point l'éclat des fêtes de la cour;
On ne sent ici que l'amour,
Ce n'est que l'amour qu'on y chante.
SCÈNE I.--TYRCIS.
Vous chantez sous ces feuillages.
Doux rossignols pleins d'amour,
Et de vos tendres ramages
Vous réveillez tour à tour
Les échos de ces bocages:
Hélas! petits oiseaux, hélas!
Si vous aviez mes maux, vous ne chanteriez pas.
SCÈNE II.--LYCASTE, MÉNANDRE, TYRCIS.
LYCASTE.
Eh quoi? toujours languissant, sombre et triste?
MÉNANDRE.
Eh quoi! toujours aux pleurs abandonné?
TYRCIS.
Toujours adorant Caliste.
Et toujours infortuné.
LYCASTE.
Dompte, dompte, berger, l'ennui qui te possède.
TYRCIS.
Eh! le moyen, hélas!
MÉNANDRE.
Fais, fais-toi quelque effort.
TYRCIS.
Eh! le moyen, hélas! quand le mal est trop fort?
LYCASTE.
Ce mal trouvera son remède.
TYRCIS.
Je ne guérirai qu'à ma mort.
LYCASTE ET MÉNANDRE.
Ah! Tyrcis!
TYRCIS.
Ah! bergers!
LYCASTE ET MÉNANDRE.
Prends sur toi plus d'empire.
TYRCIS.
Rien ne me peut secourir.
LYCASTE ET MÉNANDRE.
C'est trop, c'est trop céder.
TYRCIS.
C'est trop, c'est trop souffrir.
LYCASTE ET MÉNANDRE.
Quelle foiblesse!
TYRCIS.
Quel martyre!
LYCASTE ET MÉNANDRE.
Il faut prendre courage.
TYRCIS.
Il faut plutôt mourir.
LYCASTE.
Il n'est point de bergère,
Si froide et si sévère,
Dont la pressante ardeur
D'un cœur qui persévère
Ne vainque la froideur.
MÉNANDRE.
Il est, dans les affaires
Des amoureux mystères,
Certains petits momens
Qui changent les plus fières,
Et font d'heureux amans.
TYRCIS.
Je la vois, la cruelle,
Qui porte ici ses pas;
Gardons d'être vu d'elle:
L'ingrate, hélas!
N'y viendroit pas.
SCÈNE III.--CALISTE.
Ah! que sur notre cœur
La sévère loi de l'honneur
Prend un cruel empire!
Je ne fais voir que rigueurs pour Tyrcis:
Et, cependant, sensible à ses cuisans soucis,
De sa langueur en secret je soupire,
Et voudrois bien soulager son martyre.
C'est à vous seuls que je le dis,
Arbres, n'allez pas le redire.
Puisque le ciel a voulu nous former
Avec un cœur qu'amour peut enflammer,
Quelle rigueur impitoyable
Contre des traits si doux nous force à nous armer?
Et pourquoi, sans être blâmable,
Ne peut-on pas aimer
Ce que l'on trouve aimable?
Hélas! que vous êtes heureux,
Innocens animaux, de vivre sans contrainte,
Et de pouvoir suivre sans crainte
Les doux emportemens de vos cœurs amoureux
Hélas! petits oiseaux que vous êtes heureux
De ne sentir nulle contrainte,
Et de pouvoir suivre sans crainte
Les doux emportemens de vos cœurs amoureux
Mais le sommeil sur ma paupière
Verse de ses pavots l'agréable fraîcheur:
Donnons-nous à lui tout entière;
Nous n'avons pas de loi sévère
Que défende à nos sens d'en goûter la douceur.
SCÈNE IV.--CALISTE, endormie; TYRCIS, LYCASTE, MÉNANDRE.
TYRCIS.
Vers ma belle ennemie
Portons sans bruit nos pas,
Et ne réveillons pas
Sa rigueur endormie.
TOUS TROIS.
Dormez, dormez, beaux yeux, adorables vainqueurs
Et goûtez le repos que vous ôtez aux cœurs.
Dormez, dormez, beaux yeux.
TYRCIS.
Silence, petits oiseaux;
Vents, n'agitez nulle chose,
Coulez doucement, ruisseaux:
C'est Caliste qui repose.
TOUS TROIS.
Dormez, dormez, beaux yeux, adorables vainqueurs;
Et goûtez le repos que vous ôtez aux cœurs.
Dormez, dormez, beaux yeux.
CALISTE, en se réveillant, à Tyrcis.
Ah! quelle peine extrême!
Suivre partout mes pas!
TYRCIS.
Que voulez-vous qu'on suive, hélas!
Que ce qu'on aime?
CALISTE.
Berger, que voulez-vous?
TYRCIS.
Mourir, belle bergère,
Mourir à vos genoux,
Et finir ma misère.
Puisque en vain à vos pieds on me voit soupirer,
Il y faut expirer.
CALISTE.
Ah! Tyrcis, ôtez-vous: j'ai peur que dans ce jour
La pitié dans mon cœur n'introduise l'amour.
LYCASTE ET MÉNANDRE, l'un après l'autre.
Soit amour, soit pitié,
Il sied bien d'être tendre.
C'est par trop vous défendre,
Bergère, il faut se rendre
A sa longue amitié.
Soit amour, soit pitié,
Il sied bien d'être tendre.
CALISTE, à Tyrcis.
C'est trop, c'est trop de rigueur,
J'ai maltraité votre ardeur,
- Parts
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