Molière - Œuvres complètes, Tome 1 - 18

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Allez, dessus ce point n'ayez aucun scrupule:
Je sais qu'elle est à vous; et bien loin de brûler...
CÉLIE.
Ah! qu'ici tu sais bien, traître, dissimuler!
LÉLIE.
Quoi! me soupçonnez-vous d'avoir une pensée
De qui son âme ait lieu de se croire offensée?
De cette lâcheté voulez-vous me noircir?
CÉLIE.
Parle, parle à lui-même, il pourra t'éclaircir.
SGANARELLE, à Célie.
Vous me défendez mieux que je ne saurois faire,
Et du biais qu'il faut vous prenez cette affaire.

SCÈNE XXII.--CÉLIE, LÉLIE, SGANARELLE, LA FEMME DE SGANARELLE,
LA SUIVANTE DE CÉLIE.
LA FEMME DE SGANARELLE.
Je ne suis point d'humeur à vouloir contre vous
Faire éclater, madame, un esprit trop jaloux;
Mais je ne suis point dupe, et vois ce qui se passe:
Il est de certains feux de fort mauvaise grâce;
Et votre âme devroit prendre un meilleur emploi
Que de séduire un cœur qui doit n'être qu'à moi.
CÉLIE.
La déclaration est assez ingénue.
SGANARELLE, à sa femme.
L'on ne demandoit pas, carogne, ta venue;
Tu la viens quereller lorsqu'elle me défend,
Et tu trembles de peur qu'on t'ôte ton galant.
CÉLIE.
Allez, ne croyez pas que l'on en ait envie.
Se tournant vers Lélie.
Tu vois si c'est mensonge; et j'en suis fort ravie.
LÉLIE.
Que me veut-on conter?
LA SUIVANTE.
Ma foi, je ne sais pas
Quand on verra finir ce galimatias;
Depuis assez longtemps je tâche à le comprendre.
Et si[319], plus je l'écoute, et moins je puis l'entendre.
Je vois bien à la fin que je m'en dois mêler.
Elle se met entre Lélie et sa maîtresse.
Répondez-moi par ordre, et me laissez parler.
A Lélie.
Vous, qu'est-ce qu'à son cœur peut reprocher le vôtre?
LÉLIE.
Que l'infidèle a pu me quitter pour un autre;
Que lorsque sur le bruit de son hymen fatal,
J'accours tout transporté d'un amour sans égal,
Dont l'ardeur résistoit à se croire oubliée,
Mon abord en ces lieux la trouve mariée.
LA SUIVANTE.
Mariée! à qui donc?
LÉLIE, montrant Sganarelle.
A lui.
LA SUIVANTE.
Comment, à lui?
LÉLIE.
Oui-da!
LA SUIVANTE.
Qui vous l'a dit?
LÉLIE.
C'est lui-même aujourd'hui.
LA SUIVANTE, à Sganarelle.
Est-il vrai?
SGANARELLE.
Moi? J'ai dit que c'étoit à ma femme
Que j'étois marié.
LÉLIE.
Dans un grand trouble d'âme,
Tantôt de mon portrait je vous ai vu saisi.
SGANARELLE.
Il est vrai: le voilà.
LÉLIE, à Sganarelle.
Vous m'avez dit aussi
Que celle aux mains de qui vous avez pris ce gage
Étoit liée à vous des nœuds du mariage.
SGANARELLE.
Montrant sa femme.
Sans doute. Et je l'avois de ses mains arraché,
Et n'eusse pas sans lui découvert son péché.
LA FEMME DE SGANARELLE.
Que me viens-tu conter par ta plainte importune?
Je l'avois sous mes pieds rencontré par fortune;
Et même, quand, après ton injuste courroux,
Montrant Lélie.
J'ai fait dans sa foiblesse entrer monsieur chez nous,
Je n'ai point reconnu les traits de sa peinture.
CÉLIE.
C'est moi qui du portrait ai causé l'aventure;
Et je l'ai laissé choir en cette pâmoison
A Sganarelle.
Qui m'a fait par vos soins remettre à la maison.
LA SUIVANTE.
Vous voyez que sans moi vous y seriez encore,
Et vous aviez besoin de mon peu d'ellébore.
SGANARELLE, à part.
Prendrons-nous tout ceci pour de l'argent comptant?
Mon front l'a, sur mon âme, eu bien chaude[320] pourtant.
LA FEMME DE SGANARELLE.
Ma crainte toutefois n'est pas trop dissipée,
Et, doux que soit le mal[321], je crains d'être trompée.
SGANARELLE, à sa femme.
Eh! mutuellement, croyons-nous gens de bien;
Je risque plus du mien que tu ne fais du tien.
Accepte sans façon le marché qu'on propose.
LA FEMME DE SGANARELLE.
Soit. Mais gare le bois si j'apprends quelque chose!
CÉLIE, à Lélie, après avoir parlé bas ensemble.
Ah! dieux, s'il est ainsi, qu'est-ce donc que j'ai fait?
Je dois de mon courroux appréhender l'effet.
Oui, vous croyant sans foi, j'ai pris pour ma vengeance
Le malheureux secours de mon obéissance;
Et, depuis un moment, mon cœur vient d'accepter
Un hymen que toujours j'eus lieu de rebuter.
J'ai promis à mon père; et ce qui me désole...
Mais je le vois venir.
LÉLIE.
Il me tiendra parole.

SCÈNE XXIII.--GORGIBUS, CÉLIE, LÉLIE, SGANARELLE, LA FEMME
DE SGANARELLE, LA SUIVANTE DE CÉLIE.
LÉLIE.
Monsieur, vous me voyez en ces lieux de retour,
Brûlant des mêmes feux; et mon ardent amour
Verra, comme je crois, la promesse accomplie
Qui me donna l'espoir de l'hymen de Célie.
GORGIBUS.
Monsieur, que je revois en ces lieux de retour,
Brûlant des mêmes feux; et mon ardent amour
Verra, que vous croyez, la promesse accomplie
Qui vous donna l'espoir de l'hymen de Célie,
Très-humble serviteur à votre Seigneurie[322].
LÉLIE.
Quoi! monsieur, est-ce ainsi qu'on trahit mon espoir?
GORGIBUS.
Oui, monsieur, c'est ainsi que je fais mon devoir:
Ma fille en suit les lois.
CÉLIE.
Mon devoir m'intéresse,
Mon père, à dégager vers lui votre promesse.
GORGIBUS.
Est-ce répondre en fille à mes commandemens?
Tu te démens bientôt de tes bons sentimens.
Pour Valère, tantôt... Mais j'aperçois son père:
Il vient assurément pour conclure l'affaire.

SCÈNE XXIV.--VILLEBREQUIN, GORGIBUS, CÉLIE, LÉLIE, SGANARELLE, LA FEMME
DE SGANARELLE, LA SUIVANTE DE CÉLIE.
GORGIBUS.
Qui vous amène ici, seigneur Villebrequin?
VILLEBREQUIN.
Un secret important que j'ai su ce matin,
Qui rompt absolument ma parole donnée.
Mon fils, dont votre fille acceptait l'hyménée,
Sous des liens cachés trompant les yeux de tous,
Vit depuis quatre mois avec Lise en époux;
Et, comme des parens le bien et la naissance
M'ôtent tout le pouvoir de casser l'alliance,
Je vous viens...
GORGIBUS.
Brisons là. Si, sans votre congé,
Valère votre fils ailleurs s'est engagé,
Je ne vous puis celer que ma fille Célie
Dès longtemps par moi-même est promise à Lélie;
Et que, riche en vertu, son retour aujourd'hui
M'empêche d'agréer un autre époux que lui.
VILLEBREQUIN.
Un tel choix me plaît fort.
LÉLIE.
Et cette juste envie
D'un bonheur éternel va couronner ma vie...
GORGIBUS.
Allons choisir le jour pour se donner la foi!
SGANARELLE, seul.
A-t-on mieux cru jamais être cocu que moi?
Vous voyez qu'en ce fait la plus forte apparence
Peut jeter dans l'esprit une fausse créance.
De cet exemple-ci ressouvenez-vous bien;
Et quand vous verriez tout, ne croyez jamais rien.

[287] Pour: sans beaucoup de délai. Expression impropre.
[288] Sans doute les ducats d'or, qui, neufs (car leur valeur dépendait
de leur conservation et de leur poids), équivalaient à 11fr. 90c. de
notre monnaie.
[289] Pibrac, docte magistrat du seizième siècle, auteur de quatrains
moraux que l'on faisait apprendre aux enfants, et que madame de
Maintenon, à douze ans, allait étudier dans les champs en gardant les
moutons, couverte d'un masque pour préserver son teint, et un gros
morceau de pain dans sa panetière. Matthieu, autre grave magistrat,
historiographe de France, écrivit les _Tablettes de la Vie et de la
Mort_, qui servirent au même usage.
[290] Guide, au féminin, traduction littérale de la _Guia de pecadores_,
ouvrage ascétique de Louis de Grenade. On dit aujourd'hui _guide_ au
masculin.
[291] Pour: qui me ferais prier. Ce n'est ni un archaïsme ni une faute,
mais une locution populaire d'un charmant effet.
[292] Pour: d'une belle manière. Adjectif pris dans le sens de
l'adverbe.
[293] Imitation du passage d'une nouvelle de Sabadino.
[294] Pour: elle se pâme. Ellipse populaire.
[295] Pour: il ne s'en faut guère. Archaïsme provincial, c'est-à-dire:
«dans un espace de temps égal à celui qui vient de se passer, elle sera
bien.»
[296] Pour: salir, défigurer. Archaïsme inusité aujourd'hui.
[297] Proverbe populaire, pour: chose sans importance, qu'il ne faut pas
se déranger pour aller voir.
[298] Pour: contre tout. Licence de style très-énergique.
[299] Pour: ainsi je ferais. Apocope archaïque, du latin _sic_. Elle est
suivie de l'autre ellipse également archaïque, la suppression du pronom
personnel.--Je meure, autre ellipse populaire, pour: je mangerai, ou il
faut que je meure, c'est-à-dire: «j'aimerais mieux mourir que de ne pas
manger.» Tournure dont la concision égale la vigueur.
[300] Pour: femme dévergondée. Mot populaire, de l'espagnol _truhan_,
bouffon, vagabond, qui se rapporte lui-même à l'italien et à l'espagnol
_truffa_, tromperie.
[301] Pour: petit personnage grotesque. Mot populaire, diminutif de
marmot.
[302] Pour: chagrin, du mot de la basse latinité _marritio_, douleur qui
se rapporte à _mœrens_, affligé.
[303] D'après la tradition, ce parent était un vieillard à cheveux
blancs.
[304] Pour: prendre l'attitude de la chèvre qui bondit. Proverbe qui
n'est pas tout à fait hors d'usage.
[305] D'après le témoignage d'un contemporain (Neufvillenaine), Molière
démontait son visage dans cette scène d'une manière admirable, et, dans
tout le cours de la pièce, «il en changeoit plus de vingt fois.»
[306] Voyez plus haut, p. 289.
[307] Pour: la fausse hypocrite. De l'italien _maschera_, qui est aussi
féminin. _Far la maschera_, dissimuler, porter un masque; nous avons
conservé: jeter le masque.
[308] Pour: ni demi-respect. Archaïsme passé d'usage.
[309] Une des formations de mots familières au poëte.
[310] Type du sot, qui semble se rapporter à l'italien _giocoso_, ou
plutôt _giuoco_, raillerie, badinage. Tous les étymologistes ont
renoncé, disent-ils, à trouver l'origine de ce mot, que Molière, le
premier, a introduit dans notre langue.
[311] Pour: lancer rudement. Verbe qui ne s'emploie plus qu'au neutre.
Nuance archaïque malheureusement perdue. «Ils ruèrent Absalon dans une
grande fosse,» dit la vieille traduction des _Rois_, qui remonte à la
fin du onzième siècle.
[312] Ces deux vers sont imités du roman de Sorel, ami de Guy-Patin,
_Francion_, auquel Scarron et le Sage ont aussi fait des emprunts.
[313] C'est-à-dire: pour un petit dommage. Quelques élèves de Sorbonne,
chassés par le doyen pour lui avoir volé des prunes, obtinrent, dit-on,
leur rentrée en grâce en lui disant: «Nous chassez-vous pour des
prunes?» Que cette origine soit vraie ou fausse, le proverbe populaire
est resté.
[314] Pour: la bonté même. C'est la forme italienne, _la istessa bonta_.
[315] Pour: le premier. Ellipse archaïque.
[316] Pour: cabrioleroient.
[317] Ici, comme on le voit, le même mot rime avec lui-même.
[318] Proverbe populaire qui s'est conservé jusqu'à nos jours, et
remonte au temps de la chevalerie.--Le chevalier, en voyage et
habituellement, montait le palefroi, cheval d'une allure aisée et d'une
taille ordinaire. Dans les batailles il chevauchait le destrier, plus
grand et vigoureux. «Monter sur ses grands chevaux,» c'est aller en
guerre.
[319] Pour: cependant. Archaïsme inusité aujourd'hui.
[320] Pour: une alarme chaude. Ellipse archaïque.
[321] Pour: quelque doux que soit le mal. Ellipse archaïque.
[322] Triple rime féminine, d'un effet ironique et charmant.
FIN DE SGANARELLE OU LE COCU IMAGINAIRE


DON GARCIE DE NAVARRE
OU
LE PRINCE JALOUX
COMÉDIE HÉROIQUE.
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS A PARIS, LE 4 FÉVRIER 1661, SUR LE
THÉATRE DU PALAIS-ROYAL

Anne d'Autriche, reine espagnole, venait de marier son fils à celle que
son cœur maternel avait toujours désirée. La jeune reine, Espagnole
elle même, arrivait de Fontarabie escortée d'une cour galante. Le
cardinal Mazarin, «qui (dit un contemporain) conservait sa puissance
bien avant dans la mort,» gardait cette attitude de commandement qui ne
trompait personne.--_Representa muy bien eso defunto cardenal_, disait
_Fuen Saldagne_ en contemplant le lit de parade où cette comédie se
jouait: «Voilà un cardinal mort qui représente très-bien.»
Tout se dirigeait donc vers la dignité, la pompe, l'élégance qui
allaient caractériser le pouvoir nouveau. Parler l'espagnol et le bien
parler, c'était faire sa cour aux deux reines. A côté de la troupe
italienne qui avait partagé avec Molière la salle du Petit-Bourbon était
venue s'établir, le 24 juillet 1660, une troupe espagnole, grave,
sérieuse, malgré ses danses nationales et ses ardents boléros, troupe
qui jouait, dit-on, fort bien le drame de Lope et de Caldéron.
Molière et sa troupe n'avaient rien à gagner à ce mouvement des mœurs.
On devait regarder le destructeur des _Précieuses_ et l'auteur du _Cocu
imaginaire_ comme un bouffon indigne d'arrêter les regards de la bonne
société.
Le théâtre qui lui avait été concédé occupait la place sur laquelle la
colonnade du Louvre se déploie aujourd'hui. On ne prévint même pas les
pauvres acteurs; et, pour bâtir la colonnade, sans autre forme de
procès, on mit la pioche et le marteau dans
« . . . . . . . le théâtre
«Fait de bois, de pierre et de plâtre
«Qu'ils avoient au Petit-Bourbon[323].»
[323] Loret, _Muse historique_, 30 octobre 1660.
Les démolitions commencèrent le lundi 11 octobre 1660. Molière, désolé,
présenta au roi ses doléances, qui furent bien accueillies: on lui
permit de jouer ses pièces dans la grande salle du Palais-Royal, où le
cardinal de Richelieu avait fait représenter _Mirame_. Cette salle,
située dans l'aile droite du palais, en face du passage Radzwill, était
délabrée, mais beaucoup plus vaste que la précédente.
«... Notre sire a trouvé bon,
dit Loret,
«Qu'on leur donne et qu'on leur apprête
«(Pour exercer, après la fête[324],
«Leur métier docte et jovial)
«La salle du Palais-Royal,
«Où diligemment on travaille
«A leur servir vaille que vaille.»
[324] De la Toussaint, 1660.
«Vaille que vaille,» dit le bon Loret.--«Trois poutres de la charpente
étaient pourries et estayées. La moitié de la salle découverte et en
ruines[325].»
[325] Ms. de la Grange.
Cette enceinte déserte et délabrée, qui, depuis la mort de Richelieu,
était resté vide, passait, dit Sauval, qui en donne la description
exacte, «pour le plus grand théâtre du monde, et le plus commode qu'il y
ait jamais eu, quoiqu'il ne consiste qu'en vingt-sept degrés[326] et en
deux rangées de loges; il est dressé dans une salle qui n'a pas plus de
neuf toises de large; l'espace destiné pour les spectateurs n'en a que
dix ou onze de profondeur, et cependant un si petit lieu tient jusqu'à
quatre mille personnes, qui est quatre ou cinq fois plus que dans le
théâtre de pareille grandeur, et de l'invention de Mercier, le Vitruve
ou le Palladio de notre temps..... ceux des théâtres anciens, qui
n'avoient guère moins d'un pied et demi de haut, étoient si incommodes,
qu'à grand peine pouvoit-on monter et descendre, et qui pis est le
huitième degré ils commençoient à s'élever de plusieurs toises au dessus
des acteurs, et depuis le trente ou quarantième jusqu'à l'infini; joint
qu'ils occupoient beaucoup de place, et que, servant en même temps de
siége et de marchepied, chacun venoit à s'entrecrotter, marchoit sur les
habits de ceux qui étoient au-dessous de lui, comme les autres qui
étoient au-dessus marchaient sur les siens. Au Palais-Royal il n'en va
pas ainsi; là les degrés n'ont que quatre ou cinq pouces de haut, et par
ce moyen, dans un lieu où les Grecs et les Romains auroient eu de la
peine à en placer six ou sept au plus, il s'en trouve vingt-sept; on les
monte et descend aisément, et comme ils ne portent tous ensemble qu'une
toise et demie ou environ, les spectateurs du vingt-septième degré ne
sont point au-dessus des acteurs. Mais parce qu'avec quatre ou cinq
pouces de hauteur, il n'y auroit pas moyen de s'asseoir dessus, on y
rangeoit des formes[327] qui n'occupoient qu'une partie, afin de pouvoir
passer par derrière, je laisse là les autres commodités qui s'y
trouvent. Au reste, lorsque ce théâtre fut rendu au public, on couvrit
ces degrés, qui pourtant ne sont pas si bien cachés, qu'en entrant on
n'en aperçoive une partie[328].»
[326] Banquettes.
[327] Bancs.
[328] Sauval, t. III, p. 87.
La concession de cette grande salle à machines, destinée aux
représentations héroïques, était un embarras et un piége pour Molière.
Ce talent ingénu et vigoureux va-t-il imiter Calderon et Lope, ou
essayer les broderies délicates, les nuances un peu pâles de _Zaïde_ et
de la _Princesse de Clèves_? Va-t-il, après Rotrou et Richelieu, se
lancer dans la carrière des drames héroïques et galants? Répudiant la
brutalité significative de Sganarelle, va-t-il s'essayer aux péripéties
castillanes et à l'élégie amoureuse? Il aura cette faiblesse, et il en
subira la peine.
Dans le nombre infini de _pliegos_ dont se compose la bibliothèque du
drame espagnol, se trouve un _Don Garcia de Navarra_ dont l'auteur est
inconnu, qui a pour principal mobile la jalousie du héros, et qui, par
la rapidité de l'action et le choc violent des événements imprévus,
s'est soutenu quelque temps sur la scène espagnole. Le vers de huit
syllabes, rapide comme une nuée d'oiseaux ou de flèches traversant le
ciel, la fougue du dialogue, la facilité des rimes, les assonances
nombreuses, captivent les spectateurs ou le lecteur de ces trois
journées. L'œuvre, qui n'est ni meilleure ni pire que ses nombreuses
sœurs, avait été reprise en sous-œuvre, étendue et subtilisée par
l'Italien Cigognini, qui en avait fait cinq actes, publiés en 1653 sous
le titre de _il Principe geloso_ (le prince jaloux). Molière appliqua la
trempe sérieuse et solide de son esprit à ce sujet, qui avait déjà passé
par deux mains étrangères, et qui, surchargé d'hexamètres pénibles,
écrit d'un style souvent obscur, devint une œuvre défectueuse sillonnée
de traits de génie.
On a peine à démêler le sens de l'intrigue, appesantie par
d'interminables longueurs. Lui-même, le jaloux par excellence, y joua le
principal rôle et précipita la chute de l'œuvre condamnée. Ni sa
personne et sa voix, ni sa physionomie et les habitudes de son jeu, ne
convenaient au genre qu'il tentait. On riait de le voir et de
l'entendre, dit un contemporain,
« . . . . . . Le nez au vent,
»Les piés en parenthèse, et l'épaule en avant,
»La perruque qui suit le côté qu'il incline,
». . . . . . . . . . . . .
»Les mains sur les côtés, d'un air _peu négligé_,
»Les yeux fort égarés,. . . . . . .
»D'un hoquet éternel séparant ses paroles[329].»
[329] L'_Impromptu de l'hôtel de Condé_, par M. de Fleury.
Son désastre fut complet. Ses ennemis triomphèrent. Les passages sur
lesquels il avait le plus compté et dont l'effet touchant ou tragique
lui semblait certain avaient excité le rire. Malheureux homme de génie!
Le critique à la mode, le chef de la bande hostile, de Visé, écrivait à
ses amis: «Il suffit de vous dire que la pièce est sérieuse et que
Molière y joue le premier rôle. Vous comprenez comme on s'y est
diverti.»
Molière se tint pour battu. Après six représentations la pièce disparut
de la scène. Le modeste artiste ne publia jamais son œuvre malvenue,
que le comédien La Grange fit imprimer plus tard; il se contenta de
sauver quelques débris du naufrage. Ces fragments, détachés du rôle
«d'Elvire» et du «Prince» se retrouvent épars dans _Amphitryon_, les
_Femmes savantes_ et le _Misanthrope_, où, sous la main docile et
patiente de l'homme de génie, ils ont repris toute leur valeur.


PERSONNAGES ACTEURS
DON GARCIE, prince de Navarre, amant de done MOLIÈRE.
Elvire.
DONE[330] ELVIRE, princesse de Léon. Mlle DUPARC.
DON ALPHONSE, prince de Léon, cru prince de LA GRANGE.
Castille, sous le nom de don Sylve.
DONE IGNÈS[331], comtesse, amante de don Sylve,
aimée par Mauregat, usurpateur de l'État de
Léon.
ÉLISE, confidente de done Elvire. Mlle BÉJART.
DON ALVAR, confident de don Garcie,
amant d'Élise.
DON LOPE, autre confident de don Garcie,
amant d'Élise.
DON PÈDRE, écuyer d'Ignès.
UN PAGE de done Elvire.
La scène est dans Astorgue, ville d'Espagne (royaume de Léon).


ACTE PREMIER

SCÈNE I.--DONE ELVIRE, ÉLISE.
DONE ELVIRE.
Non, ce n'est point un choix qui, pour ces deux amans,
Sut régler de mon cœur les secrets sentimens;
Et le prince n'a point, dans tout ce qu'il peut être,
Ce qui fit préférer l'amour qu'il fait paroître.
Don Sylve, comme lui, fit briller à mes yeux
Toutes les qualités d'un héros glorieux:
Même éclat de vertus, joint à même naissance,
Me parloit en tous deux pour cette préférence;
Et je serois encore à nommer le vainqueur,
Si le mérite seul prenoit droit sur un cœur;
Mais ces chaînes du ciel qui tombent sur nos âmes
Décidèrent en moi le destin de leurs flammes;
Et toute mon estime, égale entre les deux,
Laissa vers don Garcie entraîner tous mes vœux.
ÉLISE.
Cet amour que pour lui votre astre vous inspire
N'a sur vos actions pris que bien peu d'empire,
Puisque nos yeux, madame, ont pu longtemps douter
Qui de ces deux amans vous vouliez mieux traiter.
DONE ELVIRE.
De ces nobles rivaux l'amoureuse poursuite
A de fâcheux combats, Élise m'a réduite.
Quand je regardois l'un, rien ne me reprochoit
Le tendre mouvement où mon âme penchoit;
Mais je me l'imputois à beaucoup d'injustice,
Quand de l'autre à mes yeux s'offroit le sacrifice:
Et don Sylve, après tout, dans ses soins amoureux,
Me sembloit mériter un destin plus heureux.
Je m'opposois encor ce qu'au sang de Castille
Du feu roi de Léon semble devoir la fille;
Et la longue amitié qui, d'un étroit lien,
Joignit les intérêts de son père et du mien.
Ainsi, plus dans mon âme un autre prenoit place,
Plus de tous ses respects je plaignois la disgrâce:
Ma pitié, complaisante à ses brûlants soupirs,
D'un dehors favorable amusoit ses désirs,
Et vouloit réparer, par ce foible avantage,
Ce qu'au fond de mon cœur je lui faisois d'outrage.
ÉLISE.
Mais son premier amour, que vous avez appris,
Doit de cette contrainte affranchir vos esprits;
Et, puisque avant ces soins, où pour vous il s'engage,
Done Ignès de son cœur avoit reçu l'hommage,
Et que, par des liens aussi fermes que doux,
L'amitié vous unit, cette comtesse et vous,
Son secret révélé vous est une matière
A donner à vos vœux liberté tout entière;
Et vous pouvez sans crainte, à cet amant confus,
D'un devoir d'amitié couvrir tous vos refus.
DONE ELVIRE.
Il est vrai que j'ai lieu de chérir la nouvelle
Qui m'apprit que don Sylve étoit un infidèle,
Puisque par ses ardeurs mon cœur tyrannisé
Contre elles à présent se voit autorisé:
Qu'il en peut justement combattre les hommages,
Et, sans scrupule, ailleurs donner tous ses suffrages.
Mais enfin quelle joie en peut prendre ce cœur,
Si d'une autre contrainte il souffre la rigueur;
Si d'un prince jaloux l'éternelle foiblesse
Reçoit indignement les soins de ma tendresse,
Et semble préparer, dans mon juste courroux,
Un éclat à briser tout commerce entre nous?
ÉLISE.
Mais, si de votre bouche il n'a point su sa gloire,
Est-ce un crime pour lui que de n'oser la croire?
Et ce qui d'un rival a pu flatter les feux
L'autorise-t-il pas[332] à douter de vos vœux?
DONE ELVIRE.
Non, non, de cette sombre et lâche jalousie
Rien ne peut excuser l'étrange frénésie;
Et, par mes actions, je l'ai trop informé
Qu'il peut bien se flatter du bonheur d'être aimé.
Sans employer la langue, il est des interprètes
Qui parlent clairement des atteintes secrètes.
Un soupir, un regard, une simple rougeur,
Un silence, est assez pour expliquer un cœur.
Tout parle dans l'amour; et, sur cette matière,
Le moindre jour doit être une grande lumière,
Puisque chez notre sexe, où l'honneur est puissant,
On ne montre jamais tout ce que l'on ressent.
J'ai voulu, je l'avoue, ajuster ma conduite,
Et voir d'un œil égal l'un et l'autre mérite:
Mais que contre ses vœux on combat vainement,
Et que la différence est connue aisément
De toutes ces faveurs qu'on fait avec étude,
A celles où du cœur fait pencher l'habitude!
Dans les unes toujours on paroît se forcer;
Mais les autres, hélas! se font sans y penser:
Semblables à ces eaux si pures et si belles,
Qui coulent sans effort des sources naturelles.
Ma pitié pour don Sylve avoit beau l'émouvoir,
J'en trahissois les soins sans m'en apercevoir;
Et mes regards au prince, en un pareil martyre,
En disoient toujours plus que je n'en voulois dire.
ÉLISE.
Enfin, si les soupçons de cet illustre amant,
Puisque vous le voulez, n'ont point de fondement,
Pour le moins font-ils foi d'une âme bien atteinte,
Et d'autres chériroient ce qui fait votre plainte.
De jaloux mouvemens doivent être odieux,
S'ils partent d'un amour qui déplaît à nos yeux:
Mais tout ce qu'un amant nous peut montrer d'alarmes
Doit, lorsque nous l'aimons, avoir pour nous des charmes;
C'est par là que son feu se peut mieux exprimer;
Et, plus il est jaloux, plus nous devons l'aimer.
Ainsi, puisqu'en votre âme un prince magnanime...
DONE ELVIRE.
Ah! ne m'avancez point cette étrange maxime!
Partout la jalousie est un monstre odieux:
Rien n'en peut adoucir les traits injurieux;
Et, plus l'amour est cher qui lui donne naissance,
Plus on doit ressentir les coups de cette offense.
Voir un prince emporté, qui perd à tous momens
Le respect que l'amour inspire aux vrais amans;
Qui, dans les soins jaloux où son âme se noie,
Querelle également mon chagrin et ma joie,
Et dans tous mes regards ne peut rien remarquer
Qu'en faveur d'un rival il ne veuille expliquer!
Non, non, par ces soupçons je suis trop offensée,
Et sans déguisement je te dis ma pensée.
Le prince don Garcie est cher à mes désirs;
Il peut d'un cœur illustre échauffer les soupirs
Au milieu de Léon on a vu son courage
Me donner de sa flamme un noble témoignage,
Braver en ma faveur des périls les plus grands,
M'enlever aux desseins de nos lâches tyrans,
Et, dans ces murs forcés, mettre ma destinée
A couvert des horreurs d'un indigne hyménée.
Et je ne cèle point que j'aurois de l'ennui
Que la gloire en fût due à quelque autre qu'à lui;
Car un cœur amoureux prend un plaisir extrême
A se voir redevable, Élise, à ce qu'il aime;
Et sa flamme timide ose mieux éclater
Lorsqu'en favorisant elle croit s'acquitter.
Oui, j'aime qu'un secours qui hasarde sa tête
Semble à sa passion donner droit de conquête;
J'aime que mon péril m'ait jetée en ses mains;
Et, si les bruits communs ne sont pas des bruits vains,
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