Molière - Œuvres complètes, Tome 1 - 20

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A don Garcie.
Donnez. Nous allons voir qui mérite le blâme.
Avec votre moitié rassemblez celle-ci,
Lisez, et hautement; je veux l'entendre aussi.
DON GARCIE.
_Au prince don Garcie._ Ah!
DONE ELVIRE.
Achevez de lire;
Votre âme pour ce mot ne doit pas s'interdire.
DON GARCIE lit.
«Quoique votre rival, prince, alarme votre âme,
»Vous devez toutefois vous craindre plus que lui;
»Et vous avez en vous à détruire aujourd'hui
»L'obstacle le plus grand que trouve votre flamme.
»Je chéris tendrement ce qu'a fait don Garcie
»Pour me tirer des mains de nos fiers ravisseurs.
»Son amour, ses devoirs, ont pour moi des douceurs;
»Mais il m'est odieux avec sa jalousie.
»Otez donc à vos feux ce qu'ils en font paroître,
»Méritez les regards que l'on jette sur eux;
»Et lorsqu'on vous oblige à vous tenir heureux,
»Ne vous obstinez point à ne pas vouloir l'être.»
DONE ELVIRE.
Eh bien, que dites-vous?
DON GARCIE.
Ah! madame, je dis
Qu'à cet objet mes sens demeurent interdits;
Que je vois dans ma plainte une horrible injustice,
Et qu'il n'est point pour moi d'assez cruel supplice.
DONE ELVIRE.
Il suffit. Apprenez que si j'ai souhaité
Qu'à vos yeux cet écrit pût être présenté,
C'est pour le démentir, et cent fois me dédire
De tout ce que pour vous vous y venez de lire.
Adieu, prince.
DON GARCIE.
Madame, hélas! où fuyez-vous?
DONE ELVIRE.
Où vous ne serez point, trop odieux jaloux!
DON GARCIE.
Ah! madame, excusez un amant misérable,
Qu'un sort prodigieux a fait vers[339] vous coupable,
Et qui, bien qu'il vous cause un courroux si puissant,
Eût été plus blâmable à rester innocent.
Car enfin, peut-il être une âme bien atteinte,
Dont l'espoir le plus doux ne soit mêlé de crainte?
Et pourriez-vous penser que mon cœur eût aimé,
Si ce billet fatal ne l'eût point alarmé;
S'il n'avait point frémi des coups de cette foudre,
Dont je me figurois tout mon bonheur en poudre?
Vous mêmes, dites-moi si cet événement
N'eût pas dans mon erreur jeté tout autre amant:
Si d'une preuve, hélas! qui me sembloit si claire,
Je pouvois démentir...
DONE ELVIRE.
Oui, vous le pouviez faire;
Et dans mes sentimens, assez bien éclairés,
Vos doutes rencontroient des garans assurés:
Vous n'aviez rien à craindre; et d'autres, sur ce gage,
Auroient du monde entier bravé le témoignage.
DON GARCIE.
Moins on mérite un bien qu'on nous fait espérer,
Plus notre âme a de peine à pouvoir s'assurer.
Un sort trop plein de gloire à nos yeux est fragile,
Et nous laisse aux soupçons une pente facile.
Pour moi, qui crois si peu mériter vos bontés,
J'ai douté du bonheur de mes témérités[340];
J'ai cru que, dans ces lieux rangés sous ma puissance,
Votre âme se forçoit à quelque complaisance;
Que, déguisant pour moi votre sévérité...
DONE ELVIRE.
Et je pourrois descendre à cette lâcheté!
Moi, prendre le parti d'une honteuse feinte!
Agir par les motifs d'une servile crainte,
Trahir mes sentimens, et, pour être en vos mains,
D'un masque de faveur vous couvrir mes dédains!
La gloire sur mon cœur auroit si peu d'empire!
Vous pouvez le penser, et vous me l'osez dire!
Apprenez que ce cœur ne sait point s'abaisser;
Qu'il n'est rien sous les cieux qui puisse l'y forcer;
Et, s'il vous a fait voir, par une erreur insigne,
Des marques de bonté dont vous n'étiez pas digne,
Qu'il saura bien montrer, malgré votre pouvoir,
La haine que pour vous il se résout d'avoir,
Braver votre furie, et vous faire connoître
Qu'il n'a point été lâche, et ne veut jamais l'être.
DON GARCIE.
Eh bien, je suis coupable, et ne m'en défends pas:
Mais je demande grâce à vos divins appas;
Je la demande au nom de la plus vive flamme
Dont jamais deux beaux yeux aient fait brûler une âme.
Que si votre courroux ne peut être apaisé,
Si mon crime est trop grand pour se voir excusé,
Si vous ne regardez ni l'amour qui le cause,
Ni le vif repentir que mon cœur vous expose,
Il faut qu'un coup heureux, en me faisant mourir,
M'arrache à des tourmens que je ne puis souffrir.
Non, ne présumez pas qu'ayant su vous déplaire,
Je puis vivre une heure avec votre colère.
Déjà de ce moment la barbare longueur
Sous ses cuisans remords fait succomber mon cœur,
Et de mille vautours les blessures cruelles
N'ont rien de comparable à ses douleurs mortelles.
Madame, vous n'avez qu'à me le déclarer:
S'il n'est point de pardon que je doive espérer,
Cette épée aussitôt, par un coup favorable,
Va percer, à vos yeux, le cœur d'un misérable;
Ce cœur, ce traître cœur, dont les perplexités
Ont si fort outragé vos extrêmes bontés:
Trop heureux, en mourant, si ce coup légitime
Efface en votre esprit l'image de mon crime,
Et ne laisse aucuns traits de votre aversion
Au foible souvenir de mon affection!
C'est l'unique faveur que demande ma flamme[341].
DONE ELVIRE.
Ah! prince trop cruel!
DON GARCIE.
Dites, parlez, madame.
DONE ELVIRE.
Faut-il encor pour vous conserver des bontés,
Et vous voir m'outrager par tant d'indignités?
DON GARCIE.
Un cœur ne peut jamais outrager quand il aime;
Et ce que fait l'amour, il l'excuse lui-même.
DONE ELVIRE.
L'amour n'excuse point de tels emportemens.
DON GARCIE.
Tout ce qu'il a d'ardeur passe en ses mouvemens;
Et plus il devient fort, plus il trouve de peine...
DONE ELVIRE.
Non, ne m'en parlez point, vous méritez ma haine.
DON GARCIE.
Vous me haïssez donc?
DONE ELVIRE.
J'y veux tâcher, au moins,
Mais, hélas! je crains bien que j'y perde mes soins,
Et que tout le courroux qu'excite votre offense
Ne puisse jusque-là faire aller ma vengeance.
DON GARCIE.
D'un supplice si grand ne tentez point l'effort,
Puisque pour vous venger je vous offre ma mort;
Prononcez-en l'arrêt, et j'obéis sur l'heure.
DONE ELVIRE.
Qui ne sauroit haïr ne peut vouloir qu'on meure.
DON GARCIE.
Et moi, je ne puis vivre, à moins que vos bontés
Accordent un pardon à mes témérités.
Résolvez l'un des deux, de punir ou d'absoudre.
DONE ELVIRE.
Hélas! j'ai trop fait voir ce que je puis résoudre.
Par l'aveu d'un pardon n'est-ce pas se trahir,
Que dire au criminel qu'on ne peut le haïr?
DON GARCIE.
Ah! c'en est trop; souffrez, adorable princesse...
DONE ELVIRE.
Laissez: je me veux mal d'une telle foiblesse.
DON GARCIE, seul.
Enfin, je suis...

SCÈNE VII.--DON GARCIE, DON LOPE.
DON LOPE.
Seigneur, je viens vous informer
D'un secret dont vos feux ont droit de s'alarmer.
DON GARCIE.
Ne me viens point parler de secret ni d'alarme,
Dans les doux mouvemens du transport qui me charme.
Après ce qu'à mes yeux on vient de présenter,
Il n'est point de soupçons que je doive écouter;
Et d'un divin objet la bonté sans pareille
A tous ces vains rapports doit fermer mon oreille:
Ne m'en fais plus.
DON LOPE.
Seigneur, je veux ce qu'il vous plaît;
Mes soins en tout ceci n'ont que votre intérêt.
J'ai cru que le secret que je viens de surprendre
Méritoit bien qu'en hâte on vous le vînt apprendre;
Mais, puisque vous voulez que je n'en touche rien,
Je vous dirai, seigneur, pour changer d'entretien,
Que déjà dans Léon on voit chaque famille
Lever le masque au bruit des troupes de Castille,
Et que surtout le peuple y fait pour son vrai roi
Un éclat à donner au tyran de l'effroi.
DON GARCIE.
La Castille du moins n'aura pas la victoire,
Sans que nous essayions d'en partager la gloire;
Et nos troupes aussi peuvent être en état
D'imprimer quelque crainte au cœur de Mauregat.
Mais quel est ce secret dont tu voulois m'instruire?
Voyons un peu.
DON LOPE.
Seigneur, je n'ai rien à vous dire.
DON GARCIE.
Va, va, parle; mon cœur t'en donne le pouvoir.
DON LOPE.
Vos paroles, seigneur, m'en ont trop fait savoir;
Et, puisque mes avis ont de quoi vous déplaire,
Je saurai désormais trouver l'art de me taire.
DON GARCIE.
Enfin, je veux savoir la chose absolument.
DON LOPE.
Je ne réplique point à ce commandement.
Mais, seigneur, en ce lieu le devoir de mon zèle
Trahiroit le secret d'une telle nouvelle.
Sortons pour vous l'apprendre: et, sans rien embrasser,
Vous-même vous verrez ce qu'on en doit penser.

[337] Pour: d'une oreille avide. Expression impropre.
[338] Changement de scène transporté avec quelques modifications
heureuses dans le _Misanthrope_, acte V, scène II.
[339] Pour: envers vous. Expression impropre plutôt qu'archaïsme.
[340] Passage transporté dans le _Tartuffe_, acte IV, scène VI de l'acte
II d'_Amphitryon_.
[340] Passage transporté dans le _Tartuffe_, acte IV, scène V, avec
quelques changements.
[341] Les traits nombreux de cette scène ont été rapportés par Molière
dans la scène VI de l'acte II d'_Amphitryon_.


ACTE III

SCÈNE I.--DONE ELVIRE, ÉLISE.
DONE ELVIRE.
Élise, que dis-tu de l'étrange foiblesse
Que vient de témoigner le cœur d'une princesse?
Que dis-tu de me voir tomber si promptement
De toute la chaleur de mon ressentiment?
Et, malgré tant d'éclat, relâcher mon courage
Au pardon trop honteux d'un si cruel outrage?
ÉLISE.
Moi, je dis que d'un cœur que nous pouvons chérir
Une injure sans doute est bien dure à souffrir;
Mais que, s'il n'en est point qui davantage irrite,
Il n'en est point aussi qu'on pardonne si vite;
Et qu'un coupable aimé triomphe à nos genoux
De tous les prompts transports du plus bouillant courroux,
D'autant plus aisément, madame, quand l'offense
Dans un excès d'amour peut trouver sa naissance.
Ainsi, quelque dépit que l'on vous ait causé,
Je ne m'étonne point de le voir apaisé!
Et je sais quel pouvoir, malgré votre menace,
A de pareils forfaits donnera toujours grâce.
DONE ELVIRE.
Ah! sache, quelque ardeur qui m'impose des lois,
Que mon front a rougi pour la dernière fois;
Et que, si désormais on pousse ma colère,
Il n'est point de retour qu'il faille qu'on espère.
Quand je pourrois reprendre un tendre sentiment,
C'est assez contre lui que l'éclat d'un serment:
Car enfin, un esprit qu'un peu d'orgueil inspire
Trouve beaucoup de honte à se pouvoir dédire;
Et souvent, aux dépens d'un pénible combat,
Fait sur ses propres vœux un illustre attentat,
S'obstine par honneur, et n'a rien qu'il n'immole
A la noble fierté de tenir sa parole.
Ainsi, dans le pardon que l'on vient d'obtenir.
Ne prends point de clartés pour régler l'avenir;
Et, quoi qu'à mes destins la fortune prépare,
Crois que je ne puis être au prince de Navarre,
Que de ces noirs accès qui troublent sa raison
Il n'ait fait éclater l'entière guérison,
Et réduit tout mon cœur, que ce mal persécute,
A n'en plus redouter l'affront d'une rechute.
ÉLISE.
Mais quel affront nous fait le transport d'un jaloux?
DONE ELVIRE.
En est-il un qui soit plus digne de courroux?
Et, puisque notre cœur fait un effort extrême
Lorsqu'il se peut résoudre à confesser qu'il aime,
Puisque l'honneur du sexe, en tout temps rigoureux,
Oppose un fort obstacle à de pareils aveux,
L'amant qui voit pour lui franchir un tel obstacle
Doit-il impunément douter de cet oracle?
Et n'est-il pas coupable, alors qu'il ne croit pas
Ce qu'on ne dit jamais qu'après de grands combats[342]?
ÉLISE.
Moi, je tiens que toujours un peu de défiance
En ces occasions n'a rien qui nous offense;
Et qu'il est dangereux qu'un cœur qu'on a charmé
Soit trop persuadé, madame, d'être aimé,
Si...
DONE ELVIRE.
N'en disputons plus. Chacun a sa pensée.
C'est un scrupule enfin dont mon âme est blessée;
Et, contre mes désirs, je sens je ne sais quoi
Me prédire un éclat entre le prince et moi,
Qui, malgré ce qu'on doit aux vertus dont il brille...
Mais, ô ciel! en ces lieux don Sylve de Castille!

SCÈNE II.--DONE ELVIRE, DON ALPHONSE cru don Sylve, ÉLISE.
DONE ELVIRE.
Ah! seigneur, par quel sort vous vois-je maintenant?
DON ALPHONSE.
Je sais que mon abord, madame, est surprenant,
Et qu'être sans éclat entré dans cette ville,
Dont l'ordre d'un rival rend l'accès difficile;
Qu'avoir pu me soustraire aux yeux de ses soldats,
C'est un événement que vous n'attendiez pas.
Mais, si j'ai dans ces lieux franchi quelques obstacles,
L'ardeur de vous revoir peut bien d'autres miracles;
Tout mon cœur a senti par de trop rudes coups
Le rigoureux destin d'être éloigné de vous,
Et je n'ai pu nier au tourment qui le tue
Quelques momens secrets d'une si chère vue.
Je viens vous dire donc que je rends grâce au cieux
De vous voir hors des mains d'un tyran odieux.
Mais, parmi les douceurs d'une telle aventure,
Ce qui m'est un sujet d'éternelle torture,
C'est de voir qu'à mon bras les rigueurs de mon sort
Ont envié l'honneur de cet illustre effort,
Et fait à mon rival, avec trop d'injustice,
Offrir les doux périls d'un si fameux service.
Oui, madame, j'avois, pour rompre vos liens,
Des sentimens sans doute aussi beaux que les siens;
Et je pouvois pour vous gagner cette victoire,
Si le ciel n'eût voulu m'en dérober la gloire.
DONE ELVIRE.
Je sais, seigneur, je sais que vous avez un cœur
Qui des plus grands périls vous peut rendre vainqueur;
Et je ne doute point que ce généreux zèle,
Dont la chaleur vous pousse à venger ma querelle
N'eût, contre les efforts d'un indigne projet,
Pu faire en ma faveur tout ce qu'un autre a fait.
Mais, sans cette action dont vous étiez capable,
Mon sort à la Castille est assez redevable.
On sait ce qu'en ami plein d'ardeur et de foi
Le comte votre père a fait pour feu le roi:
Après l'avoir aidé jusqu'à l'heure dernière,
Il donne en ses États un asile à mon frère;
Quatre lustres entiers il y cache son sort
Aux barbares fureurs de quelque lâche effort;
Et, pour rendre à son front l'éclat d'une couronne,
Contre nos ravisseurs vous marchez en personne.
N'êtes-vous pas content? et ces soins généreux
Ne m'attachent-ils point par d'assez puissans nœuds?
Quoi! votre âme, seigneur, seroit-elle obstinée
A vouloir asservir toute ma destinée?
Et faut-il que jamais il ne tombe sur nous
L'ombre d'un seul bienfait qu'il ne vienne de vous
Ah! souffrez, dans les maux où mon destin m'expose,
Qu'au soin d'un autre aussi je doive quelque chose;
Et ne vous plaignez point de voir un autre bras
Acquérir de la gloire où le vôtre n'est pas.
DON ALPHONSE.
Oui, madame, mon cœur doit cesser de s'en plaindre;
Avec trop de raison vous voulez m'y contraindre;
Et c'est injustement qu'on se plaint d'un malheur
Quand un autre plus grand s'offre à notre douleur
Ce secours d'un rival m'est un cruel martyre;
Mais, hélas! de mes maux ce n'est pas là le pire.
Le coup, le rude coup dont je suis atterré
C'est de me voir par vous ce rival préféré.
Oui, je ne vois que trop que ses feux pleins de gloire
Sur les miens dans votre âme emportent la victoire
Et cette occasion de servir vos appas,
Cet avantage offert de signaler son bras,
Cet éclatant exploit qui vous fut salutaire,
N'est que le pur effet du bonheur de vous plaire
Que le secret pouvoir d'un astre merveilleux
Qui fait tomber la gloire où s'attachent vos vœux.
Ainsi tous mes efforts ne seront que fumée.
Contre vos fiers tyrans je conduis une armée;
Mais je marche en tremblant à cet illustre emploi,
Assuré que vos vœux ne seront pas pour moi;
Et que, s'ils sont suivis, la fortune prépare
L'heur des plus beaux succès aux soins de la Navarre.
Ah! madame, faut-il me voir précipité
De l'espoir glorieux dont je m'étois flatté?
Et ne puis-je savoir quels crimes on m'impute,
Pour avoir mérité cette effroyable chute?
DONE ELVIRE.
Ne me demandez rien avant que regarder
Ce qu'à mes sentiments vous devez demander;
Et, sur cette froideur qui semble vous confondre,
Répondez-vous, seigneur ce que je puis répondre:
Car enfin tous vos soins ne sauroient ignorer
Quels secrets de votre âme on m'a su déclarer;
Et je la crois, cette âme, et trop noble et trop haute,
Pour vouloir m'obliger à commettre une faute.
Vous-même, dites-vous s'il est de l'équité
De me voir couronner une infidélité;
Si vous pouviez m'offrir, sans beaucoup d'injustice,
Un cœur à d'autres yeux offert en sacrifice;
Vous plaindre avec raison, et blâmer mes refus,
Lorsqu'ils veulent d'un crime affranchir vos vertus.
Oui, seigneur, c'est un crime; et les premières flammes
Ont des droits si sacrés sur les illustres âmes,
Qu'il faut perdre grandeurs, et renoncer au jour,
Plutôt que de pencher vers un second amour[343].
J'ai pour vous cette ardeur que peut prendre l'estime
Pour un courage haut, pour un cœur magnanime;
Mais n'exigez de moi que ce que je vous dois,
Et soutenez l'honneur de votre premier choix.
Malgré vos feux nouveaux, voyez quelle tendresse
Vous conserve le cœur de l'aimable comtesse;
Ce que pour un ingrat (car vous l'êtes, seigneur),
Elle a d'un choix constant refusé le bonheur!
Quel mépris généreux, dans son ardeur extrême,
Elle a fait de l'éclat que donne un diadème!
Voyez combien d'efforts pour vous elle a bravés!
Et rendez à son cœur ce que vous lui devez.
DON ALPHONSE.
Ah! madame, à mes yeux n'offrez point son mérite:
Il n'est que trop présent à l'ingrat qui la quitte;
Et, si mon cœur vous dit ce que pour elle il sent,
J'ai peur qu'il ne soit pas envers vous innocent.
Oui, ce cœur l'ose plaindre, et ne suit pas sans peine
L'impérieux effort de l'amour qui l'entraîne:
Aucun espoir pour vous n'a flatté mes désirs,
Qui ne m'ait arraché pour elle des soupirs;
Qui n'ait dans ces douceurs fait jeter à mon âme
Quelques tristes regards vers sa première flamme!
Se reprocher l'effet de vos divins attraits,
Et mêler des remords à mes plus chers souhaits.
J'ai fait plus que cela, puisqu'il vous faut tout dire:
Oui, j'ai voulu sur moi vous ôter votre empire,
Sortir de votre chaîne, et rejeter mon cœur
Sous le joug innocent de son premier vainqueur.
Mais, après mes efforts, ma constance abattue
Voit un cours nécessaire à ce mal qui me tue;
Et, dût être mon sort à jamais malheureux,
Je ne puis renoncer à l'espoir de mes vœux.
Je ne saurois souffrir l'épouvantable idée
De vous voir par un autre à mes yeux possédée;
Et le flambeau du jour, qui m'offre vos appas,
Doit avant cet hymen éclairer mon trépas.
Je sais que je trahis une princesse aimable;
Mais, madame, après tout, mon cœur est-il coupable?
Et le fort ascendant que prend votre beauté
Laisse-t-il aux esprits aucune liberté?
Hélas! je suis ici bien plus à plaindre qu'elle:
Son cœur, en me perdant, ne perd qu'un infidèle,
D'un pareil déplaisir on se peut consoler:
Mais moi, par un malheur qui ne peut s'égaler,
J'ai celui de quitter une aimable personne,
Et tous les maux encor que mon amour me donne.
DONE ELVIRE.
Vous n'avez que les maux que vous voulez avoir,
Et toujours notre cœur est en notre pouvoir.
Il peut bien quelquefois montrer quelque foiblesse;
Mais enfin sur nos sens la raison, la maîtresse...

SCÈNE III.--DON GARCIE, DONE ELVIRE, DON ALPHONSE, cru don Sylve.
DON GARCIE.
Madame, mon abord, comme je connois bien,
Assez mal à propos trouble votre entretien;
Et mes pas en ce lieu, s'il faut que je le die,
Ne croyoient pas trouver si bonne compagnie
DONE ELVIRE.
Cette vue, en effet, surprend au dernier point;
Et, de même que vous, je ne l'attendois point.
DON GARCIE.
Oui, madame, je crois que de cette visite,
Comme vous l'assurez, vous n'étiez point instruite.
A don Sylve.
Mais, seigneur, vous deviez nous faire au moins l'honneur
De nous donner avis de ce rare bonheur,
Et nous mettre en état, sans nous vouloir surprendre,
De vous rendre en ces lieux ce qu'on voudroit vous rendre.
DON ALPHONSE.
Les héroïques soins vous occupent si fort,
Que de vous en tirer, seigneur, j'aurois eu tort;
Et des grands conquérans les sublimes pensées
Sont aux civilités avec peine abaissées.
DON GARCIE.
Mais les grands conquérans, dont on vante les soins,
Loin d'aimer le secret, affectent les témoins;
Leur âme, dès l'enfance à la gloire élevée,
Les fait dans leurs projets aller tête levée,
Et, s'appuyant toujours sur des[344] hauts sentimens,
Ne s'abaisse jamais à des déguisemens,
Ne commettez-vous point vos vertus héroïques,
En passant dans ces lieux par des[345] sourdes pratiques;
Et ne craignez-vous point qu'on puisse, aux yeux de tous,
Trouver cette action trop indigne de vous?
DON ALPHONSE.
Je ne sais si quelqu'un blâmera ma conduite,
Au secret que j'ai fait d'une telle visite,
Mais je sais qu'aux projets[346] qui veulent la clarté,
Prince, je n'ai jamais cherché l'obscurité;
Et, quand j'aurai sur vous à faire une entreprise,
Vous n'aurez pas sujet de blâmer la surprise:
Il ne tiendra qu'à vous de vous en garantir,
Et l'on prendra le soin de vous en avertir.
Cependant demeurons aux termes ordinaires,
Remettons nos débats après d'autres affaires;
Et, d'un sang un peu chaud réprimant les bouillons,
N'oublions pas tous deux devant qui nous parlons.
DONE ELVIRE, à don Garcie.
Prince, vous avez tort; et sa visite est telle
Que vous...
DON GARCIE.
Ah! c'en est trop que prendre sa querelle,
Madame; et votre esprit devroit feindre un peu mieux,
Lorsqu'il veut ignorer sa venue en ces lieux.
Cette chaleur si prompte à vouloir la défendre
Persuade assez mal qu'elle ait pu vous surprendre.
DONE ELVIRE.
Quoi que vous soupçonniez, il m'importe si peu,
Que j'aurois du regret d'en faire un désaveu.
DON GARCIE.
Poussez donc jusqu'au bout cet orgueil héroïque,
Et que, sans hésiter, tout votre cœur s'explique:
C'est au déguisement donner trop de crédit.
Ne désavouez rien, puisque vous l'avez dit.
Tranchez, tranchez le mot, forcez toute contrainte;
Dites que de ses feux vous ressentez l'atteinte;
Que pour vous sa présence a des charmes si doux...
DONE ELVIRE.
Et, si je veux l'aimer, m'en empêcherez-vous?
Avez-vous sur mon cœur quelque empire à prétendre?
Et, pour régler mes vœux, ai-je votre ordre à prendre?
Sachez que trop d'orgueil a pu vous décevoir,
Si votre cœur sur moi s'est cru quelque pouvoir;
Et que mes sentimens sont d'une âme trop grande
Pour vouloir les cacher, lorsqu'on me les demande.
Je ne vous dirai point si le comte est aimé;
Mais apprenez de moi qu'il est fort estimé;
Que ses hautes vertus, pour qui je m'intéresse,
Méritent mieux que vous les vœux d'une princesse;
Que je garde aux ardeurs[347], aux soins qu'il me fait voir,
Tout le ressentiment[348] qu'une âme puisse avoir;
Et que si des destins la fatale puissance
M'ôte la liberté d'être sa récompense,
Au moins est-il en moi de promettre à ses vœux
Qu'on ne me verra point le butin de vos feux.
Et, sans vous amuser d'une attente frivole,
C'est à quoi je m'engage, et je tiendrai parole.
Voilà mon cœur ouvert, puisque vous le voulez,
Et mes vrais sentimens à vos yeux étalés.
Êtes-vous satisfait? et mon âme attaquée
S'est-elle, à votre avis assez bien expliquée?
Voyez, pour vous ôter tout lieu de soupçonner
S'il reste quelque jour encore à vous donner.
A don Sylve.
Cependant, si vos soins s'attachent à me plaire,
Songez que votre bras, comte, m'est nécessaire;
Et, d'un capricieux quels que soient les transports,
Qu'à punir nos tyrans il doit tous ses efforts.
Fermez l'oreille enfin à toute sa furie;
Et, pour vous y porter, c'est moi qui vous en prie.

SCÈNE IV.--DON GARCIE, DON ALPHONSE cru don Sylve.
DON GARCIE.
Tout vous rit et votre âme, en cette occasion,
Jouit superbement de ma confusion.
Il vous est doux de voir un aveu plein de gloire
Sur les feux d'un rival marquer votre victoire:
Mais c'est à votre joie un surcroît sans égal,
D'en avoir pour témoins les yeux de ce rival;
Et mes prétentions, hautement étouffées,
A vos vœux triomphans sont d'illustres trophées.
Goûtez à pleins transports ce bonheur éclatant;
Mais sachez qu'on n'est pas encore où l'on prétend.
La fureur qui m'anime a de trop justes causes.
Et l'on verra peut-être arriver bien des choses.
Un désespoir va loin quand il est échappé,
Et tout est pardonnable à qui se voit trompé.
Si l'ingrate à mes yeux, pour flatter votre flamme,
A jamais n'être à moi vient d'engager son âme,
Je saurai bien trouver, dans mon juste courroux,
Les moyens d'empêcher qu'elle ne soit à vous.
DON ALPHONSE.
Cet obstacle n'est pas ce qui me met en peine.
Nous verrons quelle attente en tous cas sera vaine;
Et chacun, de ses feux, pourra, par sa valeur,
Ou défendre la gloire ou venger le malheur.
Mais, comme, entre rivaux, l'âme la plus posée
A des termes d'aigreur trouve une pente aisée,
Et que je ne veux point qu'un pareil entretien
Puisse trop échauffer votre esprit et le mien,
Prince, affranchissez-moi d'une gêne secrète,
Et me donnez moyen de faire ma retraite.
DON GARCIE.
Non, non, ne craignez point qu'on pousse votre esprit
A violer ici l'ordre qu'on vous prescrit.
Quelque juste fureur qui me presse et vous flatte,
Je sais, comte, je sais quand il faut qu'elle éclate.
Ces lieux vous sont ouverts: oui, sortez-en, sortez,
Glorieux des douceurs que vous en remportez;
Mais, encore une fois, apprenez que ma tête
Peut seule dans vos mains mettre votre conquête.
DON ALPHONSE.
Quand nous en serons là, le sort entre nos bras
De tous nos intérêts videra les débats.

[342] Tirade transportée presque tout entière dans le _Misanthrope_,
acte III, scène IV.
[343] Quatre vers transportés dans la scène II de l'acte IV des _Femmes
savantes_.
[344] Pour: de. Faute de français. La distinction entre _de_ partitif et
_des_ général ne s'est faite définitivement qu'après l'époque de
Molière.
[345] même remarque.
[346] Pour: en fait de projets. Même remarque.
[347] Pour: le ressentiment des ardeurs. Faute de français, expression
impropre.
[348] Ressentiment, pour: le sentiment intérieur réfléchi. Archaïsme
regrettable. Racine disait avec raison: «Le ressentiment d'un bienfait.»


ACTE IV

SCÈNE I.--DONE ELVIRE, DON ALVAR.
DONE ELVIRE.
Retournez, don Alvar, et perdez l'espérance
De me persuader l'oubli de cette offense.
Cette plaie en mon cœur ne sauroit se guérir,
Et les soins qu'on en prend ne font rien que l'aigrir.
A quelques faux respects croit-il que je défère?
Non, non: il a poussé trop avant ma colère;
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