Molière - Œuvres complètes, Tome 1 - 09

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Ce qu'on voit de succès peut bien persuader
Qu'ils ne sont pas encor fort près de s'accorder[147]:
Et je t'ai déjà dit qu'un cœur comme le nôtre
Ne voudroit pas pour l'un faire injustice à l'autre,
Et que très-fortement, par de différens nœuds,
Je me trouve attachée au parti de tous deux.
Si Lélie a pour lui l'amour et sa puissance,
Andrès pour son partage a la reconnoissance,
Qui ne souffrira point que mes pensers secrets
Consultent jamais rien contre ses intérêts.
Oui, s'il ne peut avoir plus de place en mon âme,
Si le don de mon cœur ne couronne sa flamme,
Au moins dois-je ce prix à ce qu'il fait pour moi
De n'en choisir point d'autre au mépris de sa foi,
Et de faire à mes vœux autant de violence
Que j'en fais aux désirs qu'il met en évidence.
Sur ces difficultés qu'oppose mon devoir,
Juge ce que tu peux te permettre d'espoir.
MASCARILLE.
Ce sont, à dire vrai, de très-fâcheux obstacles,
Et je ne sais point l'art de faire des miracles;
Mais je vais employer mes efforts plus puissans[148],
Remuer terre et ciel, m'y prendre de tous sens
Pour tâcher de trouver un biais salutaire,
Et vous dirai bientôt ce qui se pourra faire.

SCÈNE XIII.--HIPPOLYTE, CÉLIE.
HIPPOLYTE.
Depuis votre séjour, les dames de ces lieux
Se plaignent justement des larcins de vos yeux,
Si vous leur dérobez leurs conquêtes plus belles
Et de tous leurs amans faites des infidèles:
Il n'est guère de cœurs qui puissent échapper
Aux traits dont à l'abord vous savez les frapper;
Et mille libertés, à vos chaînes offertes,
Semblent vous enrichir chaque jour de nos pertes.
Quant à moi, toutefois je ne me plaindrois pas
Du pouvoir absolu de vos rares appas,
Si, lorsque mes amans sont devenus les vôtres,
Un seul m'eût consolé de la perte des autres;
Mais qu'inhumainement vous me les ôtiez tous,
C'est un dur procédé dont je me plains à vous.
CÉLIE.
Voilà d'un air galant faire une raillerie;
Mais épargnez un peu celle qui vous en prie.
Vos yeux, vos propres yeux, se connoissent trop bien[149],
Pour pouvoir de ma part redouter jamais rien,
Ils sont fort assurés du pouvoir de leurs charmes,
Et ne prendront jamais de pareilles alarmes.
HIPPOLYTE.
Pourtant en ce discours je n'ai rien avancé
Qui dans tous les esprits ne soit déjà passé;
Et, sans parler du reste, on sait bien que Célie
A causé des désirs à Léandre et Lélie.
CÉLIE.
Je crois qu'étant tombé dans cet aveuglement,
Vous vous consoleriez de leur perte aisément,
Et trouveriez pour vous l'amant peu souhaitable
Qui d'un si mauvais choix se trouveroit capable.
HIPPOLYTE.
Au contraire, j'agis d'un air tout différent,
Et trouve en vos beautés un mérite si grand;
J'y vois tant de raisons capables de défendre
L'inconstance de ceux qui s'en laissent surprendre,
Que je ne puis blâmer la nouveauté des feux
Dont envers moi Léandre a parjuré ses vœux,
Et le vais voir tantôt, sans haine et sans colère,
Ramené sous mes lois par le pouvoir d'un père.

SCÈNE XIV.--CÉLIE, HIPPOLYTE, MASCARILLE.
MASCARILLE.
Grande, grande nouvelle, et succès surprenant,
Que ma bouche vous vient annoncer maintenant!
CÉLIE.
Qu'est-ce donc?
MASCARILLE.
Écoutez; voici sans flatterie...
CÉLIE.
Quoi?
MASCARILLE.
La fin d'une vraie et pure comédie.
La vieille Égyptienne à l'heure même...
CÉLIE.
Eh bien?
MASCARILLE.
Passait dedans la place, et ne songeoit à rien,
Alors qu'une autre vieille assez défigurée,
L'ayant de près au nez longtemps considérée
Par un bruit enroué de mots injurieux
A donné le signal d'un combat furieux,
Qui pour armes pourtant, mousquets, dagues ou flèches,
Ne faisoit voir en l'air que quatre griffes sèches,
Dont ces deux combattans s'efforçoient d'arracher
Ce peu que sur leurs os les ans laissent de chair.
On n'entend que ces mots: chienne, louve, bagasse[150].
D'abord leurs scoffions[151] ont volé par la place,
Et, laissant voir à nu deux têtes sans cheveux,
Ont rendu le combat risiblement affreux.
Andrès et Truffaldin, à l'éclat du murmure,
Ainsi que force monde, accourus d'aventure,
Ont à les décharpir[152] eu de la peine assez,
Tant leurs esprits étoient par la fureur poussés.
Cependant que chacune, après cette tempête,
Songe à cacher aux yeux la honte de sa tête,
Et que l'on veut savoir qui causoit cette humeur,
Celle qui la première avoit fait la rumeur,
Malgré la passion dont elle étoit émue,
Ayant sur Truffaldin tenu longtemps la vue:
C'est vous, si quelque erreur n'abuse ici mes yeux,
Qu'on m'a dit qui viviez inconnu dans ces lieux,
A-t-elle dit tout haut; ô rencontre opportune!
Oui, seigneur Zanobio Ruberti, la fortune
Me fait vous reconnoître, et dans le même instant
Que pour votre intérêt je me tourmentois tant.
Lorsque Naples vous vit quitter votre famille,
J'avois, vous le savez, en mes mains votre fille,
Dont j'élevois l'enfance, et qui, par mille traits,
Faisoit voir, dès quatre ans, sa grâce et ses attraits.
Celle que vous voyez, cette infâme sorcière,
Dedans notre maison se rendant familière,
Me vola ce trésor. Hélas! de ce malheur
Votre femme, je crois, conçut tant de douleur,
Que cela servit fort pour avancer sa vie:
Si bien qu'entre mes mains cette fille ravie
Me faisant redouter un reproche fâcheux,
Je vous fis annoncer la mort de toutes deux.
Mais il faut maintenant, puisque je l'ai connue
Qu'elle fasse savoir ce qu'elle est devenue.
Au nom de Zanobio Ruberti, que sa voix,
Pendant tout ce récit, répétoit plusieurs fois,
Andrès, ayant changé quelque temps de visage,
A Truffaldin surpris a tenu ce langage:
Quoi donc! le ciel me fait trouver heureusement
Celui que jusqu'ici j'ai cherché vainement,
Et que j'avois pu voir, sans pourtant reconnoître
La source de mon sang et l'auteur de mon être!
Oui, mon père, je suis Horace votre fils.
D'Albert, qui me gardoit, les jours étant finis,
Me sentant naître au cœur d'autres inquiétudes
Je sortis de Bologne, et, quittant mes études,
Portai durant six ans mes pas en divers lieux,
Selon que me poussoit un désir curieux:
Pourtant, après ce temps, une secrète envie
Me pressa de revoir les miens et ma patrie,
Mais dans Naples, hélas! je ne vous trouvai plus,
Et n'y sus votre sort que par des bruits confus.
Si bien qu'à votre quête ayant perdu mes peines,
Venise pour un temps borna mes courses vaines;
Et j'ai vécu depuis, sans que de ma maison
J'eusse d'autres clartés que d'en savoir le nom.
Je vous laisse à juger si, pendant ces affaires,
Truffaldin ressentoit des transports ordinaires.
Enfin, pour retrancher ce que plus à loisir
Vous aurez le moyen de vous faire éclaircir
Par la confession de votre Égyptienne,
Truffaldin maintenant vous reconnoît pour sienne;
Andrès est votre frère; et, comme de sa sœur
Il ne peut plus songer à se voir possesseur,
Une obligation qu'il prétend reconnoître
A fait qu'il vous obtient pour épouse à mon maître,
Dont le père, témoin de tout l'événement,
Donne à cet hyménée un plein consentement,
Et, pour mettre une joie entière en sa famille,
Pour le nouvel Horace a proposé sa fille.
Voyez que d'incidens à la fois enfantés?
CÉLIE.
Je demeure immobile à tant de nouveautés.
MASCARILLE.
Tous viennent sur mes pas, hors les deux championnes,
Qui du combat encor remettent leurs personnes.
Léandre est de la troupe, et votre père aussi,
Moi je vais avertir mon maître de ceci,
Et que, lorsque à ses vœux on croit le plus d'obstacle,
Le ciel en sa faveur produit comme un miracle.
Mascarille sort.
HIPPOLYTE.
Un tel ravissement rend mes esprits confus,
Que[153] pour mon propre sort je n'en aurois pas plus.
Mais les voici venir.

SCÈNE XV.--TRUFFALDIN, ANSELME, PANDOLFE, CÉLIE, HIPPOLYTE, LÉANDRE,
ANDRÈS.
TRUFFALDIN.
Ah! ma fille!
CÉLIE.
Ah! mon père!
TRUFFALDIN.
Sais-tu déjà comment le ciel nous est prospère?
CÉLIE.
Je viens d'entendre ici ce succès merveilleux.
HIPPOLYTE, à Léandre.
En vain vous parleriez pour excuser vos feux,
Si j'ai devant les yeux ce que vous pouvez dire.
LÉANDRE.
Un généreux pardon est ce que je désire:
Mais j'atteste les cieux qu'en ce retour soudain
Mon père fait bien moins que mon propre dessein.
ANDRÈS, à Célie.
Qui l'auroit jamais cru que cette ardeur si pure
Pût être condamnée un jour par la nature!
Toutefois tant d'honneur la sut toujours régir,
Qu'en y changeant fort peu je puis la retenir.
CÉLIE.
Pour moi, je me blâmois, et croyois faire faute,
Quand je n'avois pour vous qu'une estime très-haute.
Je ne pouvois savoir quel obstacle puissant
M'arrêtoit sur un pas si doux et si glissant,
Et détournoit mon cœur de l'aveu d'une flamme
Que mes sens s'efforçoient d'introduire en mon âme[154].
TRUFFALDIN, à Célie.
Mais, en te recouvrant, que diras-tu de moi,
Si je songe aussitôt à me priver de toi,
Et t'engage à son fils sous les lois d'hyménée?
CÉLIE.
Que de vous maintenant dépend ma destinée.

SCÈNE XVI.--TRUFFALDIN, ANSELME, PANDOLFE, CÉLIE, HIPPOLYTE, LÉLIE,
LÉANDRE, ANDRÈS, MASCARILLE.
MASCARILLE, à Lélie.
Voyons si votre diable aura bien le pouvoir
De détruire à ce coup un si solide espoir;
Et si, contre l'excès du bien qui nous arrive,
Vous armerez encor votre imaginative.
Par un coup imprévu des destins les plus doux,
Vos vœux sont couronnés, et Célie est à vous.
LÉLIE.
Croirai-je que du ciel la puissance absolue...
TRUFFALDIN.
Oui, mon gendre, il est vrai.
PANDOLFE.
La chose est résolue.
ANDRÈS, à Lélie.
Je m'acquitte par là de ce que je vous dois.
LÉLIE, à Mascarille.
Il faut que je t'embrasse et mille et mille fois,
Dans cette joie...
MASCARILLE.
Aï! aï! doucement, je vous prie.
Il m'a presque étouffé. Je crains fort pour Célie,
Si vous la caressez avec tant de transport:
De vos embrassemens on se passeroit fort.
TRUFFALDIN, à Lélie.
Vous savez le bonheur que le ciel me renvoie;
Mais, puisqu'un même jour nous met tous dans la joie,
Ne nous séparons point qu'il ne soit terminé,
Et que son père aussi nous soit vite amené.
MASCARILLE.
Vous voilà tous pourvus. N'est-il point quelque fille
Qui pût accommoder le pauvre Mascarille?
A voir chacun se joindre à sa chacune ici,
J'ai des démangeaisons de mariage aussi.
ANSELME.
J'ai ton fait.
MASCARILLE.
Allons donc; et que les cieux prospères
Nous donnent des enfans dont nous soyons les pères!

[141] Un écriteau, suspendu à une des maisons de la place, doit annoncer
une maison meublée.
[142] Imitation malheureuse de la nouvelle de Cervantès intitulée _la
Bohémienne_, et dont Molière a fait son dénoûment en le gâtant.
[143] Pour: n'ont de but que. Archaïsme populaire.
[144] Archaïsme populaire remontant aux Romains: fatalité qu'on ne peut
écarter. Altération du mot _bissexte_, de _bis sextus_, l'année
bissextile ayant toujours été regardée comme vouée aux plus grands
malheurs. De là _faire un bissêtre_, faire un malheur.
[145] Mot composé comme Molière en fait beaucoup: désosier, tartuffier.
[146] Pour: éluder, avoir peine à. Archaïsme perdu aujourd'hui.
[147] Amphigouri. Probablement l'auteur veut dire: Ce qui se passe n'est
pas de nature à faire croire que Lélie et Andrès soient prêts à
s'accorder.
[148] Pour: les plus puissants. Licence archaïque.
[149] Se connaissent trop bien? O Molière!
[150] Mot provençal et napolitain. Le plus célèbre poëme qui existe en
patois napolitain est la _Vaiasseïde_.
[151] _Escoffions_, nom ancien d'une coiffe de femme. On disait
également _escoffions_ ou _scoffions_. On dit encore, dans le patois
languedocien, _coïfa_, pour désigner les coiffures des femmes du peuple.
[152] Pour: forcer deux personnes qui s'écharpent de se lâcher.
Archaïsme populaire.
[153] Pour: si bien que.
[154] Galimatias. Célie veut exprimer un combat secret qu'elle éprouvait
en présence d'Andrès.
FIN DE L'ÉTOURDI.


LE DÉPIT AMOUREUX
COMÉDIE
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS A MONTPELLIER AU MOIS DE DÉCEMBRE 1654
ET A PARIS SUR LE THÉATRE DU PETIT-BOURBON AU MOIS DE DÉCEMBRE 1658.

«N'est-il point, disait Molière (parlant sous le masque à la fin de son
brillant rôle de Mascarille),
...... N'est-il point quelque fille
Qui pût accommoder le pauvre Mascarille?»
C'était aux habitants de Lyon qu'il se plaignait ainsi; et ce fut après
le succès éclatant de l'_Étourdi_ que commença la vie amoureuse de
Molière, vie si sérieuse et si folle, si vive et si désespérée. Tendre
et passionné comme Shakspeare, sensuel et méditatif comme lui; placé au
milieu de femmes de théâtre belles ou coquettes, souvent l'un et
l'autre; indépendant, grâce aux licences de son odyssée comique, des
entraves que la convenance sociale impose; il éprouva et reproduisit sur
la scène, tant que dura sa vie d'artiste, les douleurs, les caprices et
les ivresses de sa passion favorite.
Cette empreinte nouvelle s'annonce dans le _Dépit amoureux_, dont elle
constitue la valeur. Le décousu de scènes mal enchaînées, le calque
maladroit de l'une des plus faibles intrigues du théâtre italien
(l'_Interesse_ de Nicolo Secchi), l'impropriété du langage, la folle
complication des narrations romanesques et la mauvaise entente du
théâtre, s'y joignent à l'emploi des vieux ressorts espagnols, remis en
œuvre par les Italiens; on y trouve encore ces frères qui deviennent
des sœurs, ces sœurs qui se changent en frères;--enfants perdus et
retrouvés,--toute la défroque de Rotrou, Garnier et Hardy. Sous cette
mosaïque d'emprunt, l'ardente et immortelle peinture de deux jeunes
cœurs épris l'un de l'autre trahit le génie de Molière et le fond d'une
âme involontairement attendrie. D'autres signes indicateurs annoncent le
développement de son génie; tels sont le bon sens populaire de
Gros-René, espèce de Sancho en livrée; quelques vives parodies de
l'emphase et du raffinement espagnol; enfin les deux personnages du
traducteur pédant et du spadassin méridional, l'un Métaphraste, emprunté
sans cérémonie à un prédécesseur peu connu[155]; l'autre, ce charmant la
Rapière, matamore du Midi, le poing sur la hanche, l'épée toujours au
vent et dont les spectateurs languedociens durent reconnaître les
originaux. On sait avec quelle peine le prince de Conti venait d'obtenir
de la noblesse languedocienne la promesse signée d'observer les édits
contre les duels.
[155] La Tessonnerie.
_La Rapière_, costumé en bretteur de Callot; _Métaphraste_, en rabat et
en longue robe de docteur; _Mascarille_, en valet sicilien, c'est-à-dire
le demi-masque sur la face, le feutre sur l'oreille et la plume sur le
feutre;--la jeune fille _Ascagne_, vêtue en brillant cavalier de Louis
XIII, jouèrent cette œuvre aimable et incomplète devant les États
présidés par le prince de Conti; on ne sait si ce fut à Montpellier en
décembre 1654, ou à Béziers en décembre 1655.
Paris et la cour devaient, en 1658, ratifier le jugement favorable des
spectateurs méridionaux. Lope de Vega dans le _Chien du jardinier_,
Horace dans sa charmante idylle lyrique[156], ont sans doute inspiré
Molière; la complication et l'obscurité romanesque du sujet
appartiennent en propre à l'auteur italien.
[156] _Donec gratus eram tibi._
Il faut à ce jeune esprit cinq années de nouvelles aventures, de
douleurs et d'études, enfin Paris, le centre du mouvement civilisé, pour
qu'il abdique ses prétendus maîtres et prenne conscience de lui-même.


PERSONNAGES ACTEURS
ÉRASTE, amant de Lucile. BÉJART aîné.
ALBERT, père de Lucile et d'Ascagne. MOLIÈRE.
GROS-RENÉ, valet d'Éraste. DUPARC.
VALÈRE, fils de Polidore. BÉJART jeune.
LUCILE, fille d'Albert. Mlle DEBRIE.
MARINETTE, suivante de Lucile. Madel. BÉJART.
POLIDORE, père de Valère.
FROSINE, confidente d'Ascagne.
ASCAGNE, fille d'Albert, déguisée en homme.
MASCARILLE, valet de Valère.
MÉTAPHRASTE[157], pédant. DU CROISY.
LA RAPIÈRE, bretteur. DEBRIE.
La scène est à Paris.


ACTE PREMIER

SCÈNE I.--ÉRASTE, GROS-RENÉ.
ÉRASTE.
Veux-tu que je te die[158]? une atteinte secrète
Ne laisse point mon âme en une bonne assiette;
Oui, quoi qu'à mon amour tu puisses repartir,
Il craint d'être la dupe, à ne te point mentir;
Qu'en faveur d'un rival ta foi ne se corrompe,
Ou du moins qu'avec moi toi-même on ne te trompe.
GROS-RENÉ.
Pour moi, me soupçonner de quelque mauvais tour,
Je dirai (n'en déplaise à monsieur votre amour)
Que c'est injustement blesser ma prud'homie,
Et se connoître mal en physionomie.
Les gens de mon minois ne sont point accusés
D'être, grâces à Dieu, ni fourbes, ni rusés.
Cet honneur qu'on nous fait, je ne le démens guères
Et suis homme fort rond de toutes les manières.
Pour que l'on me trompât, cela se pourroit bien,
Le doute est mieux fondé; pourtant je n'en crois rien.
Je ne vois point encore, ou je suis une bête,
Sur quoi vous avez pu prendre martel en tête[159].
Lucile, à mon avis, vous montre assez d'amour;
Elle vous voit, vous parle à toute heure du jour;
Et Valère, après tout, qui cause votre crainte,
Semble n'être à présent souffert que par contrainte.
ÉRASTE.
Souvent d'un faux espoir un amant est nourri:
Le mieux reçu toujours n'est pas le plus chéri;
Et tout ce que d'ardeur font paroître les femmes
Parfois n'est qu'un beau voile à couvrir d'autres flammes.
Valère enfin, pour être un amant rebuté,
Montre depuis un temps trop de tranquillité;
Et ce qu'à ces faveurs, dont tu crois l'apparence,
Il témoigne de joie ou bien d'indifférence,
M'empoisonne à tous coups leurs plus charmans appas,
Me donne ce chagrin que tu ne comprends pas,
Tient mon bonheur en doute, et me rend difficile
Une entière croyance aux propos de Lucile.
Je voudrois, pour trouver un tel destin plus doux,
Y voir entrer un peu de son transport jaloux,
Et, sur ses déplaisirs et son impatience,
Mon âme prendroit lors une pleine assurance.
Toi-même penses-tu qu'on puisse, comme il fait,
Voir chérir un rival d'un esprit satisfait?
Et, si tu n'en crois rien, dis-moi, je t'en conjure,
Si j'ai lieu de rêver dessus cette aventure?
GROS-RENÉ.
Peut-être que son cœur a changé de désirs,
Connoissant qu'il poussoit d'inutiles soupirs.
ÉRASTE.
Lorsque par les rebuts une âme est détachée,
Elle veut fuir l'objet dont elle fut touchée,
Et ne rompt point sa chaîne avec si peu d'éclat
Qu'elle puisse rester en un paisible état.
De ce qu'on a chéri la fatale présence
Ne nous laisse jamais dedans l'indifférence;
Et, si de cette vue on n'accroît son dédain,
Notre amour est bien près de nous rentrer au sein:
Enfin, crois-moi, si bien qu'on éteigne une flamme,
Un peu de jalousie occupe encore une âme,
Et l'on ne sauroit voir, sans en être piqué,
Posséder par un autre un cœur qu'on a manqué.
GROS-RENÉ.
Pour moi, je ne sais point tant de philosophie:
Ce que voient mes yeux, franchement je m'y fie;
Et ne suis point de moi si mortel ennemi,
Que je m'aille affliger sans sujet ni demi[160].
Pourquoi subtiliser, et faire le capable
A chercher des raisons pour être misérable?
Sur des soupçons en l'air je m'irois alarmer!
Laissons venir la fête avant que la chômer.
Le chagrin me paroît une incommode chose;
Je n'en prends point pour moi sans bonne et juste cause;
Et mêmes[161] à mes yeux cent sujets d'en avoir
S'offrent le plus souvent que je ne veux pas voir.
Avec vous en amour je cours même fortune,
Celle que vous aurez me doit être commune;
La maîtresse ne peut abuser votre foi,
A moins que la suivante en fasse autant pour moi:
Mais j'en fuis la pensée avec un soin extrême,
Je veux croire les gens quand on me dit: Je t'aime;
Et ne vais point chercher, pour m'estimer heureux,
Si Mascarille ou non s'arrache les cheveux.
Que tantôt Marinette endure qu'à son aise
Jodelet par plaisir la caresse et la baise,
Et que ce beau rival en rie ainsi qu'un fou,
A son exemple aussi j'en rirai tout mon soûl:
Et l'on verra qui rit avec meilleure grâce.
ÉRASTE.
Voilà de tes discours.
GROS-RENÉ.
Mais je la vois qui passe.

SCÈNE II[162].--ÉRASTE, MARINETTE, GROS-RENÉ.
GROS-RENÉ.
St, Marinette!
MARINETTE.
Oh! oh! que fais-tu là?
GROS-RENÉ.
Ma foi!
Demande, nous étions tout à l'heure sur toi.
MARINETTE.
Vous êtes aussi là, monsieur! Depuis une heure
Vous m'avez fait trotter comme un Basque, je meure[163].
ÉRASTE.
Comment?
MARINETTE.
Pour vous chercher j'ai fait dix mille pas,
Et vous promets, ma foi...
ÉRASTE.
Quoi?
MARINETTE.
Que vous n'êtes pas
Au temple, au cours, chez vous, ni dans la grande place[164].
GROS-RENÉ.
Il falloit en jurer.
ÉRASTE.
Apprends-moi donc, de grâce,
Qui te fait me chercher.
MARINETTE.
Quelqu'un, en vérité,
Qui pour vous n'a pas trop mauvaise volonté;
Ma maîtresse, en un mot.
ÉRASTE.
Ah! chère Marinette,
Ton discours de son cœur est-il bien l'interprète?
Ne me déguise point un mystère fatal;
Je ne t'en voudrois pas pour cela plus de mal:
Au nom des dieux, dis-moi si ta belle maîtresse
N'abuse point mes vœux d'une fausse tendresse.
MARINETTE.
Eh, eh! d'où vous vient donc ce plaisant mouvement?
Elle ne fait pas voir assez son sentiment?
Quel garant est-ce encor que votre amour demande?
Que lui faut-il?
GROS-RENÉ.
A moins que Valère se pende,
Bagatelle, son cœur ne s'assurera point.
MARINETTE.
Comment?
GROS-RENÉ.
Il est jaloux jusques en un tel point.
MARINETTE.
De Valère? Ah! vraiment la pensée est bien belle!
Elle peut seulement naître en votre cervelle.
Je vous croyois du sens, et jusqu'à ce moment
J'avois de votre esprit quelque bon sentiment,
Mais, à ce que je vois, je m'étois fort trompée.
Ta tête de ce mal est-elle aussi frappée?
GROS-RENÉ.
Moi, jaloux! Dieu m'en garde, et d'être assez badin[165]
Pour m'aller emmaigrir avec un tel chagrin!
Outre que de ton cœur ta foi me cautionne,
L'opinion que j'ai de moi-même est trop bonne
Pour croire auprès de moi que quelque autre te plût.
Où diantre pourrois-tu trouver qui me valût?
MARINETTE.
En effet, tu dis bien: voilà comme il faut être:
Jamais de ces soupçons qu'un jaloux fait paroître!
Tout le fruit qu'on en cueille est de se mettre mal,
Et d'avancer par là les desseins d'un rival.
Au mérite souvent de qui l'éclat vous blesse,
Vos chagrins font ouvrir les yeux d'une maîtresse;
Et j'en sais tel qui doit son destin le plus doux
Aux soins trop inquiets de son rival jaloux.
Enfin, quoi qu'il en soit, témoigner de l'ombrage,
C'est jouer en amour un mauvais personnage,
Et se rendre, après tout, misérable à crédit.
Cela, seigneur Éraste, en passant vous soit dit.
ÉRASTE.
Eh bien, n'en parlons plus. Que venois-tu m'apprendre?
MARINETTE.
Vous mériteriez bien que l'on vous fît attendre;
Qu'afin de vous punir je vous tinsse caché
Le grand secret pourquoi je vous ai tant cherché.
Tenez, voyez ce mot, et sortez hors de doute[166].
Lisez-le donc tout haut, personne ici n'écoute.
ÉRASTE lit.
«Vous m'avez dit que votre amour
«Étoit capable de tout faire;
«Il se couronnera lui-même dans ce jour,
«S'il peut avoir l'aveu d'un père.
«Faites parler les droits qu'on a dessus mon cœur,
«Je vous en donne la licence;
«Et, si c'est en votre faveur,
«Je vous réponds de mon obéissance.»
Ah! quel bonheur! O toi, qui me l'as apporté,
Je te dois regarder comme une déité!
GROS-RENÉ.
Je vous le disois bien: contre votre croyance,
Je ne me trompe guère aux choses que je pense.
ÉRASTE relit.
«Faites parler les droits qu'on a dessus mon cœur,
«Je vous en donne la licence;
«Et, si c'est en votre faveur,
«Je vous réponds de mon obéissance.»
MARINETTE.
Si je lui rapportois vos foiblesses d'esprit,
Elle désavoueroit bientôt un tel écrit.
ÉRASTE.
Ah! cache-lui, de grâce, une peur passagère,
Où mon âme a cru voir quelque peu de lumière,
Ou, si tu la lui dis, ajoute que ma mort
Est prête d'expier l'erreur de ce transport;
Que je vais à ses pieds, si j'ai pu lui déplaire,
Sacrifier ma vie à sa juste colère.
MARINETTE.
Ne parlons point de mort, ce n'en est pas le temps.
ÉRASTE.
Au reste, je te dois beaucoup, et je prétends
Reconnoître dans peu, de la bonne manière,
Les soins d'une si noble et si belle courrière.
MARINETTE.
A propos, savez-vous où je vous ai cherché,
Tantôt encore?
ÉRASTE.
Eh bien?
MARINETTE.
Tout proche du marché,
Où vous savez.
ÉRASTE.
Où donc?
MARINETTE.
Là... dans cette boutique
Où, dès le mois passé, votre cœur magnifique
Me promit, de sa grâce, une bague.
ÉRASTE.
Ah! j'entends.
GROS-RENÉ.
La matoise!
ÉRASTE.
Il est vrai, j'ai tardé trop longtemps
A m'acquitter vers toi d'une telle promesse:
Mais...
MARINETTE.
Ce que j'en ai dit n'est pas que je vous presse.
GROS-RENÉ.
Oh! que non!
ÉRASTE lui donne sa bague.
Celle-ci peut-être aura de quoi
Te plaire; accepte-la pour celle que je doi.
MARINETTE.
Monsieur, vous vous moquez; j'aurois honte à la prendre.
GROS-RENÉ.
Pauvre honteuse, prends sans davantage attendre:
Refuser ce qu'on donne est bon à faire aux fous.
MARINETTE.
Ce sera pour garder quelque chose de vous.
ÉRASTE.
Quand puis-je rendre grâce à cet ange adorable?
MARINETTE.
Travaillez à vous rendre un père favorable.
ÉRASTE.
Mais, s'il me rebutoit, dois-je?...
MARINETTE.
Alors comme alors,
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