Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 05

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Mille coups en seront le fruit.
SOSIE.
Las! à quelle étrange disgrâce,
Pauvre Sosie, es-tu réduit!
MERCURE.
Quoi! ta bouche se licencie
A te donner encor un nom que je défends!
SOSIE.
Non, ce n'est pas moi que j'entends;
Et je parle d'un vieux Sosie
Qui fut jadis de mes parens,
Qu'avec très-grande barbarie,
A l'heure du dîner, l'on chassa de céans.
MERCURE.
Prends garde de tomber dans cette frénésie,
Si tu veux demeurer au nombre des vivans.
SOSIE, à part.
Que je te rosserois, si j'avois du courage,
Double fils de putain, de trop d'orgueil enflé!
MERCURE.
Que dis-tu?
SOSIE.
Rien.
MERCURE.
Tu tiens, je crois, quelque langage.
SOSIE.
Demandez, je n'ai pas soufflé.
MERCURE.
Certain mot de fils de putain
A pourtant frappé mon oreille;
Il n'est rien de plus certain.
SOSIE.
C'est donc un perroquet que le beau temps réveille.
MERCURE.
Adieu. Lorsque le dos pourra te démanger,
Voilà l'endroit où je demeure.
SOSIE, seul.
O ciel! que l'heure de manger,
Pour être mis dehors, est une maudite heure!
Allons, cédons au sort dans notre affliction,
Suivons-en aujourd'hui l'aveugle fantaisie;
Et, par une juste union,
Joignons le malheureux Sosie
Au malheureux Amphitryon.
Je l'aperçois venir en bonne compagnie.

SCÈNE VIII.--AMPHITRYON, ARGATIPHONTIDAS, PAUSICLÈS, SOSIE, dans un
coin du théâtre, sans être aperçu.
AMPHITRYON, à plusieurs autres officiers qui l'accompagnent.
Arrêtez là, messieurs, suivez-nous d'un peu loin,
Et n'avancez tous, je vous prie,
Que quand il en sera besoin.
PAUSICLÈS.
Je comprends que ce coup doit fort toucher votre âme.
AMPHITRYON.
Ah! de tous les côtés mortelle est ma douleur,
Et je souffre pour ma flamme
Autant que pour mon honneur.
PAUSICLÈS.
Si cette ressemblance est telle que l'on dit,
Alcmène, sans être coupable...
AMPHITRYON.
Ah! sur le fait dont il s'agit,
L'erreur simple devient un crime véritable,
Et, sans consentement, l'innocence y périt.
De semblables erreurs, quelque jour qu'on leur donne,
Touchent les endroits délicats;
Et la raison bien souvent les pardonne,
Que l'honneur et l'amour ne les pardonnent pas.
ARGATIPHONTIDAS.
Je n'embarrasse point là dedans ma pensée;
Mais je hais vos messieurs de leurs honteux délais,
Et c'est un procédé dont j'ai l'âme blessée
Et que les gens de cœur n'approuveront jamais.
Quand quelqu'un nous emploie, on doit, tête baissée,
Se jeter dans ses intérêts.
Argatiphontidas ne va point aux accords.
Écouter d'un ami raisonner l'adversaire
Pour des hommes d'honneur n'est point un coup à faire:
Il ne faut écouter que la vengeance alors.
Le procès ne me sauroit plaire;
Et l'on doit commencer toujours, dans ses transports,
Par bailler, sans autre mystère,
De l'épée au travers du corps.
Oui, vous verrez, quoi qu'il avienne,
Qu'Argatiphontidas marche droit sur ce point;
Et de vous il faut que j'obtienne
Que le pendard ne meure point
D'une autre main que de la mienne.
AMPHITRYON.
Allons.
SOSIE, à Amphitryon.
Je viens, monsieur, subir, à deux genoux,
Le juste châtiment d'une audace maudite.
Frappez, battez, chargez, accablez-moi de coups,
Tuez-moi dans votre courroux,
Vous ferez bien, je le mérite;
Et je n'en dirai pas un seul mot contre vous.
AMPHITRYON.
Lève-toi. Que fait-on?
SOSIE.
L'on m'a chassé tout net;
Et, croyant à manger m'aller comme eux ébattre,
Je ne songeois pas qu'en effet
Je m'attendois là pour me battre.
Oui, l'autre moi, valet de l'autre vous, a fait
Tout de nouveau le diable à quatre.
La rigueur d'un pareil destin,
Monsieur, aujourd'hui nous talonne:
Et l'on me des-Sosie[17] enfin
Comme on vous des-Amphitryonne.
AMPHITRYON.
Suis-moi.
SOSIE.
N'est-il pas mieux de voir s'il vient personne?
[17] Mots composés avec la liberté que Molière emploie toujours.

SCÈNE IX.--CLÉANTHIS, AMPHITRYON, ARGATIPHONTIDAS, POLIDAS, NAUCRATÈS,
PAUSICLÈS, SOSIE.
CLÉANTHIS.
O ciel!
AMPHITRYON.
Qui t'épouvante ainsi?
Quelle est la peur que je t'inspire?
CLÉANTHIS.
Las! vous êtes là-haut, et je vous vois ici.
NAUCRATÈS, à Amphitryon.
Ne vous pressez point; le voici
Pour donner devant tous les clartés qu'on désire,
Et qui, si l'on peut croire à ce qu'il vient de dire,
Sauront vous affranchir de trouble et de souci.

SCÈNE X.--MERCURE, AMPHITRYON, ARGATIPHONTIDAS, POLIDAS, NAUCRATÈS,
PAUSICLÈS, CLÉANTHIS, SOSIE.
MERCURE.
Oui, vous l'allez voir tous; et sachez par avance
Que c'est le grand maître des dieux,
Que, sous les traits chéris de cette ressemblance,
Alcmène a fait du ciel descendre dans ces lieux.
Et quant à moi, je suis Mercure,
Qui, ne sachant que faire, ai rossé tant soit peu
Celui dont j'ai pris la figure;
Mais de s'en consoler il a maintenant lieu,
Et les coups de bâton d'un dieu
Font honneur à qui les endure.
SOSIE.
Ma foi, monsieur le dieu, je suis votre valet:
Je me serois passé de votre courtoisie.
MERCURE.
Je lui donne à présent congé d'être Sosie.
Je suis las de porter un visage si laid;
Et je m'en vais au ciel, avec de l'ambroisie,
M'en débarbouiller tout à fait.
Mercure s'envole au ciel.
SOSIE.
Le ciel de m'approcher t'ôte à jamais l'envie!
Ta fureur s'est par trop acharnée après moi;
Et je ne vis de ma vie
Un dieu plus diable que toi.

SCÈNE XI.--JUPITER, AMPHITRYON, NAUCRATÈS, ARGATIPHONTIDAS, POLIDAS,
PAUSICLÈS, CLÉANTHIS, SOSIE.
JUPITER, annoncé par le bruit du tonnerre, armé de son foudre, dans un
nuage, sur son aigle.
Regarde, Amphitryon, quel est ton imposteur;
Et sous tes propres traits vois Jupiter paroître.
A ces marques tu peux aisément le connoître;
Et c'est assez, je crois, pour remettre ton cœur
Dans l'état auquel il doit être,
Et rétablir chez toi la paix et la douceur.
Mon nom, qu'incessamment toute la terre adore,
Étouffe ici les bruits qui pouvoient éclater.
Un partage avec Jupiter
N'a rien du tout qui déshonore;
Et sans doute il ne peut être que glorieux
De se voir le rival du souverain des dieux.
Je n'y vois pour ta flamme aucun lieu de murmure;
Et c'est moi, dans cette aventure,
Qui, tout dieu que je suis, dois être le jaloux.
Alcmène est toute à toi, quelque soin qu'on emploie;
Et ce doit à tes feux être un objet bien doux
De voir que, pour lui plaire, il n'est point d'autre voie
Que de paroître son époux;
Que Jupiter, orné de sa gloire immortelle,
Par lui-même n'a pu triompher de sa foi;
Et que ce qu'il a reçu d'elle
N'a, par son cœur ardent, été donné qu'à toi.
SOSIE.
Le seigneur Jupiter sait dorer la pilule.
JUPITER.
Sors donc des noirs chagrins que ton cœur a soufferts,
Et rends le calme entier à l'ardeur qui te brûle;
Chez toi doit naître un fils qui, sous le nom d'Hercule,
Remplira de ses faits tout le vaste univers.
L'éclat d'une fortune en mille biens féconde
Fera connoître à tous que je suis ton support,
Et je mettrai tout le monde
Au point d'envier ton sort.
Tu peux hardiment te flatter
De ces espérances données.
C'est un crime que d'en douter:
Les paroles de Jupiter
Sont des arrêts des destinées.
Il se perd dans les nues.
NAUCRATÈS.
Certes, je suis ravi de ces marques brillantes...
SOSIE.
Messieurs, voulez-vous bien suivre mon sentiment?
Ne vous embarquez nullement
Dans ces douceurs congratulantes:
C'est un mauvais embarquement;
Et d'une et d'autre part, pour un tel compliment,
Les phrases sont embarrassantes.
Le grand dieu Jupiter nous fait beaucoup d'honneur,
Et sa bonté, sans doute, est pour nous sans seconde;
Il nous promet l'infaillible bonheur
D'une fortune en mille biens féconde,
Et chez nous il doit naître un fils d'un très-grand cœur,
Tout cela va le mieux du monde.
Mais enfin coupons aux discours,
Et que chacun chez soi doucement se retire.
Sur telles affaires toujours
Le meilleur est de ne rien dire.
FIN D'AMPHITRYON.


GEORGE DANDIN
OU
LE MARI CONFONDU
COMÉDIE
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, DEVANT LA COUR,
A VERSAILLES, LE 19 JUILLET 1668, ET SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL
SANS LES INTERMÈDES, LE 9 NOVEMBRE SUIVANT.

En 1668, Louis XIV était maître de tout; la Franche-Comté était reliée
à la France; le traité d'Aix-la-Chapelle signé; le roi avait fait
effacer des registres du Parlement la trace de ce qui s'était passé
entre 1647 et 1652; les femmes de la cour briguaient à l'envi l'honneur
de rivaliser avec madame de Montespan et mademoiselle de la Vallière.
C'était le règne de la force adorée. C'est aussi de cette époque que
datent les deux œuvres de Molière dont on peut, avec le plus de raison,
inculper le sens moral, _Amphitryon_ et _George Dandin_. Nous avons
signalé plus haut l'analogie de ces deux personnages. Dans la farce,
Jupiter n'est plus que Clitandre; mais, grâce à la distance qui le
sépare du paysan, mari d'une demoiselle noble, tout lui est permis
comme à Jupiter. Molière semble convaincu de l'iniquité des choses
humaines, et c'est la principale croyance qui ressort de son œuvre
profondément misanthropique.
La cour, pendant l'absence de Louis XIV, avait été sevrée de ses
plaisirs ordinaires. Le roi, qui revenait vainqueur, organisa, pour la
dédommager, dans les jardins dessinés par Lenôtre, une fête splendide
où la place principale fut donnée à la comédie; collations, bals,
soupers, feux d'artifice, contribuèrent à la splendeur de la journée.
«O le charmant lieu que c'étoit!»
dit le journaliste contemporain;
«L'or partout, certes, éclatoit;
«Trois rangs de riches hautelices
«Décoroient ce lieu de délices;
«Aussi haut, sans comparaison,
«Que la vaste et grande cloison
«De l'église de Notre-Dame,
«Où l'on chante en si bonne gamme.
«Maintes cascades y jouoient
«Qui de tous côtés l'égayoient,
«Et, pour en gros ne rien omettre
«Dans les limites d'une lettre,
«En ce beau rendez-vous de jeux,
«Un théâtre auguste et pompeux,
«D'une manière singulière,
«S'y voyoit dressé par Molière.»
Le grave Félibien lui-même, dans la description qu'il donne de cette
fête splendide, n'a que des éloges pour _la petite comédie en prose où
le sieur Molière montre la peine et les chagrins de ceux qui s'allient
au-dessus de leur condition_. Personne n'attacha beaucoup d'importance
à une simple farce, et le directeur, le _Momus de l'Olympe inférieur_,
comme le dit encore Robinet, aidé par le génie musical de Lulli, obtint
un nouveau succès. Le fond même de sa pièce, qui passa pour une farce
délicieuse, se perdait et disparaissait au milieu des divertissements
des danses et de la musique de Lulli. Les vues de Louis XIV étaient
servies. On se moquait à cœur joie de ces sots campagnards parlant
blason, employant les termes surannés de la vénerie, ruinés d'ailleurs
et abaissant leur fierté jusqu'à donner leur fille à un rustre. On
riait de cette mademoiselle de la Prudoterie qui ne voulait pas être
maîtresse d'un duc et pair; on ne ménageait pas le ban et l'arrière-ban
de cette noblesse qui se vantait d'avoir assisté au siége de Montauban.
Tout ce qui tenait à la province et au vieux monde était sacrifié;
étiquettes de politesse, souvenirs de généalogie, cérémonies d'excuse
ou de défi, les formules dont on vivait encore, rien n'était épargné.
Après de vains compliments, dont le vieux noble a réglé la teneur et
qui ne signifient rien et ne satisfont à rien, la victime roturière
ayant été obligée de demander pardon, M. de Sotenville s'écrie
pédantesquement: «Voilà, monsieur, comment il faut pousser les choses.»
Le campagnard a profité de la leçon, et l'on sait qu'il a poussé les
choses fort loin. Mais elle était donnée par un «baladin» enrichi
sans doute par son art et par les bontés du roi, assez habile pour
se maintenir à la cour, dénué de toute autorité sérieuse, et qui,
considéré d'ailleurs comme le dernier des trouvères, avait licence de
tout dire. Peu de temps auparavant, on l'avait vu, dans le _Médecin
malgré lui_, se débarrasser successivement de sept habits dont il
était revêtu. Dans _George Dandin_, sa femme lui administrait une
volée de coups de bâton, et il riait. La bouffonnerie dérobait à tous
les yeux le but sévère et sombre vers lequel Molière se dirigeait
peut-être à son insu. Tout le dix-huitième siècle ne fit que creuser
le sillon tracé par ce génie observateur, et les bourgeois ridicules,
les turcarets, les héros de Dancourt, ceux de Dalainval, les marquis
escrocs de Regnard, sont les fils et les petits-fils de George Dandin
et de M. Jourdain, de Dorante, de don Juan et de Clitandre.
A quoi peut-il servir de rechercher avec soin si le _Dolopathos_ ou
le _Castoiement des Dames_, ou un conte de Boccace, ou une histoire
indienne, ont servi de texte primitif à _George Dandin_? Les malices du
sexe, commune matière des trouvères et de leurs fabliaux, ont fourni
depuis le moyen âge à tous les conteurs italiens et gaulois mille
facéties ingénieuses, que Molière, aussi laborieux que Shakspeare a
constamment étudiées et qu'il a transformées à son gré, selon les
besoins de son art et de son époque.


PERSONNAGES ACTEURS
GEORGE DANDIN[18], riche paysan, mari MOLIÈRE.
d'Angélique.
ANGÉLIQUE, femme de George Dandin, Mlle MOLIÈRE.
et fille de M. de Sotenville.
M. DE SOTENVILLE, gentilhomme campagnard, DU CROISY.
père d'Angélique.
MADAME DE SOTENVILLE. HUBERT.
CLITANDRE, amant d'Angélique. LA GRANGE.
CLAUDINE, suivante d'Angélique. Mlle DEBRIE.
LUBIN, paysan, servant Clitandre. LA THORILLIÈRE.
COLIN, valet de George Dandin.
La scène est devant la maison de George Dandin, à la campagne.


ACTE PREMIER

SCÈNE I.--GEORGE DANDIN.
Ah! qu'une femme demoiselle[19] est une étrange affaire! et que mon
mariage est une leçon bien parlante à tous les paysans qui veulent
s'élever au-dessus de leur condition, et s'allier, comme j'ai fait, à
la maison d'un gentilhomme! La noblesse, de soi, est bonne; c'est une
chose considérable, assurément: mais elle est accompagnée de tant de
mauvaises circonstances, qu'il est très-bon de ne s'y point frotter.
Je suis devenu là-dessus savant à mes dépens, et connois le style des
nobles, lorsqu'ils nous font, nous autres, entrer dans leur famille.
L'alliance qu'ils font est petite avec nos personnes: c'est notre bien
seul qu'ils épousent; et j'aurois bien mieux fait, tout riche que je
suis, de m'allier en bonne et franche paysannerie, que de prendre une
femme qui se tient au-dessus de moi, s'offense de porter mon nom, et
pense qu'avec tout mon bien je n'ai pas assez acheté la qualité de son
mari. George Dandin! George Dandin! vous avez fait une sottise, la
plus grande du monde. Ma maison m'est effroyable maintenant, et je n'y
rentre point sans y trouver quelque chagrin.
[18] Sobriquet populaire déjà employé par Racine dans sa comédie des
_Plaideurs_, et qui représente l'ineptie, l'irrésolution, et comme le
dandinement de la pensée. Les Anglais se sont emparés de ce mot de
l'ancienne langue française pour l'appliquer au fat, _dandy_.
[19] Pour: fille de noble, _domina_, _domicella_.

SCÈNE II.--GEORGE DANDIN, LUBIN.
GEORGE DANDIN, à part, voyant sortir Lubin de chez lui.
Que diantre ce drôle-là vient-il faire chez moi?
LUBIN, à part, apercevant George Dandin.
Voilà un homme qui me regarde.
GEORGE DANDIN, à part.
Il ne me connoît pas.
LUBIN, à part.
Il se doute de quelque chose.
GEORGE DANDIN, à part.
Ouais! il a grand'peine à saluer.
LUBIN, à part.
J'ai peur qu'il n'aille dire qu'il m'a vu sortir de là dedans.
GEORGE DANDIN.
Bonjour.
LUBIN.
Serviteur.
GEORGE DANDIN.
Vous n'êtes pas d'ici, que je crois?
LUBIN.
Non: je n'y suis venu que pour voir la fête de demain.
GEORGE DANDIN.
Eh! dites-moi un peu, s'il vous plaît: vous venez de là dedans?
LUBIN.
Chut!
GEORGE DANDIN.
Comment?
LUBIN.
Paix!
GEORGE DANDIN.
Quoi donc?
LUBIN.
Motus! il ne faut pas dire que vous m'ayez vu sortir de là.
GEORGE DANDIN.
Pourquoi?
LUBIN.
Mon Dieu! parce...
GEORGE DANDIN.
Mais encore?
LUBIN.
Doucement, j'ai peur qu'on nous écoute.
GEORGE DANDIN.
Point, point.
LUBIN.
C'est que je viens de parler à la maîtresse du logis, de la part d'un
certain monsieur qui lui fait les doux yeux; et il ne faut pas qu'on
sache cela. Entendez-vous?
GEORGE DANDIN.
Oui.
LUBIN.
Voilà la raison. On m'a chargé de prendre garde que personne ne me vît;
et je vous prie, au moins, de ne pas dire que vous m'ayez vu.
GEORGE DANDIN.
Je n'ai garde.
LUBIN.
Je suis bien aise de faire les choses secrètement, comme on m'a
recommandé.
GEORGE DANDIN.
C'est bien fait.
LUBIN.
Le mari, à ce qu'ils disent, est un jaloux qui ne veut pas qu'on fasse
l'amour à sa femme; et il feroit le diable à quatre, si cela venoit à
ses oreilles. Vous comprenez bien?
GEORGE DANDIN.
Fort bien.
LUBIN.
Il ne faut pas qu'il sache rien de tout ceci.
GEORGE DANDIN.
Sans doute.
LUBIN.
On le veut tromper tout doucement. Vous entendez bien?
GEORGE DANDIN.
Le mieux du monde.
LUBIN.
Si vous alliez dire que vous m'avez vu sortir de chez lui, vous
gâteriez toute l'affaire. Vous comprenez bien?
GEORGE DANDIN.
Assurément. Et comment nommez-vous celui qui vous a envoyé là dedans?
LUBIN.
C'est le seigneur de notre pays, monsieur le vicomte de choses... Foin!
je ne me souviens jamais comment diantre ils baragouinent ce nom-là.
Monsieur Cli... Clitandre.
GEORGE DANDIN.
Est-ce ce jeune courtisan qui demeure...
LUBIN.
Oui; auprès de ces arbres.
GEORGE DANDIN, à part.
C'est pour cela que depuis peu ce damoiseau poli s'est venu loger
contre moi. J'avois bon nez, sans doute; et son voisinage déjà m'avoit
donné quelque soupçon.
LUBIN.
Tétigué! c'est le plus honnête homme que vous ayez jamais vu. Il m'a
donné trois pièces d'or pour aller dire seulement à la femme qu'il est
amoureux d'elle et qu'il souhaite fort l'honneur de pouvoir lui parler.
Voyez s'il y a là une grande fatigue, pour me payer si bien; et ce
qu'est, au prix de cela, une journée de travail, où je ne gagne que dix
sols!
GEORGE DANDIN.
Eh bien, avez-vous fait votre message?
LUBIN.
Oui. J'ai trouvé là dedans une certaine Claudine, qui, tout du premier
coup, a compris ce que je voulois, et qui m'a fait parler à sa
maîtresse...
GEORGE DANDIN, à part.
Ah! coquine de servante!
LUBIN.
Morguienne! cette Claudine-là est tout à fait jolie: elle a gagné mon
amitié, et il ne tiendra qu'à elle que nous ne soyons mariés ensemble.
GEORGE DANDIN.
Mais quelle réponse a faite la maîtresse à ce monsieur le courtisan?
LUBIN.
Elle m'a dit de lui dire... Attendez, je ne sais si je me souviendrai
bien de tout cela: qu'elle lui est tout à fait obligée de l'affection
qu'il a pour elle, et qu'à cause de son mari, qui est fantasque, il
garde d'en rien faire paroître, et qu'il faudra songer à chercher
quelque invention pour se pouvoir entretenir tous deux.
GEORGE DANDIN, à part.
Ah! pendarde de femme!
LUBIN.
Tétiguienne! cela sera drôle; car le mari ne se doutera point de la
manigance: voilà ce qui est de bon, et il aura un pied de nez avec sa
jalousie. Est-ce pas?
GEORGE DANDIN.
Cela est vrai.
LUBIN.
Adieu. Bouche cousue, au moins! Gardez bien le secret, afin que le mari
ne le sache pas.
GEORGE DANDIN.
Oui, oui.
LUBIN.
Pour moi, je vais faire semblant de rien. Je suis un fin matois, et
l'on ne diroit pas que j'y touche.

SCÈNE III.--GEORGE DANDIN.
Eh bien, George Dandin, vous voyez de quel air votre femme vous traite!
Voilà ce que c'est d'avoir voulu épouser une demoiselle! l'on vous
accommode de toutes pièces, sans que vous puissiez vous venger; et la
gentilhommerie vous tient les bras liés. L'égalité de condition laisse
du moins à l'honneur d'un mari liberté de ressentiment; et, si c'étoit
une paysanne, vous auriez maintenant toutes vos coudées franches à
vous en faire la justice à bons coups de bâton. Mais vous avez voulu
tâter de la noblesse, et il vous ennuyoit d'être maître chez vous. Ah!
j'enrage de tout mon cœur, et je me donnerois volontiers des soufflets.
Quoi! écouter impudemment l'amour d'un damoiseau, et y promettre en
même temps de la correspondance! Morbleu! je ne veux point laisser
passer une occasion de la sorte. Il me faut, de ce pas, aller faire mes
plaintes au père et à la mère, et les rendre témoins, à telle fin que
de raison, des sujets de chagrin et de ressentiment que leur fille me
donne. Mais les voici l'un et l'autre fort à propos.

SCÈNE IV.--MONSIEUR DE SOTENVILLE, MADAME DE SOTENVILLE, GEORGE DANDIN.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Qu'est-ce, mon gendre? vous me paroissez tout troublé!
GEORGE DANDIN.
Aussi en ai-je du sujet, et...
MADAME DE SOTENVILLE.
Mon Dieu! notre gendre, que vous avez peu de civilité, de ne pas saluer
les gens quand vous les approchez!
GEORGE DANDIN.
Ma foi! ma belle-mère, c'est que j'ai d'autres choses en tête; et...
MADAME DE SOTENVILLE.
Encore! Est-il possible, notre gendre, que vous sachiez si peu votre
monde, et qu'il n'y ait pas moyen de vous instruire de la manière qu'il
faut vivre parmi les personnes de qualité?
GEORGE DANDIN.
Comment?
MADAME DE SOTENVILLE.
Ne vous déferez-vous jamais, avec moi, de la familiarité de ce mot de
ma belle-mère, et ne sauriez-vous vous accoutumer à me dire madame?
GEORGE DANDIN.
Parbleu! si vous m'appelez votre gendre, il me semble que je puis vous
appeler ma belle-mère.
MADAME DE SOTENVILLE.
Il y a fort à dire, et les choses ne sont pas égales. Apprenez, s'il
vous plaît, que ce n'est pas à vous à vous servir de ce mot-là avec une
personne de ma condition; que tout notre gendre que vous soyez, il y a
grande différence de vous à nous, et que vous devez vous connoître.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
C'en est assez, m'amour: laissons cela.
MADAME DE SOTENVILLE.
Mon Dieu, monsieur de Sotenville, vous avez des indulgences qui
n'appartiennent qu'à vous, et vous ne savez pas vous faire rendre par
les gens ce qui vous est dû.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Corbleu! pardonnez-moi: on ne peut point me faire de leçons là-dessus;
et j'ai su montrer en ma vie, par vingt actions de vigueur, que je ne
suis point homme à démordre jamais d'une partie de mes prétentions;
mais il suffit de lui avoir donné un petit avertissement. Sachons un
peu, mon gendre, ce que vous avez dans l'esprit.
GEORGE DANDIN.
Puisqu'il faut donc parler catégoriquement, je vous dirai, monsieur de
Sotenville, que j'ai lieu de...
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Doucement, mon gendre. Apprenez qu'il n'est pas respectueux d'appeler
les gens par leur nom, et qu'à ceux qui sont au-dessus de nous il faut
dire monsieur tout court.
GEORGE DANDIN.
Eh bien, monsieur tout court, et non plus monsieur de Sotenville, j'ai
à vous dire que ma femme me donne...
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Tout beau! apprenez aussi que vous ne devez pas dire ma femme quand
vous parlez de notre fille.
GEORGE DANDIN.
J'enrage! Comment! ma femme n'est pas ma femme?
MADAME DE SOTENVILLE.
Oui, notre gendre, elle est votre femme; mais il ne vous est pas permis
de l'appeler ainsi; et c'est tout ce que vous pourriez faire, si vous
aviez épousé une de vos pareilles.
GEORGE DANDIN, à part.
Ah! George Dandin, où t'es-tu fourré? (Haut.) Eh! de grâce, mettez,
pour un moment, votre gentilhommerie à côté, et souffrez que je vous
parle maintenant comme je pourrai. (A part.) Au diantre soit la
tyrannie de toutes ces histoires-là! (A M. de Sotenville.) Je vous dis
donc que je suis mal satisfait de mon mariage.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Et la raison, mon gendre?
MADAME DE SOTENVILLE.
Quoi! parler ainsi d'une chose dont vous avez tiré de si grands
avantages?
GEORGE DANDIN.
Et quels avantages, madame, puisque madame y a? L'aventure n'a pas été
mauvaise pour vous; car, sans moi, vos affaires, avec votre permission,
étoient fort délabrées, et mon argent a servi à reboucher d'assez
bons trous; mais moi, de quoi y ai-je profité, je vous prie, que d'un
allongement de nom, et, au lieu de George Dandin, d'avoir reçu par vous
le titre de monsieur de la Dandinière?
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Ne comptez-vous pour rien, mon gendre, l'avantage d'être allié à la
maison de Sotenville?
MADAME DE SOTENVILLE.
Et à celle de la Prudoterie, dont j'ai l'honneur d'être issue; maison
où le ventre anoblit, et qui, par ce beau privilége, rendra vos enfans
gentilshommes?
GEORGE DANDIN.
Oui, voilà qui est bien, mes enfans seront gentilshommes; mais je serai
cocu, moi, si l'on n'y met ordre.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Que veut dire cela, mon gendre?
GEORGE DANDIN.
Cela veut dire que votre fille ne vit pas comme il faut qu'une femme
vive, et qu'elle fait des choses qui sont contre l'honneur.
MADAME DE SOTENVILLE.
Tout beau! Prenez garde à ce que vous dites. Ma fille est d'une race
trop pleine de vertu, pour se porter jamais à faire aucune chose dont
l'honnêteté soit blessée; et, de la maison de la Prudoterie, il y a
plus de trois cents ans qu'on n'a point remarqué qu'il y ait eu de
femme, Dieu merci, qui ait fait parler d'elle.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Corbleu! dans la maison de Sotenville on n'a jamais vu de coquette; et
la bravoure n'y est pas plus héréditaire aux mâles que la chasteté aux
femelles.
MADAME DE SOTENVILLE.
Nous avons eu une Jacqueline de la Prudoterie, qui ne voulut jamais
être la maîtresse d'un duc et pair, gouverneur de notre province.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
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