Molière - Œuvres complètes, Tome 1 - 04

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Moi, pardon! j'aimerois mieux que le diable l'eût emportée. Je suis dans
une colère que je ne me sens pas.
GORGIBUS.
Allons, ma fille, embrassez votre mari, et soyez bons amis.

SCÈNE XIII.--LE DOCTEUR, à la fenêtre, en bonnet de nuit et en camisole;
LE BARBOUILLÉ, VILLEBREQUIN, GORGIBUS, ANGÉLIQUE.
LE DOCTEUR.
Eh quoi! toujours du bruit, du désordre, de la dissension, des
querelles, des débats, des différends, des combustions, des altercations
éternelles! Qu'est-ce? qu'y a-t-il donc? On ne sauroit avoir du repos.
VILLEBREQUIN.
Ce n'est rien, monsieur le docteur; tout le monde est d'accord.
LE DOCTEUR.
A propos d'accord, voulez-vous que je vous lise un chapitre d'Aristote,
où il prouve que toutes les parties de l'univers ne subsistent que par
l'accord qui est entre elles?
VILLEBREQUIN.
Cela est-il bien long?
LE DOCTEUR.
Non, cela n'est pas long; cela contient environ soixante ou
quatre-vingts pages.
VILLEBREQUIN.
Adieu, bonsoir, nous vous remercions.
GORGIBUS.
Il n'en est pas besoin.
LE DOCTEUR.
Vous ne le voulez pas?
GORGIBUS.
Non.
LE DOCTEUR.
Adieu donc, puisque ainsi est; bonsoir: _latine bona nox_.
VILLEBREQUIN.
Allons-nous-en souper ensemble, nous autres.
[10] Sans doute la figure de l'acteur était couverte de farine.
[11] Idées générales, admises par la scolastique et combattues par
Gassendi, maître de Molière. Dès son premier pas dans la carrière
dramatique, Poquelin, écrivant pour les tréteaux, attaque les
professeurs et soutient la philosophie pratique, expérimentale et
positive.
[12] Jeu venu d'Italie, usité alors parmi les ramoneurs et les gens du
peuple, et qui consiste à deviner et à nommer tout haut le nombre de
doigts élevés ou abaissés par la partie adverse. Ce mot, _morra_, ne se
trouve pas dans les dictionnaires.
[13] Mot composé dont il est inutile d'expliquer le sens et qui se
trouve à la fois d'accord avec l'usage populaire et les tentatives de
Ronsard.
[14] Deux signes du zodiaque.
[15] Allusion triviale aux cinq plus fortes cartes du jeu de piquet. Ce
sont ici les cinq doigts de la main.
[16] Proverbe populaire.
FIN DE LA JALOUSIE DU BARBOUILLÉ.


L'ÉTOURDI
OU LES CONTRE-TEMPS
COMÉDIE
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS A LYON, EN 1653, ET A PARIS
SUR LE THÉATRE DU PETIT-BOURBON, LE 3 NOVEMBRE 1658.
La France était en feu; le mouvement de la Fronde emportait dans un
tourbillon confus princes, parlements et seigneurs, les femmes, les
protestants et les catholiques. C'était le temps des ruses, des trames,
des doubles et triples fourberies, des changements de parti les plus
imprévus et des catastrophes les plus étourdies; l'époque où Mazarin
fuyait à Sedan après avoir épousé secrètement Anne d'Autriche et
préparé, avec cette rare finesse dont tout le monde riait et qui se
riait de tous, le gouvernement de Louis XIV.
Molière avait quitté Paris à la tête de sa petite troupe, mécontent de
sa famille, qui maudissait le comédien nomade. Ici commence pour lui une
odyssée provinciale qui n'a point laissé de traces. Comme le jeune héros
de sa première œuvre, il échappe aux _vieillards chagrins_, fuit les
_vieux penards_ qui veulent «brider sa jeunesse,» fait librement
_trotter son bidet_ comme Lélie, et, _poussé par son humeur inquiète,
porte ses pas en divers lieux_[17]. Il vit à peu près comme Shakespeare,
jetant la plume au vent et très-amoureux du hasard, des événements et
des nouveautés de caractères. Laborieux aussi, au courant de la belle
littérature contemporaine, il lit et relit les facéties du seizième
siècle, même les satires du treizième; il aime Rabelais, Noël du Fail,
l'Arioste, Cervantès; surtout il feuillette l'immense bibliothèque de
comédies italiennes, filles de la Renaissance et sœurs jumelles de ces
académies qui, dès le commencement du siècle précédent, avaient couvert
la Péninsule, depuis Venise jusqu'à Rome. Il n'avait pas d'autres
modèles. Le goût populaire était exécrable; _le Menteur_ de Corneille,
traduit de l'espagnol d'Alarcon, et représenté en 1642, avait ouvert une
nouvelle voie que personne n'avait suivie. Frappé de la supériorité du
_Menteur_, Molière n'osait pas se hasarder sur cette trace. Il
connaissait peu le monde; pendant son voyage à Narbonne il avait
seulement entrevu la cour. Les tours d'adresse de Scaramouche amusaient
encore les plus difficiles. En courant la province dans cette situation
peu favorable au travail de l'esprit, il essaya sa première comédie,
comédie d'intrigues et d'aventures: ce fut _l'Étourdi_.
[17] Voy. _l'Étourdi_, acte I, scène II.
Le personnage qui en occupe le centre, emprunté à l'_Emilia_ de
«l'Aveugle de l'Adriatique,» Grotto, ingénieux dramaturge du seizième
siècle[18], est le génie même de l'intrigue dans un rang subalterne.
Valet à tout faire, dont le type remonte jusqu'à l'esclave antique, qui
tient une grande place dans le théâtre italien moderne, Sicilien comme
les Mazzarini, ce petit-fils de Dave et cet aïeul de Figaro aime la ruse
pour la ruse et respecte profondément sa mission.
[18] _Il Cieco d'Adria._
En face de ce maître fripon, digne des galères, supérieur dans son
ordre, et qui rappelle le _Sbratta_ de Bernardino Pino da Cagli, un
garçon généreux et honnête dérange, par les maladresses de sa loyauté,
les escroqueries et les ruses du fourbe qui veut le servir.
Ce personnage de _l'Étourdi_ appartient tout entier à _l'Innavertito_ du
comédien Nicolo Barbieri, qui l'a esquissé avec grâce et vigueur. La
plupart des ressorts subsidiaires du drame, l'esclave achetée par un
amant, le valet qui feint d'avoir été chassé par son maître et qui
entre au service du rival, la bague qui sert de signe de reconnaissance
pour livrer l'esclave, tous ces détails sont de _l'Innavertito_.
L'inexpérience de la jeunesse se trahit par plus d'un défaut de
composition et de style: tels sont l'épisode du valet Ergaste, qui ne
tient pas à l'action, le dénoûment romanesque emprunté maladroitement à
Cervantès, la suture grossière des diverses parties de l'œuvre,
l'expression emphatique et confuse des sentiments de l'amour, enfin la
nullité des deux personnages de femmes. Le théâtre reste toujours vide;
l'intérêt de cœur n'est pas même indiqué; les archaïsmes et les
provincialismes surabondent.
Mais il y a dans toute l'œuvre un air vif et charmant d'aventure qui va
bien à l'époque de Louis XIII et qui s'effacera sous Louis XIV; rien ne
ressemble davantage à une brillante et leste gravure de Callot.
Représentée à Lyon en 1653 pour la première fois, la pièce avait eu
beaucoup de succès en province. Le 3 novembre 1658, elle fut jouée sur
le théâtre du Petit-Bourbon, que le roi venait de concéder à Molière, en
partage avec la troupe italienne, à laquelle la troupe nouvelle dut
payer un droit.
«Cette salle, dit un contemporain, est de dix-huit toises de longueur
sur huit de largeur, au bout de laquelle il y a encore un demi-rond de
sept toises de profondeur sur huit et demi de large, le tout en voûte
semée de fleurs de lis. Son pourtour est orné de colonnes avec leurs
bases, chapiteaux, architraves, frises et corniches d'ordre dorique, et
entre icelles corniches, des arcades en niches. En l'un des bouts de la
salle, directement opposé au dais de Leurs Majestés, étoit élevé un
théâtre de six pieds de hauteur, de huit toises de largeur et d'autant
de profondeur.» _L'Étourdi_ obtint un succès si brillant à Paris, que le
jeune Quinault, contemporain et rival de Molière, se plut à l'imiter et
à le versifier quelques années plus tard.
Au fond de l'œuvre se trouve cachée et comme en germe la pensée secrète
du futur contemplateur. Deux types, l'un de générosité étourdie,
l'autre de fourberie vigilante, luttent ensemble et se déjouent l'un
l'autre. Donnée profonde et douloureuse! Lélie n'est pas seulement
étourdi, il est loyal, il est plein de cœur: c'est ce qui le perd. M.
Sainte-Beuve a eu raison de le dire: «Molière est plus triste que
Pascal.»


PERSONNAGES ACTEURS
LÉLIE, fils de Pandolfe. LA GRANGE.
CÉLIE[19], esclave de Truffaldin. Mlle DEBRIE.
MASCARILLE[20], valet de Lélie. MOLIÈRE.
HIPPOLYTE, fille d'Anselme. Mlle DUPARC.
ANSELME, père d'Hippolyte. Louis BÉJART.
TRUFFALDIN[21], vieillard.
PANDOLFE, père de Lélie. BÉJART aîné.
LÉANDRE, fils de famille.
ANDRÈS, cru Égyptien.
ERGASTE, ami de Mascarille.
UN COURRIER.
DEUX TROUPES DE MASQUES.
La scène est à Messine[22].


ACTE PREMIER

SCÈNE I.--LÉLIE.
Eh bien, Léandre, eh bien, il faudra contester;
Nous verrons de nous deux qui pourra l'emporter,
Qui, dans nos soins communs pour ce jeune miracle,
Aux vœux de son rival portera plus d'obstacle.
Préparez vos efforts, et vous défendez bien,
Sûr que de mon côté je n'épargnerai rien.

SCÈNE II.--LÉLIE, MASCARILLE.
LÉLIE.
Ah! Mascarille!
MASCARILLE.
Quoi?
LÉLIE.
Voici bien des affaires;
J'ai dans ma passion toutes choses contraires:
Léandre aime Célie, et, par un trait fatal,
Malgré mon changement, est toujours mon rival.
MASCARILLE.
Léandre aime Célie!
LÉLIE.
Il l'adore, te dis-je.
MASCARILLE.
Tant pis.
LÉLIE.
Eh, oui, tant pis; c'est là ce qui m'afflige.
Toutefois j'aurois tort de me désespérer:
Puisque j'ai ton secours, je puis me rassurer;
Je sais que ton esprit, en intrigues fertile,
N'a jamais rien trouvé qui lui fût difficile:
Qu'on te peut appeler le roi des serviteurs,
Et qu'en toute la terre...
MASCARILLE.
Eh! trêve de douceurs.
Quand nous faisons besoin, nous autres misérables,
Nous sommes les chéris et les incomparables;
Et dans un autre temps, dès le moindre courroux,
Nous sommes les coquins qu'il faut rouer de coups.
LÉLIE.
Ma foi! tu me fais tort avec cette invective.
Mais enfin discourons un peu de ma captive:
Dis si les plus cruels et plus durs sentiments
Ont rien d'impénétrable à des traits si charmans[23].
Pour moi, dans ses discours, comme dans son visage.
Je vois pour sa naissance un noble témoignage;
Et je crois que le ciel dedans un rang si bas
Cache son origine, et ne l'en tire pas.
MASCARILLE.
Vous êtes romanesque avecque[24] vos chimères;
Mais que fera Pandolfe en toutes ces affaires?
C'est, monsieur, votre père, au moins à ce qu'il dit:
Vous savez que sa bile assez souvent s'aigrit;
Qu'il peste contre vous d'une belle manière,
Quand vos déportements lui blessent la visière.
Il est avec Anselme en parole pour vous
Que de son Hippolyte on vous fera l'époux,
S'imaginant que c'est dans le seul mariage
Qu'il pourra rencontrer de quoi vous faire sage;
Et, s'il vient à savoir que, rebutant son choix,
D'un objet inconnu vous recevez les lois,
Que de ce fol amour la fatale puissance
Vous soustrait au devoir de votre obéissance,
Dieu sait quelle tempête alors éclatera,
Et de quels beaux sermons on vous régalera.
LÉLIE.
Ah! trêve, je vous prie, à votre rhétorique!
MASCARILLE.
Mais vous, trêve plutôt à votre politique!
Elle n'est pas fort bonne, et vous devriez tâcher...
LÉLIE.
Sais-tu qu'on n'acquiert rien de bon à me fâcher,
Que chez moi les avis ont de tristes salaires,
Qu'un valet conseiller y fait mal ses affaires?
MASCARILLE.
A part. Haut.
Il se met en courroux. Tout ce que j'en ai dit
N'était rien que pour rire et vous sonder l'esprit.
D'un censeur de plaisirs ai-je fort l'encolure?
Et Mascarille est-il ennemi de nature[25]?
Vous savez le contraire, et qu'il est très-certain
Qu'on ne peut me taxer que d'être trop humain.
Moquez-vous des sermons d'un vieux barbon de père:
Poussez votre bidet, vous dis-je, et laissez faire.
Ma foi, j'en suis d'avis, que ces penards[26] chagrins
Nous viennent étourdir de leurs contes badins,
Et, vertueux par force, espèrent par envie
Oter aux jeunes gens les plaisirs de la vie.
Vous savez mon talent, je m'offre à vous servir.
LÉLIE.
Ah! c'est par ces discours que tu peux me ravir.
Au reste, mon amour, quand je l'ai fait paroître,
N'a point été mal vu des yeux qui l'ont fait naître.
Mais Léandre, à l'instant, vient de me déclarer
Qu'à me ravir Célie il va se préparer:
C'est pourquoi dépêchons, et cherche dans ta tête
Les moyens les plus prompts d'en faire ma conquête.
Trouve ruses, détours, fourbes, inventions,
Pour frustrer un rival de ses prétentions.
MASCARILLE.
Laissez-moi quelque temps rêver à cette affaire.
A part.
Que pourrois-je inventer pour ce coup nécessaire?
LÉLIE.
Eh bien, le stratagème?
MASCARILLE.
Ah! comme vous courez!
Ma cervelle toujours marche à pas mesurés.
J'ai trouvé votre fait: il faut... Non, je m'abuse.
Mais si vous alliez...
LÉLIE.
Où?
MASCARILLE.
C'est une foible ruse.
J'en songeois une.
LÉLIE.
Et quelle?
MASCARILLE.
Elle n'iroit pas bien.
Mais ne pourriez-vous pas?
LÉLIE.
Quoi?
MASCARILLE.
Vous ne pourriez rien.
Parlez avec Anselme.
LÉLIE.
Et que lui puis-je dire?
MASCARILLE.
Il est vrai, c'est tomber d'un mal dedans un pire.
Il faut pourtant l'avoir. Allez chez Truffaldin.
LÉLIE.
Que faire?
MASCARILLE.
Je ne sais.
LÉLIE.
C'en est trop, à la fin,
Et tu me mets à bout par ces contes frivoles.
MASCARILLE.
Monsieur, si vous aviez en main force pistoles,
Nous n'aurions pas besoin maintenant de rêver
A chercher les biais que nous devons trouver,
Et pourrions, par un prompt achat de cette esclave,
Empêcher qu'un rival vous prévienne et vous brave.
De ces Égyptiens qui la mirent ici,
Truffaldin, qui la garde, est en quelque souci;
Et trouvant son argent qu'ils lui font trop attendre,
Je sais bien qu'il seroit très-ravi de la vendre;
Car enfin en vrai ladre il a toujours vécu:
Il se feroit fesser pour moins d'un quart d'écu;
Et l'argent est le dieu que surtout il révère.
Mais le mal, c'est...
LÉLIE.
Quoi? c'est...
MASCARILLE.
Que monsieur votre père
Est un autre vilain qui ne vous laisse pas,
Comme vous voudriez bien, manier ses ducats;
Qu'il n'est point de ressort qui pour votre ressource
Pût faire maintenant ouvrir la moindre bourse.
Mais tâchons de parler à Célie un moment,
Pour savoir là-dessus quel est son sentiment.
La fenêtre est ici.
LÉLIE.
Mais Truffaldin, pour elle,
Fait de nuit et de jour exacte sentinelle.
Prends garde.
MASCARILLE.
Dans ce coin demeurons en repos.
O bonheur! la voilà qui paroît à propos.

SCÈNE III.--CÉLIE, LÉLIE, MASCARILLE.
LÉLIE.
Ah! que le ciel m'oblige, en offrant à ma vue
Les célestes attraits dont vous êtes pourvue!
Et, quelque mal cuisant que m'aient causé vos yeux.
Que je prends de plaisir à les voir en ces lieux!
CÉLIE.
Mon cœur, qu'avec raison votre discours étonne,
N'entend pas que mes yeux fassent mal à personne;
Et, si dans quelque chose ils vous ont outragé,
Je puis vous assurer que c'est sans mon congé[27].
LÉLIE.
Ah! leurs coups sont trop beaux pour me faire une injure!
Je mets toute ma gloire à chérir ma blessure,
Et...
MASCARILLE.
Vous le prenez là d'un ton un peu trop haut;
Ce style maintenant n'est pas ce qu'il nous faut.
Profitons mieux du temps, et sachons vite d'elle
Ce que...
TRUFFALDIN, dans sa maison.
Célie!
MASCARILLE, à Lélie.
Eh bien!
LÉLIE.
O rencontre cruelle!
Ce malheureux vieillard devoit-il nous troubler?
MASCARILLE.
Allez, retirez-vous, je saurai lui parler.

SCÈNE IV.--TRUFFALDIN, CÉLIE, LÉLIE, retiré dans un coin, MASCARILLE.
TRUFFALDIN, à Célie.
Que faites-vous dehors? et quel soin vous talonne,
Vous à qui je défends de parler à personne?
CÉLIE.
Autrefois j'ai connu cet honnête garçon;
Et vous n'avez pas lieu d'en prendre aucun soupçon.
MASCARILLE.
Est-ce là le seigneur Truffaldin?
CÉLIE.
Oui, lui-même.
MASCARILLE.
Monsieur, je suis tout vôtre, et ma joie est extrême
De pouvoir saluer en toute humilité
Un homme dont le nom est partout si vanté.
TRUFFALDIN.
Très-humble serviteur.
MASCARILLE.
J'incommode peut-être;
Mais je l'ai vue ailleurs, où, m'ayant fait connoître
Les grands talens qu'elle a pour savoir l'avenir,
Je voulois sur un point un peu l'entretenir.
TRUFFALDIN.
Quoi! te mêlerois-tu d'un peu de diablerie?
CÉLIE.
Non, tout ce que je sais n'est que blanche magie.
MASCARILLE.
Voici donc ce que c'est. Le maître que je sers
Languit pour un objet qui le tient dans ses fers.
Il auroit bien voulu du feu qui le dévore
Pouvoir entretenir la beauté qu'il adore;
Mais un dragon, veillant sur ce rare trésor,
N'a pu, quoi qu'il ait fait, le lui permettre encor;
Et ce qui plus le gêne et le rend misérable,
Il vient de découvrir un rival redoutable:
Si bien que, pour savoir si ses soins amoureux
Ont sujet d'espérer quelque succès heureux,
Je viens vous consulter, sûr que de votre bouche
Je puis apprendre au vrai le secret qui nous touche.
CÉLIE.
Sous quel astre ton maître a-t-il reçu le jour?
MASCARILLE.
Sous un astre à jamais ne changer son amour.
CÉLIE.
Sans me nommer l'objet pour qui son cœur soupire,
La science que j'ai m'en peut assez instruire.
Cette fille a du cœur, et, dans l'adversité,
Elle sait conserver une noble fierté;
Elle n'est pas d'humeur à trop faire connoître
Les secrets sentimens qu'en son cœur on fait naître.
Mais je les sais comme elle, et, d'un esprit plus doux,
Je vais en peu de mots vous les découvrir tous.
MASCARILLE.
O merveilleux pouvoir de la vertu magique!
CÉLIE.
Si ton maître en ce point de constance se pique,
Et que la vertu seule anime son dessein,
Qu'il n'appréhende pas de soupirer en vain;
Il a lieu d'espérer, et le fort qu'il veut prendre
N'est pas sourd aux traités, et voudra bien se rendre.
MASCARILLE.
C'est beaucoup; mais ce fort dépend d'un gouverneur
Difficile à gagner.
CÉLIE.
C'est là tout le malheur.
MASCARILLE, à part, regardant Lélie.
Au diable le fâcheux qui toujours nous éclaire[28]!
CÉLIE.
Je vais vous enseigner ce que vous devez faire.
LÉLIE, les joignant.
Cessez, ô Truffaldin! de vous inquiéter.
C'est par mon ordre seul qu'il vous vient visiter,
Et je vous l'envoyois, ce serviteur fidèle,
Vous offrir mon service, et vous parler pour elle,
Dont je vous veux dans peu payer la liberté,
Pourvu qu'entre nous deux le prix soit arrêté.
MASCARILLE.
La peste soit la bête!
TRUFFALDIN.
Oh! oh! qui des deux croire?
Ce discours au premier est fort contradictoire.
MASCARILLE.
Monsieur, ce galant homme a le cerveau blessé;
Ne le savez-vous pas?
TRUFFALDIN.
Je sais ce que je sai.
J'ai crainte ici-dessous de quelque manigance[29].
A Célie
Rentrez, et ne prenez jamais cette licence.
Et vous, filous fieffés, ou je me trompe fort,
Mettez, pour me jouer, vos flûtes mieux d'accord.

SCÈNE V.--LÉLIE, MASCARILLE.
MASCARILLE.
C'est bien fait. Je voudrais qu'encor, sans flatterie
Il nous eût d'un bâton chargés de compagnie.
A quoi bon se montrer, et, comme un étourdi,
Me venir démentir de tout ce que je di?
LÉLIE.
Je pensois faire bien.
MASCARILLE.
Oui, c'étoit fort l'entendre.
Mais quoi! cette action ne me doit point surprendre?
Vous êtes si fertile en pareils contre-temps,
Que vos écarts d'esprit n'étonnent plus les gens.
LÉLIE.
Ah! mon Dieu! pour un rien me voilà bien coupable!
Le mal est-il si grand qu'il soit irréparable?
Enfin, si tu ne mets Célie entre mes mains,
Songe au moins de Léandre à rompre les desseins;
Qu'il ne puisse acheter avant moi cette belle.
De peur que ma présence encor soit criminelle,
Je te laisse.
MASCARILLE, seul.
Fort bien. A dire vrai, l'argent
Seroit dans notre affaire un sûr et fort agent;
Mais, ce ressort manquant, il faut user d'un autre.

SCÈNE VI.--ANSELME, MASCARILLE.
ANSELME.
Par mon chef, c'est un siècle étrange que le nôtre!
J'en suis confus. Jamais tant d'amour pour le bien,
Et jamais tant de peine à retirer le sien!
Les dettes aujourd'hui, quelque soin qu'on emploie,
Sont comme les enfants, que l'on conçoit en joie,
Et dont avecque peine on fait l'accouchement.
L'argent dans une bourse entre agréablement;
Mais, le terme venu que nous devons le rendre,
C'est lors que les douleurs commencent à nous prendre.
Baste! ce n'est pas peu que deux mille francs, dus
Depuis deux ans entiers, me soient enfin rendus;
Encore est-ce un bonheur.
MASCARILLE, à part les quatre premiers vers.
O Dieu! la belle proie
A tirer en volant! Chut, il faut que je voie
Si je pourrois un peu de près le caresser.
Je sais bien les discours dont il le faut bercer...
Je viens de voir, Anselme...
ANSELME.
Et qui?
MASCARILLE.
Votre Nérine.
ANSELME.
Que dit-elle de moi, cette gente[30] assassine?
MASCARILLE.
Pour vous elle est de flamme.
ANSELME.
Elle?
MASCARILLE.
Et vous aime tant,
Que c'est grande pitié.
ANSELME.
Que tu me rends content!
MASCARILLE.
Peu s'en faut que d'amour la pauvrette ne meure.
Anselme, mon mignon, crie-t-elle à toute heure,
Quand est-ce que l'hymen unira nos deux cœurs,
Et que tu daigneras éteindre mes ardeurs?
ANSELME.
Mais pourquoi jusqu'ici me les avoir celées?
Les filles, par ma foi, sont bien dissimulées!
Mascarille, en effet, qu'en dis-tu? quoique vieux,
J'ai de la mine encore assez pour plaire aux yeux.
MASCARILLE.
Oui, vraiment, ce visage est encore fort mettable;
S'il n'est pas des plus beaux, il est des-agréable.
ANSELME.
Si bien donc...?
MASCARILLE veut prendre la bourse[31].
Si bien donc qu'elle est sotte de vous;
Ne vous regarde plus...
ANSELME.
Quoi?
MASCARILLE.
Que comme un époux,
Et vous veut...
ANSELME.
Et me veut...?
MASCARILLE.
Et vous veut, quoiqu'il tienne,
Prendre la bourse...
ANSELME.
La...?
MASCARILLE prend la bourse et la laisse tomber.
La bouche avec la sienne.
ANSELME.
Ah! je l'entends. Viens çà: lorsque tu la verras,
Vante-lui mon mérite autant que tu pourras.
MASCARILLE.
Laissez-moi faire.
ANSELME.
Adieu.
MASCARILLE, à part.
Que le ciel te conduise!
ANSELME, revenant.
Ah! vraiment, je faisois une étrange sottise,
Et tu pouvois pour toi m'accuser de froideur.
Je t'engage à servir mon amoureuse ardeur,
Je reçois par ta bouche une bonne nouvelle,
Sans du moindre présent récompenser ton zèle
Tiens, tu te souviendras...
MASCARILLE.
Ah! non pas, s'il vous plaît.
ANSELME.
Laisse-moi...
MASCARILLE.
Point du tout. J'agis sans intérêt.
ANSELME.
Je le sais; mais pourtant...
MASCARILLE.
Non, Anselme, vous dis-je:
Je suis homme d'honneur, cela me désoblige.
ANSELME.
Adieu donc, Mascarille.
MASCARILLE, à part.
O longs discours!
ANSELME, revenant.
Je veux
Régaler par tes mains cet objet de mes vœux;
Et je vais te donner de quoi faire pour elle
L'achat de quelque bague, ou telle bagatelle
Que tu trouveras bon.
MASCARILLE.
Non, laissez votre argent
Sans vous mettre en souci, je ferai le présent;
Et l'on m'a mis en main une bague à la mode,
Qu'après vous payerez, si cela l'accommode.
ANSELME.
Soit; donne-la pour moi: mais surtout fais si bien,
Qu'elle garde toujours l'ardeur de me voir sien.

SCÈNE VII.--LÉLIE, ANSELME, MASCARILLE.
LÉLIE, ramassant la bourse.
A qui la bourse?
ANSELME.
Ah! dieux! elle m'étoit tombée!
Et j'aurois après cru qu'on me l'eût dérobée!
Je vous suis bien tenu de ce soin obligeant,
Qui m'épargne un grand trouble et me rend mon argent.
Je vais m'en décharger au logis tout à l'heure.

SCÈNE VIII.--LÉLIE, MASCARILLE.
MASCARILLE.
C'est être officieux, et très-fort, ou je meure.
LÉLIE.
Ma foi! sans moi, l'argent étoit perdu pour lui.
MASCARILLE.
Certes, vous faites rage, et payez aujourd'hui
D'un jugement très-rare et d'un bonheur extrême;
Nous avancerons fort, continuez de même.
LÉLIE.
Qu'est-ce donc? Qu'ai-je fait?
MASCARILLE.
Le sot, en bon françois[32]
Puisque je puis le dire, et qu'enfin je le dois.
Il sait bien l'impuissance où son père le laisse;
Qu'un rival qu'il doit craindre étrangement nous presse:
Cependant, quand je tente un coup pour l'obliger,
Dont je cours, moi tout seul, la honte et le danger...
LÉLIE.
Quoi! c'étoit...?
MASCARILLE.
Oui, bourreau, c'étoit pour la captive
Que j'attrapois l'argent dont votre soin nous prive.
LÉLIE.
S'il est ainsi, j'ai tort; mais qui l'eût deviné?
MASCARILLE.
Il falloit, en effet, être bien raffiné!
LÉLIE.
Tu me devois par signe avertir de l'affaire.
MASCARILLE.
Oui, je devois au dos avoir mon luminaire.
Au nom de Jupiter[33], laissez-nous en repos,
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