Molière - Œuvres complètes, Tome 1 - 13

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Je le demande enfin, me l'accorderez-vous,
Ce pardon obligeant?
LUCILE.
Remenez-moi chez nous.

SCÈNE IV.--MARINETTE, GROS-RENÉ.
MARINETTE.
O la lâche personne!
GROS-RENÉ.
Ah! le foible courage!
MARINETTE.
J'en rougis de dépit.
GROS-RENÉ.
J'en suis gonflé de rage!
Ne t'imagine pas que je me rende ainsi.
MARINETTE.
Et ne pense pas, toi, trouver ta dupe aussi.
GROS-RENÉ.
Viens, viens frotter ton nez auprès de ma colère.
MARINETTE.
Tu nous prends pour une autre, et tu n'as pas affaire
A ma sotte maîtresse. Ardez[216] le beau museau,
Pour nous donner envie encore de sa peau!
Moi, j'aurois de l'amour pour ta chienne de face?
Moi, je te chercherois? Ma foi, l'on t'en fricasse
Des filles comme nous.
GROS-RENÉ.
Oui! tu le prends par là?
Tiens, tiens, sans y chercher tant de façons, voilà
Ton beau galand[217] de neige, avec ta nonpareille[218];
Il n'aura plus l'honneur d'être sur mon oreille.
MARINETTE.
Et toi, pour te montrer que tu m'es à mépris,
Voilà ton demi-cent d'épingles de Paris,
Que tu me donnas hier avec tant de fanfare.
GROS-RENÉ.
Tiens, encor ton couteau. La pièce est riche et rare:
Il te coûta six blancs lorsque tu m'en fis don.
MARINETTE.
Tiens tes ciseaux, avec ta chaîne de laiton.
GROS-RENÉ.
J'oubliois d'avant-hier ton morceau de fromage.
Tiens. Je voudrois pouvoir rejeter le potage
Que tu me fis manger, pour n'avoir rien à toi.
MARINETTE.
Je n'ai point maintenant de tes lettres sur moi;
Mais j'en ferai du feu jusques à la dernière.
GROS-RENÉ.
Et des tiennes tu sais ce que j'en saurai faire.
MARINETTE.
Prends garde à ne venir jamais me reprier.
GROS-RENÉ.
Pour couper tout chemin à nous rapatrier,
Il faut rompre la paille. Une paille rompue[219]
Rend, entre gens d'honneur, une affaire conclue.
Ne fais point les doux yeux; je veux être fâché.
MARINETTE.
Ne me lorgne point, toi; j'ai l'esprit trop touché.
GROS-RENÉ.
Romps; voilà le moyen de ne s'en plus dédire;
Romps. Tu ris, bonne bête!
MARINETTE.
Oui, car tu me fais rire.
GROS-RENÉ.
La peste soit ton ris! voilà tout mon courroux
Déjà dulcifié. Qu'en dis-tu, romprons-nous,
Ou ne romprons-nous pas?
MARINETTE.
Vois.
GROS-RENÉ.
Vois, toi.
MARINETTE.
Vois toi-même.
GROS-RENÉ.
Est-ce que tu consens que jamais je ne t'aime?
MARINETTE.
Moi? Ce que tu voudras.
GROS-RENÉ.
Ce que tu voudras, toi,
Dis.
MARINETTE.
Je ne dirai rien.
GROS-RENÉ.
Ni moi non plus.
MARINETTE.
Ni moi.
GROS-RENÉ.
Ma foi, nous ferons mieux de quitter la grimace.
Touche, je te pardonne.
MARINETTE.
Et moi, je te fais grâce.
GROS-RENÉ.
Mon Dieu! qu'à tes appas je suis accoquiné!
MARINETTE.
Que Marinette est sotte après[220] son Gros-René!

[210] Proverbe populaire dont l'usage s'est conservé.
[211] Scène dont l'idée seulement se trouve dans le canevas italien cité
par Cailhava, _gli Sdegni amorosi_, les Dédains amoureux, et non les
Dépits, comme on l'a traduit. Ce canevas est trop grossier et comme
rudimentaire. Molière a trouvé dans son cœur amoureux les traits
charmants et touchants de ce petit chef-d'œuvre.
[212] Pour: éclairé sur. Non-seulement la langue n'était pas fixée, mais
Molière ne la connaissait pas encore.
[213] Pour: il est possible. Ellipse archaïque.
[214] Pour: vous cause souci, verbe neutre dans le sens actif. Archaïsme
hors d'usage.
[215] Pour: voulait de nouveau; du latin _rursus_. Archaïsme
très-regrettable.
[216] Pour: regardez. Apocope et archaïsme populaire tout à fait hors
d'usage, même dans le bas peuple.
[217] Pour: galon; du mot espagnol _galan_, qui vient lui-même de
_gala_, habit de fête. On faisait alors présent de galands, ou nœuds
d'Espagne, et de gants de même pays, comme le prouvent les lettres de
Balzac et de Voiture.
[218] La nonpareille était un petit ruban de couleur différente, qui
attachait le galand.
[219] Proverbe populaire dont l'origine est germanique. La rupture d'un
faisceau de branchages, ou d'un seul rameau, ou même d'une tige de blé
(_festuca_, paille), était le symbole convenu qui indiquait la rupture
de la paix. Dans la législation romaine, la paille rompue par le
débiteur insolvable sur le seuil de son logis indiquait qu'il brisait
avec l'honneur et avec la société commune des hommes, en livrant ce qui
lui restait à ses créanciers. Le sens de ce symbole est resté jusqu'à
nous profondément empreint dans la langue. Rompre la paille, c'est en
finir absolument avec quelqu'un.
[220] Pour: en faveur de. Archaïsme passé de mode.


ACTE V

SCÈNE I[221].--MASCARILLE.
«Dès que l'obscurité régnera dans la ville,
«Je me veux introduire au logis de Lucile;
«Va vite de ce pas préparer pour tantôt,
«Et la lanterne sourde, et les armes qu'il faut.»
Quand il m'a dit ces mots, il m'a semblé d'entendre:
Va vitement chercher un licou pour te pendre.
Venez çà, mon patron; car, dans l'étonnement
Où m'a jeté d'abord un tel commandement,
Je n'ai pas eu le temps de vous pouvoir répondre;
Mais je vous veux ici parler et vous confondre:
Défendez-vous donc bien, et raisonnons sans bruit.
Vous voulez, dites-vous, aller voir cette nuit
Lucile? «Oui, Mascarille.» Et que pensez-vous faire?
«Une action d'amant qui se veut satisfaire.»
Une action d'un homme à fort petit cerveau,
Que d'aller sans besoin risquer ainsi sa peau.
«Mais tu sais quel motif à ce dessein m'appelle;
«Lucile est irritée.» Eh bien, tant pis pour elle.
«Mais l'amour veut que j'aille apaiser son esprit.»
Mais l'amour est un sot qui ne sait ce qu'il dit.
Nous garantira-t-il, cet amour, je vous prie,
D'un rival, ou d'un père, ou d'un frère en furie?
«Penses-tu qu'aucun d'eux songe à nous faire mal?
Oui, vraiment, je le pense; et surtout ce rival.
«Mascarille, en tous cas, l'espoir où je me fonde[222],
«Nous irons bien armés; et si quelqu'un nous gronde
«Nous nous chamaillerons[223].» Oui, voilà justement
Ce que votre valet ne prétend nullement.
Moi, chamailler, bon Dieu! Suis-je un Roland, mon maître,
Ou quelque Ferragus[224]? C'est fort mal me connoître.
Quand je viens à songer, moi qui me suis si cher,
Qu'il ne faut que deux doigts d'un misérable fer
Dans le corps, pour vous mettre un humain dans la bière,
Je suis scandalisé d'une étrange manière.
«Mais tu seras armé de pied en cap.» Tant pis:
J'en serai moins léger à gagner le taillis[225];
Et, de plus, il n'est point d'armure si bien jointe
Où ne puisse glisser une vilaine pointe.
«Oh! tu seras ainsi tenu pour un poltron!»
Soit, pourvu que toujours je branle le menton[226].
A table comptez-moi, si vous voulez, pour quatre,
Mais comptez-moi pour rien s'il s'agit de se battre.
Enfin, si l'autre monde a des charmes pour vous,
Pour moi, je trouve l'air de celui-ci fort doux.
Je n'ai pas grande faim de mort ni de blessure,
Et vous ferez le sot tout seul, je vous assure.

SCÈNE II.--VALÈRE, MASCARILLE.
VALÈRE.
Je n'ai jamais trouvé de jour plus ennuyeux
Le soleil semble s'être oublié dans les cieux;
Et jusqu'au lit qui doit recevoir sa lumière
Je vois rester encore une telle carrière,
Que je crois que jamais il ne l'achèvera,
Et que de sa lenteur mon âme enragera.
MASCARILLE.
Et cet empressement pour s'en aller dans l'ombre
Pêcher vite à tâtons quelque sinistre encombre.
Vous voyez que Lucile, entière en ses rebuts...
VALÈRE.
Ne me fais point ici de contes superflus.
Quand je devrois trouver cent embûches mortelles,
Je sens de son courroux des gênes trop cruelles;
Et je veux l'adoucir ou terminer mon sort.
C'est un point résolu.
MASCARILLE.
J'approuve ce transport:
Mais le mal est, monsieur, qu'il faudra s'introduire
En cachette.
VALÈRE.
Fort bien.
MASCARILLE.
Et j'ai peur de vous nuire.
VALÈRE.
Et comment?
MASCARILLE.
Une toux me tourmente à mourir,
Dont le bruit importun vous fera découvrir:
Il tousse.
De moment en moment... Vous voyez le supplice.
VALÈRE.
Ce mal se passera; prends du jus de réglisse.
MASCARILLE.
Je ne crois pas, monsieur, qu'il se veuille passer.
Je serois ravi, moi, de ne vous point laisser;
Mais j'aurois un regret mortel, si j'étois cause
Qu'il fût à mon cher maître arrivé quelque chose.

SCÈNE III.--VALÈRE, LA RAPIÈRE, MASCARILLE.
LA RAPIÈRE.
Monsieur, de bonne part je viens d'être informé
Qu'Éraste est contre vous fortement animé,
Et qu'Albert parle aussi de faire pour sa fille
Rouer jambes et bras à votre Mascarille.
MASCARILLE.
Moi, je ne suis pour rien dans tout cet embarras.
Qu'ai-je fait pour me voir rouer jambes et bras?
Suis-je donc gardien, pour employer ce style,
De la virginité des filles de la ville?
Sur la tentation ai-je quelque crédit?
Et puis-je mais[227], chétif, si le cœur leur en dit?
VALÈRE.
Oh! qu'ils ne seront pas si méchants qu'ils le disent!
Et, quelque belle ardeur que ses feux lui produisent,
Éraste n'aura pas si bon marché de nous.
LA RAPIÈRE.
S'il vous faisoit besoin, mon bras est tout à vous,
Vous savez de tout temps que je suis un bon frère.
VALÈRE.
Je vous suis obligé, monsieur de la Rapière.
LA RAPIÈRE.
J'ai deux amis aussi que je vous puis donner[228],
Qui contre tous venans sont gens à dégainer,
Et sur qui vous pourrez prendre toute assurance.
MASCARILLE.
Acceptez-les, monsieur.
VALÈRE.
C'est trop de complaisance.
LA RAPIÈRE.
Le petit Gille encore eût pu nous assister,
Sans le triste accident qui vient de nous l'ôter.
Monsieur, le grand dommage! et l'homme de service!
Vous avez su le tour que lui fit la justice;
Il mourut en César, et, lui cassant les os,
Le bourreau ne lui put faire lâcher deux mots.
VALÈRE.
Monsieur de la Rapière, un homme de la sorte,
Doit être regretté; mais quant à votre escorte,
Je vous rends grâces.
LA RAPIÈRE.
Soit; mais soyez averti
Qu'il vous cherche, et vous peut faire un mauvais parti.
VALÈRE.
Et moi, pour vous montrer combien je l'appréhende,
Je lui veux, s'il me cherche, offrir ce qu'il demande,
Et par toute la ville aller présentement,
Sans être accompagné que de lui seulement.

SCÈNE IV.--VALÈRE, MASCARILLE.
MASCARILLE.
Quoi! monsieur, vous voulez tenter Dieu? Quelle audace!
Las! vous voyez tous deux comme l'on nous menace;
Combien de tous côtés...
VALÈRE.
Que regardes-tu là?
MASCARILLE.
C'est qu'il sent le bâton du côté que voilà.
Enfin, si maintenant ma prudence en est crue,
Ne nous obstinons point à rester dans la rue;
Allons nous renfermer.
VALÈRE.
Nous renfermer, faquin!
Tu m'oses proposer un acte de coquin?
Sus, sans plus de discours, résous-toi de me suivre.
MASCARILLE.
Eh! monsieur mon cher maître, il est si doux de vivre,
On ne meurt qu'une fois, et c'est pour si longtemps!...
VALÈRE.
Je m'en vais t'assommer de coups, si je t'entends.
Ascagne vient ici, laissons-le; il faut attendre
Quel parti de lui-même il résoudra de prendre.
Cependant avec moi viens prendre à la maison
Pour nous frotter[229]...
MASCARILLE.
Je n'ai nulle démangeaison.
Que maudit soit l'amour, et les filles maudites
Qui veulent en tâter, puis font les chattemites[230]!

SCÈNE V.--ASCAGNE, FROSINE.
ASCAGNE.
Est-il bien vrai, Frosine, et ne rêvé-je point?
De grâce, contez-moi bien tout de point en point.
FROSINE.
Vous en saurez assez le détail, laissez faire.
Ces sortes d'incidents ne sont, pour l'ordinaire,
Que redits trop de fois de moment en moment.
Suffit que vous sachiez qu'après ce testament
Qui vouloit un garçon pour tenir sa promesse,
De la femme d'Albert la dernière grossesse
N'accoucha que de vous[231], et que lui, dessous main,
Ayant depuis longtemps concerté son dessein,
Fit son fils de celui d'Ignès la bouquetière,
Qui vous donna pour sienne à nourrir à ma mère.
La mort ayant ravi ce petit innocent
Quelque dix mois après, Albert étant absent,
La crainte d'un époux et l'amour maternelle
Firent l'événement d'une ruse nouvelle.
Sa femme en secret lors se rendit son vrai sang,
Vous devîntes celui qui tenait votre rang;
Et la mort de ce fils mis dans votre famille
Se couvrit pour Albert de celle de sa fille,
Voilà de votre sort un mystère éclairci,
Que votre feinte mère a caché jusqu'ici;
Elle en dit des raisons, et peut en avoir d'autres,
Par qui ses intérêts n'étoient pas tous les vôtres.
Enfin cette visite, où j'espérois si peu,
Plus qu'on ne pouvoit croire a servi votre feu.
Cette Ignès vous relâche, et, par votre autre affaire,
L'éclat de son secret devenu nécessaire,
Nous en avons nous deux votre père informé;
Un billet de sa femme a le tout confirmé;
Et, poussant plus avant encore notre pointe,
Quelque peu de fortune à notre adresse jointe,
Aux intérêts d'Albert, de Polidore, après,
Nous avons ajusté si bien les intérêts,
Si doucement à lui déplié ces mystères,
Pour n'effaroucher pas d'abord trop les affaires;
Enfin, pour dire tout, mené si prudemment
Son esprit pas à pas à l'accommodement,
Qu'autant que votre père il montre de tendresse
A confirmer les nœuds qui font votre allégresse[232].
ASCAGNE.
Ah! Frosine, la joie où vous m'acheminez!...
Eh! que ne dois-je point à vos soins fortunés!
FROSINE.
Au reste, le bonhomme est en humeur de rire,
Et pour son fils encor nous défend de rien dire.

SCÈNE VI.--POLIDORE, ASCAGNE, FROSINE.
POLIDORE.
Approchez-vous, ma fille, un tel nom m'est permis,
Et j'ai su le secret que cachoient ces habits.
Vous avez fait un trait qui, dans sa hardiesse,
Fait briller tant d'esprit et tant de gentillesse,
Que je vous en excuse, et tiens mon fils heureux
Quand il saura l'objet de ses soins amoureux.
Vous valez tout au monde, et c'est moi qui l'assure.
Mais le voici; prenons plaisir à l'aventure.
Allez faire venir tous vos gens promptement.
ASCAGNE.
Vous obéir sera mon premier compliment.

SCÈNE VII.--POLIDORE, VALÈRE, MASCARILLE.
MASCARILLE, à Valère.
Les disgrâces souvent sont du ciel révélées.
J'ai songé cette nuit de perles défilées
Et d'œufs cassés; monsieur, un tel songe m'abat.
VALÈRE.
Chien de poltron!
POLIDORE.
Valère! il s'apprête un combat
Où toute ta valeur te sera nécessaire.
Tu vas avoir en tête un puissant adversaire.
MASCARILLE.
Et personne, monsieur, qui se veuille bouger,
Pour retenir des gens qui se vont égorger?
Pour moi, je le veux bien; mais, au moins, s'il arrive
Qu'un funeste accident de votre fils vous prive,
Ne m'en accusez point.
POLIDORE.
Non, non; en cet endroit
Je le pousse moi-même à faire ce qu'il doit.
MASCARILLE.
Père dénaturé!
VALÈRE.
Ce sentiment, mon père,
Est d'un homme de cœur, et je vous en révère.
J'ai dû vous offenser, et je suis criminel
D'avoir fait tout ceci sans l'aveu paternel;
Mais, à quelque dépit que ma faute vous porte,
La nature toujours se montre la plus forte,
Et votre honneur fait bien, quand il ne veut pas voir
Que le transport d'Éraste ait de quoi m'émouvoir!
POLIDORE.
On me faisoit tantôt redouter sa menace;
Mais les choses depuis ont bien changé de face;
Et, sans le pouvoir fuir, d'un ennemi plus fort
Tu vas être attaqué.
MASCARILLE.
Point de moyen d'accord?
VALÈRE.
Moi, le fuir! Dieu m'en garde! Et qui donc pourroit-ce être?
POLIDORE.
Ascagne.
VALÈRE.
Ascagne?
POLIDORE.
Oui, tu le vas voir paroître.
VALÈRE.
Lui, qui de me servir m'avoit donné sa foi!
POLIDORE.
Oui, c'est lui qui prétend avoir affaire à toi,
Et qui veut, dans le champ où l'honneur vous appelle,
Qu'un combat seul à seul vide votre querelle.
MASCARILLE.
C'est un brave homme; il sait que les cœurs généreux
Ne mettent point les gens en compromis pour eux.
POLIDORE.
Enfin, d'une imposture ils te rendent coupable,
Dont le ressentiment m'a paru raisonnable:
Si bien qu'Albert et moi sommes tombés d'accord
Que tu satisferois Ascagne sur ce tort;
Mais aux yeux d'un chacun, et sans nulles remises,
Dans les formalités en pareil cas requises.
VALÈRE.
Et Lucile, mon père, a, d'un cœur endurci...
POLIDORE.
Lucile épouse Éraste, et te condamne aussi;
Et, pour convaincre mieux tes discours d'injustice,
Veut qu'à tes propres yeux cet hymen s'accomplisse.
VALÈRE.
Ah! c'est une impudence à me mettre en fureur.
Elle a donc perdu sens, foi, conscience, honneur!

SCÈNE VIII.--ALBERT, POLIDORE, LUCILE, ÉRASTE, VALÈRE, MASCARILLE.
ALBERT.
Eh bien, les combattans? On amène le nôtre.
Avez-vous disposé le courage du vôtre?
VALÈRE.
Oui, oui, me voilà prêt, puisqu'on m'y veut forcer,
Et, si j'ai pu trouver sujet de balancer,
Un reste de respect en pouvoit être cause,
Et non pas la valeur du bras que l'on m'oppose.
Mais c'est trop me pousser, ce respect est à bout;
A toute extrémité mon esprit se résout,
Et l'on fait voir un trait de perfidie étrange,
Dont il faut hautement que mon amour se venge.
A Lucile.
Non pas que cet amour prétende encore à vous:
Tout son feu se résout en ardeur de courroux:
Et, quand j'aurai rendu votre honte publique,
Votre coupable hymen n'aura rien qui me pique.
Allez, ce procédé, Lucile, est odieux:
A peine en puis-je croire au rapport de mes yeux;
C'est de toute pudeur se montrer ennemie,
Et vous devriez mourir d'une telle infamie.
LUCILE.
Un semblable discours me pourroit affliger,
Si je n'avois en main qui m'en saura venger.
Voici venir Ascagne, il aura l'avantage
De vous faire changer bien vite de langage,
Et sans beaucoup d'effort.

SCÈNE IX.--ALBERT, POLIDORE, ASCAGNE, LUCILE, ÉRASTE, VALÈRE, FROSINE,
MARINETTE, GROS-RENÉ, MASCARILLE.
VALÈRE.
Il ne le fera pas.
Quand il joindroit au sien encor vingt autres bras,
Je le plains de défendre une sœur criminelle;
Mais, puisque son erreur me veut faire querelle,
Nous le satisferons, et vous, mon brave, aussi.
ÉRASTE.
Je prenois intérêt tantôt à tout ceci;
Mais enfin, comme Ascagne a pris sur lui l'affaire,
Je ne veux plus en prendre, et je le laisse faire.
VALÈRE.
C'est bien fait; la prudence est toujours de saison;
Mais...
ÉRASTE.
Il saura pour tous vous mettre à la raison.
VALÈRE.
Lui?
POLIDORE.
Ne t'y trompe pas; tu ne sais pas encore
Quel étrange garçon est Ascagne.
ALBERT.
Il l'ignore;
Mais il pourra dans peu le lui faire savoir.
VALÈRE.
Sus donc, que maintenant il me le fasse voir.
MARINETTE.
Aux yeux de tous?
GROS-RENÉ.
Cela ne seroit pas honnête.
VALÈRE.
Se moque-t-on de moi? Je casserai la tête
A quelqu'un des rieurs. Enfin, voyons l'effet.
ASCAGNE.
Non, non, je ne suis pas si méchant qu'on me fait;
Et, dans cette aventure où chacun m'intéresse,
Vous allez voir plutôt éclater ma foiblesse,
Connoître que le ciel, qui dispose de nous,
Ne me fit pas un cœur pour tenir contre vous,
Et qu'il vous réservoit, pour victoire facile,
De finir le destin du frère de Lucile.
Oui, bien loin de vanter le pouvoir de mon bras,
Ascagne va par vous recevoir le trépas:
Mais il veut bien mourir, si sa mort nécessaire
Peut avoir maintenant de quoi vous satisfaire,
En vous donnant pour femme, en présence de tous,
Celle qui justement ne peut être qu'à vous.
VALÈRE.
Non, quand toute la terre, après sa perfidie
Et les traits effrontés...
ASCAGNE.
Ah! souffrez que je die,
Valère, que le cœur qui vous est engagé
D'aucun crime envers vous ne peut être chargé;
Sa flamme est toujours pure et sa constance extrême;
Et j'en prends à témoin votre père lui-même.
POLIDORE.
Oui, mon fils, c'est assez rire de ta fureur,
Et je vois qu'il est temps de te tirer d'erreur.
Celle à qui par serment ton âme est attachée
Sous l'habit que tu vois à tes yeux est cachée;
Un intérêt de bien, dès ses plus jeunes ans,
Fit ce déguisement qui trompe tant de gens,
Et depuis peu l'amour en a su faire un autre
Qui t'abusa, joignant leur famille à la nôtre.
Ne va point regarder à tout le monde aux yeux[233].
Je te fais maintenant un discours sérieux.
Oui, c'est elle, en un mot, dont l'adresse subtile,
La nuit, reçut ta foi sous le nom de Lucile,
Et qui, par ce ressort qu'on ne comprenoit pas,
A semé parmi vous un si grand embarras.
Mais, puisque Ascagne ici fait place à Dorothée,
Il faut voir de vos feux toute imposture ôtée,
Et qu'un nœud plus sacré donne force au premier.
ALBERT.
Et c'est là justement ce combat singulier
Qui devoit envers nous réparer votre offense,
Et pour qui les édits n'ont point fait de défense.
POLIDORE.
Un tel événement rend tes esprits confus:
Mais en vain tu voudrois balancer là-dessus.
VALÈRE.
Non, non, je ne veux pas songer à m'en défendre;
Et, si cette aventure a lieu de me surprendre,
La surprise me flatte, et je me sens saisir
De merveille[234] à la fois, d'amour et de plaisir:
Se peut-il que ces yeux...
ALBERT.
Cet habit, cher Valère,
Souffre mal les discours que vous lui pourriez faire.
Allons lui faire en prendre un autre, et cependant
Vous saurez le détail de tout cet incident.
VALÈRE.
Vous, Lucile, pardon, si mon âme abusée...
LUCILE.
L'oubli de cette injure est une chose aisée.
ALBERT.
Allons, ce compliment se fera bien chez nous,
Et nous aurons loisir de nous en faire tous.
ÉRASTE.
Mais vous ne songez pas, en tenant ce langage,
Qu'il reste encore ici des sujets de carnage.
Voilà bien à tous deux notre amour couronné;
Mais de son Mascarille et de mon Gros-René,
Par qui doit Marinette être ici possédée?
Il faut que par le sang l'affaire soit vidée.
MASCARILLE.
Nenni, nenni, mon sang dans mon corps sied trop bien;
Qu'il l'épouse en repos, cela ne me fait rien.
De l'humeur que je sais la chère Marinette,
L'hymen ne ferme pas la porte à la fleurette.
MARINETTE.
Et tu crois que de toi je ferois mon galant?
Un mari passe encor; tel qu'il est, on le prend:
On n'y va pas chercher tant de cérémonie;
Mais il faut qu'un galant soit fait à faire envie.
GROS-RENÉ.
Écoute, quand l'hymen aura joint nos deux peaux,
Je prétends qu'on soit sourde à tous les damoiseaux.
MASCARILLE.
Tu crois te marier pour toi tout seul, compère?
GROS-RENÉ.
Bien entendu; je veux une femme sévère,
Ou je ferai beau bruit.
MASCARILLE.
Eh! mon Dieu, tu feras
Comme les autres font, et tu t'adouciras.
Ces gens, avant l'hymen, si fâcheux et critiques,
Dégénèrent souvent en maris pacifiques.
MARINETTE.
Va, va, petit mari, ne crains rien de ma foi;
Les douceurs ne feront que blanchir contre moi[235];
Et je te dirai tout.
MASCARILLE.
O la fine pratique!
Un mari confident!
MARINETTE.
Taisez-vous, as de pique[236]!
ALBERT.
Pour la troisième fois, allons-nous-en chez nous
Poursuivre en liberté des entretiens si doux.

[221] Monologue imité de l'_Interesse_ de Secchi, mais avec plus de
verve et de vivacité.
[222] Pour: mon espoir est que nous irons. Ellipse exagérée et
excessive, qui n'est pas un archaïsme.
[223] Pour: percer les mailles de la cotte d'armes; se battre en
ferraillant. Ce mot populaire, que nous avons conservé, ferait croire
que _maille à partir_ a la même origine.
[224] Deux ferrailleurs, ou héros de chevalerie, alors à la mode.
[225] Pour: me réfugier dans le bois, dans le fourré. Expression
proverbiale hors d'usage.
[226] Pour: remuer la mâchoire et manger. Archaïsme et proverbe.
[227] Pour: puis-je davantage; du latin _magis_. Contraction archaïque,
et locution usitée aujourd'hui.
[228] Trait de mœurs qui résume toute l'existence des spadassins
méridionaux, italiens, espagnols, provençaux, etc., et toute la rage des
duels sous Louis XIII.
[229] Pour: prendre des armes, préparer le combat. Ellipse trop forte,
et sens obscur.
[230] Expression populaire, pour: faire la chatte hypocrite. Du latin,
_catus_, _cata_, et _mitis_ (chat doux).
[231] Expression impropre, et non latine, comme on l'a prétendu, pour:
la femme d'Albert n'eut que vous pour fruit de sa dernière grossesse.
[232] Récit obscur, embarrassé et très-mal écrit, comme tous les
passages de cette pièce dans lesquels Molière essaye d'expliquer
l'imbroglio italien qu'il emprunte.
[233] Pour: regarder dans les yeux tout le monde. Expression impropre,
faute de français.
[234] Pour: d'émerveillement. Merveille, dans le sens actif, est un
archaïsme perdu.
[235] Pour: ne produiront pas d'effet. Expression proverbiale empruntée
au tir des armes à feu. Les balles qui ne frappent pas le but laissent
une marque blanchâtre qui indique le point qu'elles ont frappé.
[236] Pour: langue de serpent, piquante. Les sorcières modernes ont
attaché un sens défavorable à cette couleur du jeu de cartes.
FIN DU DÉPIT AMOUREUX


DEUXIÈME ÉPOQUE
1659--1664
COMÉDIES DE MOEURS.--IMITATION DU DRAME HÉROÏQUE ESPAGNOL.

V. 1659. LES PRÉCIEUSES RIDICULES.
VI. 1660. SGANARELLE, ou LE COCU IMAGINAIRE, imitation
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