Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 16

Voilà une étrange effrontée!
LUCETTE.
Impudint! n'as pas hounte de m'injuria, alloc d'estre confus day
reproches secrets que ta consciensso te deu fayre[93]?
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Moi, je suis votre mari?
LUCETTE.
Infâme! gausos-tu dire lou contrari? Hé! tu sabes be, per ma penno,
que n'es que trop bertat; et plaguesso al cel qu'aco non fougesso
pas, et que m'auquesso layssado dins l'estât d'innouessenço, et
dins la tranquillita oun moun amo bibio daban que tous charmes et
tas trompariés nou m'en bengouesson malhurousomen fayre sourty! yeu
nou serio pas réduito à fayré lou tristé persounatge que yeu faou
présentomen; à beyre un marit cruel mespresa touto l'ardou que yeu ay
per el, et me laissa sensse cap de piétat abandounado à las mourtéles
doulous que yeu ressenti de sas perfidos acciûs[94].
ORONTE.
Je ne saurois m'empêcher de pleurer. (A monsieur de Pourceaugnac.)
Allez, vous êtes un méchant homme.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Je ne connois rien à tout ceci.
[90] «LUCETTE. Ah! tu es ici, et à la fin je te trouve, après avoir
fait tant d'allées et de venues. Peux-tu, scélérat! peux-tu soutenir
ma vue?»
[91] «LUCETTE. Ce que je te veux, infâme! tu fais semblant de ne me
pas connaître, et tu ne rougis pas, impudent que tu es, tu ne rougis
pas de me voir! (A Oronte.) Je ne sais pas, monsieur, si c'est vous
dont on m'a dit qu'il voulait épouser la fille; mais je vous déclare
que je suis sa femme, et qu'il y a sept ans qu'en passant à Pézénas
il eut l'adresse, par ses mignardises qu'il sait si bien faire, de me
gagner le cœur, et m'obligea, par ce moyen à lui donner la main pour
l'épouser.»
[92] «LUCETTE. Le traître me quitta trois ans après, sous le prétexte
de quelque affaire qui l'appelait dans son pays, et depuis je n'en ai
point eu de nouvelles; mais, dans le temps que j'y songeais le moins,
on m'a donné avis qu'il venait dans cette ville pour se remarier avec
une autre jeune fille que ses parens lui ont promise, sans savoir
rien de son premier mariage. J'ai tout quitté aussitôt, et je me suis
rendue dans ce lieu le plus promptement que j'ai pu, pour m'opposer à
ce criminel mariage, et pour confondre, aux yeux de tout le monde, le
plus méchant des hommes.»
[93] «LUCETTE. Impudent! n'as-tu pas honte de m'injurier, au lieu
d'être confus des reproches secrets que la conscience doit te faire?»
[94] «LUCETTE. Infâme! oses-tu dire le contraire? Ah! tu sais bien,
pour mon malheur, que tout ce que je te dis n'est que trop vrai; et
plût au ciel que cela ne fût pas, et que tu m'eusses laissée dans
l'état d'innocence et dans la tranquillité où mon âme vivait avant
que tes charmes et tes tromperies m'en vinssent malheureusement faire
sortir! je ne serais point réduite à faire le triste personnage que
je fais présentement, à voir un mari cruel mépriser toute l'ardeur
que j'ai eue pour lui, et me laisser sans aucune pitié à la douleur
mortelle que j'ai ressentie de ses perfides actions.»

SCÈNE IX.--MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, NÉRINE, LUCETTE, ORONTE.
NÉRINE, contrefaisant une Picarde.
Ah! je n'en pis plus; je sis tout essoflée! Ah! finfaron, tu m'as
bien fait courir: tu ne m'écaperas mie. Justiche! justiche! je boute
empêchement au mariage. (A Oronte.) Chés mon méri, monsieu, et je veux
faire pindre che bon pindard-là[95].
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Encore!
ORONTE, à part.
Que diable d'homme est-ce ci?
LUCETTE.
Et que boulez-bous dire, ambé bostre empachomen, et bostro pendarie?
quaquel homo es bostre marit[96]?
NÉRINE.
Oui, medéme, et je sis sa femme[97].
LUCETTE.
Aquo es faus, aquos yeu que soun sa fenno; et, se deu estre pendut,
aquos sera yeu que lou farai penja[98].
NÉRINE.
Je n'entains mie che baragoin-là[99].
LUCETTE.
Yeus bous disi que yeu soun sa fenno[100].
NÉRINE.
Sa femme?
LUCETTE.
Oy[101].
NÉRINE.
Je vous dis que chest mi, encore in coup, qui le sis[102].
LUCETTE.
Et yeu bous sousteni, yeu, qu'aquos yeu[103].
NÉRINE.
Il y a quetre ans qu'il m'a éposée[104].
LUCETTE.
Et yeu set ans y a que m'a prese per fenne[105].
NÉRINE.
J'ai des gairans de tout cho que je di[106].
LUCETTE.
Tout mon pay lo sap[107].
NÉRINE.
No ville en est témoin[108].
LUCETTE.
Tout Pézénas a bist nostre mariatge[109].
NÉRINE.
Tout Chin-Quentin a assisté à no noche[110].
LUCETTE.
Nou y a res de tant béritable[111].
NÉRINE.
Il gn'y a rien de plus chertain[112]?
LUCETTE, à monsieur de Pourceaugnac.
Gausos-tu dire lou contrari, valisquos[113]?
NÉRINE, à monsieur de Pourceaugnac.
Est-che que tu démaintiras, méchant homme[114].
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Il est aussi vrai l'un que l'autre.
LUCETTE.
Quingn impudensso! Et coussy, misérable, nou te soubennes plus de la
pauro Françoun, et del pauré Jeannet, que soun lous fruits de nostre
mariatge[115]?
NÉRINE.
Bayer un peu l'insolence! Quoi! tu ne te souviens mie de chette pauvre
ainfain, no petite Madeleine, que tu m'a laichée pour gaige de ta
foi[116]?
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Voilà deux impudentes carognes!
LUCETTE.
Béni, Françoun; béni Jeannet; béni toutou, béni toutoune, béni fayre
beyre à un peyre dénaturat la duretat qu'el a per naoutres[117].
NÉRINE.
Venez, Madeleine, men ainfain, venez-ves-en ichi faire honte à vo père
de l'impudainche qu'il a[118].
[95] «NÉRINE. Ah! je n'en puis plus; je suis tout essoufflée! Ah!
fanfaron, tu m'as bien fait courir: tu ne m'échapperas pas. Justice!
justice! je mets empêchement au mariage. (A Oronte.) C'est mon mari,
monsieur, et je veux faire pendre ce bon pendard-là!»
[96] «LUCETTE. Et que voulez-vous dire, avec votre empêchement et
votre pendaison? Cet homme est votre mari?»
[97] «NÉRINE. Oui, et je suis madame, sa femme.»
[98] «LUCETTE. Cela est faux, et c'est moi qui suis sa femme, et,
s'il doit être pendu, ce sera moi qui le ferai pendre.»
[99] «NÉRINE. Je n'entends pas ce langage-là.»
[100] «LUCETTE. Je vous dis que je suis sa femme.»
[101] «LUCETTE. Oui.»
[102] «NÉRINE. Je vous dis, encore un coup, que c'est moi qui le
suis.»
[103] «LUCETTE. Et je vous soutiens, moi, que c'est moi.»
[104] «NÉRINE. Il y a quatre ans qu'il m'a épousée.»
[105] «LUCETTE. Et moi, il y a sept ans qu'il m'a prise pour femme.»
[106] «NÉRINE. J'ai des garants de tout ce que je dis.»
[107] «LUCETTE. Tout mon pays le sait.»
[108] «NÉRINE. Notre ville en est témoin.»
[109] «LUCETTE. Tout Pézénas a vu notre mariage.»
[110] «NÉRINE. Tout Saint-Quentin a assisté à notre noce.»
[111] «LUCETTE. Il n'y a rien de plus véritable.»
[112] «NÉRINE. Il n'y a rien de plus certain.»
[113] «LUCETTE, à monsieur de Pourceaugnac. Oses-tu dire le
contraire, vilain?»
[114] «NÉRINE, à monsieur de Pourceaugnac. Est-ce que tu me
démentiras, méchant homme?»
[115] «LUCETTE. Quel impudent! Comment, misérable! tu ne te souviens
plus de la pauvre Françoise et du pauvre Jeannet, qui sont les fruits
de notre mariage?»
[116] «NÉRINE. Voyez un peu l'insolence! Quoi! tu ne te souviens plus
de cette pauvre enfant, notre petite Madeleine, que tu m'as laissée
pour gage de ta foi?»
[117] «LUCETTE. Venez, Françoise; venez, Jeannet; venez tous, venez
tous, venez faire voir à un père dénaturé l'insensibilité qu'il a
pour nous tous.»
[118] «NÉRINE. Venez, Madeleine, mon enfant; venez vite ici, faire
honte à votre père de l'impudence qu'il a.»

SCÈNE X.--MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, ORONTE, LUCETTE, NÉRINE, PLUSIEURS
ENFANS.
LES ENFANS.
Ah! mon papa! mon papa! mon papa!
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Diantre soit des petits fils de putains!
LUCETTE.
Coussy, trayte, tu nou sios pas dins la darnière confusiu de ressaupre
à tal tous enfans, et de ferma l'oreillo à la tendresseo paternello? Tu
nou m'escaperas pas, infâme! yeu te boly seguy pertout, et te reproucha
ton crime jusquos à tant que me sio benjado, et que t'ayo fayt penja;
couquy, te boly fayré penja[119].
NÉRINE.
Ne rougis-tu mie de dire ches mots-là, et d'être insainsible aux
cairesses de chette pauvre ainfaint? Tu ne te sauveras mie de mes
pattes; et, en dépit de tes dains, je ferai bien voire que je sis ta
femme, et je te ferai pindre[120].
LES ENFANS.
Mon papa! mon papa! mon papa!
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Au secours! au secours! Où fuirai-je? Je n'en puis plus!
ORONTE, à Lucette et à Nérine.
Allez, vous ferez bien de le faire punir; et il mérite d'être pendu.
[119] «LUCETTE. Comment, traître! tu n'es pas dans la dernière
confusion de recevoir ainsi tes enfants et de fermer l'oreille à la
tendresse paternelle? Tu ne m'échapperas pas, infâme! je te veux
suivre partout et te reprocher ton crime jusqu'à tant que je me sois
vengée, et que je t'aie fait pendre. Coquin, je te veux faire pendre.»
[120] «NÉRINE. Ne rougis-tu pas de dire ces mots-là et d'être
insensible aux caresses de cette pauvre enfant? Tu ne te sauveras pas
de mes pattes; en dépit de tes dents, je te ferai bien voir que je
suis ta femme, et je te ferai pendre.»

SCÈNE XI.--SBRIGANI.
Je conduis de l'œil toutes choses, et tout ceci ne va pas mal. Nous
fatiguerons tant notre provincial, qu'il faudra, ma foi, qu'il
déguerpisse.

SCÈNE XII.--MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, SBRIGANI.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Ah! je suis assommé! Quelle peine! quelle maudite ville! Assassiné de
tous côtés!
SBRIGANI.
Qu'est-ce, monsieur? Est-il encore arrivé quelque chose?
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Oui. Il pleut en ce pays des femmes et des lavemens.
SBRIGANI.
Comment donc?
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Deux carognes de baragouineuses me sont venues accuser de les avoir
épousées toutes deux, et me menacent de la justice.
SBRIGANI.
Voilà une méchante affaire; et la justice, en ce pays-ci, est
rigoureuse en diable contre cette sorte de crime.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Oui; mais, quand il y auroit information, ajournement, décret et
jugement obtenu par surprise, défaut et contumace, j'ai la voie de
conflit de juridiction pour temporiser, et venir aux moyens de nullité
qui seront dans les procédures.
SBRIGANI.
Voilà en parler dans tous les termes; et l'on voit bien, monsieur, que
vous êtes du métier.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Moi! point du tout. Je suis gentilhomme.
SBRIGANI.
Il faut bien, pour parler ainsi, que vous ayez étudié la pratique.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Point. Ce n'est que le sens commun qui me fait juger que je serai
toujours reçu à mes faits justificatifs, et qu'on ne me sauroit
condamner sur une simple accusation, sans un récolement et
confrontation avec mes parties.
SBRIGANI.
En voilà de plus fin encore.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Ces mots-là me viennent sans que je les sache.
SBRIGANI.
Il me semble que le sens commun d'un gentilhomme peut bien aller à
concevoir ce qui est du droit et de l'ordre de la justice, mais non pas
à savoir les vrais termes de la chicane.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Ce sont quelques mots que j'ai retenus en lisant les romans.
SBRIGANI.
Ah! fort bien!
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Pour vous montrer que je n'entends rien du tout à la chicane, je vous
prie de me mener chez quelque avocat, pour consulter mon affaire.
SBRIGANI.
Je le veux, et vais vous conduire chez deux hommes fort habiles;
mais j'ai auparavant à vous avertir de n'être point surpris de leur
manière de parler: ils ont contracté du barreau certaine habitude de
déclamation qui fait que l'on diroit qu'ils chantent: et vous prendrez
pour musique tout ce qu'ils vous diront.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Qu'importe comme ils parlent, pourvu qu'ils me disent ce que je veux
savoir?

SCÈNE XIII[121].--MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, SBRIGANI, DEUX AVOCATS,
DEUX PROCUREURS, DEUX SERGENS.
PREMIER AVOCAT, traînant ses paroles en chantant.
La polygamie est un cas,
Est un cas pendable.
SECOND AVOCAT, chantant fort vite en bredouillant.
Votre fait
Est clair et net.
Et tout le droit,
Sur cet endroit,
Conclut tout droit.
Si vous consultez nos auteurs,
Législateurs et glossateurs,
Justinian, Papinian,
Ulpian et Tribonian,
Fernand, Rebuffe, Jean Imole,
Paul Castre, Julian, Barthole,
Josan, Alciat et Cujas,
Ce grand homme si capable,
La polygamie est un cas,
Est un cas pendable.
ENTRÉE DE BALLET.
Danse de deux procureurs et de deux sergens. Les deux avocats
chantent les paroles qui suivent:
SECOND AVOCAT.
Tous les peuples policés
Et bien sensés,
Les François, Anglois, Hollandois,
Danois, Suédois, Polonois,
Portugois, Espagnols, Flamands,
Italiens, Allemands,
Sur ce fait tiennent loi semblable,
Et l'affaire est sans embarras;
La polygamie est un cas,
Est un cas pendable.
PREMIER AVOCAT.
La polygamie est un cas,
Est un cas pendable.
Monsieur de Pourceaugnac, impatienté, les chasse.
[121] Scène imitée des _Mésaventures d'Arlequin_. Voyez plus haut,
page 269.


ACTE III

SCÈNE I.--ÉRASTE, SBRIGANI.
SBRIGANI.
Oui, les choses s'acheminent où nous voulons; et, comme ses lumières
sont fort petites et son sens le plus borné du monde, je lui ai fait
prendre une frayeur si grande de la sévérité de la justice de ce pays
et des apprêts qu'on faisoit déjà pour sa mort, qu'il veut prendre la
fuite; et, pour se dérober avec plus de facilité aux gens que je lui
ai dit qu'on avoit mis pour l'arrêter aux portes de la ville, il s'est
résolu à se déguiser; et le déguisement qu'il a pris est l'habit d'une
femme.
ÉRASTE.
Je voudrois bien le voir en cet équipage.
SBRIGANI.
Songez, de votre part, à achever la comédie; et, tandis que je jouerai
mes scènes avec lui, allez-vous-en... (Il lui parle à l'oreille.) Vous
entendez bien?
ÉRASTE.
Oui.
SBRIGANI.
Et lorsque je l'aurai mis où je veux...
Il lui parle à l'oreille.
ÉRASTE.
Fort bien.
SBRIGANI.
Et quand le père aura été averti par moi...
Il lui parle encore à l'oreille.
ÉRASTE.
Cela va le mieux du monde.
SBRIGANI.
Voici notre demoiselle. Allez vite, qu'il ne nous voie ensemble.

SCÈNE II.--MONSIEUR DE POURCEAUGNAC en femme, SBRIGANI.
SBRIGANI.
Pour moi, je ne crois pas qu'en cet état on puisse jamais vous
connoître, et vous avez la mine, comme cela, d'une femme de condition.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Voilà qui m'étonne, qu'en ce pays-ci les formes de la justice ne soient
point observées.
SBRIGANI.
Oui, je vous l'ai déjà dit, ils commencent ici par faire pendre un
homme, et puis ils lui font son procès.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Voilà une justice bien injuste!
SBRIGANI.
Elle est sévère comme tous les diables, particulièrement sur ces sortes
de crimes.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Mais quand on est innocent?
SBRIGANI.
N'importe; ils ne s'enquêtent point de cela; et puis ils ont en cette
ville une haine effroyable pour les gens de votre pays; et ils ne sont
point plus ravis que de voir pendre un Limosin.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Qu'est-ce que les Limosins leur ont fait?
SBRIGANI.
Ce sont des brutaux, ennemis de la gentillesse et du mérite des autres
villes. Pour moi, je vous avoue que je suis pour vous dans une peur
épouvantable, et je ne me consolerois de ma vie, si vous veniez à être
pendu.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Ce n'est pas tant la peur de la mort qui me fait fuir, que de ce qu'il
est fâcheux à un gentilhomme d'être pendu, et qu'une preuve comme
celle-là feroit tort à nos titres de noblesse.
SBRIGANI.
Vous avez raison; on vous contesteroit après cela le titre d'écuyer. Au
reste, étudiez-vous, quand je vous mènerai par la main, à bien marcher
comme une femme, et prendre le langage et toutes les manières d'une
personne de qualité.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Laissez-moi faire. J'ai vu les personnes du bel air. Tout ce qu'il y a,
c'est que j'ai un peu de barbe.
SBRIGANI.
Votre barbe n'est rien; il y a des femmes qui en ont autant que
vous. Çà, voyons un peu comme vous ferez. (Après que monsieur de
Pourceaugnac a contrefait la femme de condition.) Bon.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Allons donc, mon carrosse! Où est-ce qu'est mon carrosse? Mon Dieu!
qu'on est misérable d'avoir des gens comme cela! Est-ce qu'on me fera
attendre toute la journée sur le pavé, et qu'on ne me fera point venir
mon carrosse?
SBRIGANI.
Fort bien.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Holà! ho! cocher, petit laquais! Ah! petit fripon! que de coups de
fouet je vous ferai donner tantôt! Petit laquais! petit laquais!
Où est-ce donc qu'est ce petit laquais? Ce petit laquais ne se
trouvera-t-il point? Ne me fera-t-on point venir ce petit laquais?
Est-ce que je n'ai point un petit laquais dans le monde?
SBRIGANI.
Voilà qui va à merveille! Mais je remarque une chose: cette coiffe est
un peu trop déliée: j'en vais querir une un peu plus épaisse, pour vous
mieux cacher le visage, en cas de quelque rencontre.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Que deviendrais-je cependant[122]?
SBRIGANI.
Attendez-moi là. Je suis à vous dans un moment: vous n'avez qu'à vous
promener.
Monsieur de Pourceaugnac fait plusieurs tours sur le théâtre, en
continuant à contrefaire la femme de qualité.
[122] Pour: pendant cela, _inter-ea_.

SCÈNE III.--MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, DEUX SUISSES.
PREMIER SUISSE, sans voir M. de Pourceaugnac.
Allons, dépêchons, camarade; il faut allair tous deux nous à la Crève,
pour regarder un peu chousticier sti monsiu de Porcegnac, qui l'a été
contané par ortonnance à l'être pendu par son cou.
SECOND SUISSE, sans voir M. de Pourceaugnac.
Li faut nous loër un fenêtre pour voir sti choustice.
PREMIER SUISSE.
Li disent que l'on fait téjà planter un grand potence tout neuve, pour
l'y accrocher sti Porcegnac.
SECOND SUISSE.
Li sira, mon foi, un grand plaisir di regarter pendre sti Limossin.
PREMIER SUISSE.
Oui! te li foir gambiller les pieds en haut tefant tout le monde.
SECOND SUISSE.
Li est un plaiçant trôle, oui; li disent que s'être marié troy foie.
PREMIER SUISSE.
Sti tiable li fouioir trois femmes à li tout seul! li être bien assez
t'une.
SECOND SUISSE, en apercevant monsieur de Pourceaugnac.
Ah! ponchour, mameselle.
PREMIER SUISSE.
Que faire fous là tout seul?
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
J'attends mes gens, messieurs.
SECOND SUISSE.
Li être belle, par mon foi!
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Doucement, messieurs.
PREMIER SUISSE.
Fous, mameselle, fouloir fenir réchouir fous à la Crève? Nous faire
foir à fous un petit pendement pien choli.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Je vous rends grâce.
SECOND SUISSE.
Li être un gentilhomme limossin, qui sera pendu chantiment à un grand
potence.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Je n'ai pas de curiosité.
PREMIER SUISSE.
Li être là un petit teton qui l'est trôle.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Tout beau!
PREMIER SUISSE.
Ma foi, moi couchair bien afec fous.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Ah! c'en est trop! et ces sortes d'ordures-là ne se disent point à une
femme de ma condition.
SECOND SUISSE.
Laisse, toi; l'être moi qui le veut couchair afec elle.
PREMIER SUISSE.
Moi, ne fouloir pas laisser.
SECOND SUISSE.
Moi, li fouloir moi.
Les deux Suisses tirent monsieur de Pourceaugnac avec violence.
PREMIER SUISSE.
Moi, ne faire rien.
SECOND SUISSE.
Toi, l'afoir menti!
PREMIER SUISSE.
Toi, l'afoir menti toi-même!
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Au secours! A la force!

SCÈNE IV.--MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, UN EXEMPT, DEUX ARCHERS, DEUX
SUISSES.
L'EXEMPT.
Qu'est-ce? Quelle violence est-ce là! et que voulez-vous faire à
madame? Allons, que l'on sorte de là, si vous ne voulez que je vous
mette en prison.
PREMIER SUISSE.
Parti, pon! toi ne l'afoir point.
SECOND SUISSE.
Parti, pon aussi; toi ne l'afoir point encore.

SCÈNE V.--MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, UN EXEMPT, DEUX ARCHERS.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Je vous suis bien obligée, monsieur, de m'avoir délivrée de ces
insolens.
L'EXEMPT.
Ouais! voilà un visage qui ressemble bien à celui que l'on m'a dépeint.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Ce n'est pas moi, je vous assure.
L'EXEMPT.
Ah! ah! qu'est-ce que veut dire...
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Je ne sais pas.
L'EXEMPT.
Pourquoi donc dites-vous cela?
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Pour rien.
L'EXEMPT.
Voilà un discours qui marque quelque chose; et je vous arrête
prisonnier.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Eh! monsieur, de grâce!
L'EXEMPT.
Non, non: à votre mine et à vos discours, il faut que vous soyez ce
monsieur de Pourceaugnac que nous cherchons, qui se soit déguisé de la
sorte, et vous viendrez en prison tout à l'heure.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Hélas!

SCÈNE VI.--MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, SBRIGANI, UN EXEMPT, DEUX ARCHERS.
SBRIGANI, à monsieur de Pourceaugnac.
Ah ciel! que veut dire cela?
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Ils m'ont reconnu.
L'EXEMPT.
Oui, oui: c'est de quoi je suis ravi.
SBRIGANI, à l'exempt.
Eh! monsieur, pour l'amour de moi! Vous savez que nous sommes amis il y
a longtemps; je vous conjure de ne le point mener en prison.
L'EXEMPT.
Non: il m'est impossible.
SBRIGANI.
Vous êtes homme d'accommodement. N'y a-t-il pas moyen d'ajuster cela
avec quelques pistoles?
L'EXEMPT, à ses archers.
Retirez-vous un peu.

SCÈNE VII.--MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, SBRIGANI, UN EXEMPT.
SBRIGANI, à monsieur de Pourceaugnac.
Il faut lui donner de l'argent pour vous laisser aller. Faites vite.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, donnant de l'argent à Sbrigani.
Ah! maudite ville!
SBRIGANI.
Tenez, monsieur.
L'EXEMPT.
Combien y a-t-il?
SBRIGANI.
Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix.
L'EXEMPT.
Non; mon ordre est trop exprès.
SBRIGANI, à l'exempt qui veut s'en aller.
Mon Dieu! attendez. (A Monsieur de Pourceaugnac.) Dépêchez;
donnez-lui-en encore autant.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Mais...
SBRIGANI.
Dépêchez-vous, vous dis-je, et ne perdez point de temps. Vous auriez un
grand plaisir quand vous seriez pendu!
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
Ah!
Il donne encore de l'argent à Sbrigani.
SBRIGANI, à l'exempt.
Tenez, monsieur.
L'EXEMPT, à Sbrigani.
Il faut donc que je m'enfuie avec lui; car il n'y auroit point ici de
sûreté pour moi. Laissez-le-moi conduire, et ne bougez d'ici.
SBRIGANI.
Je vous prie donc d'en avoir un grand soin.
L'EXEMPT.
Je vous promets de ne le point quitter que je ne l'aie mis en lieu de
sûreté.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à Sbrigani.
Adieu. Voilà le seul honnête homme que j'aie trouvé en cette ville.
SBRIGANI.
Ne perdez point de temps. Je vous aime tant, que je voudrois que vous
fussiez déjà bien loin. (Seul.) Que le ciel te conduise! Par ma foi,
voilà une grande dupe! Mais voici...

SCÈNE VIII.--ORONTE, SBRIGANI.
SBRIGANI, feignant de ne point voir Oronte.
Ah! quelle étrange aventure! quelle fâcheuse nouvelle pour un père!
Pauvre Oronte! que je te plains! Que diras-tu? et de quelle façon
pourras-tu supporter cette douleur mortelle?
ORONTE.
Qu'est-ce? Quel malheur me présages-tu?
SBRIGANI.
Ah! monsieur! ce perfide de Limosin, ce traître de monsieur de
Pourceaugnac vous enlève votre fille!
ORONTE.
Il m'enlève ma fille!
SBRIGANI.
Oui. Elle en est devenue si folle, qu'elle vous quitte pour le suivre;
et l'on dit qu'il a un caractère[123] pour se faire aimer de toutes les
femmes.
ORONTE.
Allons, vite à la justice! des archers après eux!
[123] Pour: talisman. Mot archaïque.

SCÈNE IX.--ORONTE, ÉRASTE, JULIE, SBRIGANI.
ÉRASTE, à Julie.
Allons, vous viendrez malgré vous, et je veux vous remettre entre les
mains de votre père. Tenez, monsieur, voilà votre fille que j'ai tirée
de force d'entre les mains de l'homme avec qui elle s'enfuyoit; non pas
pour l'amour d'elle, mais pour votre seule considération. Car, après
l'action qu'elle a faite, je dois la mépriser, et me guérir absolument
de l'amour que j'avois pour elle.
ORONTE.
Ah! infâme que tu es!
ÉRASTE, à Julie.
Comment! me traiter de la sorte après toutes les marques d'amitié que
je vous ai données! Je ne vous blâme point de vous être soumise aux
volontés de monsieur votre père, il est sage et judicieux dans les
choses qu'il fait; et je ne me plains point de lui de m'avoir rejeté
pour un autre. S'il a manqué à la parole qu'il m'avoit donnée, il a ses
raisons pour cela. On lui a fait croire que cet autre est plus riche
que moi de quatre ou cinq mille écus, et quatre ou cinq mille écus est
un denier considérable, et qui vaut bien la peine qu'un homme manque à
sa parole; mais oublier en un moment toute l'ardeur que je vous avois
montrée! vous laisser d'abord enflammer d'amour pour un nouveau venu,
et le suivre honteusement sans le consentement de monsieur votre père,
après les crimes qu'on lui impute! c'est une chose condamnée de tout le
monde, et dont mon cœur ne peut vous faire d'assez sanglans reproches.
JULIE.
Eh bien, oui. J'ai conçu de l'amour pour lui, et je l'ai voulu suivre,
puisque mon père me l'avoit choisi pour époux. Quoi que vous me disiez,
c'est un fort honnête homme; et tous les crimes dont on l'accuse sont
faussetés épouvantables.
ORONTE.
Taisez-vous; vous êtes une impertinente, et je sais mieux que vous ce
qui en est.
JULIE.
Ce sont sans doute des pièces qu'on lui fait, et c'est peut-être lui
(montrant Éraste) qui a trouvé cet artifice pour vous en dégoûter.
ÉRASTE.
Moi! je serois capable de cela?
JULIE.
Oui, vous.
ORONTE.
Taisez-vous, vous dis-je; vous êtes une sotte!
ÉRASTE.
Non, non; ne vous imaginez pas que j'aie aucune envie de détourner
ce mariage, et que ce soit ma passion qui m'ait forcé à courir après
vous. Je vous l'ai déjà dit, ce n'est que la seule considération que
j'ai pour monsieur votre père; et je n'ai pu souffrir qu'un honnête
homme comme lui fût exposé à la honte de tous les bruits qui pourroient
suivre une action comme la vôtre.
ORONTE.
Je vous suis, seigneur Éraste, infiniment obligé.
ÉRASTE.
Adieu, monsieur. J'avois toutes les ardeurs du monde d'entrer dans
votre alliance: j'ai fait tout ce que j'ai pu pour obtenir un tel