Molière - Œuvres complètes, Tome 1 - 01

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OEUVRES COMPLÈTES
DE J.-B. POQUELIN
MOLIÈRE

E. COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY


OEUVRES COMPLÈTES
DE J.-B. POQUELIN

MOLIÈRE
NOUVELLE ÉDITION

PAR
M. PHILARÈTE CHASLES
PROFESSEUR AU COLLÉGE DE FRANCE

«Chaque homme de plus qui sait lire est un lecteur de plus pour
Molière».
SAINTE-BEUVE.

TOME PREMIER

PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1888
Droits de reproduction et de traduction réservés


JEAN-BAPTISTE POQUELIN MOLIÈRE
NÉ LE 15 JANVIER 1622, MORT LE 17 FÉVRIER 1673

«Quel est le plus grand des écrivains de mon règne? demandait Louis XIV
à Boileau.--Sire, c'est Molière.»
Non-seulement Despréaux ne se trompait pas, mais de tous les écrivains
que la France a produits, sans excepter Voltaire lui-même, imprégné de
l'esprit anglais par son séjour à Londres, c'est incontestablement
Molière ou Poquelin qui reproduit avec l'exactitude la plus vive et la
plus complète le fond du génie français.
En raison de cette identité de son génie avec le nôtre, il exerça sur
l'époque subséquente, sur le dix-huitième siècle, sur l'époque même où
nous écrivons, la plus active, la plus redoutable influence. Tout ce
qu'il a voulu détruire est en ruine. Les types qu'il a créés ne peuvent
mourir. Le sens de la vie pratique, qu'il a recommandé d'après Gassendi,
a fini par l'emporter sur les idées qui imposaient à la société
française. Il n'y a pas de superstition qu'il n'ait attaquée, pas de
crédulité qu'il n'ait saisie corps à corps pour la terrasser, pas de
formule qu'il ne se soit efforcé de détruire. A-t-il, comme l'exprime si
bien Swift, _déchiré l'étoffe avec la doublure_? l'histoire le dira. Ce
qui est certain, c'est que l'élève de Lucrèce, le protégé de Louis XIV,
poursuivait un but déterminé vers lequel il a marché d'un pas ferme,
obstiné, tantôt foulant aux pieds les obstacles, tantôt les tournant
avec adresse. Le sujet de _Tartuffe_ est dans Lucrèce; à Lucrèce
appartient ce vers, véritable devise de Molière:
_Et religionis..... nodos solvere curo[1]._
La puissance de Molière sur les esprits a été telle, qu'une légende
inexacte, calomnieuse de son vivant, romanesque après sa mort, s'est
formée autour de cette gloire populaire. Il est un mythe comme Jules
César et Apollon.
[1] Ce que je veux, c'est rompre les entraves qui nous enchaînent
(_religionis.... quod religat_).
Dates, événements, réalités, souvenirs, sont venus se confondre dans un
inextricable chaos où la figure de Molière a disparu. Tous les vices
jusqu'à l'ivrognerie, jusqu'à l'inceste et au vol, lui furent imputés de
son vivant. Les vertus les plus éthérées lui furent attribuées par les
prêtres de son culte. Homme d'action, sans cesse en face du public, du
roi ou de sa troupe, occupé de son gouvernement et de la création de ses
œuvres, il n'a laissé aucune trace de sa propre vie, aucun document
biographique, à peine une lettre. Les pamphlets pour et contre lui
composaient déjà une bibliothèque, lorsqu'un écouteur aux portes, nommé
Grimarest, collecteur d'anas, aimant l'exagération des récits et
incapable de critique, prétendit, trente-deux ans après la mort du
comédien populaire, raconter et expliquer sa vie. Vers la même époque,
une comédienne, à ce que l'on croit du moins, forcée de se réfugier en
Hollande, jetait dans un libelle les souvenirs de coulisse qu'elle avait
pu recueillir sur l'intérieur du ménage de Molière et de sa femme. Enfin
quelques détails authentiques, semés dans l'édition de ses œuvres
publiée par Lagrange en 1682, complètent l'ensemble des documents
comtemporains qui ont servi de base à cette légende de Molière,
excellente à consulter, mais qu'il est bon de soumettre à l'examen le
plus scrupuleux.
Essayons d'en extraire le petit nombre de faits dont la biographie de
Molière doit se composer désormais et qui, grâce au zèle et à la
curiosité infatigable d'une armée de scoliastes et de critiques, ne
peuvent plus être contestés.
Les ancêtres de Molière étaient Écossais. Ses auteurs remontaient à des
_Pawklyn_ d'Écosse, soldats ou archers de Charles VIII, et dont les
descendants étaient devenus bourgeois de Paris, puis tapissiers du roi
de père en fils. Ce nom, _Pawklyn_, qui se retrouve intégralement dans
une pièce authentique citée par M. Taschereau, répugnant à l'orthographe
française et latine, se transforma tour à tour et par une métamorphose
naturelle en Pauquelin, Poclain, Poclin, Pocguelin, Poguelin, Pocquelin
et Poquelin. C'est sous cette dernière forme que nous apparaissent le
père et le grand-père de Molière. Ajoutons, sans vouloir attacher aucune
superstition philologique à ce fait singulier, que des racines
teutoniques du mot _Pawklyn_ ou Poquelin, l'une, _lyn_, ou _lein_,
indique la grâce ou l'élégance au moyen du diminutif: l'autre, _Pawky_,
la sagacité populaire et la pénétration ingénieuse. Dans ce sens, Allan
Ramsay et Robert Burns l'emploient souvent.
Au coin de la rue des Vieilles-Étuves et de la rue Saint-Honoré, près le
cimetière des Saints-Innocents, non loin des piliers des Halles on
voyait, au commencement du dix-huitième siècle, une maison à pignons
antiques, habitée de père en fils par de riches tapissiers du roi et
remarquable par son enseigne, par les sculptures qui l'ornaient autant
que par son achalandage. Une troupe de singes grimpant à un pommier et
se jetant des pommes avait été taillée dans la pierre; de là les mots
brodés sur une espèce de tente ou de pavillon suspendu au-dessus de la
boutique, mots dont l'orthographe inexacte ne choquait alors personne:
AV PAVILLON DES CINGES.
C'était la demeure des Poquelin, qui tenaient rang honorable dans la
bourgeoisie; car la charge de tapissier du roi était déjà dans la
famille, et l'enfant Poquelin, né et baptisé le 15 janvier 1622, sous
les noms de Jean-Baptiste, avait neuf ans lorsque la même charge fut
transmise à son père Jean Poquelin, et quinze ans lorsqu'on lui en fit
obtenir la survivance.
Jean-Baptiste fit ses classes comme externe à Paris au collége de
Clermont, chez les jésuites, qui, depuis la fin du seizième siècle,
dirigeaient l'éducation française; admirables humanistes, habiles à
aiguiser les facultés de l'esprit, mais qui, s'écartant du sens chrétien
de la grâce tel que la sévérité des jansénistes l'enseignait,
favorisèrent les belles-lettres et les formules brillantes de
l'intelligence, et pétrirent de leurs propres mains Molière, Fontenelle,
Voltaire. Ses condisciples, Bernier, Hesnault, Cyrano de Bergerac,
Chapelle, le prince de Conti, allèrent, de l'aveu de leurs parents, leur
cours d'humanités terminé, écouter les leçons de ce savant et prudent
Gassend, surnommé Gassendi, qui transmettait la libre pensée de la
Renaissance au monde nouveau du dix-septième siècle. Gassend eût été
brûlé ou tout au moins exilé, s'il n'avait pas écrit en latin et prévenu
les dangers par l'aménité de son commerce et la réserve de sa conduite.
Nul n'avait plus grande horreur de la routine que cet observateur à la
fois sagace et hardi, qui complétait la découverte de Harvey, apercevait
dans le ciel cinq nouveaux satellites de Jupiter, riait des scolastiques
et de leurs raisonnements sur le vide, et poursuivait de son ironie ceux
qui ne voyaient aucun salut hors de la formule aristotélique. Sous la
direction de Gassendi, le fils du tapissier se mit à traduire en vers
français, comme premier essai de son talent énergique, le beau poëme
matérialiste du romain Lucrèce. Gassendi lui communiqua sa persévérante
haine pour le mensonge et pour la servilité de la pensée toujours
séduite par la tradition ou la mode. Les causeries de Gassendi, qui
n'ont pas laissé de trace, ont déterminé la voie philosophique suivie
par Molière: «L'heureux temps, écrit le malin et doux philosophe à l'un
de ses amis (toujours en latin), que celui où, les envieux étant
absents, ne craignant pas les espions, nous livrant sans crainte à la
recherche du vrai, nous pouvions philosopher à notre gré et rire à notre
aise de la _comédie_ que joue le monde entier!» Pour ce chef d'école si
modéré et si habile, rire et philosopher, c'était même chose. Molière
prit au sérieux les enseignements de Gassendi; son théâtre n'en est que
le développement.
Sa famille avait fondé sur lui de grandes espérances; il alla étudier le
droit à Orléans, et il paraît prouvé qu'il se fit recevoir avocat. En
1645, date précise (comme le dit très-bien M. Louandre), le brillant
élève du collége de Clermont se détacha tout à coup de sa famille;
pourquoi? aucun fait et aucun renseignement positif ne l'attestent. Le
goût de la comédie et des représentations scéniques, émané de l'Italie,
s'était emparé des esprits. La folie des théâtres succédait à la manie
des Académies. Le _noble métier_ d'acteur et d'auteur,--et les deux
professions se confondaient,--attirait les jeunes âmes, enivrées du
succès du _Cid_, joué en 1632. «A présent, dit Corneille dans
_l'Illusion_:
..... Le théâtre
Est dans un lieu si haut, que chacun l'idolâtre.»
Pas de jeune gentilhomme qui ne fût fier de jouer la comédie et de bien
«pousser une passion. Le roi, en 1641, venait de déclarer par ordonnance
que l'_état de comédien ne peut être désormais imputé à blâme et
préjudiciable à la réputation des comédiens dans le commerce public_. De
nombreuses colonies dramatiques se répandaient à travers la France et
l'Europe. Ravis de divertir les autres pour s'amuser eux-mêmes, fils de
familles, jeunes artistes, poëtes en herbe, accompagnés de leurs belles,
allaient chercher fortune. Le même phénomène s'était manifesté en
Espagne du temps de Lope, en Angleterre à l'époque de Shakespeare,
surtout en Italie à la fondation des académies, qui créèrent chacune
leur théâtre; autant de troupes de théâtre que d'académies, autant
d'académies que de hameaux. Les _Mémoires_ de Tristan, ceux de Cosnac,
surtout le _Roman comique_ de Scarron et le _Viage entretenido_ (Voyage
amusant) de Rojas décrivent plaisamment cette vie nomade, celle de
Molière comme de Salvator Rosa, qui peignait pour son théâtre ses
propres décorations, récitait des odes et des satires habillé en
Scaramouche et soutenait en Italie la dernière gloire de la «Comédie de
l'art.»
Emporté par le mouvement général, Molière ne fut pas plus bohémien que
son époque; mais il fut bohémien de génie; réunissant un petit nombre
d'enfants de famille qu'il qualifia d'_Illustre théâtre_, il planta ses
tréteaux d'abord à la porte de Nesle, où se trouve maintenant un des
pavillons du palais de l'Institut, puis au port Saint-Paul, c'est-à-dire
en plein vent, en face de l'Hôtel de Ville, enfin au Jeu de Paume de la
Croix-Blanche, au carrefour de Buci, dans un lieu couvert.
Pourquoi donner ce titre d'_illustre_ au petit groupe nomade dont il
était directeur? Et quel est le sens de ce baptême nouveau (Molière)
qu'il imposa à son génie et qu'il a rendu glorieux? C'était le théâtre
éclatant par excellence qu'il voulait créer (_illustris_). Un écrivain
étranger, non sans quelque apparence de raison, veut trouver dans
_moliri_ (faire effort, tendre vers un but) l'origine du mot Molière
qu'il prit en quittant celui de Poquelin et qui avait déjà appartenu à
deux romanciers obscurs. Une ambition soutenue caractérise en effet
Molière; rien de flottant, rien de livré au hasard; il sait où il va;
pas de moyen qu'il n'emploie, pas de labeur qui l'effraye; profondément
déterminé et résolu, jamais il ne s'écarte de sa route. Gaieté,
érudition, passion, tout est sacrifié à l'œuvre unique; jamais âme plus
ardente et plus passionnée ne fut servie par un plus infatigable esprit.
Entre 1645 et 1660, les soins de Molière sont consacrés à la création de
sa troupe, dont il fit quelque chose de tellement accompli, que «jamais,
dit Segrais, on n'avoit rien vu de tel et on ne le verra jamais. Il en
étoit l'âme; elle étoit formée de sa main; il n'y en a jamais eu, il ne
pourra jamais y en avoir de pareille[2].» Costumes, personnages,
diction, Molière soignait tout, surveillait tout, gouvernait sa petite
république avec une extrême vigilance, communiquait à chacun son
activité et son énergie, et marchait à travers la France d'un pas libre
et déjà triomphant. On croit que Scarron, dans le charmant personnage du
comédien «le Destin,» n'a fait que reproduire l'image affaiblie du
généreux Molière, favori du peuple et des siens. Sa trace se perd dans
cette Odyssée lointaine et vagabonde, école de la vie dont il a tiré si
grand profit! En 1648, il apparaît à Nantes, puis à Bordeaux, où,
dit-on, une médiocre tragédie de sa composition, _la Thébaïde_, fut
jouée sans succès; à Lyon, en 1653, où sa première œuvre sérieuse,
_l'Étourdi_, fut représentée et bien accueillie; puis à Avignon, à
Pézénas, à Narbonne; enfin, en 1654, pendant la tenue des États présidés
par le prince de Conti, à Montpellier, selon les uns; à Béziers, selon
les autres. Son ancien condisciple, le prince de Conti, personnage libre
dans ses mœurs et violent dans son austérité, l'ayant invité à se
rendre auprès de lui pour jouer devant les États _le Dépit amoureux_,
qui eut beaucoup de succès, lui offrit, dit-on, de l'attacher à sa
personne en qualité de secrétaire. Tout était intrigue et débauche
autour de ce bizarre protecteur de Molière, qui n'accepta pas sa
proposition et continua de courir la province. Il ne quitta le Languedoc
qu'en 1657, passa le carnaval de 1658 à Grenoble, vint s'établir à
Rouen, et, pendant son séjour dans cette ville, obtint, par l'entremise
soit du prince de Conti, soit du duc d'Orléans, la permission de venir
jouer devant la cour.
[2] _Segraisiana_, p. 173.
Il avait trente-six ans, un rare talent de comédien, une habileté
consommée à distribuer les emplois, à pénétrer le caractère de ses
acteurs, à user même de leurs défauts, à incarner leurs caractères dans
ses rôles, à gouverner leurs passions et à profiter de leurs rivalités
et de leurs travers; d'ailleurs créé, pour ainsi dire, pour être le
modèle et le type de l'artiste méridional, «le teint brun, les sourcils
noirs et forts, dit mademoiselle Poisson, qui l'a connu, les lèvres
épaisses, la bouche grande et le nez gros; marchant gravement, l'air
sérieux; ni trop gras ni trop maigre, la taille plus grande que petite,
le port noble, la jambe belle.» Il ne connaissait ni la ville ni la
cour, mais seulement la province et le monde, beaucoup les anciens et
les Italiens; l'étude, l'art, l'observation, l'amour, avaient absorbé
treize années de son errante jeunesse. Comme Shakespeare, il avait connu
les faiblesses et les ivresses de la passion. De là ces arabesques et
ces enjolivements de sa légende, surchargée d'amours légères ou
sérieuses qui se croisent et se mêlent comme dans un dédale, et qui
sembleraient à peine avoir dû lui laisser le temps de créer une de ses
œuvres.
Qu'il ait été forcé à Pézénas de sauter dans la rue par une fenêtre pour
échapper à un mari mécontent, cela n'est pas prouvé. Mais on ne peut
douter de l'étrange et dramatique situation qu'il occupait dans sa
troupe nomade entre Madeleine Béjart, mademoiselle Debrie et
mademoiselle Duparc; trois déesses qui le gênaient, disait son ami
Chapelle, autant que Junon, Pallas et Vénus embarrassaient Jupiter au
siége d'Ilion. Madeleine, impérieuse créature, fille d'un procureur au
Châtelet, mariée à un sieur de Modène et devenue veuve, avait deux ans
de plus que Molière; c'était elle sans doute qui l'avait entraîné dans
la vie nomade. Elle ne cessa pas, malgré les inconstances du poëte,
d'exercer sur lui une influence redoutable.
Soit que le caractère peu indulgent de Madeleine eût porté Molière à
chercher des distractions ailleurs ou que l'âge eût altéré la beauté de
l'ancienne soubrette, Molière avait arrêté ses regards sur mademoiselle
Duparc, habile danseuse, d'une beauté majestueuse et classique et qui
repoussa ses hommages. Mademoiselle Debrie (tel était le nom de théâtre
de Catherine Leclerc, femme d'Elme Wilquin), douée d'un grand talent
pour la scène et d'une beauté accomplie, se montra plus indulgente;
l'amour, chez elle, était moins une affection violente qu'une indulgente
et charitable sympathie; étrange caractère, moins rare que l'on ne
pense. Auprès de mademoiselle Debrie, Molière venait se consoler de ses
échecs et pleurer ses faiblesses. Une enfant destinée à punir Molière de
ses légèretés ou de la fougue de ses passions s'élevait à côté de ces
trois femmes; c'était la jeune sœur de Madeleine, que Molière lui-même
avait instruite et presque vue naître et qui va tenir une place
importante dans la vie du poëte.
Cette troupe, qui passait pour la meilleure de France, arrive à Paris en
1658, conduite par son directeur Molière. Elle joue _Nicomède_, le 24
octobre de la même année, au vieux Louvre, dans la salle des Gardes,
devant le roi. Il y remplissait le premier rôle, et comme, de l'aveu de
tous les contemporains, ce grand homme était un acteur tragique
détestable, il est probable que la conscience du peu de succès qu'il
avait obtenu lui fit adresser au roi la prière de représenter devant lui
«un de ces petits divertissements qui lui avaient acquis quelque
réputation et dont il régalait les provinces.» Le roi _le tint pour
agréable_; satisfait du _Docteur amoureux_, il permit à la troupe de
prendre le titre de TROUPE DE MONSIEUR et de jouer sur le théâtre du
Petit-Bourbon, alternativement avec les comédiens italiens.
Ici s'arrête le long apprentissage de Molière et commence pour lui une
vie nouvelle composée de trois sillons qui s'entre-croisent:--sa vie
passionnée et intérieure, la plus douloureuse qui se puisse
imaginer;--sa vie d'études et de travaux, série de triomphes entremêlée
de rares échecs et soutenue par la constante sympathie et l'inébranlable
protection du roi;--sa vie sociale et politique, lutte ardente et habile
contre les difficultés de sa direction ou plutôt de son gouvernement,
surtout contre les crédulités et les sottises humaines, qu'il aborda et
terrassa sans pitié, sans ménagements, non sans adresse; ne craignant
pas de frayer sa voie et de conquérir son succès même à travers les plus
légitimes appuis et les plus fortes bases de la société humaine.
Chacune de ses œuvres est un combat; c'est sur le champ de bataille, en
relisant successivement les drames de Molière, en les replaçant au
milieu des faits et des passions qui les ont produits ou vus naître, que
l'on peut apprécier la stratégie du maître, la portée de ses attaques et
la valeur de sa conquête. Aussi renvoyons-nous le lecteur à chacune des
introductions qui, dans l'édition présente, sont destinées à éclairer la
marche qu'il a suivie. C'est là que l'on verra s'établir par degrés et
se développer, depuis l'arrivée de Molière à Paris jusqu'à sa mort, ce
que M. Bazin appelle si bien l'association tacite du monarque et du
poëte. _Les Précieuses ridicules_ frappent l'hôtel de Rambouillet; _les
Fâcheux_, _l'École des Femmes_, _le Mariage forcé_, continuent, comme
nous le montrerons, à démanteler, si l'on peut le dire, les forteresses
de la vieille tradition et à ployer les esprits à cette convenance, à
cette décence élégante qui devaient être les caractères de la société
nouvelle. Bientôt la troupe de Molière obtient de passer au théâtre du
Palais-Royal. A la fin de 1661, du vivant de son père, il prend le titre
de valet de chambre du roi, «sans y ajouter celui de tapissier.» Après
_l'École des Femmes_ il reçoit une pension de mille livres; en août
1665, sa troupe est nommée TROUPE DU ROI et attachée au service du
monarque, avec une subvention de sept mille livres. Enfin Molière
devient l'âme de toutes les fêtes données à Versailles, et sa faveur ne
peut être un moment ébranlée, ni par les médecins qui soignent le roi,
ni par les scolastiques encore estimés, ni par les courtisans du petit
lever, ni par les ministres.
La source de ses maux était en lui-même. A ces trois déesses, au milieu
desquelles, comme dit encore Chapelle, «il cheminait si péniblement,» il
avait trouvé bon de joindre un fléau plus terrible pour un homme sérieux
et passionné,--une jeune épouse coquette et adorée.
«Son âme, il le dit lui-même, était née avec les dernières dispositions
à la tendresse.» Cette jeune fille de dix-sept ans, élevée sur ses
genoux, coquette indomptable, admirable cantatrice, «un peu maigre,»
disent les contemporains, mais remplie de grâces et de talents qui
furent le désespoir et l'unique amour de Molière jusqu'à la fin de sa
vie,--Armande-Gresinde Béjart, sœur cadette de Madeleine, devint sa
femme le 20 février 1662. Ses ennemis s'écrièrent qu'il épousait sa
fille. Il y avait, en effet, vingt-trois ans de différence entre Molière
et sa femme. Le roi, pour désarmer la calomnie, tint sur les fonts de
baptême le premier enfant de Molière, Louis, né le 28 février 1664.
Bientôt le drame que le grand poëte avait préparé de ses propres mains
suivit son cours nécessaire. La femme du comédien, en butte aux
galanteries et aux assiduités de tout ce que la cour avait de brillant,
passa pour s'être laissée séduire par celui que ne dédaignaient pas les
princesses, le hardi et brillant Lauzun. Jaloux à la fois comme don
Garcie et Sganarelle, Molière exigea de sa femme des explications et
reçut d'elle l'aveu très-équivoque d'une inclination «pure, disait-elle,
pour M. de Guiche,» le plus jeune et le plus beau des seigneurs. S'il
faut ajouter foi à la chronique, d'ailleurs peu digne de crédit quant à
ces annales secrètes du boudoir, on peut joindre le nom de l'abbé de
Richelieu à celui des deux héros, l'un le don Juan, l'autre le Lovelace
de leur époque. Lié avec Chapelle, qui recevait ses tristes confidences,
devenu l'ami du peintre Mignard, du physicien Rohault, de Jean de La
Fontaine, de Boileau Despréaux, Molière retrouvait auprès de
mademoiselle Debrie, toujours patiente et sympathique, les consolations
de cette amitié mêlée de tendresse qui donnent à ce personnage un
caractère touchant et singulier. Les liens du mariage étaient rompus; il
ne voyait sa femme qu'au théâtre et allait à Auteuil, dans une solitude
champêtre et opulente, pleurer en liberté sa faiblesse et sa douleur,
dont les grâces charitables de mademoiselle Debrie ne pouvaient tarir la
source.
Au milieu de ces angoisses et parmi les tracas de son métier,
s'acquittant avec la plus active exactitude des tâches pénibles et des
improvisations nombreuses que le roi lui commandait, il créa _Tartuffe_
et le _Misanthrope_.
Il avait reconnu combien est impuissante la prétention de demander à la
vie une perfection qu'elle refuse aux plus austères et aux plus
indulgents: c'est là le _Misanthrope_. Il avait compris combien est
facile la séduction de l'apparence et du simulacre, et dangereuse
l'habileté qui se pare des dehors d'une perfection souveraine: voilà
_Tartuffe_. Faire jouer la première de ces pièces n'était pas difficile;
Molière, qui s'était donné le plaisir de faire entrer à la fois dans son
drame Lauzun, M. de Guiche et sa femme, se rendit maître, par cette
création, plus estimée à son apparition que populaire, du premier rang
parmi les rois de la scène élégante et du drame de salon. Cinq années de
diplomatie persévérante furent nécessaires pour que _Tartuffe_ prît
possession du théâtre. Molière essaya trois actes de la pièce devant le
roi, qui eut peur des interprétations que l'on pourrait donner à son
consentement. Il lut le manuscrit devant le légat, trop habile pour ne
pas faire mine de l'approuver. Dans des conférences particulières avec
le roi, audiences intimes dont personne ne nous a révélé les détails,
Molière obtint enfin l'autorisation verbale de jouer _Tartuffe_ à
Villers-Cotterets, chez Monsieur, puis chez le prince de Condé, au
Raincy. Il préparait les voies; il travaillait, si l'on peut le dire,
avec la sape, pour atteindre un résultat éloigné mais certain. En 1667,
se prévalant de la parole royale et profitant de l'absence du monarque,
qui était en Flandre, il changea le titre de son œuvre de _Tartuffe_,
fit _l'Imposteur_, adoucit quelques passages du dialogue et lui ouvrit
hardiment le théâtre. Suspendu par ordre du premier président du
parlement, excommunié par l'archevêque de Paris, _Tartuffe_ alla
chercher protection auprès du roi lui-même, en Flandre, où deux
camarades de Molière présentèrent à Louis XIV la requête modeste, mais
urgente et presque sévère, de leur directeur. «Le roi avait donné sa
parole, nul de ses sujets ne pouvait l'empêcher de la tenir. Il
s'agissait d'ailleurs d'une lutte suprême entre les tartuffes qui en
voulaient aux plaisirs de Sa Majesté et ceux qui avaient le soin de la
divertir.» Le roi répondit avec bonté, sans donner une solution
définitive, revint à Saint-Germain le 7 septembre 1668, vit Molière,
écouta ses sollicitations et ses prières, et ne leva pas encore
l'interdit. M. Bazin fait remarquer à ce propos avec beaucoup de
justesse que les querelles du jansénisme n'étaient pas terminées, et que
la représentation de _Tartuffe_ pouvait aigrir et envenimer de nouveau
des plaies que Louis XIV avait intérêt à fermer. En effet, le grand
athlète de Jansénius, Arnault, fait sa soumission le 4 décembre 1668; le
bref définitif de réconciliation, daté du 19 janvier 1669, arrive à
Paris vers la fin de janvier. Aussitôt Molière, mettant à profit la paix
universelle, glisse son _Tartuffe_ à l'ombre du bref accordé par Clément
IX, et le fait jouer de l'aveu de Louis XIV, le 5 février de la même
année. La victoire reste à sa persévérance et à son adresse.
Molière avait touché le point culminant de sa gloire. Entre 1664 et
1673, il continua, sans s'élever plus haut que _Tartuffe_ et _le
Misanthrope_, cette campagne contre les hypocrisies, qui est sa vie
elle-même. Dans _l'Amour médecin_, dans _le Médecin malgré lui_, les
tartuffes de la formule médicale et de la Faculté; dans les _Femmes
savantes_, les hypocrites d'érudition et de bel esprit; dans _Georges
Dandin_, _le Bourgeois gentilhomme_, _Amphitryon_, _M. de Pourceaugnac_,
_la Comtesse d'Escarbagnas_, enfin dans le sublime et hardi _Don Juan_,
les hypocrites de l'étiquette, de la formule héréditaire et du rang
social substitué au mérite, furent frappés tour à tour. Il alla même,
dans _l'Avare_, jusqu'à s'attaquer à l'excès du respect filial et à
l'abus de l'autorité paternelle chez l'homme vicieux. Improvisateur
incomparable, d'un génie toujours présent, il s'acquittait envers le roi
son protecteur par la rapidité de son obéissance et la création de
nombreux divertissements, mêlés de musique, de danses et de décorations
presque magiques.
_Les Fâcheux_, _l'Amour médecin_, _Mélicerte_, _M. de Pourceaugnac_,
apparurent ainsi, évoqués par le génie de l'artiste. On n'explique la
prodigieuse fécondité de ces rapides enfantements mêlés de plusieurs
chefs-d'œuvre que par les ressources dont le roi lui permettait de
disposer, l'autorité qui lui était accordée, l'ordre sévère qu'il
apportait dans sa vie, enfin la combinaison des qualités les plus rares
et des conditions les plus heureuses qui aient pu développer et
favoriser le génie de l'artiste.
Il avançait ainsi, et tout était vaincu, marquis, médecins, précieuses,
jansénistes, jésuites, lorsque la plaie originelle de cette âme tendre
saigna de nouveau, et acheva en peu de temps une carrière si courte et
si remplie. La jeune Armande rentra dans la maison de son mari; le 15
septembre 1672, Molière devint père d'un enfant qui mourut presque
aussitôt. Le régime était abandonné, la vie devint plus dissipée et plus
bruyante, la toux plus fréquente et plus âpre. Molière, qui avait raillé
sa propre misanthropie comme le type de la fausse sagesse, et ses
jalousies effrénées comme l'apanage de Sganarelle et de Georges Dandin,
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