Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 08

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poursuites de la justice et la chaleur de leur ressentiment. C'est
par là que je trouverai moyen de me venger de vous; et je ne suis pas
la première qui ait su recourir à de pareilles vengeances, qui n'ait
pas fait difficulté de se donner la mort, pour perdre ceux qui ont la
cruauté de nous pousser à la dernière extrémité.
GEORGE DANDIN.
Je suis votre valet. On ne s'avise plus de se tuer soi-même, et la mode
en est passée il y a longtemps.
ANGÉLIQUE.
C'est une chose dont vous pouvez vous tenir sûr; et, si vous persistez
dans votre refus, si vous ne me faites ouvrir, je vous jure que, tout
à l'heure, je vais vous faire voir jusqu'où peut aller la résolution
d'une personne qu'on met au désespoir.
GEORGE DANDIN.
Bagatelles, bagatelles! C'est pour me faire peur.
ANGÉLIQUE.
Eh bien, puisqu'il le faut, voici qui nous contentera tous deux, et
montrera si je me moque. (Après avoir fait semblant de se tuer.) Ah!
c'en est fait! Fasse le ciel que ma mort soit vengée comme je le
souhaite, et que celui qui en est cause reçoive un juste châtiment de
la dureté qu'il a eue pour moi!
GEORGE DANDIN.
Ouais! seroit-elle bien si malicieuse que de s'être tuée pour me faire
pendre? Prenons un bout de chandelle pour aller voir.

SCÈNE IX.--ANGÉLIQUE, CLAUDINE.
ANGÉLIQUE, à Claudine.
St! Paix! Rangeons-nous chacune immédiatement contre un des côtés de la
porte.

SCÈNE X.--ANGÉLIQUE ET CLAUDINE, entrant dans la maison au moment que
George Dandin en sort, et fermant la porte en dedans; GEORGE DANDIN,
une chandelle à la main.
GEORGE DANDIN.
La méchanceté d'une femme iroit-elle bien jusque-là? (Seul, après avoir
regardé partout.) Il n'y a personne. Eh! je m'en étois bien douté! et
la pendarde s'est retirée, voyant qu'elle ne gagnoit rien après moi, ni
par prières ni par menaces. Tant mieux! cela rendra ses affaires encore
plus mauvaises; et le père et la mère, qui vont venir, en verront mieux
son crime. (Après avoir été à la porte de sa maison pour rentrer.)
Ah! ah! la porte s'est fermée. Holà! ho! quelqu'un! qu'on m'ouvre
promptement!

SCÈNE XI.--ANGÉLIQUE ET CLAUDINE, à la fenêtre; GEORGE DANDIN.
ANGÉLIQUE.
Comment! c'est toi? D'où viens-tu, bon pendard? Est-il l'heure de
revenir chez soi, quand le jour est près de paroître? et cette manière
de vivre est-elle celle que doit suivre un honnête mari?
CLAUDINE.
Cela est-il beau d'aller ivrogner toute la nuit, et de laisser ainsi
toute seule une pauvre jeune femme dans la maison?
GEORGE DANDIN.
Comment! vous avez...
ANGÉLIQUE.
Va, va, traître! je suis lasse de tes déportemens, et je m'en veux
plaindre, sans plus tarder, à mon père et à ma mère.
GEORGE DANDIN.
Quoi! c'est vous qui osez...

SCÈNE XII.--MONSIEUR ET MADAME DE SOTENVILLE, en déshabillé de nuit;
COLIN, portant une lanterne; ANGÉLIQUE ET CLAUDINE, à la fenêtre;
GEORGE DANDIN.
ANGÉLIQUE, à monsieur et madame de Sotenville.
Approchez, de grâce, et venez me faire raison de l'insolence la plus
grande du monde, d'un mari à qui le vin et la jalousie ont troublé de
telle sorte la cervelle, qu'il ne sait plus ni ce qu'il dit, ni ce
qu'il fait, et vous a lui-même envoyé quérir pour vous faire témoins
de l'extravagance la plus étrange dont on ait jamais ouï parler. Le
voilà qui revient, comme vous voyez, après s'être fait attendre toute
la nuit, et, si vous voulez l'écouter, il vous dira qu'il a les plus
grandes plaintes du monde à vous faire de moi; que, durant qu'il
dormoit, je me suis dérobée d'auprès de lui pour m'en aller courir, et
cent autres contes de même nature qu'il est allé rêver.
GEORGE DANDIN, à part.
Voilà une méchante carogne!
CLAUDINE.
Oui; il nous a voulu faire accroire qu'il étoit dans la maison, et que
nous en étions dehors; et c'est une folie qu'il n'y a pas moyen de lui
ôter de la tête.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Comment! Qu'est-ce à dire cela?
MADAME DE SOTENVILLE.
Voilà une furieuse impudence, que de nous envoyer quérir!
GEORGE DANDIN.
Jamais...
ANGÉLIQUE.
Non, mon père, je ne puis plus souffrir un mari de la sorte: ma
patience est poussée à bout; et il vient de me dire cent paroles
injurieuses.
MONSIEUR DE SOTENVILLE, à George Dandin.
Corbleu! vous êtes un malhonnête homme!
CLAUDINE.
C'est une conscience de voir une pauvre jeune femme traitée de la
façon; et cela crie vengeance au ciel.
GEORGE DANDIN.
Peut-on...
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Allez, vous devriez mourir de honte!
GEORGE DANDIN.
Laissez-moi vous dire deux mots.
ANGÉLIQUE.
Vous n'avez qu'à l'écouter: il va vous en conter de belles!
GEORGE DANDIN, à part.
Je désespère!
CLAUDINE.
Il a tant bu, que je ne pense pas qu'on puisse durer contre lui; et
l'odeur du vin qu'il souffle est montée jusqu'à nous.
GEORGE DANDIN.
Monsieur mon beau-père, je vous conjure...
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Retirez-vous: vous puez le vin à pleine bouche.
GEORGE DANDIN.
Madame, je vous prie...
MADAME DE SOTENVILLE.
Fi! ne m'approchez pas: votre haleine est empestée.
GEORGE DANDIN, à madame de Sotenville.
Souffrez que je vous...
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Retirez-vous, vous dis-je, on ne peut vous souffrir!
GEORGE DANDIN, à monsieur de Sotenville.
Permettez, de grâce, que...
MADAME DE SOTENVILLE.
Pouah! vous m'engloutissez le cœur. Parlez de loin, si vous voulez.
GEORGE DANDIN.
Eh bien, oui, je parle de loin. Je vous jure que je n'ai bougé de chez
moi, et que c'est elle qui est sortie.
ANGÉLIQUE.
Ne voilà pas ce que je vous ai dit?
CLAUDINE.
Vous voyez quelle apparence il y a.
MONSIEUR DE SOTENVILLE, à George Dandin.
Allez, vous vous moquez des gens. Descendez, ma fille, et venez ici.

SCÈNE XIII.--MONSIEUR ET MADAME DE SOTENVILLE, GEORGE DANDIN, COLIN.
GEORGE DANDIN.
J'atteste le ciel que j'étois dans la maison, et que...
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Taisez-vous: c'est une extravagance qui n'est pas supportable.
GEORGE DANDIN.
Que la foudre m'écrase tout à l'heure, si...
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Ne nous rompez pas davantage la tête, et songez à demander pardon à
votre femme.
GEORGE DANDIN.
Moi! demander pardon?
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Oui, pardon, et sur-le-champ!
GEORGE DANDIN.
Quoi! je...
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Corbleu! si vous me répliquez, je vous apprendrai ce que c'est que de
vous jouer à nous!
GEORGE DANDIN.
Ah! George Dandin!

SCÈNE XIV.--MONSIEUR ET MADAME DE SOTENVILLE, ANGÉLIQUE, GEORGE DANDIN,
CLAUDINE, COLIN.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Allons, venez, ma fille, que votre mari vous demande pardon.
ANGÉLIQUE.
Moi! lui pardonner tout ce qu'il m'a dit! Non, non, mon père, il m'est
impossible de m'y résoudre; et je vous prie de me séparer d'un mari
avec lequel je ne saurois plus vivre.
CLAUDINE.
Le moyen d'y résister!
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Ma fille, de semblables séparations ne se font point sans grand
scandale; et vous devez vous montrer plus sage que lui, et patienter
encore cette fois.
ANGÉLIQUE.
Comment! patienter après de telles indignités? Non, mon père, c'est une
chose où je ne puis consentir.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Il le faut, ma fille; c'est moi qui vous le commande.
ANGÉLIQUE.
Ce mot me ferme la bouche; et vous avez sur moi une puissance absolue.
CLAUDINE.
Quelle douceur!
ANGÉLIQUE.
Il est fâcheux d'être contrainte d'oublier de telles injures; mais,
quelque violence que je me fasse, c'est à moi de vous obéir.
CLAUDINE.
Pauvre mouton!
MONSIEUR DE SOTENVILLE, à Angélique.
Approchez.
ANGÉLIQUE.
Tout ce que vous me faites faire ne servira de rien; et vous verrez que
ce sera dès demain à recommencer.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Nous y donnerons ordre. (A George Dandin.) Allons, mettez-vous à genoux.
GEORGE DANDIN.
A genoux?
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Oui, à genoux, et sans tarder.
GEORGE DANDIN, à genoux, une chandelle à la main. A part.
O Ciel! (A Monsieur de Sotenville.) Que faut-il dire?
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Madame, je vous prie de me pardonner...
GEORGE DANDIN.
Madame, je vous prie de me pardonner...
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
L'extravagance que j'ai faite...
GEORGE DANDIN.
L'extravagance que j'ai faite... (A part.) de vous épouser.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Et je vous promets de mieux vivre à l'avenir.
GEORGE DANDIN.
Et je vous promets de mieux vivre à l'avenir.
MONSIEUR DE SOTENVILLE, à George Dandin.
Prenez-y garde, et sachez que c'est ici la dernière de vos
impertinences que nous souffrirons.
MADAME DE SOTENVILLE.
Jour de Dieu! si vous y retournez, on vous apprendra le respect que
vous devez à votre femme et à ceux de qui elle sort!
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Voilà le jour qui va paroître. Adieu. (A George Dandin.) Rentrez chez
vous, et songez bien à être sage. (A madame de Sotenville.) Et nous,
m'amour, allons nous mettre au lit.

SCÈNE XV.--GEORGE DANDIN.
Ah! je le quitte maintenant, et je n'y vois plus de remède. Lorsqu'on
a, comme moi, épousé une méchante femme, le meilleur parti qu'on puisse
prendre, s'est de s'aller jeter dans l'eau la tête la première.
FIN DE GEORGE DANDIN.


L'AVARE.
COMÉDIE
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A PARIS, SUR LE THÉATRE DU
PALAIS-ROYAL, LE 9 SEPTEMBRE 1668.

L'étude de Plaute, conseillée par Boileau, avait déjà donné à Molière
un succès éclatant. _Amphitryon_, rapidement improvisé dans un rhythme
vif et nouveau, avait réuni tous les suffrages. Forcé d'attendre
l'assentiment de Louis XIV pour faire reparaître son _Tartuffe_ sur
la scène, il essaya de refaire la _Marmite_ du poëte comique latin,
comme il a refait son _Amphitryon_. Il écrivit sa pièce en une prose
mâle, simple et rapide, qui reproduit sa pensée avec plus de vivacité
et de liberté que le lourd hexamètre, avec plus de concision que ce
mélange de toutes les mesures dont il venait de faire un brillant
usage. Ce qu'il allait tenter dans l'_Avare_, c'était la parfaite copie
du ton bourgeois parisien et de l'intérieur d'une famille naïvement
saisie avec ses passions et ses vices. Le travail de la versification
ne pouvait que gêner cet habile artiste, toujours préoccupé des
proportions et de l'harmonie. L'auteur latin avait imaginé un pauvre
assez tranquille dans sa misère, comme le savetier de la Fontaine,
et qui tout à coup devient maître d'un trésor. Il l'enfouit dans une
marmite, et cette marmite dans son jardin. Adieu dès lors à toute
tranquillité d'esprit. La richesse inattendue bannit de chez le
possesseur de la marmite toute gaieté et même tout repos. Cet homme
n'est pas l'avare; c'est le propriétaire embarrassé d'une richesse dont
il ne sait pas se servir.
Molière féconde l'idée de Plaute; il voit dans ce personnage une
passion et un caractère à la fois; l'égoïsme de la fortune, la féroce
personnalité des richesses, la famille en révolte contre un chef
despotique et cruel, l'avare dupe de sa propre passion; un Mascarille
femelle tirant avantage des vices ridicules et odieux du bourgeois; les
malédictions du père bafoué par le fils; le père usurier se rencontrant
face à face avec son fils dissipateur; le groupe de la famille dissous
et toutes les atteintes à la dignité personnelle de l'humanité
rencontrant leur juste châtiment. Voilà l'œuvre de Molière. C'est un
drame tragique sous la forme la plus bouffonne; et les moralistes qui
ont blâmé le poëte ne sont pas descendus jusqu'au fond de sa pensée.
Est-ce la famille qu'il détruit? Oui, sans doute; cette famille servile
qui ne laisse pas à la volonté humaine son libre essor et qui oublie
que le jeune homme de vingt ans doit créer sa destinée, et, sans perdre
aucun respect, attester sa dignité individuelle en faisant de sa vie
son œuvre. Est-ce la vieillesse que raille Molière? Oui, sans doute;
celle qui fait l'usure et qui affame sa maison. Est-ce le mariage?
Oui, sans doute; celui qui dispose des femmes au moyen d'une dot, sans
considération pour leur bonheur et leur volonté. Un célèbre avare, le
conseiller Tardieu, dont Boileau s'est souvenu, venait de donner à
la société parisienne le sordide spectacle de cette passion ignoble
et de ses suites. Tardieu était mort tragiquement, assassiné par des
bandits. Ce fut un à-propos que Molière voulut faire servir à son
succès. Il créa pour son avare un sobriquet expressif emprunté à Plaute
lui-même, et non pas, comme l'ont prétendu les commentateurs, aux
additions qu'a faites à cette pièce le savant italien _Urcœus Codrus_.
«_Intùs mi harpagatum est_,» on a dérobé (harponné) dans ma maison!
s'écrie le héros. Voilà le nom d'Harpagon tout trouvé. La _Belle
Plaideuse_ de Boisrobert fournit à Molière cette admirable rencontre
du père usurier et du fils emprunteur. _I Suppositi_ «les Personnages
supposés» de l'Arioste, trois canevas italiens, _la Cameriera nobile,
il Dottor Baccettone_, et enfin _Lélie et Arlequin, valets dans la
même maison_, lui payèrent leur tribut accoutumé. Un des membres de
cette petite république dramatique dont il était le roi, Béjart cadet,
se trouvant blessé au pied par la pointe d'une épée, au moment où il
voulait séparer deux amis qui se battaient, Molière pensa qu'un valet
boiteux serait excellent pour un avare, fit boiter la Flèche, et donna
l'exemple à tous les acteurs de province, qui jouèrent désormais en
boitant les rôles de Béjart cadet. Ainsi fut construite avec un art
achevé, et couronnée par un dénoûment postiche qui prouve combien
Molière tenait peu à cette portion mécanique de son art, une des plus
redoutables œuvres de la comédie moderne; œuvre devant laquelle J.-J.
Rousseau lui-même a reculé plein d'effroi.
Elle n'eut aucun succès à la représentation. Il y avait dans les
esprits une idée générale de l'élégance et du beau dans l'art qui se
refusait absolument à considérer la vile prose et le langage ordinaire
comme dignes d'une scène épurée et d'un poëte de génie. C'était la
conséquence naturelle de l'anathème prononcé par Boileau contre le
langage des paysans sur la scène. Le rhythme officiel paraissait
indispensable, la prose semblait indécente. «Cinq actes de prose!
s'écriaient les connaisseurs et les marquis, ce farceur se moque-t-il
de nous? et pour qui nous prend-il?» C'était le reproche littéraire que
l'on avait déjà fait à _Don Juan_. Qui le croirait? telle fut aussi
l'opinion de Boileau, partisan du τò πρέπον des Grecs, de la
suprême décence et de la gravité ornée; cet esprit naturellement juste
se trompait. Défions-nous de tous les jugements contemporains, et
attendons celui de la postérité, souvent lente à prononcer la sentence,
mais infaillible.


PERSONNAGES ACTEURS
HARPAGON, père de Cléante et d'Élise, et MOLIÈRE.
amoureux de Mariane.
CLÉANTE, fils d'Harpagon, amant de Mariane. LA GRANGE.
ÉLISE, fille d'Harpagon, amante de Valère. Mlle MOLIÈRE.
VALÈRE, fils d'Anselme et amant d'Élise. DU CROISY.
MARIANE, amante de Cléante, et aimée Mlle DEBRIE.
d'Harpagon.
ANSELME, père de Valère et de Mariane.
FROSINE, femme d'intrigue. Mad. BÉJART.
MAITRE SIMON, courtier.
MAITRE JACQUES, cuisinier et cocher
d'Harpagon. HUBERT.
LA FLÈCHE, valet de Cléante. BÉJART cadet.
DAME CLAUDE, servante d'Harpagon.
BRINDAVOINE,}
} laquais d'Harpagon.
LA MERLUCHE,}
UN COMMISSAIRE ET SON CLERC.
La scène est à Paris, dans la maison d'Harpagon.


ACTE PREMIER

SCÈNE I.--VALÈRE, ÉLISE.
VALÈRE.
Eh quoi! charmante Élise, vous devenez mélancolique, après les
obligeantes assurances que vous avez eu la bonté de me donner de votre
foi! Je vous vois soupirer, hélas! au milieu de ma joie! Est-ce du
regret, dites-moi, de m'avoir fait heureux? et vous repentez-vous de
cet engagement où mes feux ont pu vous contraindre?
ÉLISE.
Non, Valère, je ne puis pas me repentir de tout ce que je fais pour
vous. Je m'y sens entraînée par une trop douce puissance, et je n'ai
pas même la force de souhaiter que les choses ne fussent pas. Mais, à
vous dire vrai, le succès me donne de l'inquiétude; et je crains fort
de vous aimer un peu plus que je ne devrois.
VALÈRE.
Eh! que pouvez-vous craindre, Élise, dans les bontés que vous avez pour
moi?
ÉLISE.
Hélas! cent choses à la fois: l'emportement d'un père, les reproches
d'une famille, les censures du monde; mais plus que tout, Valère, le
changement de votre cœur, et cette froideur criminelle dont ceux de
votre sexe payent le plus souvent les témoignages trop ardens d'un
innocent amour.
VALÈRE.
Ah! ne me faites pas ce tort, de juger de moi par les autres!
Soupçonnez-moi de tout, Élise, plutôt que de manquer à ce que je vous
dois. Je vous aime trop pour cela; et mon amour pour vous durera autant
que ma vie.
ÉLISE.
Ah! Valère, chacun tient les mêmes discours! Tous les hommes sont
semblables par les paroles; et ce n'est que les actions qui les
découvrent différens.
VALÈRE.
Puisque les seules actions font connoître ce que nous sommes, attendez
donc, au moins, à juger de mon cœur par elles, et ne me cherchez point
des crimes dans les injustes craintes d'une fâcheuse prévoyance. Ne
m'assassinez point, je vous prie, par les sensibles coups d'un soupçon
outrageux; et donnez-moi le temps de vous convaincre, par mille et
mille preuves, de l'honnêteté de mes feux.
ÉLISE.
Hélas! qu'avec facilité on se laisse persuader par les personnes que
l'on aime! Oui, Valère, je tiens votre cœur incapable de m'abuser.
Je crois que vous m'aimez d'un véritable amour et que vous me serez
fidèle: je n'en veux point du tout douter, et je retranche mon chagrin
aux appréhensions du blâme qu'on pourra me donner.
VALÈRE.
Mais pourquoi cette inquiétude?
ÉLISE.
Je n'aurois rien à craindre, si tout le monde vous voyoit des yeux dont
je vous vois; et je trouve en votre personne de quoi avoir raison aux
choses que je fais pour vous. Mon cœur, pour sa défense, a tout votre
mérite, appuyé du secours d'une reconnoissance où le ciel m'engage
envers vous. Je me représente, à toute heure, ce péril étonnant qui
commença de nous offrir aux regards l'un de l'autre; cette générosité
surprenante qui vous fit risquer votre vie pour dérober la mienne à
la fureur des ondes; ces soins pleins de tendresse que vous me fîtes
éclater après m'avoir tirée de l'eau, et les hommages assidus de cet
ardent amour que ni le temps, ni les difficultés n'ont rebuté, et qui,
vous faisant négliger et parens et patrie, arrête vos pas en ces lieux,
y tient en ma faveur votre fortune déguisée, et vous a réduit, pour
me voir, à vous revêtir de l'emploi de domestique[33] de mon père.
Tout cela fait chez moi, sans doute, un merveilleux effet; et c'en est
assez, à mes yeux, pour me justifier l'engagement où j'ai pu consentir;
mais ce n'est pas assez peut-être pour le justifier aux autres, et je
ne suis pas sûre qu'on entre dans mes sentimens.
VALÈRE.
De tout ce que vous avez dit, ce n'est que par mon seul amour que je
prétends auprès de vous mériter quelque chose; et, quant aux scrupules
que vous avez, votre père lui-même ne prend que trop de soin de vous
justifier à tout le monde; et l'excès de son avarice, et la manière
austère dont il vit avec ses enfans, pourroient autoriser des choses
plus étranges. Pardonnez-moi, charmante Élise, si j'en parle ainsi
devant vous. Vous savez que, sur ce chapitre, on n'en peut pas dire de
bien. Mais enfin, si je puis, comme je l'espère, retrouver mes parens,
nous n'aurons pas beaucoup de peine à nous le rendre favorable. J'en
attends des nouvelles avec impatience, et j'en irai chercher moi même,
si elles tardent à venir.
ÉLISE.
Ah! Valère, ne bougez d'ici, je vous prie, et songez seulement à vous
bien mettre dans l'esprit de mon père.
VALÈRE.
Vous voyez comme je m'y prends, et les adroites complaisances qu'il m'a
fallu mettre en usage pour m'introduire à son service; sous quel masque
de sympathie et de rapports de sentimens je me déguise pour lui plaire,
et quel personnage je joue tous les jours avec lui, afin d'acquérir
sa tendresse. J'y fais des progrès admirables; et j'éprouve que, pour
gagner les hommes, il n'est point de meilleure voie que de se parer à
leurs yeux de leurs inclinations, que de donner dans leurs maximes,
encenser leurs défauts, et applaudir à ce qu'ils font. On n'a que faire
d'avoir peur de trop charger la complaisance, et la manière dont on les
joue a beau être visible, les plus fins toujours sont de grandes dupes
du côté de la flatterie; et il n'y a rien de si impertinent et de si
ridicule qu'on ne fasse avaler, lorsqu'on l'assaisonne en louanges. La
sincérité souffre un peu au métier que je fais; mais, quand on a besoin
des hommes, il faut bien s'ajuster à eux; et, puisqu'on ne sauroit les
gagner que par là, ce n'est pas la faute de ceux qui flattent, mais de
ceux qui veulent être flattés.
ÉLISE.
Mais que ne tâchez-vous aussi à gagner l'appui de mon frère, en cas que
la servante s'avisât de révéler notre secret?
VALÈRE.
On ne peut pas ménager l'un et l'autre; et l'esprit du père et celui du
fils sont des choses si opposées, qu'il est difficile d'accommoder ces
deux confidences ensemble. Mais vous, de votre part, agissez auprès de
votre frère, et servez-vous de l'amitié qui est entre vous deux pour
le jeter dans nos intérêts. Il vient. Je me retire. Prenez ce temps
pour lui parler, et ne lui découvrez de notre affaire que ce que vous
jugerez à propos.
ÉLISE.
Je ne sais si j'aurai la force de lui faire cette confidence.
[33] Du latin _domus_, attaché à la maison. Voyez la note, t. III, p.
194.

SCÈNE II.--CLÉANTE, ÉLISE.
CLÉANTE.
Je suis bien aise de vous trouver seule, ma sœur; et je brûlois de vous
parler, pour m'ouvrir à vous d'un secret.
ÉLISE.
Me voilà prête à vous ouïr, mon frère. Qu'avez-vous à me dire?
CLÉANTE.
Bien des choses, ma sœur, enveloppées dans un mot. J'aime.
ÉLISE.
Vous aimez?
CLÉANTE.
Oui, j'aime. Mais, avant que d'aller plus loin, je sais que je dépends
d'un père, et que le nom de fils me soumet à ses volontés; que nous
ne devons point engager notre foi sans le consentement de ceux dont
nous tenons le jour; que le ciel les a faits les maîtres de nos vœux,
et qu'il nous est enjoint de n'en disposer que par leur conduite;
que, n'étant prévenus d'aucune folle ardeur, ils sont en état de se
tromper bien moins que nous, et de voir beaucoup mieux ce qui nous est
propre; qu'il en faut plutôt croire les lumières de leur prudence que
l'aveuglement de notre passion; et que l'emportement de la jeunesse
nous entraîne le plus souvent dans des précipices fâcheux. Je vous dis
tout cela, ma sœur, afin que vous ne vous donniez pas la peine de me le
dire; car enfin mon amour ne veut rien écouter, et je vous prie de ne
me point faire de remontrances.
ÉLISE.
Vous êtes-vous engagé, mon frère, avec celle que vous aimez?
CLÉANTE.
Non: mais j'y suis résolu, et je vous conjure, encore une fois, de ne
me point apporter des raisons pour m'en dissuader.
ÉLISE.
Suis-je, mon frère, une si étrange personne?
CLÉANTE.
Non, ma sœur: mais vous n'aimez pas; vous ignorez la douce violence
qu'un tendre amour fait sur nos cœurs; et j'appréhende votre sagesse.
ÉLISE.
Hélas! mon frère, ne parlons point de ma sagesse; il n'est personne
qui n'en manque, du moins une fois en sa vie; et, si je vous ouvre mon
cœur, peut-être serai-je à vos yeux bien moins sage que vous.
CLÉANTE.
Ah! plût au ciel que votre âme, comme la mienne...
ÉLISE.
Finissons auparavant votre affaire, et me dites qui est celle que vous
aimez.
CLÉANTE.
Une jeune personne qui loge depuis peu en ces quartiers, et qui semble
être faite pour donner de l'amour à tous ceux qui la voient. La nature,
ma sœur, n'a rien formé de plus aimable, et je me sentis transporté
dès le moment que je la vis. Elle se nomme Mariane, et vit sous la
conduite d'une bonne femme de mère qui est presque toujours malade, et
pour qui cette aimable fille a des sentimens d'amitié qui ne sont pas
imaginables. Elle la sert, la plaint et la console, avec une tendresse
qui vous toucheroit l'âme. Elle se prend d'un air le plus charmant
du monde aux choses qu'elle fait; et l'on voit briller mille grâces
en toutes ses actions, une douceur pleine d'attraits, une bonté tout
engageante, une honnêteté adorable, une... Ah! ma sœur, je voudrois que
vous l'eussiez vue!
ÉLISE.
J'en vois beaucoup, mon frère, dans les choses que vous me dites; et,
pour comprendre ce qu'elle est, il me suffit que vous l'aimez.
CLÉANTE.
J'ai découvert sous main qu'elles ne sont pas fort accommodées[34],
et que leur discrète conduite a de la peine à étendre à tous leurs
besoins le bien qu'elles peuvent avoir. Figurez-vous, ma sœur, quelle
joie ce peut être que de relever la fortune d'une personne que l'on
aime; que de donner adroitement quelques petits secours aux modestes
nécessités d'une vertueuse famille; et concevez quel déplaisir ce m'est
de voir que, par l'avarice d'un père, je sois dans l'impuissance de
goûter cette joie, et de faire éclater à cette belle aucun témoignage
de mon amour!
ÉLISE.
Oui, je conçois assez, mon frère, quel doit être votre chagrin.
CLÉANTE.
Ah! ma sœur, il est plus grand qu'on ne peut croire. Car, enfin,
peut-on rien voir de plus cruel que cette rigoureuse épargne qu'on
exerce sur nous, que cette sécheresse étrange où l'on nous fait
languir? Eh! que nous servira d'avoir du bien, s'il ne nous vient que
dans le temps que nous ne serons plus dans le bel âge d'en jouir, et
si, pour m'entretenir même, il faut que maintenant je m'engage de tous
côtés; si je suis réduit avec vous à chercher tous les jours le secours
des marchands, pour avoir moyen de porter des habits raisonnables?
Enfin, j'ai voulu vous parler pour m'aider à sonder mon père sur les
sentimens où je suis: et, si je l'y trouve contraire, j'ai résolu
d'aller en d'autres lieux, avec cette aimable personne, jouir de la
fortune que le ciel voudra nous offrir. Je fais chercher partout, pour
ce dessein, de l'argent à emprunter; et, si vos affaires, ma sœur, sont
semblables aux miennes, et qu'il faille que notre père s'oppose à nos
désirs, nous le quitterons là tous deux, et nous affranchirons de cette
tyrannie où nous tient depuis si longtemps son avarice insupportable.
ÉLISE.
Il est bien vrai que tous les jours il nous donne de plus en plus sujet
de regretter la mort de notre mère, et que...
CLÉANTE.
J'entends sa voix. Éloignons-nous un peu pour achever notre
confidence; et nous joindrons après nos forces pour venir attaquer la
dureté de son humeur.
[34] Pour: dans l'aisance, assez riches pour vivre commodément.
Archaïsme passé de mode.

SCÈNE III.--HARPAGON, LA FLÈCHE.
HARPAGON.
Hors d'ici tout à l'heure, et qu'on ne réplique pas! Allons, que l'on
détale de chez moi, maître juré filou, vrai gibier de potence!
LA FLÈCHE, à part.
Je n'ai jamais rien vu de si méchant que ce maudit vieillard, et je
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