Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 11
MAITRE JACQUES, à Valère.
Par ma foi, monsieur l'intendant, vous nous obligerez de nous faire
voir ce secret, et de prendre mon office de cuisinier; aussi bien vous
mêlez-vous céans[59] d'être le factotum.
HARPAGON.
Taisez-vous! Qu'est-ce qu'il nous faudra?
MAITRE JACQUES.
Voilà monsieur votre intendant, qui vous fera bonne chère pour peu
d'argent.
HARPAGON.
Haye! je veux que tu me répondes!
MAITRE JACQUES.
Combien serez-vous de gens à table?
HARPAGON.
Nous serons huit ou dix; mais il ne faut prendre que huit: quand il y a
à manger pour huit, il y en a bien pour dix.
VALÈRE.
Cela s'entend.
MAITRE JACQUES.
Eh bien, il faudra quatre grands potages et cinq assiettes...
Potages... Entrées.
HARPAGON.
Que diable! voilà pour traiter toute une ville entière.
MAITRE JACQUES.
Rôt...
HARPAGON, mettant la main sur la bouche de maître Jacques.
Ah! traître! tu manges tout mon bien.
MAITRE JACQUES.
Entremets...
HARPAGON, mettant encore la main sur la bouche de maître Jacques.
Encore?
VALÈRE, à maître Jacques.
Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le monde? et monsieur
a-t-il invité des gens pour les assassiner à force de mangeaille?
Allez-vous-en lire un peu les préceptes de la santé, et demander aux
médecins s'il y a rien de plus préjudiciable à l'homme que de manger
avec excès.
HARPAGON.
Il a raison.
VALÈRE.
Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c'est un coupe-gorge
qu'une table remplie de trop de viandes; que, pour se bien montrer ami
de ceux que l'on invite, il faut que la frugalité règne dans les repas
qu'on donne; et que, suivant le dire d'un ancien, _il faut manger pour
vivre, et non pas vivre pour manger_.
HARPAGON.
Ah! que cela est bien dit! Approche, que je t'embrasse pour ce mot.
Voilà la plus belle sentence que j'aie entendue de ma vie. _Il faut
vivre pour manger, et non pas manger pour vi..._ Non, ce n'est pas
cela. Comment est-ce que tu dis?
VALÈRE.
Qu'_il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger_.
HARPAGON, à maître Jacques.
Oui. Entends-tu? (A Valère.) Qui est le grand homme qui a dit cela?
VALÈRE.
Je ne me souviens pas maintenant de son nom.
HARPAGON.
Souviens-toi de m'écrire ces mots: je les veux faire graver en lettres
d'or sur la cheminée de la salle.
VALÈRE.
Je n'y manquerai pas. Et, pour votre souper, vous n'avez qu'à me
laisser faire; je réglerai tout cela comme il faut.
HARPAGON.
Fais donc.
MAITRE JACQUES.
Tant mieux! j'en aurai moins de peine.
HARPAGON, à Valère.
Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, et qui rassasient
d'abord: quelque bon haricot bien gras, avec quelque pâté en pot bien
garni de marrons.
VALÈRE.
Reposez-vous sur moi.
HARPAGON.
Maintenant, maître Jacques, il faut nettoyer mon carrosse.
MAITRE JACQUES.
Attendez: ceci s'adresse au cocher. (Maître Jacques remet sa casaque.)
Vous dites...
HARPAGON.
Qu'il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux tout prêts pour
conduire à la foire...
MAITRE JACQUES.
Vos chevaux, monsieur! ma foi, ils ne sont point du tout en état de
marcher. Je ne vous dirai point qu'ils sont sur la litière: les pauvres
bêtes n'en ont point, et ce seroit mal parler, mais vous leur faites
observer des jeûnes si austères, que ce ne sont plus rien que des idées
ou des façons de chevaux.
HARPAGON.
Les voilà bien malades! Ils ne font rien.
MAITRE JACQUES.
Et pour ne faire rien, monsieur, est-ce qu'il ne faut rien manger? Il
leur vaudroit bien mieux, les pauvres animaux, de travailler beaucoup,
de manger de même. Cela me fend le cœur de les voir ainsi exténués; car
enfin, j'ai une tendresse pour mes chevaux, qu'il me semble que c'est
moi-même, quand je les vois pâtir. Je m'ôte tous les jours pour eux les
choses de la bouche; et c'est être, monsieur, d'un naturel trop dur,
que de n'avoir nulle pitié de son prochain.
HARPAGON.
Le travail ne sera pas grand, d'aller jusqu'à la foire.
MAITRE JACQUES.
Non, je n'ai pas le courage de les mener; et je ferois conscience
de leur donner des coups de fouets en l'état où ils sont. Comment
voudriez-vous qu'il traînassent un carrosse? ils ne peuvent pas se
traîner eux-mêmes.
VALÈRE.
Monsieur, j'obligerai le voisin Picard à se charger de les conduire;
aussi bien nous fera-t-il ici besoin pour apprêter le souper.
MAITRE JACQUES.
Soit. J'aime mieux encore qu'ils meurent sous la main d'un autre que
sous la mienne.
VALÈRE.
Maître Jacques fait bien le raisonnable!
MAITRE JACQUES.
Monsieur l'intendant fait bien le nécessaire!
HARPAGON.
Paix!
MAITRE JACQUES.
Monsieur, je ne saurois souffrir les flatteurs; et je vois que ce
qu'il en fait, que ses contrôles perpétuels sur le pain et le vin, le
bois, le sel et la chandelle, ne sont rien que pour vous gratter et
vous faire sa cour. J'enrage de cela, et je suis fâché tous les jours
d'entendre ce qu'on dit de vous; car, enfin, je me sens pour vous de la
tendresse, en dépit que j'en aie; et, après mes chevaux, vous êtes la
personne que j'aime le plus.
HARPAGON.
Pourrois-je savoir de vous, maître Jacques, ce que l'on dit de moi?
MAITRE JACQUES.
Oui, monsieur, si j'étois assuré que cela ne vous fâchât point.
HARPAGON.
Non, en aucune façon.
MAITRE JACQUES.
Pardonnez-moi; je sais fort bien que je vous mettrois en colère.
HARPAGON.
Point du tout; au contraire, c'est me faire plaisir, et je suis bien
aise d'apprendre comme on parle de moi.
MAITRE JACQUES.
Monsieur, puisque vous le voulez, je vous dirai franchement qu'on se
moque partout de vous, qu'on nous jette de tous côtés cent brocards à
votre sujet, et que l'on n'est point plus ravi que de vous tenir au cul
et aux chausses, et de faire sans cesse des contes de votre lésine.
L'un dit que vous faites imprimer des almanachs particuliers, où vous
faites doubler les quatre-temps et les vigiles, afin de profiter des
jeûnes où vous obligez votre monde; l'autre, que vous avez toujours une
querelle toute prête à faire à vos valets dans le temps des étrennes
ou de leur sortie d'avec vous, pour vous trouver une raison de ne leur
donner rien. Celui-là conte qu'une fois vous fîtes assigner le chat
d'un de vos voisins, pour vous avoir mangé un reste d'un gigot de
mouton; celui-ci, que l'on vous surprit, une nuit, en venant dérober
vous-même l'avoine de vos chevaux; et que votre cocher, qui étoit celui
d'avant moi, vous donna, dans l'obscurité, je ne sais combien de coups
de bâton, dont vous ne voulûtes rien dire. Enfin, voulez-vous que je
vous dise? on ne sauroit aller nulle part où l'on ne vous entende
accommoder de toutes pièces. Vous êtes la fable et la risée de tout le
monde; et jamais on ne parle de vous que sous les noms d'avare, de
ladre, de vilain, et de fesse-mathieu.
HARPAGON, en battant maître Jacques.
Vous êtes un sot, un maraud, un coquin et un impudent!
MAITRE JACQUES.
Eh bien, ne l'avois-je pas deviné? Vous ne m'avez pas voulu croire. Je
vous avois bien dit que je vous fâcherois de vous dire la vérité.
HARPAGON.
Apprenez à parlez!
[58] Arme qu'on ne quitte pas, qu'on met sous le chevet pendant le
sommeil.
[59] Voyez la note, t. III, p. 331.
SCÈNE VI.--VALÈRE, MAITRE JACQUES.
VALÈRE, riant.
A ce que je puis voir, maître Jacques, on paye mal votre franchise.
MAITRE JACQUES.
Morbleu! monsieur le nouveau venu, qui faites l'homme d'importance; ce
n'est pas votre affaire. Riez de vos coups de bâton quand on vous en
donnera, et ne venez point rire des miens.
VALÈRE.
Ah! monsieur maître Jacques, ne vous fâchez pas, je vous prie.
MAITRE JACQUES, à part.
Il file doux. Je veux faire le brave, et s'il est assez sot pour me
craindre, le frotter quelque peu. (Haut.) Savez-vous bien monsieur le
rieur, que je ne rie pas, moi, et que si vous m'échauffez la tête, je
vous ferai rire d'une autre sorte?
Maître Jacques pousse Valère jusqu'au fond du théâtre en le menaçant.
VALÈRE.
Eh! doucement!
MAITRE JACQUES.
Comment doucement? Il ne me plaît pas, moi!
VALÈRE.
De grâce!
MAITRE JACQUES.
Vous êtes un impertinent!
VALÈRE.
Monsieur maître Jacques...
MAITRE JACQUES.
Il n'y a point de monsieur maître Jacques, pour un double[60]. Si je
prends un bâton, je vous rosserai d'importance.
VALÈRE.
Comment! un bâton? (Valère fait reculer maître Jacques à son tour.)
MAITRE JACQUES.
Eh! je ne parle pas de cela.
VALÈRE.
Savez-vous bien, monsieur le fat, que je suis homme à vous rosser
vous-même?
MAITRE JACQUES.
Je n'en doute pas.
VALÈRE.
Que vous n'êtes, pour tout potage, qu'un faquin de cuisinier?
MAITRE JACQUES.
Je le sais bien.
VALÈRE.
Et que vous ne me connoissez pas encore!
MAITRE JACQUES.
Pardonnez-moi.
VALÈRE.
Vous me rosserez, dites-vous?
MAITRE JACQUES.
Je le disois en raillant.
VALÈRE.
Et moi je ne prends point de goût à votre raillerie. (Donnant des coups
de bâton à maître Jacques.) Apprenez que vous êtes un mauvais railleur.
MAITRE JACQUES, seul.
Peste soit la sincérité! c'est un mauvais métier: désormais j'y
renonce, et je ne veux plus dire vrai. Passe encore pour mon maître, il
a quelque droit de me battre, mais, pour ce monsieur l'intendant, je
m'en vengerai si je puis.
[60] Pièce de monnaie qui valait deux deniers.
SCÈNE VII.--MARIANE, FROSINE, MAITRE JACQUES.
FROSINE.
Savez-vous, maître Jacques, si votre maître est au logis?
MAITRE JACQUES.
Oui vraiment, il y est; je ne le sais que trop.
FROSINE.
Dites-lui, je vous prie, que nous sommes ici.
SCÈNE VIII.--MARIANE, FROSINE.
MARIANE.
Ah! que je suis, Frosine, dans un étrange état! et, s'il faut dire ce
que je sens, que j'appréhende cette vue!
FROSINE.
Mais pourquoi, et quelle est votre inquiétude?
MARIANE.
Hélas! me le demandez-vous? et ne vous figurez-vous point les alarmes
d'une personne toute prête à voir le supplice où l'on veut l'attacher?
FROSINE.
Je vois bien que, pour mourir agréablement, Harpagon n'est pas le
supplice que vous voudriez embrasser; et je connois, à votre mine,
que le jeune blondin dont vous m'avez parlé vous revient un peu dans
l'esprit.
MARIANE.
Oui. C'est une chose, Frosine, dont je ne veux pas me défendre; et
les visites respectueuses qu'il a rendues chez nous ont fait, je vous
l'avoue, quelque effet dans mon âme.
FROSINE.
Mais avez-vous su quel il est?
MARIANE.
Non, je ne sais point quel il est. Mais je sais qu'il est fait d'un air
à se faire aimer; que, si l'on pouvoit mettre les choses à mon choix,
je le prendrois plutôt qu'un autre, et qu'il ne contribue pas peu à me
faire trouver un tourment effroyable dans l'époux qu'on veut me donner.
FROSINE.
Mon Dieu! tous ces blondins sont agréables, et débitent fort bien leur
fait; mais la plupart sont gueux comme des rats: il vaut mieux, pour
vous, de prendre un vieux mari qui vous donne beaucoup de bien. Je vous
avoue que les sens ne trouvent pas si bien leur compte du côté que je
dis, et qu'il y a quelques petits dégoûts à essuyer avec un tel époux;
mais cela n'est pas pour durer; et sa mort, croyez-moi, vous mettra
bientôt en état d'en prendre un plus aimable, qui réparera toutes
choses.
MARIANE.
Mon Dieu! Frosine, c'est une étrange affaire, lorsque, pour être
heureuse, il faut souhaiter ou attendre le trépas de quelqu'un; et la
mort ne suit pas tous les projets que nous faisons.
FROSINE.
Vous moquez-vous? Vous ne l'épousez qu'aux conditions de vous laisser
veuve bientôt; et ce doit être là un des articles du contrat. Il seroit
bien impertinent de ne pas mourir dans trois mois! Le voici en propre
personne.
MARIANE.
Ah! Frosine, quelle figure!
SCÈNE IX.--HARPAGON, MARIANE, FROSINE.
HARPAGON, à Mariane.
Ne vous offensez pas, ma belle, si je viens à vous avec des lunettes.
Je sais que vos appas frappent assez les yeux, sont assez visibles
d'eux-mêmes, et qu'il n'est pas besoin de lunettes pour les apercevoir;
mais enfin, c'est avec des lunettes qu'on observe les astres; et je
maintiens et garantis que vous êtes un astre, mais un astre, le plus
bel astre qui soit dans le pays des astres. Frosine, elle ne répond
mot, et ne témoigne, ce me semble, aucune joie de me voir.
FROSINE.
C'est qu'elle est encore toute surprise; et puis, les filles ont
toujours honte à témoigner d'abord ce qu'elles ont dans l'âme.
HARPAGON, à Frosine.
Tu as raison. (A Mariane.) Voilà, belle mignonne, ma fille qui vient
vous saluer.
SCÈNE X.--HARPAGON, ÉLISE, MARIANE, FROSINE.
MARIANE.
Je m'acquitte bien tard, madame, d'une telle visite.
ÉLISE.
Vous avez fait, madame, ce que je devois faire; et c'étoit à moi de
vous prévenir.
HARPAGON.
Vous voyez qu'elle est grande, mais mauvaise herbe croît toujours.
MARIANE, bas à Frosine.
Oh! l'homme déplaisant!
HARPAGON, bas à Frosine.
Que dit la belle?
FROSINE.
Qu'elle vous trouve admirable.
HARPAGON.
C'est trop d'honneur que vous me faites, adorable mignonne.
MARIANE, à part.
Quel animal!
HARPAGON.
Je vous suis trop obligé de ces sentimens.
MARIANE, à part.
Je n'y puis plus tenir!
SCÈNE XI.--HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE,
BRINDAVOINE.
HARPAGON.
Voici mon fils aussi, qui vous vient faire la révérence.
MARIANE, bas à Frosine.
Ah! Frosine, quelle rencontre! C'est justement celui dont je t'ai parlé.
FROSINE, à Mariane.
L'aventure est merveilleuse.
HARPAGON.
Je vois que vous vous étonnez de me voir de si grands enfans; mais je
serai bientôt défait et de l'un et de l'autre.
CLÉANTE, à Mariane.
Madame, à vous dire le vrai, c'est ici une aventure où sans doute, je
ne m'attendois pas; et mon père ne m'a pas peu surpris lorsqu'il m'a
dit tantôt le dessein qu'il avoit formé.
MARIANE.
Je puis dire la même chose. C'est une rencontre imprévue, qui m'a
surprise autant que vous; et je n'étois point préparée à une telle
aventure.
CLÉANTE.
Il est vrai que mon père, madame, ne peut pas faire un plus beau choix,
et que ce m'est une sensible joie que l'honneur de vous voir; mais avec
tout cela, je ne vous assurerai point que je me réjouis du dessein où
vous pourriez être de devenir ma belle-mère. Le compliment, je vous
l'avoue, est trop difficile pour moi; et c'est un titre, s'il vous
plaît, que je ne vous souhaite point. Ce discours paroîtra brutal aux
yeux de quelques-uns; mais je suis assuré que vous serez personne à le
prendre comme il faudra; que c'est un mariage, madame, où vous vous
imaginez bien que je dois avoir de la répugnance; que vous n'ignorez
pas, sachant ce que je suis, comme il choque mes intérêts; et que vous
voulez bien enfin que je vous dise, avec la permission de mon père,
que, si les choses dépendoient de moi, cet hymen ne se feroit point.
HARPAGON.
Voilà un compliment bien impertinent! Quelle belle confession à lui
faire!
MARIANE.
Et moi, pour vous répondre, j'ai à vous dire que les choses sont fort
égales; et que, si vous auriez[61] de la répugnance à me voir votre
belle-mère, je n'en aurois pas moins, sans doute, à vous voir mon
beau-fils. Ne croyez pas, je vous prie, que ce soit moi qui cherche à
vous donner cette inquiétude. Je serois fort fâchée de vous causer du
déplaisir; et, si je ne m'y vois forcée par une puissance absolue, je
vous donne ma parole que je ne consentirai point au mariage qui vous
chagrine.
HARPAGON.
Elle a raison. A sot compliment il faut une réponse de même. Je vous
demande pardon, ma belle, de l'impertinence de mon fils: c'est un jeune
sot qui ne sait pas encore la conséquence des paroles qu'il dit.
MARIANE.
Je vous promets que ce qu'il m'a dit ne m'a point du tout offensée;
au contraire, il m'a fait plaisir de m'expliquer ainsi ses véritables
sentimens. J'aime de lui un aveu de la sorte; et, s'il avoit parlé
d'autres façons, je l'en estimerois bien moins.
HARPAGON.
C'est beaucoup de bonté à vous de vouloir ainsi excuser ses fautes. Le
temps le rendra plus sage, et vous verrez qu'il changera de sentimens.
CLÉANTE.
Non, mon père, je ne suis point capable d'en changer, et je prie
instamment madame de le croire.
HARPAGON.
Mais voyez quelle extravagance! il continue encore plus fort.
CLÉANTE.
Voulez-vous que je trahisse mon cœur?
HARPAGON.
Encore! Avez-vous envie de changer de discours?
CLÉANTE.
Eh bien, puisque vous voulez que je parle d'autre façon, souffrez,
madame, que je me mette ici à la place de mon père, et que je vous
avoue que je n'ai rien vu dans le monde de si charmant que vous; que
je ne conçois rien d'égal au bonheur de vous plaire, et que le titre
de votre époux est une gloire, une félicité que je préférerois aux
destinées des plus grands princes de la terre. Oui, madame, le bonheur
de vous posséder est, à mes regards, la plus belle de toutes les
fortunes; c'est où j'attache toute mon ambition. Il n'y a rien que
je ne sois capable de faire pour une conquête si précieuse; et les
obstacles les plus puissans...
HARPAGON.
Doucement, mon fils, s'il vous plaît.
CLÉANTE.
C'est un compliment que je fais pour vous à madame.
HARPAGON.
Mon Dieu! j'ai une langue pour m'expliquer moi-même, et je n'ai pas
besoin d'un procureur[62] comme vous. Allons, donnez des siéges.
FROSINE.
Non; il vaut mieux que, de ce pas, nous allions à la foire, afin d'en
revenir plus tôt, et d'avoir tout le temps ensuite de nous entretenir.
HARPAGON, à Brindavoine.
Qu'on mette donc les chevaux au carrosse.
[61] Locution qui n'est plus française. On serait forcé de dire: s'il
est vrai que vous auriez.
[62] Pour: chargé d'affaires, remplaçant. Du latin, _pro curator_.
SCÈNE XII.--HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE.
HARPAGON, à Mariane.
Je vous prie de m'excuser, ma belle, si je n'ai pas songé à vous donner
un peu de collation avant que de partir.
CLÉANTE.
J'y ai pourvu, mon père, et j'ai fait apporter ici quelques bassins
d'oranges de la Chine, de citrons doux et de confitures, que j'ai
envoyé quérir de votre part.
HARPAGON, bas à Valère.
Valère!
VALÈRE, à Harpagon.
Il a perdu le sens.
CLÉANTE.
Est-ce que vous trouvez, mon père, que ce ne soit pas assez? Madame
aura la bonté d'excuser cela, s'il lui plaît.
MARIANE.
C'est une chose qui n'étoit pas nécessaire.
CLÉANTE.
Avez-vous jamais vu, madame, un diamant plus vif que celui que vous
voyez que mon père a au doigt?
MARIANE.
Il est vrai qu'il brille beaucoup.
CLÉANTE, ôtant du doigt de son père le diamant, et le donnant à Mariane.
Il faut que vous le voyez de près.
MARIANE.
Il est fort beau sans doute, et jette quantité de feux.
CLÉANTE, se mettant au-devant de Mariane, qui veut rendre le diamant.
Nenni, madame, il est en de trop belles mains. C'est un présent que mon
père vous fait.
HARPAGON.
Moi?
CLÉANTE.
N'est-il pas vrai, mon père, que vous voulez que madame le garde pour
l'amour de vous?
HARPAGON, bas à son fils.
Comment?
CLÉANTE, à Mariane.
Belle demande! il me fait signe de vous le faire accepter.
MARIANE.
Je ne veux point...
CLÉANTE, à Mariane.
Vous moquez-vous? Il n'a garde de le reprendre.
HARPAGON, à part.
J'enrage!
MARIANE.
Ce seroit...
CLÉANTE, empêchant toujours Mariane de rendre le diamant.
Non, vous dis-je, c'est l'offenser.
MARIANE.
De grâce...
CLÉANTE.
Point du tout.
HARPAGON, à part.
Peste soit...
CLÉANTE.
Le voilà qui se scandalise de votre refus.
HARPAGON, bas à son fils.
Ah! traître!
CLÉANTE, à Mariane.
Vous voyez qu'il se désespère.
HARPAGON, bas à son fils, en le menaçant.
Bourreau que tu es!
CLÉANTE.
Mon père, ce n'est pas ma faute. Je fais ce que je puis pour l'obliger
à le garder; mais elle est obstinée.
HARPAGON, bas à son fils, en le menaçant.
Pendard!
CLÉANTE.
Vous êtes cause, madame, que mon père me querelle.
HARPAGON, bas à son fils, avec les mêmes gestes.
Le coquin!
CLÉANTE, à Mariane.
Vous le ferez tomber malade. De grâce, madame, ne résistez point
davantage.
FROSINE, à Mariane.
Mon Dieu! que de façons! Gardez la bague, puisque monsieur le veut.
MARIANE, à Harpagon.
Pour ne vous point mettre en colère, je la garde maintenant, et je
prendrai un autre temps pour vous la rendre.
SCÈNE XIII.--HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE,
BRINDAVOINE.
BRINDAVOINE.
Monsieur, il y a là un homme qui veut vous parler.
HARPAGON.
Dis-lui que je suis empêché, et qu'il revienne une autre fois.
BRINDAVOINE.
Il dit qu'il vous apporte de l'argent.
HARPAGON, à Mariane.
Je vous demande pardon; je reviens tout à l'heure.
SCÈNE XIV.--HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE, LA
MERLUCHE.
LA MERLUCHE, courant, et faisant tomber Harpagon.
Monsieur...
HARPAGON.
Ah! je suis mort!
CLÉANTE.
Qu'est-ce, mon père? vous êtes-vous fait mal?
HARPAGON.
Le traître, assurément, a reçu de l'argent de mes débiteurs pour me
faire rompre le cou!
VALÈRE, à Harpagon.
Cela ne sera rien.
LA MERLUCHE, à Harpagon.
Monsieur, je vous demande pardon; je croyois bien faire d'accourir vite.
HARPAGON.
Que viens-tu faire ici, bourreau?
LA MERLUCHE.
Vous dire que vos deux chevaux sont déferrés.
HARPAGON.
Qu'on les mène promptement chez le maréchal.
CLÉANTE.
En attendant qu'ils soient ferrés, je vais faire pour vous, mon père,
les honneurs de votre logis, et conduire madame dans le jardin, où je
ferai porter la collation.
SCÈNE XV.--HARPAGON, VALÈRE.
HARPAGON.
Valère, aie un peu l'œil à tout cela, et prends soin, je te prie, de
m'en sauver le plus que tu pourras, pour le renvoyer au marchand.
VALÈRE.
C'est assez.
HARPAGON, seul.
O fils impertinent! as-tu envie de me ruiner?
ACTE IV
SCÈNE I.--CLÉANTE, MARIANE, ÉLISE, FROSINE.
CLÉANTE.
Rentrons ici; nous serons beaucoup mieux. Il n'y a plus autour de nous
personne de suspect, et nous pouvons parler librement.
ÉLISE.
Oui, madame, mon frère m'a fait confidence de la passion qu'il a
pour vous. Je sais les chagrins et les déplaisirs que sont capables
de causer de pareilles traverses; et c'est, je vous assure, avec une
tendresse extrême que je m'intéresse à votre aventure.
MARIANE.
C'est une douce consolation que de voir dans ses intérêts une personne
comme vous; et je vous conjure, madame, de me garder toujours cette
généreuse amitié, si capable de m'adoucir les cruautés de la fortune.
FROSINE.
Vous êtes, par ma foi, de malheureuses gens l'un et l'autre de ne
m'avoir point, avant tout ceci, avertie de votre affaire. Je vous
aurois, sans doute, détourné cette inquiétude, et n'aurois point amené
les choses où l'on voit qu'elles sont.
CLÉANTE.
Que veux-tu? c'est ma mauvaise destinée qui l'a voulu ainsi. Mais,
belle Mariane, quelles résolutions sont les vôtres?
MARIANE.
Hélas! suis-je en pouvoir de faire des résolutions? Et, dans la
dépendance où je me vois, puis-je former que des souhaits?
CLÉANTE.
Point d'autre appui pour moi dans votre cœur que de simples souhaits?
Point de pitié officieuse? Point de secourable bonté? Point d'affection
agissante?
MARIANE.
Que saurois-je vous dire? Mettez-vous en ma place, et voyez ce que je
puis faire. Avisez, ordonnez vous-même: je m'en remets à vous, et je
vous crois trop raisonnable pour ne vouloir exiger de moi que ce qui
peut m'être permis par l'honneur et la bienséance.
CLÉANTE.
Hélas! où me réduisez-vous, que de me renvoyer à ce que voudront
permettre les fâcheux sentimens d'un rigoureux honneur et d'une
scrupuleuse bienséance?
MARIANE.
Mais que voulez-vous que je fasse? Quand je pourrois passer sur
quantité d'égards où notre sexe est obligé, j'ai de la considération
pour ma mère. Elle m'a toujours élevée avec une tendresse extrême, et
je ne saurois me résoudre à lui donner du déplaisir. Faites, agissez
auprès d'elle; employez tous vos soins à gagner son esprit. Vous pouvez
faire et dire tout ce que vous voudrez; je vous en donne la licence;
et, s'il ne tient qu'à me déclarer en votre faveur, je veux bien
consentir à lui faire un aveu, moi-même, de tout ce que je sens pour
vous.
CLÉANTE.
Frosine, ma pauvre Frosine, voudrois-tu nous servir?
FROSINE.
Par ma foi, faut-il le demander? je le voudrois de tout mon cœur. Vous
savez que, de mon naturel, je suis assez humaine. Le ciel ne m'a point
fait l'âme de bronze, et je n'ai que trop de tendresse à rendre de
petits services, quand je vois des gens qui s'entr'aiment en tout bien
et en tout honneur. Que pourrions-nous faire à ceci?
CLÉANTE.
Songe un peu, je te prie.
MARIANE.
Ouvre-nous des lumières.
ÉLISE.
Trouve quelque invention pour rompre ce que tu as fait.
FROSINE.
Ceci est assez difficile. (A Mariane.) Pour votre mère, elle n'est pas
tout à fait déraisonnable, et peut-être pourroit-on la gagner et la
résoudre à transporter au fils le don qu'elle veut faire au père. (A
Cléante.) Mais le mal que j'y trouve, c'est que votre père est votre
père.
CLÉANTE.
Cela s'entend.
FROSINE.
Je veux dire qu'il conservera du dépit si l'on montre qu'on le refuse,
et qu'il ne sera point d'humeur ensuite à donner son consentement
à votre mariage. Il faudroit, pour bien faire, que le refus vînt
de lui-même, et tâcher, par quelque moyen, de le dégoûter de votre
personne.
CLÉANTE.
Tu as raison.
FROSINE.
Oui, j'ai raison; je le sais bien. C'est là ce qu'il faudroit; mais
le diantre[63] est d'en pouvoir trouver les moyens. Attendez: si nous
avions quelque femme un peu sur l'âge qui fût de mon talent, et jouât
assez bien pour contrefaire une dame de qualité, par le moyen d'un
train fait à la hâte, et d'un bizarre nom de marquise ou de vicomtesse,
que nous supposerions de la Basse-Bretagne, j'aurois assez d'adresse
pour faire accroire à votre père que ce seroit une personne riche,
outre ses maisons, de cent mille écus en argent comptant; qu'elle
seroit éperdument amoureuse de lui, et souhaiteroit de se voir sa
femme, jusqu'à lui donner tout son bien par contrat de mariage; et je
ne doute point qu'il ne prêtât l'oreille à la proposition. Car enfin
il vous aime fort, je le sais, mais il aime un peu plus l'argent; et
quand, ébloui de ce leurre, il auroit une fois consenti à ce qui vous
touche, il importeroit peu ensuite qu'il se désabusât, en venant à
vouloir voir clair aux effets de notre marquise.
CLÉANTE.
Tout cela est fort bien pensé.
Par ma foi, monsieur l'intendant, vous nous obligerez de nous faire
voir ce secret, et de prendre mon office de cuisinier; aussi bien vous
mêlez-vous céans[59] d'être le factotum.
HARPAGON.
Taisez-vous! Qu'est-ce qu'il nous faudra?
MAITRE JACQUES.
Voilà monsieur votre intendant, qui vous fera bonne chère pour peu
d'argent.
HARPAGON.
Haye! je veux que tu me répondes!
MAITRE JACQUES.
Combien serez-vous de gens à table?
HARPAGON.
Nous serons huit ou dix; mais il ne faut prendre que huit: quand il y a
à manger pour huit, il y en a bien pour dix.
VALÈRE.
Cela s'entend.
MAITRE JACQUES.
Eh bien, il faudra quatre grands potages et cinq assiettes...
Potages... Entrées.
HARPAGON.
Que diable! voilà pour traiter toute une ville entière.
MAITRE JACQUES.
Rôt...
HARPAGON, mettant la main sur la bouche de maître Jacques.
Ah! traître! tu manges tout mon bien.
MAITRE JACQUES.
Entremets...
HARPAGON, mettant encore la main sur la bouche de maître Jacques.
Encore?
VALÈRE, à maître Jacques.
Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le monde? et monsieur
a-t-il invité des gens pour les assassiner à force de mangeaille?
Allez-vous-en lire un peu les préceptes de la santé, et demander aux
médecins s'il y a rien de plus préjudiciable à l'homme que de manger
avec excès.
HARPAGON.
Il a raison.
VALÈRE.
Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c'est un coupe-gorge
qu'une table remplie de trop de viandes; que, pour se bien montrer ami
de ceux que l'on invite, il faut que la frugalité règne dans les repas
qu'on donne; et que, suivant le dire d'un ancien, _il faut manger pour
vivre, et non pas vivre pour manger_.
HARPAGON.
Ah! que cela est bien dit! Approche, que je t'embrasse pour ce mot.
Voilà la plus belle sentence que j'aie entendue de ma vie. _Il faut
vivre pour manger, et non pas manger pour vi..._ Non, ce n'est pas
cela. Comment est-ce que tu dis?
VALÈRE.
Qu'_il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger_.
HARPAGON, à maître Jacques.
Oui. Entends-tu? (A Valère.) Qui est le grand homme qui a dit cela?
VALÈRE.
Je ne me souviens pas maintenant de son nom.
HARPAGON.
Souviens-toi de m'écrire ces mots: je les veux faire graver en lettres
d'or sur la cheminée de la salle.
VALÈRE.
Je n'y manquerai pas. Et, pour votre souper, vous n'avez qu'à me
laisser faire; je réglerai tout cela comme il faut.
HARPAGON.
Fais donc.
MAITRE JACQUES.
Tant mieux! j'en aurai moins de peine.
HARPAGON, à Valère.
Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, et qui rassasient
d'abord: quelque bon haricot bien gras, avec quelque pâté en pot bien
garni de marrons.
VALÈRE.
Reposez-vous sur moi.
HARPAGON.
Maintenant, maître Jacques, il faut nettoyer mon carrosse.
MAITRE JACQUES.
Attendez: ceci s'adresse au cocher. (Maître Jacques remet sa casaque.)
Vous dites...
HARPAGON.
Qu'il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux tout prêts pour
conduire à la foire...
MAITRE JACQUES.
Vos chevaux, monsieur! ma foi, ils ne sont point du tout en état de
marcher. Je ne vous dirai point qu'ils sont sur la litière: les pauvres
bêtes n'en ont point, et ce seroit mal parler, mais vous leur faites
observer des jeûnes si austères, que ce ne sont plus rien que des idées
ou des façons de chevaux.
HARPAGON.
Les voilà bien malades! Ils ne font rien.
MAITRE JACQUES.
Et pour ne faire rien, monsieur, est-ce qu'il ne faut rien manger? Il
leur vaudroit bien mieux, les pauvres animaux, de travailler beaucoup,
de manger de même. Cela me fend le cœur de les voir ainsi exténués; car
enfin, j'ai une tendresse pour mes chevaux, qu'il me semble que c'est
moi-même, quand je les vois pâtir. Je m'ôte tous les jours pour eux les
choses de la bouche; et c'est être, monsieur, d'un naturel trop dur,
que de n'avoir nulle pitié de son prochain.
HARPAGON.
Le travail ne sera pas grand, d'aller jusqu'à la foire.
MAITRE JACQUES.
Non, je n'ai pas le courage de les mener; et je ferois conscience
de leur donner des coups de fouets en l'état où ils sont. Comment
voudriez-vous qu'il traînassent un carrosse? ils ne peuvent pas se
traîner eux-mêmes.
VALÈRE.
Monsieur, j'obligerai le voisin Picard à se charger de les conduire;
aussi bien nous fera-t-il ici besoin pour apprêter le souper.
MAITRE JACQUES.
Soit. J'aime mieux encore qu'ils meurent sous la main d'un autre que
sous la mienne.
VALÈRE.
Maître Jacques fait bien le raisonnable!
MAITRE JACQUES.
Monsieur l'intendant fait bien le nécessaire!
HARPAGON.
Paix!
MAITRE JACQUES.
Monsieur, je ne saurois souffrir les flatteurs; et je vois que ce
qu'il en fait, que ses contrôles perpétuels sur le pain et le vin, le
bois, le sel et la chandelle, ne sont rien que pour vous gratter et
vous faire sa cour. J'enrage de cela, et je suis fâché tous les jours
d'entendre ce qu'on dit de vous; car, enfin, je me sens pour vous de la
tendresse, en dépit que j'en aie; et, après mes chevaux, vous êtes la
personne que j'aime le plus.
HARPAGON.
Pourrois-je savoir de vous, maître Jacques, ce que l'on dit de moi?
MAITRE JACQUES.
Oui, monsieur, si j'étois assuré que cela ne vous fâchât point.
HARPAGON.
Non, en aucune façon.
MAITRE JACQUES.
Pardonnez-moi; je sais fort bien que je vous mettrois en colère.
HARPAGON.
Point du tout; au contraire, c'est me faire plaisir, et je suis bien
aise d'apprendre comme on parle de moi.
MAITRE JACQUES.
Monsieur, puisque vous le voulez, je vous dirai franchement qu'on se
moque partout de vous, qu'on nous jette de tous côtés cent brocards à
votre sujet, et que l'on n'est point plus ravi que de vous tenir au cul
et aux chausses, et de faire sans cesse des contes de votre lésine.
L'un dit que vous faites imprimer des almanachs particuliers, où vous
faites doubler les quatre-temps et les vigiles, afin de profiter des
jeûnes où vous obligez votre monde; l'autre, que vous avez toujours une
querelle toute prête à faire à vos valets dans le temps des étrennes
ou de leur sortie d'avec vous, pour vous trouver une raison de ne leur
donner rien. Celui-là conte qu'une fois vous fîtes assigner le chat
d'un de vos voisins, pour vous avoir mangé un reste d'un gigot de
mouton; celui-ci, que l'on vous surprit, une nuit, en venant dérober
vous-même l'avoine de vos chevaux; et que votre cocher, qui étoit celui
d'avant moi, vous donna, dans l'obscurité, je ne sais combien de coups
de bâton, dont vous ne voulûtes rien dire. Enfin, voulez-vous que je
vous dise? on ne sauroit aller nulle part où l'on ne vous entende
accommoder de toutes pièces. Vous êtes la fable et la risée de tout le
monde; et jamais on ne parle de vous que sous les noms d'avare, de
ladre, de vilain, et de fesse-mathieu.
HARPAGON, en battant maître Jacques.
Vous êtes un sot, un maraud, un coquin et un impudent!
MAITRE JACQUES.
Eh bien, ne l'avois-je pas deviné? Vous ne m'avez pas voulu croire. Je
vous avois bien dit que je vous fâcherois de vous dire la vérité.
HARPAGON.
Apprenez à parlez!
[58] Arme qu'on ne quitte pas, qu'on met sous le chevet pendant le
sommeil.
[59] Voyez la note, t. III, p. 331.
SCÈNE VI.--VALÈRE, MAITRE JACQUES.
VALÈRE, riant.
A ce que je puis voir, maître Jacques, on paye mal votre franchise.
MAITRE JACQUES.
Morbleu! monsieur le nouveau venu, qui faites l'homme d'importance; ce
n'est pas votre affaire. Riez de vos coups de bâton quand on vous en
donnera, et ne venez point rire des miens.
VALÈRE.
Ah! monsieur maître Jacques, ne vous fâchez pas, je vous prie.
MAITRE JACQUES, à part.
Il file doux. Je veux faire le brave, et s'il est assez sot pour me
craindre, le frotter quelque peu. (Haut.) Savez-vous bien monsieur le
rieur, que je ne rie pas, moi, et que si vous m'échauffez la tête, je
vous ferai rire d'une autre sorte?
Maître Jacques pousse Valère jusqu'au fond du théâtre en le menaçant.
VALÈRE.
Eh! doucement!
MAITRE JACQUES.
Comment doucement? Il ne me plaît pas, moi!
VALÈRE.
De grâce!
MAITRE JACQUES.
Vous êtes un impertinent!
VALÈRE.
Monsieur maître Jacques...
MAITRE JACQUES.
Il n'y a point de monsieur maître Jacques, pour un double[60]. Si je
prends un bâton, je vous rosserai d'importance.
VALÈRE.
Comment! un bâton? (Valère fait reculer maître Jacques à son tour.)
MAITRE JACQUES.
Eh! je ne parle pas de cela.
VALÈRE.
Savez-vous bien, monsieur le fat, que je suis homme à vous rosser
vous-même?
MAITRE JACQUES.
Je n'en doute pas.
VALÈRE.
Que vous n'êtes, pour tout potage, qu'un faquin de cuisinier?
MAITRE JACQUES.
Je le sais bien.
VALÈRE.
Et que vous ne me connoissez pas encore!
MAITRE JACQUES.
Pardonnez-moi.
VALÈRE.
Vous me rosserez, dites-vous?
MAITRE JACQUES.
Je le disois en raillant.
VALÈRE.
Et moi je ne prends point de goût à votre raillerie. (Donnant des coups
de bâton à maître Jacques.) Apprenez que vous êtes un mauvais railleur.
MAITRE JACQUES, seul.
Peste soit la sincérité! c'est un mauvais métier: désormais j'y
renonce, et je ne veux plus dire vrai. Passe encore pour mon maître, il
a quelque droit de me battre, mais, pour ce monsieur l'intendant, je
m'en vengerai si je puis.
[60] Pièce de monnaie qui valait deux deniers.
SCÈNE VII.--MARIANE, FROSINE, MAITRE JACQUES.
FROSINE.
Savez-vous, maître Jacques, si votre maître est au logis?
MAITRE JACQUES.
Oui vraiment, il y est; je ne le sais que trop.
FROSINE.
Dites-lui, je vous prie, que nous sommes ici.
SCÈNE VIII.--MARIANE, FROSINE.
MARIANE.
Ah! que je suis, Frosine, dans un étrange état! et, s'il faut dire ce
que je sens, que j'appréhende cette vue!
FROSINE.
Mais pourquoi, et quelle est votre inquiétude?
MARIANE.
Hélas! me le demandez-vous? et ne vous figurez-vous point les alarmes
d'une personne toute prête à voir le supplice où l'on veut l'attacher?
FROSINE.
Je vois bien que, pour mourir agréablement, Harpagon n'est pas le
supplice que vous voudriez embrasser; et je connois, à votre mine,
que le jeune blondin dont vous m'avez parlé vous revient un peu dans
l'esprit.
MARIANE.
Oui. C'est une chose, Frosine, dont je ne veux pas me défendre; et
les visites respectueuses qu'il a rendues chez nous ont fait, je vous
l'avoue, quelque effet dans mon âme.
FROSINE.
Mais avez-vous su quel il est?
MARIANE.
Non, je ne sais point quel il est. Mais je sais qu'il est fait d'un air
à se faire aimer; que, si l'on pouvoit mettre les choses à mon choix,
je le prendrois plutôt qu'un autre, et qu'il ne contribue pas peu à me
faire trouver un tourment effroyable dans l'époux qu'on veut me donner.
FROSINE.
Mon Dieu! tous ces blondins sont agréables, et débitent fort bien leur
fait; mais la plupart sont gueux comme des rats: il vaut mieux, pour
vous, de prendre un vieux mari qui vous donne beaucoup de bien. Je vous
avoue que les sens ne trouvent pas si bien leur compte du côté que je
dis, et qu'il y a quelques petits dégoûts à essuyer avec un tel époux;
mais cela n'est pas pour durer; et sa mort, croyez-moi, vous mettra
bientôt en état d'en prendre un plus aimable, qui réparera toutes
choses.
MARIANE.
Mon Dieu! Frosine, c'est une étrange affaire, lorsque, pour être
heureuse, il faut souhaiter ou attendre le trépas de quelqu'un; et la
mort ne suit pas tous les projets que nous faisons.
FROSINE.
Vous moquez-vous? Vous ne l'épousez qu'aux conditions de vous laisser
veuve bientôt; et ce doit être là un des articles du contrat. Il seroit
bien impertinent de ne pas mourir dans trois mois! Le voici en propre
personne.
MARIANE.
Ah! Frosine, quelle figure!
SCÈNE IX.--HARPAGON, MARIANE, FROSINE.
HARPAGON, à Mariane.
Ne vous offensez pas, ma belle, si je viens à vous avec des lunettes.
Je sais que vos appas frappent assez les yeux, sont assez visibles
d'eux-mêmes, et qu'il n'est pas besoin de lunettes pour les apercevoir;
mais enfin, c'est avec des lunettes qu'on observe les astres; et je
maintiens et garantis que vous êtes un astre, mais un astre, le plus
bel astre qui soit dans le pays des astres. Frosine, elle ne répond
mot, et ne témoigne, ce me semble, aucune joie de me voir.
FROSINE.
C'est qu'elle est encore toute surprise; et puis, les filles ont
toujours honte à témoigner d'abord ce qu'elles ont dans l'âme.
HARPAGON, à Frosine.
Tu as raison. (A Mariane.) Voilà, belle mignonne, ma fille qui vient
vous saluer.
SCÈNE X.--HARPAGON, ÉLISE, MARIANE, FROSINE.
MARIANE.
Je m'acquitte bien tard, madame, d'une telle visite.
ÉLISE.
Vous avez fait, madame, ce que je devois faire; et c'étoit à moi de
vous prévenir.
HARPAGON.
Vous voyez qu'elle est grande, mais mauvaise herbe croît toujours.
MARIANE, bas à Frosine.
Oh! l'homme déplaisant!
HARPAGON, bas à Frosine.
Que dit la belle?
FROSINE.
Qu'elle vous trouve admirable.
HARPAGON.
C'est trop d'honneur que vous me faites, adorable mignonne.
MARIANE, à part.
Quel animal!
HARPAGON.
Je vous suis trop obligé de ces sentimens.
MARIANE, à part.
Je n'y puis plus tenir!
SCÈNE XI.--HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE,
BRINDAVOINE.
HARPAGON.
Voici mon fils aussi, qui vous vient faire la révérence.
MARIANE, bas à Frosine.
Ah! Frosine, quelle rencontre! C'est justement celui dont je t'ai parlé.
FROSINE, à Mariane.
L'aventure est merveilleuse.
HARPAGON.
Je vois que vous vous étonnez de me voir de si grands enfans; mais je
serai bientôt défait et de l'un et de l'autre.
CLÉANTE, à Mariane.
Madame, à vous dire le vrai, c'est ici une aventure où sans doute, je
ne m'attendois pas; et mon père ne m'a pas peu surpris lorsqu'il m'a
dit tantôt le dessein qu'il avoit formé.
MARIANE.
Je puis dire la même chose. C'est une rencontre imprévue, qui m'a
surprise autant que vous; et je n'étois point préparée à une telle
aventure.
CLÉANTE.
Il est vrai que mon père, madame, ne peut pas faire un plus beau choix,
et que ce m'est une sensible joie que l'honneur de vous voir; mais avec
tout cela, je ne vous assurerai point que je me réjouis du dessein où
vous pourriez être de devenir ma belle-mère. Le compliment, je vous
l'avoue, est trop difficile pour moi; et c'est un titre, s'il vous
plaît, que je ne vous souhaite point. Ce discours paroîtra brutal aux
yeux de quelques-uns; mais je suis assuré que vous serez personne à le
prendre comme il faudra; que c'est un mariage, madame, où vous vous
imaginez bien que je dois avoir de la répugnance; que vous n'ignorez
pas, sachant ce que je suis, comme il choque mes intérêts; et que vous
voulez bien enfin que je vous dise, avec la permission de mon père,
que, si les choses dépendoient de moi, cet hymen ne se feroit point.
HARPAGON.
Voilà un compliment bien impertinent! Quelle belle confession à lui
faire!
MARIANE.
Et moi, pour vous répondre, j'ai à vous dire que les choses sont fort
égales; et que, si vous auriez[61] de la répugnance à me voir votre
belle-mère, je n'en aurois pas moins, sans doute, à vous voir mon
beau-fils. Ne croyez pas, je vous prie, que ce soit moi qui cherche à
vous donner cette inquiétude. Je serois fort fâchée de vous causer du
déplaisir; et, si je ne m'y vois forcée par une puissance absolue, je
vous donne ma parole que je ne consentirai point au mariage qui vous
chagrine.
HARPAGON.
Elle a raison. A sot compliment il faut une réponse de même. Je vous
demande pardon, ma belle, de l'impertinence de mon fils: c'est un jeune
sot qui ne sait pas encore la conséquence des paroles qu'il dit.
MARIANE.
Je vous promets que ce qu'il m'a dit ne m'a point du tout offensée;
au contraire, il m'a fait plaisir de m'expliquer ainsi ses véritables
sentimens. J'aime de lui un aveu de la sorte; et, s'il avoit parlé
d'autres façons, je l'en estimerois bien moins.
HARPAGON.
C'est beaucoup de bonté à vous de vouloir ainsi excuser ses fautes. Le
temps le rendra plus sage, et vous verrez qu'il changera de sentimens.
CLÉANTE.
Non, mon père, je ne suis point capable d'en changer, et je prie
instamment madame de le croire.
HARPAGON.
Mais voyez quelle extravagance! il continue encore plus fort.
CLÉANTE.
Voulez-vous que je trahisse mon cœur?
HARPAGON.
Encore! Avez-vous envie de changer de discours?
CLÉANTE.
Eh bien, puisque vous voulez que je parle d'autre façon, souffrez,
madame, que je me mette ici à la place de mon père, et que je vous
avoue que je n'ai rien vu dans le monde de si charmant que vous; que
je ne conçois rien d'égal au bonheur de vous plaire, et que le titre
de votre époux est une gloire, une félicité que je préférerois aux
destinées des plus grands princes de la terre. Oui, madame, le bonheur
de vous posséder est, à mes regards, la plus belle de toutes les
fortunes; c'est où j'attache toute mon ambition. Il n'y a rien que
je ne sois capable de faire pour une conquête si précieuse; et les
obstacles les plus puissans...
HARPAGON.
Doucement, mon fils, s'il vous plaît.
CLÉANTE.
C'est un compliment que je fais pour vous à madame.
HARPAGON.
Mon Dieu! j'ai une langue pour m'expliquer moi-même, et je n'ai pas
besoin d'un procureur[62] comme vous. Allons, donnez des siéges.
FROSINE.
Non; il vaut mieux que, de ce pas, nous allions à la foire, afin d'en
revenir plus tôt, et d'avoir tout le temps ensuite de nous entretenir.
HARPAGON, à Brindavoine.
Qu'on mette donc les chevaux au carrosse.
[61] Locution qui n'est plus française. On serait forcé de dire: s'il
est vrai que vous auriez.
[62] Pour: chargé d'affaires, remplaçant. Du latin, _pro curator_.
SCÈNE XII.--HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE.
HARPAGON, à Mariane.
Je vous prie de m'excuser, ma belle, si je n'ai pas songé à vous donner
un peu de collation avant que de partir.
CLÉANTE.
J'y ai pourvu, mon père, et j'ai fait apporter ici quelques bassins
d'oranges de la Chine, de citrons doux et de confitures, que j'ai
envoyé quérir de votre part.
HARPAGON, bas à Valère.
Valère!
VALÈRE, à Harpagon.
Il a perdu le sens.
CLÉANTE.
Est-ce que vous trouvez, mon père, que ce ne soit pas assez? Madame
aura la bonté d'excuser cela, s'il lui plaît.
MARIANE.
C'est une chose qui n'étoit pas nécessaire.
CLÉANTE.
Avez-vous jamais vu, madame, un diamant plus vif que celui que vous
voyez que mon père a au doigt?
MARIANE.
Il est vrai qu'il brille beaucoup.
CLÉANTE, ôtant du doigt de son père le diamant, et le donnant à Mariane.
Il faut que vous le voyez de près.
MARIANE.
Il est fort beau sans doute, et jette quantité de feux.
CLÉANTE, se mettant au-devant de Mariane, qui veut rendre le diamant.
Nenni, madame, il est en de trop belles mains. C'est un présent que mon
père vous fait.
HARPAGON.
Moi?
CLÉANTE.
N'est-il pas vrai, mon père, que vous voulez que madame le garde pour
l'amour de vous?
HARPAGON, bas à son fils.
Comment?
CLÉANTE, à Mariane.
Belle demande! il me fait signe de vous le faire accepter.
MARIANE.
Je ne veux point...
CLÉANTE, à Mariane.
Vous moquez-vous? Il n'a garde de le reprendre.
HARPAGON, à part.
J'enrage!
MARIANE.
Ce seroit...
CLÉANTE, empêchant toujours Mariane de rendre le diamant.
Non, vous dis-je, c'est l'offenser.
MARIANE.
De grâce...
CLÉANTE.
Point du tout.
HARPAGON, à part.
Peste soit...
CLÉANTE.
Le voilà qui se scandalise de votre refus.
HARPAGON, bas à son fils.
Ah! traître!
CLÉANTE, à Mariane.
Vous voyez qu'il se désespère.
HARPAGON, bas à son fils, en le menaçant.
Bourreau que tu es!
CLÉANTE.
Mon père, ce n'est pas ma faute. Je fais ce que je puis pour l'obliger
à le garder; mais elle est obstinée.
HARPAGON, bas à son fils, en le menaçant.
Pendard!
CLÉANTE.
Vous êtes cause, madame, que mon père me querelle.
HARPAGON, bas à son fils, avec les mêmes gestes.
Le coquin!
CLÉANTE, à Mariane.
Vous le ferez tomber malade. De grâce, madame, ne résistez point
davantage.
FROSINE, à Mariane.
Mon Dieu! que de façons! Gardez la bague, puisque monsieur le veut.
MARIANE, à Harpagon.
Pour ne vous point mettre en colère, je la garde maintenant, et je
prendrai un autre temps pour vous la rendre.
SCÈNE XIII.--HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE,
BRINDAVOINE.
BRINDAVOINE.
Monsieur, il y a là un homme qui veut vous parler.
HARPAGON.
Dis-lui que je suis empêché, et qu'il revienne une autre fois.
BRINDAVOINE.
Il dit qu'il vous apporte de l'argent.
HARPAGON, à Mariane.
Je vous demande pardon; je reviens tout à l'heure.
SCÈNE XIV.--HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE, LA
MERLUCHE.
LA MERLUCHE, courant, et faisant tomber Harpagon.
Monsieur...
HARPAGON.
Ah! je suis mort!
CLÉANTE.
Qu'est-ce, mon père? vous êtes-vous fait mal?
HARPAGON.
Le traître, assurément, a reçu de l'argent de mes débiteurs pour me
faire rompre le cou!
VALÈRE, à Harpagon.
Cela ne sera rien.
LA MERLUCHE, à Harpagon.
Monsieur, je vous demande pardon; je croyois bien faire d'accourir vite.
HARPAGON.
Que viens-tu faire ici, bourreau?
LA MERLUCHE.
Vous dire que vos deux chevaux sont déferrés.
HARPAGON.
Qu'on les mène promptement chez le maréchal.
CLÉANTE.
En attendant qu'ils soient ferrés, je vais faire pour vous, mon père,
les honneurs de votre logis, et conduire madame dans le jardin, où je
ferai porter la collation.
SCÈNE XV.--HARPAGON, VALÈRE.
HARPAGON.
Valère, aie un peu l'œil à tout cela, et prends soin, je te prie, de
m'en sauver le plus que tu pourras, pour le renvoyer au marchand.
VALÈRE.
C'est assez.
HARPAGON, seul.
O fils impertinent! as-tu envie de me ruiner?
ACTE IV
SCÈNE I.--CLÉANTE, MARIANE, ÉLISE, FROSINE.
CLÉANTE.
Rentrons ici; nous serons beaucoup mieux. Il n'y a plus autour de nous
personne de suspect, et nous pouvons parler librement.
ÉLISE.
Oui, madame, mon frère m'a fait confidence de la passion qu'il a
pour vous. Je sais les chagrins et les déplaisirs que sont capables
de causer de pareilles traverses; et c'est, je vous assure, avec une
tendresse extrême que je m'intéresse à votre aventure.
MARIANE.
C'est une douce consolation que de voir dans ses intérêts une personne
comme vous; et je vous conjure, madame, de me garder toujours cette
généreuse amitié, si capable de m'adoucir les cruautés de la fortune.
FROSINE.
Vous êtes, par ma foi, de malheureuses gens l'un et l'autre de ne
m'avoir point, avant tout ceci, avertie de votre affaire. Je vous
aurois, sans doute, détourné cette inquiétude, et n'aurois point amené
les choses où l'on voit qu'elles sont.
CLÉANTE.
Que veux-tu? c'est ma mauvaise destinée qui l'a voulu ainsi. Mais,
belle Mariane, quelles résolutions sont les vôtres?
MARIANE.
Hélas! suis-je en pouvoir de faire des résolutions? Et, dans la
dépendance où je me vois, puis-je former que des souhaits?
CLÉANTE.
Point d'autre appui pour moi dans votre cœur que de simples souhaits?
Point de pitié officieuse? Point de secourable bonté? Point d'affection
agissante?
MARIANE.
Que saurois-je vous dire? Mettez-vous en ma place, et voyez ce que je
puis faire. Avisez, ordonnez vous-même: je m'en remets à vous, et je
vous crois trop raisonnable pour ne vouloir exiger de moi que ce qui
peut m'être permis par l'honneur et la bienséance.
CLÉANTE.
Hélas! où me réduisez-vous, que de me renvoyer à ce que voudront
permettre les fâcheux sentimens d'un rigoureux honneur et d'une
scrupuleuse bienséance?
MARIANE.
Mais que voulez-vous que je fasse? Quand je pourrois passer sur
quantité d'égards où notre sexe est obligé, j'ai de la considération
pour ma mère. Elle m'a toujours élevée avec une tendresse extrême, et
je ne saurois me résoudre à lui donner du déplaisir. Faites, agissez
auprès d'elle; employez tous vos soins à gagner son esprit. Vous pouvez
faire et dire tout ce que vous voudrez; je vous en donne la licence;
et, s'il ne tient qu'à me déclarer en votre faveur, je veux bien
consentir à lui faire un aveu, moi-même, de tout ce que je sens pour
vous.
CLÉANTE.
Frosine, ma pauvre Frosine, voudrois-tu nous servir?
FROSINE.
Par ma foi, faut-il le demander? je le voudrois de tout mon cœur. Vous
savez que, de mon naturel, je suis assez humaine. Le ciel ne m'a point
fait l'âme de bronze, et je n'ai que trop de tendresse à rendre de
petits services, quand je vois des gens qui s'entr'aiment en tout bien
et en tout honneur. Que pourrions-nous faire à ceci?
CLÉANTE.
Songe un peu, je te prie.
MARIANE.
Ouvre-nous des lumières.
ÉLISE.
Trouve quelque invention pour rompre ce que tu as fait.
FROSINE.
Ceci est assez difficile. (A Mariane.) Pour votre mère, elle n'est pas
tout à fait déraisonnable, et peut-être pourroit-on la gagner et la
résoudre à transporter au fils le don qu'elle veut faire au père. (A
Cléante.) Mais le mal que j'y trouve, c'est que votre père est votre
père.
CLÉANTE.
Cela s'entend.
FROSINE.
Je veux dire qu'il conservera du dépit si l'on montre qu'on le refuse,
et qu'il ne sera point d'humeur ensuite à donner son consentement
à votre mariage. Il faudroit, pour bien faire, que le refus vînt
de lui-même, et tâcher, par quelque moyen, de le dégoûter de votre
personne.
CLÉANTE.
Tu as raison.
FROSINE.
Oui, j'ai raison; je le sais bien. C'est là ce qu'il faudroit; mais
le diantre[63] est d'en pouvoir trouver les moyens. Attendez: si nous
avions quelque femme un peu sur l'âge qui fût de mon talent, et jouât
assez bien pour contrefaire une dame de qualité, par le moyen d'un
train fait à la hâte, et d'un bizarre nom de marquise ou de vicomtesse,
que nous supposerions de la Basse-Bretagne, j'aurois assez d'adresse
pour faire accroire à votre père que ce seroit une personne riche,
outre ses maisons, de cent mille écus en argent comptant; qu'elle
seroit éperdument amoureuse de lui, et souhaiteroit de se voir sa
femme, jusqu'à lui donner tout son bien par contrat de mariage; et je
ne doute point qu'il ne prêtât l'oreille à la proposition. Car enfin
il vous aime fort, je le sais, mais il aime un peu plus l'argent; et
quand, ébloui de ce leurre, il auroit une fois consenti à ce qui vous
touche, il importeroit peu ensuite qu'il se désabusât, en venant à
vouloir voir clair aux effets de notre marquise.
CLÉANTE.
Tout cela est fort bien pensé.
- Parts
- Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 01
- Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 02
- Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 03
- Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 04
- Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 05
- Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 06
- Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 07
- Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 08
- Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 09
- Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 10
- Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 11
- Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 12
- Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 13
- Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 14
- Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 15
- Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 16
- Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 17
- Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 18
- Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 19
- Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 20