Molière - Œuvres complètes, Tome 1 - 11

Si vous lui dérobez l'amant qui peut lui plaire.
Éraste est un parti qui doit vous satisfaire,
Et des feux mutuels...
LUCILE.
Mon frère, c'est assez.
Je ne sais point pour qui vous vous intéressez;
Mais de grâce, cessons ce discours, je vous prie,
Et me laissez un peu dans quelque rêverie.
ASCAGNE.
Allez, cruelle sœur, vous me désespérez,
Si vous effectuez vos desseins déclarés.

SCÈNE IV.--LUCILE, MARINETTE.
MARINETTE.
La résolution, madame, est assez prompte.
LUCILE.
Un cœur ne pèse rien alors que l'on l'affronte,
Il court à sa vengeance, et saisit promptement
Tout ce qu'il croit servir à son ressentiment.
Le traître! faire voir cette insolence extrême!
MARINETTE.
Vous me voyez encor toute hors de moi-même!
Et, quoique là-dessus je rumine sans fin,
L'aventure me passe, et j'y perds mon latin.
Car enfin aux transports d'une bonne nouvelle
Jamais cœur ne s'ouvrit d'une façon plus belle;
De l'écrit obligeant le sien tout transporté
Ne me donnoit pas moins que de la déité;
Et cependant jamais, à cet autre message,
Fille ne fut traitée avecque tant d'outrage.
Je ne sais, pour causer de si grands changemens,
Ce qui s'est pu passer entre ces courts momens.
LUCILE.
Rien ne s'est pu passer dont il faille être en peine,
Puisque rien ne le doit défendre de ma haine.
Quoi! tu voudrois chercher hors de sa lâcheté
La secrète raison de cette indignité?
Cet écrit malheureux, dont mon âme s'accuse,
Peut-il à son transport souffrir la moindre excuse?
MARINETTE.
En effet, je comprends que vous avez raison,
Et que cette querelle est pure trahison.
Nous en tenons, madame: et puis prêtons l'oreille
Aux bons chiens de pendards qui nous chantent merveille,
Qui, pour nous accrocher, feignent tant de langueur;
Laissons à leurs beaux mots fondre notre rigueur;
Rendons-nous à leurs vœux, trop foibles que nous sommes!
Foin de notre sottise, et peste soit des hommes!
LUCILE.
Eh bien, bien, qu'il s'en vante et rie à nos dépens,
Il n'aura pas sujet d'en triompher longtemps;
Et je lui ferai voir qu'en une âme bien faite
Le mépris suit de près la faveur qu'on rejette.
MARINETTE.
Au moins, en pareil cas, est-ce un bonheur bien doux,
Quand on sait qu'on n'a point d'avantage sur vous.
Marinette eut bon nez, quoi qu'on en puisse dire,
De ne permettre rien un soir qu'on vouloit rire.
Quelque autre, sous espoir du _matrimonion_[184],
Auroit ouvert l'oreille à la tentation;
Mais moi, _nescio vos_.
LUCILE.
Que tu dis de folies,
Et choisis mal ton temps pour de telles saillies!
Enfin je suis touchée au cœur sensiblement;
Et, si jamais celui de ce perfide amant,
Par un coup de bonheur, dont j'aurois tort, je pense,
De vouloir à présent concevoir l'espérance
(Car le ciel a trop pris plaisir à m'affliger,
Pour me donner celui de me pouvoir venger);
Quand, dis-je, par un sort à mes désirs propice,
Il reviendroit m'offrir sa vie en sacrifice,
Détester à mes pieds l'action d'aujourd'hui,
Je te défends surtout de me parler pour lui.
Au contraire, je veux que ton zèle s'exprime
A me bien mettre aux yeux la grandeur de son crime;
Et même, si mon cœur étoit pour lui tenté
De descendre jamais à quelque lâcheté,
Que ton affection me soit alors sévère,
Et tienne comme il faut la main à ma colère.
MARINETTE.
Vraiment, n'ayez point peur, et laissez faire à nous;
J'ai pour le moins autant de colère que vous;
Et je serois plutôt fille toute ma vie
Que mon gros traître aussi me redonnât envie.
S'il vient...

SCÈNE V.--ALBERT, LUCILE, MARINETTE.
ALBERT.
Rentrez, Lucile, et me faites venir
Le précepteur; je veux un peu l'entretenir,
Et m'informer de lui, qui me gouverne Ascagne,
S'il sait point quel ennui depuis peu l'accompagne.

SCÈNE VI.--ALBERT.
En quel gouffre de soins et de perplexité
Nous jette une action faite sans équité!
D'un enfant supposé par mon trop d'avarice
Mon cœur depuis longtemps souffre bien le supplice[185];
Et, quand je vois les maux où je me suis plongé,
Je voudrois à ce bien n'avoir jamais songé.
Tantôt je crains de voir, par la fourbe éventée,
Ma famille en opprobre et misère jetée;
Tantôt pour ce fils-là, qu'il me faut conserver,
Je crains cent accidens qui peuvent arriver.
S'il advient que dehors quelque affaire m'appelle,
J'appréhende au retour cette triste nouvelle:
Las! vous ne savez pas? vous l'a-t-on annoncé?
Votre fils a la fièvre, ou jambe, ou bras cassé.
Enfin, à tous momens, sur quoi que je m'arrête,
Cent sortes de chagrins me roulent par la tête.
Ah!...

SCÈNE VII[186].--ALBERT, MÉTAPHRASTE.
MÉTAPHRASTE.
_Mandatum tuum curo diligenter_[187].
ALBERT.
Maître, j'ai voulu...
MÉTAPHRASTE.
Maître est dit _a magis ter_:
C'est comme qui diroit trois fois plus grand[188].
ALBERT.
Je meure
Si je savois cela. Mais, soit, à la bonne heure.
Maître, donc...
MÉTAPHRASTE.
Poursuivez.
ALBERT.
Je veux poursuivre aussi;
Mais ne poursuivez point, vous, d'interrompre ainsi.
Donc, encore une fois, maître, c'est la troisième,
Mon fils me rend chagrin: vous savez que je l'aime,
Et que soigneusement je l'ai toujours nourri.
MÉTAPHRASTE.
Il est vrai: _Filio non potest præferri_
_Nisi filius_[189].
ALBERT.
Maître, en discourant ensemble,
Ce jargon n'est pas fort nécessaire, me semble;
Je vous crois grand latin et grand docteur juré;
Je m'en rapporte à ceux qui m'en ont assuré:
Mais, dans un entretien qu'avec vous je destine[190],
N'allez point déployer toute votre doctrine,
Faire le pédagogue, et cent mots me cracher,
Comme si vous étiez en chaire pour prêcher.
Mon père, quoiqu'il eût la tête des meilleures,
Ne m'a jamais rien fait apprendre que mes heures,
Qui, depuis cinquante ans, dites journellement,
Ne sont encor pour moi que du haut allemand.
Laissez donc en repos votre science auguste,
Et que votre langage à mon foible s'ajuste.
MÉTAPHRASTE.
Soit.
ALBERT.
A mon fils l'hymen me paroît faire peur;
Et, sur quelque parti que je sonde son cœur,
Pour un pareil lien il est froid, et recule.
MÉTAPHRASTE.
Peut-être a-t-il l'humeur du frère de Marc-Tulle,
Dont avec Atticus le même fait _sermon_;
Et comme aussi les Grecs disent _Atanaton_...
ALBERT.
Mon Dieu! maître éternel, laissez là, je vous prie,
Les Grecs, les Albanois, avec l'Esclavonie,
Et tous ces autres gens dont vous voulez parler:
Eux et mon fils n'ont rien ensemble à démêler.
MÉTAPHRASTE.
Eh bien donc, votre fils?
ALBERT.
Je ne sais si dans l'âme
Il ne sentiroit point une secrète flamme:
Quelque chose le trouble, ou je suis fort déçu;
Et je l'aperçus hier, sans en être aperçu,
Dans un recoin du bois où nul ne se retire.
MÉTAPHRASTE.
Dans un lieu reculé du bois, voulez-vous dire
Un endroit écarté, _latine, secessus_;
Virgile l'a dit: _Est in secessu... locus_.
ALBERT.
Comment auroit-il pu l'avoir dit, ce Virgile,
Puisque je suis certain que, dans ce lieu tranquille,
Ame du monde enfin n'étoit lors que nous deux?
MÉTAPHRASTE.
Virgile est nommé là comme un auteur fameux
D'un terme plus choisi que le mot que vous dites,
Et non comme témoin de ce qu'hier vous vîtes.
ALBERT.
Et moi, je vous dis, moi, que je n'ai pas besoin
De terme plus choisi, d'auteur, ni de témoin,
Et qu'il suffit ici de mon seul témoignage.
MÉTAPHRASTE.
Il faut choisir pourtant les mots mis en usage
Par les meilleurs auteurs. _Tu vivendo bonos_,
Comme on dit, _scribendo sequare peritos_[191].
ALBERT.
Homme ou démon, veux-tu m'entendre sans conteste?
MÉTAPHRASTE.
Quintilien en fait le précepte.
ALBERT.
La peste
Soit du causeur!
MÉTAPHRASTE.
Et dit là-dessus doctement
Un mot que vous serez bien aise assurément
D'entendre.
ALBERT.
Je serai le diable qui t'emporte,
Chien d'homme! Oh! que je suis tenté d'étrange sorte
De faire sur ce mufle une application!
MÉTAPHRASTE.
Mais qui cause, seigneur, votre inflammation!
Que voulez-vous de moi?
ALBERT.
Je veux que l'on m'écoute,
Vous ai-je dit vingt fois, quand je parle.
MÉTAPHRASTE.
Ah! sans doute,
Vous serez satisfait, s'il ne tient qu'à cela:
Je me tais.
ALBERT.
Vous ferez sagement.
MÉTAPHRASTE.
Me voilà
Tout prêt de vous ouïr.
ALBERT.
Tant mieux.
MÉTAPHRASTE.
Que je trépasse
Si je dis plus mot.
ALBERT.
Dieu vous en fasse la grâce!
MÉTAPHRASTE.
Vous n'accuserez point mon caquet désormais.
ALBERT.
Ainsi soit-il.
MÉTAPHRASTE.
Parlez quand vous voudrez.
ALBERT.
J'y vais.
MÉTAPHRASTE.
Et n'appréhendez plus l'interruption nôtre.
ALBERT.
C'est assez dit.
MÉTAPHRASTE.
Je suis exact plus qu'aucun autre.
ALBERT.
Je le crois.
MÉTAPHRASTE.
J'ai promis que je ne dirois rien.
ALBERT.
Suffit.
MÉTAPHRASTE.
Dès à présent je suis muet.
ALBERT.
Fort bien.
MÉTAPHRASTE.
Parlez; courage! au moins je vous donne audience.
Vous ne vous plaindrez pas de mon peu de silence;
Je ne desserre pas la bouche seulement.
ALBERT, à part.
Le traître!
MÉTAPHRASTE.
Mais, de grâce, achevez vitement,
Depuis longtemps j'écoute; il est bien raisonnable
Que je parle à mon tour.
ALBERT.
Donc, bourreau détestable...
MÉTAPHRASTE.
Eh! bon Dieu! voulez-vous que j'écoute à jamais?
Partageons le parler, au moins, ou je m'en vais.
ALBERT.
Ma patience est bien...
MÉTAPHRASTE.
Quoi! voulez-vous poursuivre?
Ce n'est pas encor fait. _Per Jovem!_ je suis ivre!
ALBERT.
Je n'ai pas dit...
MÉTAPHRASTE.
Encor? Bon Dieu! que de discours!
Rien n'est-il suffisant d'en arrêter le cours?
ALBERT.
J'enrage!
MÉTAPHRASTE.
Derechef! O l'étrange torture!
Eh! laissez-moi parler un peu, je vous conjure.
Un sot qui ne dit mot ne se distingue pas
D'un savant qui se tait.
ALBERT.
Parbleu, tu te tairas[192].

SCÈNE VIII.--MÉTAPHRASTE, seul.
D'où vient fort à propos cette sentence expresse
D'un philosophe: Parle afin qu'on te connoisse.
Doncque, si de parler le pouvoir m'est ôté,
Pour moi, j'aime autant perdre aussi l'humanité,
Et changer mon essence en celle d'une bête.
Me voilà pour huit jours avec un mal de tête.
Oh! que les grands parleurs sont par moi détestés!
Mais quoi! si les savans ne sont point écoutés,
Si l'on veut que toujours ils aient la bouche close,
Il faut donc renverser l'ordre de chaque chose;
Que les poules dans peu dévorent les renards;
Que les jeunes enfans remontrent aux vieillards;
Qu'à poursuivre les loups les agnelets s'ébattent;
Qu'un fou fasse les lois; que les femmes combattent;
Que par les criminels les juges soient jugés,
Et par les écoliers les maîtres fustigés;
Que le malade au sain présente le remède;
Que le lièvre craintif...

SCÈNE IX.--ALBERT, MÉTAPHRASTE.
Albert sonne aux oreilles de Métaphraste une cloche de mulet,
qui le fait fuir.
MÉTAPHRASTE, fuyant.
Miséricorde! à l'aide.

[177] Empruntée à l'_Interesse_, de Secchi. Mauvaise traduction d'un
modèle détestable.
[178] Ces vers confus et vagues signifient: Je suis ici, déguisée, afin
de ne pas perdre l'héritage du jeune Ascagne, dont j'ai pris le nom.
[179] Cette narration confuse et entortillée est très-mal écrite, et
appartient à l'original italien.
[180] Pour: je quitte le discours. _Le_ est neutre.
[181] Ce vers est évidemment détestable, comme le sont, au surplus, la
plupart des vers précédents et suivants.
[182] Dont, pour: avec laquelle. Licence et cheville condamnables.
[183] Ces deux mots rimaient encore ensemble.
[184] Prononciation que les curés de campagne avaient adoptée pour le
mot _matrimonium_, qui veut dire mariage.
[185] Phrase très-mal faite. On ne souffre pas le supplice d'un enfant.
[186] Imitée d'une scène oubliée du _Déniaisé_, de la Tessonnerie.
[187] Je me hâte d'obéir à votre commandement.
[188] Étymologie burlesque empruntée à l'Italien Bruno Nolano, dans sa
comédie du _Pédant_.
[189] A un fils on ne saurait préférer qu'un fils.
[190] Pour: que j'ai résolu d'avoir.
[191] Vers de Despautère, en usage dans les écoles.
[192] Quelques traits de cette scène sont empruntés à la traduction de
Bruno Nolano, _Boniface et le Pédant_. (Trad. Paris, Pierre Ménard,
1633.)


ACTE III

SCÈNE I.--MASCARILLE.[193]
Le ciel parfois seconde un dessein téméraire,
Et l'on sort comme on peut d'une méchante affaire.
Pour moi, qu'une imprudence a trop fait discourir,
Le remède plus prompt où j'ai su recourir,
C'est de pousser ma pointe, et dire en diligence
A notre vieux patron toute la manigance.
Son fils, qui m'embarrasse, est un évaporé:
L'autre, diable! disant ce que j'ai déclaré,
Gare une irruption sur notre friperie!
Au moins, avant qu'on puisse échauffer sa furie,
Quelque chose de bon nous pourra succéder,
Et les vieillards entre eux se pourront accorder.
C'est ce qu'on va tenter; et, de la part du nôtre,
Sans perdre un seul moment, je m'en vais trouver l'autre.
Il frappe à la porte d'Albert.

SCÈNE II.--ALBERT, MASCARILLE.
ALBERT.
Qui frappe?
MASCARILLE.
Amis[194].
ALBERT.
Oh! oh! qui te peut amener,
Mascarille?
MASCARILLE.
Je viens, monsieur, pour vous donner
Le bonjour.
ALBERT.
Ah! vraiment, tu prends beaucoup de peine:
De tout mon cœur, bonjour.
Il s'en va.
MASCARILLE.
La réplique est soudaine.
Quel homme brusque!
Il heurte.
ALBERT.
Encor?
MASCARILLE.
Vous n'avez pas ouï,
Monsieur...
ALBERT.
Ne m'as-tu pas donné le bonjour?
MASCARILLE.
Oui.
ALBERT.
Eh bien, bonjour, te dis-je.
Il s'en va. Mascarille l'arrête.
MASCARILLE.
Oui; mais je viens encore
Vous saluer au nom du seigneur Polidore.
ALBERT.
Ah! c'est un autre fait. Ton maître t'a chargé
De me saluer?
MASCARILLE.
Oui.
ALBERT.
Je lui suis obligé,
Va, que je lui souhaite une joie infinie[195].
Il s'en va.
MASCARILLE.
Cet homme est ennemi de la cérémonie.
Il heurte.
Je n'ai pas achevé, monsieur, son compliment;
Il voudroit vous prier d'une chose instamment.
ALBERT.
Eh bien, quand il voudra, je suis à son service.
MASCARILLE, l'arrêtant.
Attendez, et souffrez qu'en deux mots je finisse.
Il souhaite un moment, pour vous entretenir
D'une affaire importante, et doit ici venir.
ALBERT.
Et quelle est-elle encor l'affaire qui l'oblige
A me vouloir parler?
MASCARILLE.
Un grand secret, vous dis-je,
Qu'il vient de découvrir en ce même moment,
Et qui, sans doute, importe à tous deux grandement
Voilà mon ambassade[196].

SCÈNE III.--ALBERT.
O juste ciel! je tremble:
Car enfin nous avons peu de commerce ensemble.
Quelque tempête va renverser mes desseins,
Et ce secret, sans doute, est celui que je crains.
L'espoir de l'intérêt m'a fait quelque infidèle[197],
Et voilà sur ma vie une tache éternelle.
Ma fourbe est découverte. Oh! que la vérité
Se peut cacher longtemps avec difficulté!
Et qu'il eût mieux valu pour moi, pour mon estime[198],
Suivre les mouvemens d'une peur légitime,
Par qui je me suis vu tenté plus de vingt fois
De rendre à Polidore un bien que je lui dois,
De prévenir l'éclat où ce coup-ci m'expose,
Et faire qu'en douceur passât toute la chose!
Mais, hélas! c'en est fait, il n'est plus de saison;
Et ce bien, par la fraude entré dans ma maison,
N'en sera point tiré, que dans cette sortie
Il n'entraîne du mien la meilleure partie.

SCÈNE IV[199].--ALBERT, POLIDORE.
POLIDORE, les quatre premiers vers sans voir Albert.
S'être ainsi marié sans qu'on en ait su rien!
Puisse cette action se terminer à bien!
Je ne sais qu'en attendre, et je crains fort du père
Et la grande richesse et la juste colère.
Mais je l'aperçois seul.
ALBERT.
Dieu! Polidore vient!
POLIDORE.
Je tremble à l'aborder.
ALBERT.
La crainte me retient.
POLIDORE.
Par où lui débuter?
ALBERT.
Quel sera mon langage!
POLIDORE.
Son âme est tout émue.
ALBERT.
Il change de visage.
POLIDORE.
Je vois, seigneur Albert, au trouble de vos yeux,
Que vous savez déjà qui m'amène en ces lieux.
ALBERT.
Hélas! oui.
POLIDORE.
La nouvelle a droit de vous surprendre,
Et je n'eusse pas cru ce que je viens d'apprendre.
ALBERT.
J'en dois rougir de honte et de confusion.
POLIDORE.
Je trouve condamnable une telle action,
Et je ne prétends point excuser le coupable.
ALBERT.
Dieu fait miséricorde au pécheur misérable.
POLIDORE.
C'est ce qui doit par vous être considéré.
ALBERT.
Il faut être chrétien.
POLIDORE.
Il est très-assuré.
ALBERT.
Grâce, au nom de Dieu! grâce, ô seigneur Polidore!
POLIDORE.
Eh! c'est moi qui de vous présentement l'implore.
ALBERT.
Afin de l'obtenir je me jette à genoux.
POLIDORE.
Je dois en cet état être plutôt que vous.
ALBERT.
Prenez quelque pitié de ma triste aventure.
POLIDORE.
Je suis le suppliant dans une telle injure.
ALBERT.
Vous me fendez le cœur avec cette bonté.
POLIDORE.
Vous me rendez confus de tant d'humilité.
ALBERT.
Pardon, encore un coup!
POLIDORE.
Hélas! pardon vous-même!
ALBERT.
J'ai de cette action une douleur extrême.
POLIDORE.
Et moi, j'en suis touché de même au dernier point.
ALBERT.
J'ose vous convier qu'elle n'éclate point.
POLIDORE.
Hélas! seigneur Albert, je ne veux autre chose.
ALBERT.
Conservons mon honneur.
POLIDORE.
Eh! oui, je m'y dispose.
ALBERT.
Quant au bien qu'il faudra, vous-même en résoudrez.
POLIDORE.
Je ne veux de vos biens que ce que vous voudrez:
De tous ces intérêts je vous ferai le maître,
Et je suis trop content si vous le pouvez être.
ALBERT.
Ah! quel homme de Dieu! quel excès de douceur!
POLIDORE.
Quelle douceur, vous-même, après un tel malheur!
ALBERT.
Que puissiez-vous avoir toutes choses prospères!
POLIDORE.
Le bon Dieu vous maintienne!
ALBERT.
Embrassons-nous en frères.
POLIDORE.
J'y consens de grand cœur, et me réjouis fort
Que tout soit terminé par un heureux accord.
ALBERT.
J'en rends grâces au ciel.
POLIDORE.
Il ne vous faut rien feindre,
Votre ressentiment me donnoit lieu de craindre;
Et Lucile tombée en faute avec mon fils,
Comme on vous voit puissant et de biens et d'amis...
ALBERT.
Eh! que parlez-vous là de faute et de Lucile?
POLIDORE.
Soit, ne commençons point un discours inutile.
Je veux bien que mon fils y trempe grandement:
Même, si cela fait à votre allégement[200],
J'avouerai qu'à lui seul en est toute la faute;
Que votre fille avoit une vertu trop haute
Pour avoir jamais fait ce pas contre l'honneur,
Sans l'incitation d'un méchant suborneur;
Que le traître a séduit sa pudeur innocente,
Et de votre conduite ainsi détruit l'attente.
Puisque la chose est faite, et que, selon mes vœux,
Un esprit de douceur nous met d'accord tous deux,
Ne ramentevons rien[201], et réparons l'offense
Par la solennité d'une heureuse alliance.
ALBERT, à part.
O Dieu! quelle méprise! et qu'est-ce qu'il m'apprend!
Je rentre ici d'un trouble en un autre aussi grand.
Dans ces divers transports je ne sais que répondre,
Et, si je dis un mot, j'ai peur de me confondre.
POLIDORE.
A quoi pensez-vous là, seigneur Albert?
ALBERT.
A rien.
Remettons, je vous prie, à tantôt l'entretien.
Un mal subit me prend, qui veut que je vous laisse.

SCÈNE V.--POLIDORE.
Je lis dedans son âme, et vois ce qui le presse.
A quoi que sa raison l'eût déjà disposé,
Son déplaisir n'est pas encor tout apaisé.
L'image de l'affront lui revient, et sa fuite
Tâche à me déguiser le trouble qui l'agite.
Je prends part à sa honte, et son deuil m'attendrit.
Il faut qu'un peu de temps remette son esprit.
La douleur trop contrainte aisément se redouble[202].
Voici mon jeune fou, d'où nous vient tout ce trouble.

SCÈNE VI.--POLIDORE, VALÈRE.
POLIDORE.
Enfin, le beau mignon, vos bons déportemens
Troubleront les vieux jours d'un père à tous momens;
Tous les jours vous ferez de nouvelles merveilles,
Et nous n'aurons jamais autre chose aux oreilles.
VALÈRE.
Que fais-je tous les jours qui soit si criminel?
En quoi mériter tant le courroux paternel?
POLIDORE.
Je suis un étrange homme, et d'une humeur terrible,
D'accuser un enfant si sage et si paisible!
Las! il vit comme un saint, et dedans la maison
Du matin jusqu'au soir il est en oraison!
Dire qu'il pervertit l'ordre de la nature,
Et fait du jour la nuit, ô la grande imposture!
Qu'il n'a considéré père ni parenté
En vingt occasions: horrible fausseté!
Que de fraîche mémoire un furtif hyménée
A la fille d'Albert a joint sa destinée,
Sans craindre de la suite un désordre puissant;
On le prend pour un autre, et le pauvre innocent
Ne sait pas seulement ce que je lui veux dire!
Ah! chien, que j'ai reçu du ciel pour mon martyre,
Te croiras-tu toujours? et ne pourrai-je pas
Te voir être une fois sage avant mon trépas?
VALÈRE, seul et rêvant.
D'où peut venir ce coup? Mon âme embarrassée
Ne voit que Mascarille où jeter sa pensée.
Il ne sera pas homme à m'en faire un aveu.
Il faut user d'adresse, et me contraindre un peu
Dans ce juste courroux.

SCÈNE VII.--VALÈRE, MASCARILLE.
VALÈRE.
Mascarille, mon père,
Que je viens de trouver, sait toute notre affaire.
MASCARILLE.
Il la sait?
VALÈRE.
Oui.
MASCARILLE.
D'où diantre a-t-il pu la savoir?
VALÈRE.
Je ne sais point sur qui ma conjecture asseoir;
Mais enfin d'un succès[203] cette affaire est suivie,
Dont j'ai tous les sujets d'avoir l'âme ravie.
Il ne m'en a pas dit un mot qui fût fâcheux
Il excuse ma faute, il approuve mes feux
Et je voudrois savoir qui peut être capable
D'avoir pu rendre ainsi son esprit si traitable.
Je ne puis t'exprimer l'aise que j'en reçoi.
MASCARILLE.
Et que me diriez-vous, monsieur, si c'étoit moi
Qui vous eût procuré cette heureuse fortune?
VALÈRE.
Bon! bon! tu voudrois bien ici m'en donner d'une.
MASCARILLE.
C'est moi, vous dis-je, moi dont le patron le sait,
Et qui vous ai produit ce favorable effet.
VALÈRE.
Mais, là, sans te railler?
MASCARILLE.
Que le diable m'emporte
Si je fais raillerie, et s'il n'est de la sorte!
VALÈRE, mettant l'épée à la main.
Et qu'il m'entraîne, moi, si tout présentement
Tu n'en vas recevoir le juste payement!
MASCARILLE.
Ah! monsieur, qu'est ceci? Je défends la surprise[204].
VALÈRE.
C'est la fidélité que tu m'avais promise?
Sans ma feinte, jamais tu n'eusses avoué
Le trait que j'ai bien cru que tu m'avois joué.
Traître, de qui la langue à causer trop habile
D'un père contre moi vient d'échauffer la bile,
Qui me perds tout à fait, il faut sans discourir,
Que tu meures.
MASCARILLE.
Tout beau. Mon âme, pour mourir,
N'est pas en bon état. Daignez, je vous conjure,
Attendre le succès qu'aura cette aventure.
J'ai de fortes raisons qui m'ont fait révéler
Un hymen que vous-même aviez peine à celer.
C'étoit un coup d'État, et vous verrez l'issue
Condamner la fureur que vous avez conçue.
De quoi vous fâchez-vous, pourvu que vos souhaits,
Se trouvent par mes soins pleinement satisfaits,
Et voient mettre à fin la contrainte où vous êtes?
VALÈRE.
Et si tous ces discours ne sont que des sornettes?
MASCARILLE.
Toujours serez-vous lors à temps de me tuer.
Mais enfin mes projets pourront s'effectuer.
Dieu fera pour les siens, et, content dans la suite,
Vous me remercierez de ma rare conduite.
VALÈRE.
Nous verrons. Mais Lucile...
MASCARILLE.
Alte! son père sort.

SCÈNE VIII.--ALBERT, VALÈRE, MASCARILLE.
ALBERT, les cinq premiers vers sans voir Valère.
Plus je reviens du trouble où j'ai donné d'abord,
Plus je me sens piqué de ce discours étrange,
Sur qui ma peur prenoit un si dangereux change:
Car Lucile soutient que c'est une chanson,
Et m'a parlé d'un air à m'ôter tout soupçon.