Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 02

Total number of words is 3746
Total number of unique words is 1138
44.5 of words are in the 2000 most common words
54.9 of words are in the 5000 most common words
60.5 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.

SOSIE.
Je suis son valet.
MERCURE.
Toi?
SOSIE.
Moi.
MERCURE.
Son valet?
SOSIE.
Sans doute.
MERCURE.
Valet d'Amphitryon?
SOSIE.
D'Amphitryon, de lui.
MERCURE.
Ton nom est...
SOSIE.
Sosie.
MERCURE.
Heu! comment?
SOSIE.
Sosie.
MERCURE.
Écoute:
Sais-tu que de ma main je t'assomme aujourd'hui?
SOSIE.
Pourquoi? De quelle rage est ton âme saisie?
MERCURE.
Qui te donne, dis-moi, cette témérité,
De prendre le nom de Sosie?
SOSIE.
Moi, je ne le prends point, je l'ai toujours porté.
MERCURE.
O le mensonge horrible, et l'impudence extrême!
Tu m'oses soutenir que Sosie est ton nom?
SOSIE.
Fort bien; je le soutiens, par la grande raison
Qu'ainsi l'a fait des dieux la puissance suprême,
Et qu'il n'est pas en moi de pouvoir dire non,
Et d'être un autre que moi-même.
MERCURE.
Mille coups de bâton doivent être le prix
D'une pareille effronterie.
SOSIE, battu par Mercure.
Justice, citoyens! Au secours! je vous prie.
MERCURE.
Comment, bourreau, tu fais des cris!
SOSIE.
De mille coups tu me meurtris,
Et tu ne veux pas que je crie?
MERCURE.
C'est ainsi que mon bras...
SOSIE.
L'action ne vaut rien.
Tu triomphes de l'avantage
Que te donne sur moi mon manque de courage;
Et ce n'est pas en user bien.
C'est pure fanfaronnerie[7]
De vouloir profiter de la poltronnerie
De ceux qu'attaque notre bras.
Battre un homme à jeu sûr n'est pas d'une belle âme;
Et le cœur est digne de blâme
Contre les gens qui n'en ont pas.
MERCURE.
Eh bien, es-tu Sosie à présent? qu'en dis-tu?
SOSIE.
Tes coups n'ont point en moi fait de métamorphose;
Et tout le changement que je trouve à la chose,
C'est d'être Sosie battu...
MERCURE, menaçant Sosie.
Encor! cent autres coups pour cette autre impudence.
SOSIE.
De grâce, fais trêve à tes coups!
MERCURE.
Fais donc trêve à ton insolence.
SOSIE.
Tout ce qu'il te plaira; je garde le silence.
La dispute est par trop inégale entre nous.
MERCURE.
Es-tu Sosie encor? dis, traître!
SOSIE.
Hélas! je suis ce que tu veux:
Dispose de mon sort tout au gré de tes vœux;
Ton bras t'en a fait le maître.
MERCURE.
Ton nom étoit Sosie, à ce que tu disois?
SOSIE.
Il est vrai jusqu'ici j'ai cru la chose claire;
Mais ton bâton, sur cette affaire,
M'a fait voir que je m'abusois.
MERCURE.
C'est moi qui suis Sosie, et tout Thèbes l'avoue:
Amphitryon jamais n'en eut d'autre que moi.
SOSIE.
Toi, Sosie?
MERCURE.
Oui, Sosie; et, si quelqu'un s'y joue,
Il peut bien prendre garde à soi.
SOSIE, à part.
Ciel! me faut-il ainsi renoncer à moi-même,
Et par un imposteur me voir voler mon nom?
Que son bonheur est extrême,
De ce que je suis poltron!
Sans cela, par la mort...
MERCURE.
Entre tes dents, je pense,
Tu murmures je ne sais quoi.
SOSIE.
Non. Mais, au nom des dieux, donne-moi la licence
De parler un moment à toi.
MERCURE.
Parle.
SOSIE.
Mais promets-moi de grâce,
Que les coups n'en seront point.
Signons une trêve.
MERCURE.
Passe:
Va, je t'accorde ce point.
SOSIE.
Qui te jette, dis-moi, dans cette fantaisie?
Que te reviendra-t-il de m'enlever mon nom?
Et peux-tu faire enfin, quand tu serois démon,
Que je ne sois pas moi, que je ne sois Sosie?
MERCURE, levant le bâton sur Sosie.
Comment! tu peux...
SOSIE.
Ah! tout doux:
Nous avons fait trêve aux coups.
MERCURE.
Quoi! pendard, imposteur, coquin!...
SOSIE.
Pour des injures,
Dis-m'en tant que tu voudras;
Ce sont légères blessures,
Et je ne m'en fâche pas.
MERCURE.
Tu te dis Sosie?
SOSIE.
Oui. Quelque conte frivole...
MERCURE.
Sus, je romps notre trêve, et reprends ma parole.
SOSIE.
N'importe. Je ne puis m'anéantir pour toi,
Et souffrir un discours si loin de l'apparence.
Être ce que je suis est-il en ta puissance?
Et puis-je cesser d'être moi?
S'avisa-t-on jamais d'une chose pareille?
Et peut-on démentir cent indices pressans?
Rêvé-je? Est-ce que je sommeille?
Ai-je l'esprit troublé par des transports puissans?
Ne sens-je pas bien que je veille?
Ne suis-je pas dans mon bon sens?
Mon maître Amphitryon ne m'a-t-il pas commis
A venir en ces lieux vers Alcmène sa femme?
Ne lui dois-je pas faire, en lui vantant sa flamme,
Un récit de ses faits contre nos ennemis?
Ne suis-je pas du port arrivé tout à l'heure?
Ne tiens-je pas une lanterne en main?
Ne te trouvé-je pas devant notre demeure?
Ne t'y parlé-je pas d'un esprit tout humain?
Ne te tiens-tu pas fort de ma poltronnerie,
Pour m'empêcher d'entrer chez nous?
N'as-tu pas sur mon dos exercé ta furie?
Ne m'as-tu pas roué de coups?
Ah! tout cela n'est que trop véritable;
Et, plût au ciel, le fût-il moins!
Cesse donc d'insulter au sort d'un misérable;
Et laisse à[8] mon devoir s'acquitter de ses soins.
MERCURE.
Arrête, ou sur ton dos le moindre pas attire
Un assommant éclat de mon juste courroux.
Tout ce que tu viens de dire
Est à moi, hormis les coups.
SOSIE.
Ce matin, du vaisseau, plein de frayeur en l'âme,
Cette lanterne sait comme je suis parti.
Amphitryon, du camp, vers Alcmène sa femme
M'a-t-il pas envoyé?
MERCURE.
Vous en avez menti.
C'est moi qu'Amphitryon députe vers Alcmène,
Et qui du port Persique arrive de ce pas;
Moi, qui viens annoncer la valeur de son bras
Qui nous fait remporter une victoire pleine,
Et de nos ennemis a mis le chef à bas.
C'est moi qui suis Sosie, enfin, de certitude,
Fils de Dave, honnête berger;
Frère d'Arpage mort en pays étranger;
Mari de Cléanthis la prude,
Dont l'humeur me fait enrager;
Qui dans Thèbe ai reçu mille coups d'étrivière,
Sans en avoir jamais dit rien;
Et jadis en public fus marqué par derrière,
Pour être trop homme de bien.
SOSIE, bas à part.
Il a raison. A moins d'être Sosie,
On ne peut pas savoir tout ce qu'il dit;
Et, dans l'étonnement dont mon âme est saisie,
Je commence, à mon tour, à le croire un petit[9]
En effet, maintenant que je le considère,
Je vois qu'il a de moi taille, mine, action.
Faisons-lui quelque question,
Afin d'éclaircir ce mystère.
Haut.
Parmi tout le butin fait sur nos ennemis,
Qu'est-ce qu'Amphitryon obtient pour son partage?
MERCURE.
Cinq fort gros diamans en nœud proprement mis,
Dont leur chef se paroît comme d'un rare ouvrage.
SOSIE.
A qui destine-t-il un si riche présent?
MERCURE.
A sa femme; et sur elle il le veut voir paroître.
SOSIE.
Mais où, pour l'apporter, est-il mis à présent?
MERCURE.
Dans un coffret scellé des armes de mon maître.
SOSIE, à part.
Il ne ment pas d'un mot à chaque repartie;
Et de moi je commence à douter tout de bon.
Près de moi, par la force, il est déjà Sosie;
Il pourrait bien encor l'être par la raison.
Pourtant, quand je me tâte et que je me rappelle,
Il me semble que je suis moi.
Où puis-je rencontrer quelque clarté fidèle,
Pour démêler ce que je voi?
Ce que j'ai fait tout seul, et que n'a vu personne,
A moins d'être moi-même, on ne le peut savoir.
Par cette question il faut que je l'étonne;
C'est de quoi le confondre, et nous allons le voir.
Haut.
Lorsqu'on étoit aux mains, que fis-tu dans nos tentes,
Où tu courus seul te fourrer?
MERCURE.
D'un jambon...
SOSIE, bas, à part.
L'y voilà!
MERCURE.
Que j'allai déterrer,
Je coupai bravement deux tranches succulentes,
Dont je sus fort bien me bourrer.
Et, joignant à cela d'un vin que l'on ménage,
Et dont, avant le goût, les yeux se contentoient,
Je pris un peu de courage
Pour nos gens qui se battoient.
SOSIE, bas, à part.
Cette preuve sans pareille
En sa faveur conclut bien;
Et l'on n'y peut dire rien,
S'il n'étoit dans la bouteille.
Haut.
Je ne saurois nier, aux preuves qu'on m'expose,
Que tu ne sois Sosie, et j'y donne ma voix.
Mais, si tu l'es, dis-moi qui tu veux que je sois,
Car encor faut-il bien que je sois quelque chose.
MERCURE.
Quand je ne serai plus Sosie,
Sois-le, j'en demeure d'accord;
Mais, tant que je le suis, je te garantis mort,
Si tu prends cette fantaisie.
SOSIE.
Tout cet embarras met mon esprit sur les dents,
Et la raison à ce qu'on voit s'oppose.
Mais il faut terminer enfin par quelque chose;
Et le plus court pour moi, c'est d'entrer là-dedans.
MERCURE.
Ah! tu prends donc, pendard! goût à la bastonnade?
SOSIE, battu par Mercure.
Ah! qu'est-ce-ci? grands dieux! il frappe un ton plus fort,
Et mon dos pour un mois en doit être malade.
Laissons ce diable d'homme et retournons au port.
O juste ciel! j'ai fait une belle ambassade!
MERCURE, seul.
Enfin je l'ai fait fuir; et, sous ce traitement,
De beaucoup d'actions il a reçu la peine;
Mais je vois Jupiter, que fort civilement
Reconduit l'amoureuse Alcmène.
[7] Mot inventé par Molière.
[8] Pour: laisse mon devoir. Archaïsme inusité.
[9] Voyez la note, t. II, p. 139.

SCÈNE III.--JUPITER, sous la figure d'Amphitryon; ALCMÈNE, CLÉANTHIS,
MERCURE.
JUPITER.
Défendez, chère Alcmène, aux flambeaux d'approcher.
Ils m'offrent des plaisirs en m'offrant votre vue;
Mais ils pourroient ici découvrir ma venue,
Qu'il est à propos de cacher.
Mon amour, que gênoient tous ces soins éclatans
Où me tenoit lié la gloire de nos armes,
Aux devoirs de ma charge a volé les instans
Qu'il vient de donner à vos charmes.
Ce vol, qu'à vos beautés mon cœur a consacré,
Pourroit être blâmé dans la bouche publique,
Et j'en veux pour témoin unique
Celle qui peut m'en savoir gré.
ALCMÈNE.
Je prends, Amphitryon, grande part à la gloire
Que répandent sur vous vos illustres exploits;
Et l'éclat de votre victoire
Sait toucher de mon cœur les sensibles endroits;
Mais, quand je vois que cet honneur fatal
Éloigne de moi ce que j'aime,
Je ne puis m'empêcher, dans ma tendresse extrême,
De lui vouloir un peu de mal,
Et d'opposer mes vœux à cet ordre suprême
Qui des Thébains vous fait le général,
C'est une douce chose, après une victoire,
Que la gloire où l'on voit ce qu'on aime élevé;
Mais, parmi les périls mêlés à cette gloire,
Un triste coup, hélas! est bientôt arrivé.
De combien de frayeurs a-t-on l'âme blessée,
Au moindre choc dont on entend parler!
Voit-on, dans les horreurs d'une telle pensée,
Par où jamais se consoler
Du coup dont on est menacée!
Et, de quelque laurier qu'on couronne un vainqueur,
Quelque part que l'on ait à cet honneur suprême,
Vaut-il ce qu'il en coûte aux tendresses d'un cœur
Qui peut, à tout moment, trembler pour ce qu'il aime?
JUPITER.
Je ne vois rien en vous dont mon feu ne s'augmente;
Tout y marque à mes yeux un cœur bien enflammé;
Et c'est je vous l'avoue, une chose charmante
De trouver tant d'amour dans un objet aimé,
Mais, si je l'ose dire, un scrupule me gêne,
Aux tendres sentimens que vous me faites voir;
Et, pour les bien goûter, mon amour, chère Alcmène,
Voudroit n'y voir entrer rien de votre devoir;
Qu'à votre seule ardeur, qu'à ma seule personne,
Je dusse les faveurs que je reçois de vous;
Et que la qualité que j'ai de votre époux
Ne fût point ce qui me les donne.
ALCMÈNE.
C'est de ce nom pourtant que l'ardeur qui me brûle
Tient le droit de paroître au jour;
Et je ne comprends rien à ce nouveau scrupule
Dont s'embarrasse votre amour.
JUPITER.
Ah! ce que j'ai pour vous d'ardeur et de tendresse
Passe aussi celle d'un époux;
Et vous ne savez pas, dans des momens si doux,
Quelle en est la délicatesse:
Vous ne concevez point qu'un cœur bien amoureux
Sur cent petits égards s'attache avec étude,
Et se fait une inquiétude
De la manière d'être heureux.
En moi, belle et charmante Alcmène,
Vous voyez un mari, vous voyez un amant;
Mais l'amant seul me touche, à parler franchement;
Et je sens, près de vous, que le mari le gêne.
Cet amant, de vos vœux jaloux au dernier point,
Souhaite qu'à lui seul votre cœur s'abandonne;
Et sa passion ne veut point
De ce que le mari lui donne.
Il veut de pure source obtenir vos ardeurs,
Et ne veut rien tenir des nœuds de l'hyménée,
Rien d'un fâcheux devoir qui fait agir les cœurs,
Et par qui tous les jours des plus chères faveurs
La douceur est empoisonnée.
Dans le scrupule enfin dont il est combattu,
Il veut, pour satisfaire à sa délicatesse,
Que vous le sépariez d'avec ce qui le blesse,
Que le mari ne soit que pour votre vertu,
Et que de votre cœur, de bonté revêtu,
L'amant ait tout l'amour et toute la tendresse.
ALCMÈNE.
Amphitryon, en vérité,
Vous vous moquez de tenir ce langage;
Et j'aurois peur qu'on ne vous crût pas sage,
Si de quelqu'un vous étiez écouté.
JUPITER.
Ce discours est plus raisonnable,
Alcmène, que vous ne pensez.
Mais un plus long séjour me rendroit trop coupable,
Et du retour au port les momens sont pressés.
Adieu. De mon devoir l'étrange barbarie
Pour un temps m'arrache de vous,
Mais, belle Alcmène, au moins, quand vous verrez l'époux,
Songez à l'amant, je vous prie.
ALCMÈNE.
Je ne sépare point ce qu'unissent les dieux;
Et l'époux et l'amant me sont fort précieux.

SCÈNE IV.--CLÉANTHIS, MERCURE.
CLÉANTHIS, à part.
O ciel! que d'aimables caresses
D'un époux ardemment chéri!
Et que mon traître de mari
Est loin de toutes ces tendresses!
MERCURE, à part.
La Nuit, qu'il me faut avertir,
N'a plus qu'à plier tous ses voiles,
Et, pour effacer les étoiles,
Le soleil de son lit peut maintenant sortir.
CLÉANTHIS, arrêtant Mercure.
Quoi! c'est ainsi que l'on me quitte!
MERCURE.
Et comment donc? Ne veux-tu pas
Que de mon devoir je m'acquitte,
Et que d'Amphitryon j'aille suivre les pas?
CLÉANTHIS.
Mais avec cette brusquerie,
Traître! de moi te séparer!
MERCURE.
Le beau sujet de fâcherie!
Nous avons tant de temps ensemble à demeurer!
CLÉANTHIS.
Mais quoi! partir ainsi d'une façon brutale,
Sans me dire un seul mot de douceur pour régale[10]!
MERCURE.
Diantre! où veux-tu que mon esprit
T'aille chercher des fariboles?
Quinze ans de mariage épuisent les paroles;
Et depuis un long temps nous nous sommes tout dit.
CLÉANTHIS.
Regarde, traître! Amphitryon;
Vois combien pour Alcmène il étale de flamme:
Et rougis, là-dessus, du peu de passion
Que tu témoignes pour ta femme.
MERCURE.
Eh! mon Dieu! Cléanthis, ils sont encore amans.
Il est certain âge où tout passe;
Et ce qui leur sied bien dans ces commencemens,
En nous, vieux mariés, auroit mauvaise grâce.
Il nous feroit beau voir, attachés face à face,
A pousser les beaux sentimens!
CLÉANTHIS.
Quoi! suis-je hors d'état, perfide, d'espérer
Qu'un cœur auprès de moi soupire?
MERCURE.
Non, je n'ai garde de le dire;
Mais je suis trop barbon pour oser soupirer,
Et je ferois crever de rire.
CLÉANTHIS.
Mérites-tu, pendard, cet insigne bonheur
De te voir pour épouse une femme d'honneur?
MERCURE.
Mon Dieu! tu n'es que trop honnête;
Ce grand honneur ne me vaut rien.
Ne sois point si femme de bien,
Et me romps un peu moins la tête.
CLÉANTHIS.
Comment! de trop bien vivre on te voit me blâmer!
MERCURE.
La douceur d'une femme est tout ce qui me charme;
Et ta vertu fait un vacarme
Qui ne cesse de m'assommer.
CLÉANTHIS.
Il te faudroit des cœurs pleins de fausses tendresses,
De ces femmes aux beaux et louables talens,
Qui savent accabler leurs maris de caresses,
Pour leur faire avaler l'usage des galans.
MERCURE.
Ma foi, veux-tu que je te dise?
Un mal d'opinion ne touche que les sots;
Et je prendrois pour ma devise:
«Moins d'honneur et plus de repos.»
CLÉANTHIS.
Comment! tu souffrirois, sans nulle répugnance,
Que j'aimasse un galant avec toute licence?
MERCURE.
Oui, si je n'étois plus de tes cris rebattu,
Et qu'on te vît changer d'humeur et de méthode.
J'aime mieux un vice commode
Qu'une fatigante vertu.
Adieu, Cléanthis, ma chère âme;
Il me faut suivre Amphitryon.
CLÉANTHIS, seule.
Pourquoi, pour punir cet infâme,
Mon cœur n'a-t-il assez de résolution?
Ah! que dans cette occasion
J'enrage d'être honnête femme!
[10] Pour: comme de régale. Archaïsme perdu.


ACTE II

SCÈNE I.--AMPHITRYON, SOSIE.
AMPHITRYON.
Viens çà, bourreau, viens çà. Sais-tu maître fripon,
Qu'à te faire assommer ton discours peut suffire,
Et que, pour te traiter comme je le désire,
Mon courroux n'attend qu'un bâton?
SOSIE.
Si vous le prenez sur ce ton,
Monsieur, je n'ai plus rien à dire,
Et vous aurez toujours raison.
AMPHITRYON.
Quoi! tu veux me donner pour des vérités, traître,
Des contes que je vois d'extravagance outrés?
SOSIE.
Non: je suis le valet, et vous êtes le maître;
Il n'en sera, monsieur, que ce que vous voudrez.
AMPHITRYON.
Çà, je veux étouffer le courroux qui m'enflamme,
Et, tout du long, t'ouïr sur ta commission.
Il faut, avant que voir ma femme,
Que je débrouille ici cette confusion.
Rappelle tous tes sens, rentre bien dans ton âme,
Et réponds mot pour mot à chaque question.
SOSIE.
Mais, de peur d'incongruité,
Dites-moi, de grâce, à l'avance,
De quel air il vous plaît que ceci soit traité.
Parlerai-je, monsieur, selon ma conscience,
Ou comme auprès des grands on le voit usité?
Faut-il dire la vérité,
Ou bien user de complaisance?
AMPHITRYON.
Non; je ne te veux obliger
Qu'à me rendre de tout un compte fort sincère.
SOSIE.
Bon. C'est assez, laissez-moi faire;
Vous n'avez qu'à m'interroger.
AMPHITRYON.
Sur l'ordre que tantôt je t'avois su prescrire...
SOSIE.
Je suis parti, les cieux d'un noir crêpe voilés,
Pestant fort contre vous dans ce fâcheux martyre,
Et maudissant vingt fois l'ordre dont vous parlez.
AMPHITRYON.
Comment, coquin!
SOSIE.
Monsieur, vous n'avez rien qu'à dire[11],
Je mentirai, si vous voulez.
AMPHITRYON.
Voilà comme un valet montre pour nous du zèle!
Passons. Sur les chemins que t'est-il arrivé?
SOSIE.
D'avoir une frayeur mortelle
Au moindre objet que j'ai trouvé.
AMPHITRYON.
Poltron!
SOSIE.
En nous formant, nature a ses caprices;
Divers penchans en nous elle fait observer;
Les uns à s'exposer trouvent mille délices;
Moi, j'en trouve à me conserver.
AMPHITRYON.
Arrivant au logis...
SOSIE.
J'ai, devant notre porte,
En moi-même voulu répéter un petit[12]
Sur quel ton et de quelle sorte
Je ferois du combat le glorieux récit.
AMPHITRYON.
Ensuite?
SOSIE.
On m'est venu troubler et mettre en peine.
AMPHITRYON.
Et qui?
SOSIE.
Sosie; un moi, un moi, de vos ordres jaloux,
Que vous avez du port envoyé vers Alcmène,
Et qui de nos secrets a connaissance pleine,
Comme le moi qui parle à vous.
AMPHITRYON.
Quels contes!
SOSIE.
Non, monsieur, c'est la vérité pure.
Ce moi plus tôt que moi s'est au logis trouvé;
Et j'étois venu, je vous jure,
Avant que je fusse arrivé.
AMPHITRYON.
D'où peut procéder, je te prie,
Ce galimatias maudit?
Est-ce songe? est-ce ivrognerie,
Aliénation d'esprit,
Ou méchante plaisanterie?
SOSIE.
Non, c'est la chose comme elle est,
Et point du tout conte frivole,
Je suis homme d'honneur, j'en donne ma parole,
Et vous m'en croirez, s'il vous plaît.
Je vous dis que, croyant n'être qu'un seul Sosie,
Je me suis trouvé deux chez nous;
Et que de ces deux moi, piqués de jalousie,
L'un est à la maison, et l'autre est avec vous;
Que le moi que voici, chargé de lassitude,
A trouvé l'autre moi frais, gaillard et dispos,
Et n'ayant d'autre inquiétude
Que de battre et casser des os.
AMPHITRYON.
Il faut être, je le confesse,
D'un esprit bien posé, bien tranquille, bien doux,
Pour souffrir qu'un valet de chansons me repaisse.
SOSIE.
Si vous vous mettez en courroux,
Plus de conférence entre nous;
Vous savez que d'abord tout cesse.
AMPHITRYON.
Non, sans emportement je te veux écouter;
Je l'ai promis. Mais dis, en bonne conscience,
Au mystère nouveau que tu me viens conter
Est-il quelque ombre d'apparence?
SOSIE.
Non; vous avez raison, et la chose à chacun
Hors de créance doit paroître.
C'est un fait à n'y rien connoître,
Un conte extravagant, ridicule, importun;
Cela choque le sens commun;
Mais cela ne laisse pas d'être.
AMPHITRYON.
Le moyen d'en rien croire, à moins qu'être insensé!
SOSIE.
Je ne l'ai pas cru, moi, sans une peine extrême.
Je me suis d'être deux senti l'esprit blessé,
Et longtemps d'imposteur j'ai traité ce moi-même;
Mais à me reconnoître enfin il m'a forcé:
J'ai vu que c'était moi, sans aucun stratagème.
Des pieds jusqu'à la tête il est comme moi fait,
Beau, l'air noble, bien pris, les manières charmantes;
Enfin, deux gouttes de lait
Ne sont pas plus ressemblantes;
Et n'étoit que ses mains sont un peu trop pesantes,
J'en serois fort satisfait.
AMPHITRYON.
A quelle patience il faut que je m'exhorte!
Mais enfin, n'es-tu pas entré dans la maison?
SOSIE.
Bon, entré! Eh! de quelle sorte?
Ai-je voulu jamais entendre de raison?
Et ne me suis-je pas interdit notre porte?
AMPHITRYON.
Comment donc?
SOSIE.
Avec un bâton,
Dont mon dos sent encore une douleur très-forte.
AMPHITRYON.
On t'a battu?
SOSIE.
Vraiment.
AMPHITRYON.
Et qui?
SOSIE.
Moi.
AMPHITRYON.
Toi, te battre?
SOSIE.
Oui, moi; non pas le moi d'ici,
Mais le moi du logis, qui frappe comme quatre.
AMPHITRYON.
Te confonde le ciel de me parler ainsi!
SOSIE.
Ce ne sont point des badinages:
Le moi que j'ai trouvé tantôt
Sur le moi qui vous parle a de grands avantages;
Il a le bras fort, le cœur haut:
J'en ai reçu des témoignages;
Et ce diable de moi m'a rossé comme il faut;
C'est un drôle qui fait des rages.
AMPHITRYON.
Achevons. As-tu vu ma femme?
SOSIE.
Non.
AMPHITRYON.
Pourquoi?
SOSIE.
Par une raison assez forte.
AMPHITRYON.
Qui t'a fait y manquer, maraud? Explique-toi.
SOSIE.
Faut-il le répéter vingt fois de même sorte?
Moi, vous dis-je, ce moi plus robuste que moi;
Ce moi qui s'est de force emparé de la porte;
Ce moi qui m'a fait filer doux;
Ce moi qui le seul moi veut être;
Ce moi de moi-même jaloux;
Ce moi vaillant, dont le courroux
Au moi poltron s'est fait connoître;
Enfin ce moi qui suis chez nous;
Ce moi qui s'est montré mon maître;
Ce moi qui m'a roué de coups.
AMPHITRYON.
Il faut que ce matin, à force de trop boire,
Il se soit troublé le cerveau.
SOSIE.
Je veux être pendu, si j'ai bu que de l'eau!
A mon serment on m'en peut croire.
AMPHITRYON.
Il faut donc qu'au sommeil tes sens se soient portés,
Et qu'un songe fâcheux, dans ces confus mystères,
T'ait fait voir toutes les chimères,
Dont tu me fais des vérités.
SOSIE.
Tout aussi peu. Je n'ai point sommeillé,
Et n'en ai même aucune envie.
Je vous parle bien éveillé;
You have read 1 text from French literature.
Next - Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 03
  • Parts
  • Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 01
    Total number of words is 3837
    Total number of unique words is 1383
    41.5 of words are in the 2000 most common words
    54.3 of words are in the 5000 most common words
    59.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 02
    Total number of words is 3746
    Total number of unique words is 1138
    44.5 of words are in the 2000 most common words
    54.9 of words are in the 5000 most common words
    60.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 03
    Total number of words is 3643
    Total number of unique words is 1121
    42.1 of words are in the 2000 most common words
    54.8 of words are in the 5000 most common words
    61.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 04
    Total number of words is 3653
    Total number of unique words is 1178
    42.1 of words are in the 2000 most common words
    52.6 of words are in the 5000 most common words
    58.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 05
    Total number of words is 4146
    Total number of unique words is 1330
    41.7 of words are in the 2000 most common words
    53.3 of words are in the 5000 most common words
    59.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 06
    Total number of words is 4277
    Total number of unique words is 1067
    44.3 of words are in the 2000 most common words
    56.0 of words are in the 5000 most common words
    60.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 07
    Total number of words is 4248
    Total number of unique words is 1091
    43.7 of words are in the 2000 most common words
    54.9 of words are in the 5000 most common words
    60.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 08
    Total number of words is 4467
    Total number of unique words is 1406
    39.2 of words are in the 2000 most common words
    52.5 of words are in the 5000 most common words
    57.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 09
    Total number of words is 4183
    Total number of unique words is 1129
    45.2 of words are in the 2000 most common words
    55.9 of words are in the 5000 most common words
    61.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 10
    Total number of words is 4412
    Total number of unique words is 1305
    40.9 of words are in the 2000 most common words
    52.2 of words are in the 5000 most common words
    58.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 11
    Total number of words is 4369
    Total number of unique words is 1155
    43.1 of words are in the 2000 most common words
    55.1 of words are in the 5000 most common words
    60.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 12
    Total number of words is 4218
    Total number of unique words is 1080
    43.1 of words are in the 2000 most common words
    55.2 of words are in the 5000 most common words
    60.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 13
    Total number of words is 4299
    Total number of unique words is 1362
    39.4 of words are in the 2000 most common words
    50.3 of words are in the 5000 most common words
    56.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 14
    Total number of words is 4086
    Total number of unique words is 1133
    44.1 of words are in the 2000 most common words
    54.3 of words are in the 5000 most common words
    58.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 15
    Total number of words is 4096
    Total number of unique words is 1176
    37.8 of words are in the 2000 most common words
    46.9 of words are in the 5000 most common words
    51.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 16
    Total number of words is 4155
    Total number of unique words is 1205
    37.9 of words are in the 2000 most common words
    47.2 of words are in the 5000 most common words
    51.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 17
    Total number of words is 4206
    Total number of unique words is 1385
    38.3 of words are in the 2000 most common words
    50.2 of words are in the 5000 most common words
    55.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 18
    Total number of words is 4091
    Total number of unique words is 1152
    41.6 of words are in the 2000 most common words
    51.1 of words are in the 5000 most common words
    57.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 19
    Total number of words is 4252
    Total number of unique words is 1208
    40.0 of words are in the 2000 most common words
    51.1 of words are in the 5000 most common words
    57.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Molière - Œuvres complètes, Tome 4 - 20
    Total number of words is 2239
    Total number of unique words is 815
    40.4 of words are in the 2000 most common words
    48.9 of words are in the 5000 most common words
    52.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.