Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 09

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pense, sauf correction, qu'il a le diable au corps.
HARPAGON.
Tu murmures entre tes dents!
LA FLÈCHE.
Pourquoi me chassez-vous?
HARPAGON.
C'est bien à toi, pendard, à me demander des raisons! Sors vite, que je
ne t'assomme!
LA FLÈCHE.
Qu'est-ce que je vous ai fait?
HARPAGON.
Tu m'as fait que je veux que tu sortes.
LA FLÈCHE.
Mon maître, votre fils, m'a donné ordre de l'attendre.
HARPAGON.
Va-t'en l'attendre dans la rue, et ne sois point dans ma maison, planté
tout droit comme un piquet, à observer ce qui se passe, et faire ton
profit de tout. Je ne veux point avoir sans cesse devant moi un espion
de mes affaires, un traître dont les yeux maudits assiégent toutes mes
actions, dévorent ce que je possède, et furettent de tous côtés pour
voir s'il n'y a rien à voler.
LA FLÈCHE.
Comment diantre voulez-vous qu'on fasse pour vous voler? Êtes-vous un
homme volable, quand vous renfermez toutes choses, et faites sentinelle
jour et nuit?
HARPAGON.
Je veux renfermer ce que bon me semble, et faire sentinelle comme il
me plaît! Ne voilà pas de mes mouchards, qui prennent garde à ce qu'on
fait! (Bas à part.) Je tremble qu'il n'ait soupçonné quelque chose de
mon argent. (Haut.) Ne serois-tu point homme à faire courir le bruit
que j'ai chez moi de l'argent caché?
LA FLÈCHE.
Vous avez de l'argent caché?
HARPAGON.
Non, coquin, je ne dis pas cela. (Bas.) J'enrage! (Haut.) Je demande
si, malicieusement, tu n'irois point faire courir le bruit que j'en ai.
LA FLÈCHE.
Eh! que nous importe que vous en ayez ou que vous n'en ayez pas, si
c'est pour nous la même chose?
HARPAGON, levant la main pour donner un soufflet à La Flèche.
Tu fais le raisonneur! je te baillerai de ce raisonnement-ci par les
oreilles! Sors d'ici, encore une fois!
LA FLÈCHE.
Eh bien, je sors.
HARPAGON.
Attends: ne m'emportes-tu rien?
LA FLÈCHE.
Que vous emporterois-je?
HARPAGON.
Tiens, viens çà, que je voie. Montre-moi tes mains.
LA FLÈCHE.
Les voilà.
HARPAGON.
Les autres!
LA FLÈCHE.
Les autres?
HARPAGON.
Oui.
LA FLÈCHE.
Les voilà.
HARPAGON, montrant les hauts-de-chausses de La Flèche.
N'as-tu rien mis ici dedans?
LA FLÈCHE.
Voyez vous-même.
HARPAGON, tâtant le bas des haut-de-chausses de La Flèche.
Ces grands hauts-de-chausses sont propres à devenir les recéleurs des
choses qu'on dérobe; et je voudrois qu'on en eût fait pendre quelqu'un.
LA FLÈCHE, à part.
Ah! qu'un homme comme cela mériteroit bien ce qu'il craint! et que
j'aurois de joie à le voler!
HARPAGON.
Euh?
LA FLÈCHE.
Quoi?
HARPAGON.
Qu'est-ce que tu parles de voler?
LA FLÈCHE.
Je vous dis que vous fouillez bien partout pour voir si je vous ai volé.
HARPAGON.
C'est ce que je veux faire.
Harpagon fouille dans les poches de La Flèche.
LA FLÈCHE, à part.
La peste soit de l'avarice et des avaricieux!
HARPAGON.
Comment? que dis-tu?
LA FLÈCHE.
Ce que je dis?
HARPAGON.
Oui; qu'est-ce que tu dis d'avarice et d'avaricieux?
LA FLÈCHE.
Je dis que la peste soit de l'avarice et des avaricieux!
HARPAGON.
De qui veux-tu parler?
LA FLÈCHE.
Des avaricieux.
HARPAGON.
Et qui sont-ils ces avaricieux?
LA FLÈCHE.
Des vilains et des ladres.
HARPAGON.
Mais qui est-ce que tu entends par là?
LA FLÈCHE.
De quoi vous mettez-vous en peine?
HARPAGON.
Je me mets en peine de ce qu'il faut.
LA FLÈCHE.
Est-ce que vous croyez que je veux parler de vous?
HARPAGON.
Je crois ce que je crois; mais je veux que tu me dises à qui tu parles
quand tu dis cela.
LA FLÈCHE.
Je parle... je parle à mon bonnet.
HARPAGON.
Et moi, je pourrois bien parler à ta barrette[35].
LA FLÈCHE.
M'empêcherez-vous de maudire les avaricieux?
HARPAGON.
Non: mais je t'empêcherai de jaser et d'être insolent. Tais-toi!
LA FLÈCHE.
Je ne nomme personne.
HARPAGON.
Je te rosserai si tu parles!
LA FLÈCHE.
Qui se sent morveux, qu'il se mouche.
HARPAGON.
Te tairas-tu?
LA FLÈCHE.
Oui, malgré moi.
HARPAGON.
Ah! ah!
LA FLÈCHE, montrant à Harpagon une poche de son justaucorps.
Tenez, voilà encore une poche: êtes-vous satisfait?
HARPAGON.
Allons, rends-le-moi sans te fouiller[36].
LA FLÈCHE.
Quoi?
HARPAGON.
Ce que tu m'as pris.
LA FLÈCHE.
Je ne vous ai rien pris du tout.
HARPAGON.
Assurément?
LA FLÈCHE.
Assurément.
HARPAGON.
Adieu. Va-t'en à tous les diables!
LA FLÈCHE, à part.
Me voilà fort bien congédié.
HARPAGON.
Je te le mets sur la conscience, au moins.
[35] Bonnet rouge des cardinaux. Autrefois c'était un bonnet de
paysan gascon.
[36] Pour: sans que je faille te fouiller. Faute de français qui rend
la phrase plus nette et plus vive.

SCÈNE IV.--HARPAGON.
Voilà un pendard de valet qui m'incommode fort; et je ne me plais point
à voir ce chien de boiteux-là[37]! Certes, ce n'est pas une petite
peine que de garder chez soi une grande somme d'argent; et bienheureux
qui a tout son fait[38] bien placé, et ne conserve seulement que ce
qu'il faut pour sa dépense! On n'est pas peu embarrassé à inventer,
dans toute une maison, une cache fidèle; car, pour moi, les coffres
forts me sont suspects, et je ne veux jamais m'y fier. Je les tiens
justement une franche amorce à voleur; et c'est toujours la première
chose que l'on va attaquer.
[37] Allusion à l'infirmité récente de Béjart cadet, qui jouait ce
rôle. Voyez plus haut, p. 138.
[38] Pour: capital argent acquis. Du latin _factus_ achevé, accompli.

SCÈNE V.--HARPAGON, ÉLISE ET CLÉANTE, parlant ensemble et restant dans
le fond du théâtre.
HARPAGON, se croyant seul.
Cependant je ne sais si j'aurai bien fait d'avoir enterré dans mon
jardin dix mille écus qu'on me rendit hier. Dix mille écus en or, chez
soi, est une somme assez... (A part, apercevant Élise et Cléante.) O
ciel! je me serai trahi moi-même! la chaleur m'aura emporté, et je
crois que j'ai parlé haut en raisonnant tout seul. (A Cléante et à
Élise.) Qu'est-ce?
CLÉANTE.
Rien, mon père.
HARPAGON.
Y a-t-il longtemps que vous êtes là?
ÉLISE.
Nous ne venons que d'arriver.
HARPAGON.
Vous avez entendu...
CLÉANTE.
Quoi? mon père.
HARPAGON.
Là...
ÉLISE.
Quoi?
HARPAGON.
Ce que je viens de dire.
CLÉANTE.
Non.
HARPAGON.
Si fait, si fait!
ÉLISE.
Pardonnez-moi.
HARPAGON.
Je vois bien que vous en avez ouï quelques mots. C'est que je
m'entretenois en moi-même de la peine qu'il y a aujourd'hui à trouver
de l'argent, et je disois qu'il est bien heureux qui peut avoir dix
mille écus chez soi.
CLÉANTE.
Nous feignions[39] à vous aborder, de peur de vous interrompre.
HARPAGON.
Je suis bien aise de vous dire cela, afin que vous n'alliez pas prendre
les choses de travers, et vous imaginer que je dise que c'est moi qui
ai dix mille écus.
CLÉANTE.
Nous n'entrons point dans vos affaires.
HARPAGON.
Plût à Dieu que je les eusse, dix mille écus!
CLÉANTE.
Je ne crois pas...
HARPAGON.
Ce seroit une bonne affaire pour moi.
ÉLISE.
Ce sont des choses...
HARPAGON.
J'en aurois bon besoin.
CLÉANTE.
Je pense que...
HARPAGON.
Cela m'accommoderoit fort.
ÉLISE.
Vous êtes...
HARPAGON.
Et je ne me plaindrois pas, comme je fais, que le temps est misérable.
CLÉANTE.
Mon Dieu! mon père, vous n'avez pas lieu de vous plaindre, et l'on sait
que vous avez assez de bien.
HARPAGON.
Comment! j'ai assez de bien! Ceux qui le disent en ont menti! Il n'y
a rien de plus faux; et ce sont des coquins qui font courir tous ces
bruits-là!
ÉLISE.
Ne vous mettez point en colère.
HARPAGON.
Cela est étrange, que mes propres enfans me trahissent et deviennent
mes ennemis!
CLÉANTE.
Est-ce être votre ennemi que de dire que vous avez du bien?
HARPAGON.
Oui. De pareils discours, et les dépenses que vous faites, seront cause
qu'un de ces jours on me viendra chez moi couper la gorge, dans la
pensée que je suis tout cousu de pistoles.
CLÉANTE.
Quelle grande dépense est-ce que je fais?
HARPAGON.
Quelle? Est-il rien de plus scandaleux que ce somptueux équipage que
vous promenez par la ville? Je querellois hier votre sœur; c'est encore
pis. Voilà qui crie vengeance au ciel; et, à vous prendre depuis
les pieds jusqu'à la tête, il y auroit là de quoi faire une bonne
constitution[40]. Je vous l'ai dit vingt fois, mon fils, toutes vos
manières me déplaisent fort; vous donnez furieusement dans le marquis;
et pour aller ainsi vêtu, il faut bien que vous me dérobiez.
CLÉANTE.
Eh! comment vous dérober?
HARPAGON.
Que sais-je? Où pouvez-vous donc prendre de quoi entretenir l'état que
vous portez?
CLÉANTE.
Moi, mon père? c'est que je joue; et, comme je suis fort heureux, je
mets sur moi tout l'argent que je gagne.
HARPAGON.
C'est fort mal fait. Si vous êtes heureux au jeu, vous en devriez
profiter, et mettre à honnête intérêt l'argent que vous gagnez, afin
de le trouver un jour. Je voudrois bien savoir, sans parler du reste,
à quoi servent tous ces rubans dont vous voilà lardé depuis les
pieds jusqu'à la tête, et si une demi-douzaine d'aiguillettes[41] ne
suffit pas pour attacher un haut-de-chausses. Il est bien nécessaire
d'employer de l'argent à des perruques, lorsque l'on peut porter des
cheveux de son cru, qui ne coûtent rien! Je vais gager qu'en perruques
et rubans il y a du moins vingt pistoles; et vingt pistoles rapportent
par année dix-huit livres six sous huit deniers, à ne les placer qu'au
denier douze[42].
CLÉANTE.
Vous avez raison.
HARPAGON.
Laissons cela, et parlons d'autre affaire. (Apercevant Cléante et Élise
qui se font des signes.) Eh! (Bas à part.) Je crois qu'ils se font
signe l'un à l'autre de me voler ma bourse. (Haut.) Que veulent dire
ces gestes-là?
ÉLISE.
Nous marchandons, mon frère et moi, à qui parlera le premier, et nous
avons tous deux quelque chose à vous dire.
HARPAGON.
Et moi j'ai quelque chose aussi à vous dire à tous deux.
CLÉANTE.
C'est de mariage, mon père, que nous désirons vous parler.
HARPAGON.
Et c'est de mariage aussi que je veux vous entretenir.
ÉLISE.
Ah! mon père?
HARPAGON.
Pourquoi ce cri? Est-ce le mot, ma fille, ou la chose, qui vous fait
peur?
CLÉANTE.
Le mariage peut nous faire peur à tous deux, de la façon que vous
pouvez l'entendre; et nous craignons que nos sentimens ne soient pas
d'accord avec votre choix.
HARPAGON.
Un peu de patience; ne vous alarmez point. Je sais ce qu'il faut à tous
deux, et vous n'aurez, ni l'un ni l'autre aucun lieu de vous plaindre
de tout ce que je prétends faire; et, pour commencer par un bout. (A
Cléante.) Avez-vous vu, dites-moi, une jeune personne appelée Mariane,
qui ne loge pas loin d'ici?
CLÉANTE.
Oui, mon père.
HARPAGON.
Et vous?
ÉLISE.
J'en ai ouï parler.
HARPAGON.
Comment, mon fils, trouvez-vous cette fille?
CLÉANTE.
Une fort charmante personne.
HARPAGON.
Sa physionomie?
CLÉANTE.
Tout honnête et pleine d'esprit.
HARPAGON.
Son air et sa manière?
CLÉANTE.
Admirables, sans doute.
HARPAGON.
Ne croyez-vous pas qu'une fille comme cela mériteroit assez que l'on
songeât à elle?
CLÉANTE.
Oui, mon père.
HARPAGON.
Que ce seroit un parti souhaitable?
CLÉANTE.
Très-souhaitable.
HARPAGON.
Qu'elle a toute la mine de faire un bon ménage?
CLÉANTE.
Sans doute.
HARPAGON.
Et qu'un mari auroit satisfaction avec elle?
CLÉANTE.
Assurément.
HARPAGON.
Il y a une petite difficulté: c'est que j'ai peur qu'il n'y ait pas,
avec elle, tout le bien qu'on pourroit prétendre.
CLÉANTE.
Ah! mon père, le bien n'est pas considérable, lorsqu'il est question
d'épouser une honnête personne.
HARPAGON.
Pardonnez-moi, pardonnez-moi. Mais ce qu'il y a à dire, c'est que, si
l'on n'y trouve pas tout le bien qu'on souhaite, on peut tâcher de
regagner cela sur autre chose.
CLÉANTE.
Cela s'entend.
HARPAGON.
Enfin, je suis bien aise de vous voir dans mes sentimens; car son
maintien honnête et sa douceur m'ont gagné l'âme, et je suis résolu de
l'épouser, pourvu que j'y trouve quelque bien.
CLÉANTE.
Euh?
HARPAGON.
Comment?
CLÉANTE.
Vous êtes résolu, dites-vous...
HARPAGON.
D'épouser Mariane.
CLÉANTE.
Qui? Vous, vous!
HARPAGON.
Oui, moi, moi, moi. Que veut dire cela?
CLÉANTE.
Il m'a pris tout à coup un éblouissement, et je me retire d'ici.
HARPAGON.
Cela ne sera rien. Allez vite boire dans la cuisine un verre d'eau
claire.
[39] Pour: hésitions. La racine de ce mot n'est pas le latin
_fingere_, mais le teutonique _faint_, faiblesse, défaillance,
hésitation. Archaïsme très-ancien, suranné même du temps de Molière.
[40] Pour: création d'une rente ou cette rente elle-même.
[41] Cordon ferré des deux bouts, qui remplaçait les boutons et les
boutonnières.
[42] Un peu plus de huit pour cent. Voyez plus loin, page 166.

SCÈNE VI.--HARPAGON, ÉLISE.
HARPAGON.
Voilà de mes damoiseaux flouets[43], qui n'ont non plus de vigueur que
des poules. C'est là ma fille, ce que j'ai résolu pour moi. Quant à ton
frère, je lui destine une certaine veuve dont, ce matin, on m'est venu
parler; et, pour toi, je te donne au seigneur Anselme.
[43] Pour: fluets, délicats. Archaïsme déjà ancien du temps de
Molière.
ÉLISE.
Au seigneur Anselme?
HARPAGON.
Oui; un homme mûr, prudent et sage, qui n'a pas plus de cinquante ans,
et dont on vante les grands biens.
ÉLISE, faisant la révérence.
Je ne veux point me marier, mon père, s'il vous plaît.
HARPAGON, contrefaisant Élise.
Et moi, ma petite fille, ma mie, je veux que vous vous mariiez, s'il
vous plaît.
ÉLISE, faisant encore la révérence.
Je vous demande pardon, mon père.
HARPAGON, contrefaisant Élise.
Je vous demande pardon, ma fille.
ÉLISE.
Je suis très-humble servante au seigneur Anselme; mais, (Faisant encore
la révérence.) avec votre permission, je ne l'épouserai point.
HARPAGON.
Je suis votre très-humble valet; mais, (Contrefaisant Élise.) avec
votre permission, vous l'épouserez dès ce soir.
ÉLISE.
Dès ce soir?
HARPAGON.
Dès ce soir.
ÉLISE, faisant encore la révérence.
Cela ne sera pas, mon père.
HARPAGON, contrefaisant encore Élise.
Cela sera, ma fille.
ÉLISE.
Non.
HARPAGON.
Si.
ÉLISE.
Non, vous dis-je!
HARPAGON.
Si, vous dis-je!
ÉLISE.
C'est une chose où vous ne me réduirez point.
HARPAGON.
C'est une chose où je te réduirai.
ÉLISE.
Je me tuerai plutôt que d'épouser un tel mari!
HARPAGON.
Tu ne te tueras point, et tu l'épouseras. Mais voyez quelle audace!
A-t-on jamais vu une fille parler de la sorte à son père?
ÉLISE.
Mais a-t-on jamais vu un père marier sa fille de la sorte?
HARPAGON.
C'est un parti où il n'y a rien à redire; et je gage que tout le monde
approuvera mon choix.
ÉLISE.
Et moi, je gage qu'il ne sauroit être approuvé d'aucune personne
raisonnable.
HARPAGON, apercevant Valère de loin.
Voilà Valère. Veux-tu qu'entre nous deux nous le fassions juge de cette
affaire?
ÉLISE.
J'y consens.
HARPAGON.
Te rendras-tu à son jugement?
ÉLISE.
Oui; j'en passerai par ce qu'il dira.
HARPAGON.
Voilà qui est fait.

SCÈNE VII.--VALÈRE, HARPAGON, ÉLISE.
HARPAGON.
Ici, Valère. Nous t'avons élu pour nous dire qui a raison de ma fille
ou de moi.
VALÈRE.
C'est vous, monsieur, sans contredit.
HARPAGON.
Sais-tu bien de quoi nous parlons?
VALÈRE.
Non. Mais vous ne sauriez avoir tort, et vous êtes toute raison.
HARPAGON.
Je veux, ce soir, lui donner pour époux un homme aussi riche que sage;
et la coquine me dit au nez qu'elle se moque de le prendre. Que dis-tu
de cela?
VALÈRE.
Ce que j'en dis?
HARPAGON.
Oui.
VALÈRE.
Eh! eh!
HARPAGON.
Quoi?
VALÈRE.
Je dis que, dans le fond, je suis de votre sentiment; et vous ne pouvez
pas que vous n'ayez raison[44]. Mais aussi n'a-t-elle pas tort tout à
fait, et...
HARPAGON.
Comment! le seigneur Anselme est un parti considérable; c'est un
gentilhomme qui est noble, doux, posé, sage et fort accommodé[45], et
auquel il ne reste aucun enfant de son premier mariage. Sauroit-elle
mieux rencontrer?
VALÈRE.
Cela est vrai. Mais elle pourroit vous dire que c'est un peu précipiter
les choses, et qu'il faudroit au moins quelque temps pour voir si son
inclination pourroit s'accommoder avec...
HARPAGON.
C'est une occasion qu'il faut prendre vite aux cheveux. Je trouve ici
un avantage qu'ailleurs je ne trouverois pas; et il s'engage à la
prendre sans dot.
VALÈRE.
Sans dot?
HARPAGON.
Oui.
VALÈRE.
Ah! je ne dis plus rien. Voyez-vous? voilà une raison tout à fait
convaincante; il se faut rendre à cela.
HARPAGON.
C'est pour moi une épargne considérable.
VALÈRE.
Assurément; cela ne reçoit point de contradiction. Il est vrai que
votre fille vous peut représenter que le mariage est une plus grande
affaire qu'on ne peut croire; qu'il y va d'être heureux ou malheureux
toute sa vie; et qu'un engagement qui doit durer jusqu'à la mort ne se
doit jamais faire qu'avec de grandes précautions.
HARPAGON.
Sans dot!
VALÈRE.
Vous avez raison: voilà qui décide tout; cela s'entend. Il y a des gens
qui pourroient vous dire qu'en de telles occasions l'inclination d'une
fille est une chose, sans doute, où l'on doit avoir de l'égard; et que
cette grande inégalité d'âge, d'humeur et de sentimens, rend un mariage
sujet à des accidens très-fâcheux...
HARPAGON.
Sans dot!
VALÈRE.
Ah! il n'y a pas de réplique à cela; on le sait bien. Qui diantre peut
aller là contre? Ce n'est pas qu'il n'y ait quantité de pères qui
aimeroient mieux ménager la satisfaction de leurs filles que l'argent
qu'ils pourroient donner; qui ne les voudroient point sacrifier à
l'intérêt, et chercheroient, plus que toute autre chose, à mettre dans
un mariage cette douce conformité qui sans cesse y maintient l'honneur,
la tranquillité et la joie; et que...
HARPAGON.
Sans dot!
VALÈRE.
Il est vrai; cela ferme la bouche à tout. Sans dot! Le moyen de
résister à une raison comme celle-là?
HARPAGON, à part, regardant du côté du jardin.
Ouais! il me semble que j'entends un chien qui aboie. N'est-ce point
qu'on en voudroit à mon argent? (A Valère.) Ne bougez; je reviens tout
à l'heure.
[44] Pour: vous ne pouvez pas parler sans que. Ellipse et latinisme;
c'est le quin des Latins, que Molière et Boileau ont essayé de faire
pénétrer dans notre idiome, mais sans succès.
[45] Voyez plus haut la note, p. 144.

SCÈNE VIII.--ÉLISE, VALÈRE.
ÉLISE.
Vous moquez-vous, Valère, de lui parler comme vous faites?
VALÈRE.
C'est pour ne point l'aigrir, et pour en venir mieux à bout. Heurter de
front ses sentimens est le moyen de tout gâter; et il y a de certains
esprits qu'il ne faut prendre qu'en biaisant; des tempéramens ennemis
de toute résistance; des naturels rétifs, que la vérité fait cabrer,
qui toujours se roidissent contre le droit chemin de la raison, et
qu'on ne mène qu'en tournant où l'on veut les conduire. Faites semblant
de consentir à ce qu'il veut, vous en viendrez mieux à vos fins; et...
ÉLISE.
Mais ce mariage, Valère!
VALÈRE.
On cherchera des biais pour le rompre.
ÉLISE.
Mais quelle invention trouver, s'il se doit conclure ce soir?
VALÈRE.
Il faut demander un délai, et feindre quelque maladie.
ÉLISE.
Mais on découvrira la feinte, si l'on appelle des médecins.
VALÈRE.
Vous moquez-vous? Y connoissent-ils quelque chose? Allez, allez, vous
pourrez avec eux avoir quel mal il vous plaira; ils vous trouveront des
raisons pour vous dire d'où cela vient.

SCÈNE IX.--HARPAGON, ÉLISE, VALÈRE.
HARPAGON, à part, dans le fond du théâtre.
Ce n'est rien, Dieu merci!
VALÈRE, sans voir Harpagon.
Enfin, notre dernier recours, c'est que la fuite nous peut mettre à
couvert de tout; et si votre amour, belle Élise, est capable d'une
fermeté... (Apercevant Harpagon.) Oui, il faut qu'une fille obéisse à
son père. Il ne faut point qu'elle regarde comme un mari est fait; et,
lorsque la grande raison de _sans dot_ s'y rencontre, elle doit être
prête à prendre tout ce qu'on lui donne.
HARPAGON.
Bon! voilà bien parlé, cela!
VALÈRE.
Monsieur, je vous demande pardon si je m'emporte un peu, et prends la
hardiesse de lui parler comme je fais.
HARPAGON.
Comment! j'en suis ravi, et je veux que tu prennes sur elle un pouvoir
absolu. (A Élise.) Oui, tu as beau fuir, je lui donne l'autorité que
le ciel me donne sur toi, et j'entends que tu fasses tout ce qu'il te
dira.
VALÈRE, à Élise.
Après cela, résistez à mes remontrances!

SCÈNE X.--HARPAGON, VALÈRE.
VALÈRE.
Monsieur, je vais la suivre, pour lui continuer les leçons que je lui
faisois.
HARPAGON.
Oui, tu m'obligeras. Certes...
VALÈRE.
Il est bon de lui tenir un peu la bride haute.
HARPAGON.
Cela est vrai. Il faut...
VALÈRE.
Ne vous mettez pas en peine. Je crois que j'en viendrai à bout.
HARPAGON.
Fais, fais. Je m'en vais faire un petit tour en ville, et je reviens
tout à l'heure.
VALÈRE, adressant la parole à Élise, en s'en allant du côté par où elle
est sortie.
Oui, l'argent est plus précieux que toutes les choses du monde, et vous
devez rendre grâces au ciel de l'honnête homme de père qu'il vous a
donné. Il sait ce que c'est que de vivre. Lorsqu'on s'offre de prendre
une fille sans dot, on ne doit point regarder plus avant. Tout est
renfermé là dedans, et _sans dot_ tient lieu de beauté, de jeunesse, de
naissance, d'honneur, de sagesse et de probité.
HARPAGON.
Ah! le brave garçon! Voilà parlé comme un oracle. Heureux qui peut
avoir un domestique[46] de la sorte!
[46] Voyez la note, t. III, p. 194.


ACTE II.

SCÈNE I.--CLÉANTE, LA FLÈCHE.
CLÉANTE.
Ah! traître que tu es! où t'es-tu donc allé fourrer? Ne t'avois-je pas
donné ordre...
LA FLÈCHE.
Oui, monsieur, et je m'étois rendu ici pour vous attendre de pied
ferme: mais monsieur votre père, le plus mal gracieux des hommes, m'a
chassé dehors malgré moi, et j'ai couru risque d'être battu.
CLÉANTE.
Comment va notre affaire? Les choses pressent plus que jamais; et,
depuis que je t'ai vu, j'ai découvert que mon père est mon rival.
LA FLÈCHE.
Votre père amoureux?
CLÉANTE.
Oui; et j'ai eu toutes les peines du monde à lui cacher le trouble où
cette nouvelle m'a mis.
LA FLÈCHE.
Lui, se mêler d'aimer! De quoi diable s'avise-t-il? Se moque-t-il du
monde? Et l'amour a-t-il été fait pour des gens bâtis comme lui?
CLÉANTE.
Il a fallu, pour mes péchés, que cette passion lui soit venue en tête.
LA FLÈCHE.
Mais par quelle raison lui faire un mystère de votre amour?
CLÉANTE.
Pour lui donner moins de soupçon, et me conserver, au besoin, des
ouvertures plus aisées pour détourner ce mariage. Quelle réponse
t'a-t-on faite?
LA FLÈCHE.
Ma foi, monsieur, ceux qui empruntent sont bien malheureux; et il faut
essuyer d'étranges choses, lorsqu'on en est réduit à passer comme vous,
par les mains des fesse-mathieux.
CLÉANTE.
L'affaire ne se fera point?
LA FLÈCHE.
Pardonnez-moi. Notre maître Simon, le courtier qu'on nous a donné,
homme agissant et plein de zèle, dit qu'il a fait rage pour vous, et il
assure que votre seule physionomie lui a gagné le cœur.
CLÉANTE.
J'aurai les quinze mille francs que je demande?
LA FLÈCHE.
Oui; mais à quelques petites conditions qu'il faudra que vous
acceptiez, si vous avez dessein que les choses se fassent.
CLÉANTE.
T'a-t-il fait parler à celui qui doit prêter l'argent?
LA FLÈCHE.
Ah! vraiment, cela ne va pas de la sorte. Il apporte encore plus de
soin à se cacher que vous; et ce sont des mystères bien plus grands que
vous ne pensez. On ne veut point du tout dire son nom; et l'on doit
aujourd'hui l'aboucher avec vous dans une maison empruntée, pour être
instruit par votre bouche de votre bien et de votre famille; et je ne
doute point que le seul nom de votre père ne rende les choses faciles.
CLÉANTE.
Et principalement notre mère étant morte, dont on ne peut m'ôter le
bien.
LA FLÈCHE.
Voici quelques articles qu'il a dictés lui-même à notre entremetteur,
pour vous être montrés avant que de rien faire:
«Supposé que le prêteur voie toutes ses sûretés, et que l'emprunteur
soit majeur, et d'une famille où le bien soit ample, assuré, clair et
net de tout embarras, on fera une bonne et exacte obligation par-devant
un notaire, le plus honnête homme qu'il se pourra, et qui, pour cet
effet, sera choisi par le prêteur, auquel il importe le plus que l'acte
soit dûment dressé.»
CLÉANTE.
Il n'y a rien à dire à cela.
LA FLÈCHE.
«Le prêteur, pour ne charger sa conscience d'aucun scrupule, prétend ne
donner son argent qu'au denier dix-huit[47].»
CLÉANTE.
Au denier dix-huit? Parbleu! voilà qui est honnête. Il n'y a pas lieu
de se plaindre.
LA FLÈCHE.
Cela est vrai.
«Mais, comme ledit prêteur n'a pas chez lui la somme dont il est
question, et que, pour faire plaisir à l'emprunteur, il est contraint
lui-même de l'emprunter d'un autre sur le pied du denier cinq[48],
il conviendra que ledit premier emprunteur paye cet intérêt, sans
préjudice du reste, attendu que ce n'est que pour l'obliger que ledit
prêteur s'engage à cet emprunt.»
CLÉANTE.
Comment diable! quel Juif, quel Arabe est-ce là? C'est plus qu'au
denier quatre[49].
LA FLÈCHE.
Il est vrai; c'est ce que j'ai dit. Vous avez à voir là-dessus.
CLÉANTE.
Que veux-tu que je voie? J'ai besoin d'argent, et il faut bien que je
consente à tout.
LA FLÈCHE.
C'est la réponse que j'ai faite.
CLÉANTE.
Il y a encore quelque chose?
LA FLÈCHE.
Ce n'est plus qu'un petit article.
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