Micromégas - 1

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OEUVRES
DE
VOLTAIRE.
TOME XXXIII
DE L' IMPRIMERIE DE A. FIRMIN DIDOT,
RUE JACOB, N° 24.


OEUVRES
DE
VOLTAIRE
PRÉFACES, AVERTISSEMENTS, NOTES, ETC.
PAR M. BEUCHOT.
TOME XXXIII.
ROMANS. TOME I.
A PARIS,
CHEZ LEFÈVRE, LIBRAIRE,
RUE DE L'ÉPERON, K° 6. WERDET ET LEQUIEN FILS,
RUE DU BATTOIR, N° 2O.
MDCCCXXIX.


MICROMÉGAS,
HISTOIRE PHILOSOPHIQUE.

Préface de l'Éditeur
L'immense correspondance de Voltaire ne contient pas un mot qui
puisse faire connaître l'époque de la publication de
_Micromégas_. L'édition que je crois l'originale est sans
millésime et avec un titre gravé. L'abbé Trublet, dans ses
_Mémoires sur Fontenelle_, n'hésite pas à dire que _Micromégas_
est dirigé contre Fontenelle; mais il ne parle pas de la date de
sa publication. J'ai donc conservé celle que donnent les
éditions de Kehl (1752). Il existe cependant de Micromégas une
édition portant la date de 1700. Cette date est-elle
authentique? je n'oserais l'affirmer ; loin de là. J'ai donc
suivi les éditions de Kehl, où Micromégas est précédé de
l'Avertissement que voici :
Ce roman peut, être regardé comme une imitation d'un des
voyages de Gulliver. II contient plusieurs allusions. Le nain
dé Saturne est M. de Fontenelle. Malgré sa douceur, sa
circonspection, sa philosophie, qui devait lui faire aimer
celle de M. de Voltaire, il s'était lié avec les ennemis de ce
grand homme, et avait paru partager, sinon leur haine, du moins
leurs préventions. Il fut fort blessé du rôle qu'il jouait
dans ce roman, et d'autant plus peut-être que la critique était
juste, quoique sévère, et que les éloges qui s'y mêlaient y
donnaient encore plus de poids. Le mot qui termine l'ouvrage
n'adoucit point la blessure, et le bien qu'on dit du secrétaire
de l'académie de Paris ne consola point M. de Fontenelle des
plaisanteries qu'on se permettait sur celui de l'académie de
Saturne.
------
Les notes sans signature, et qui sont indiquées par des lettres,
sont de Voltaire.
Les notes signées d'un K sont des éditeurs de Kehl, MM. Condorcet
et Decroix. Il est impossible de faire rigoureusement la part de
chacun.
Les additions que j'ai faites aux notes de Voltaire ou aux notes
des éditeurs de Kehl, en sont séparées par un --, et sont, comme
mes notes, signées de l'initiale de mon nom.
BEUCHOT.
4 octobre 1829.


MICROMÉGAS,
HISTOIRE PHILOSOPHIQUE.


CHAPITRE I.
Voyage d'un habitant du monde de l'étoile Sirius dans la planète
de Saturne.
Dans une de ces planètes qui tournent autour de l'étoile nommée
Sirius il y avait un jeune homme de beaucoup d'esprit, que j'ai
eu l'honneur de connaître dans le dernier voyage qu'il fit sur
notre petite fourmilière; il s'appelait Micromégas[1], nom qui
convient fort à tous les grands. Il avait huit lieues de haut:
j'entends par huit lieues, vingt-quatre mille pas géométriques de
cinq pieds chacun.
[1] De _micros_, petit, et de _megas_, grand. B.

Quelques géomètres[2], gens toujours utiles au public, prendront
sur-le-champ la plume, et trouveront que, puisque M. Micromégas,
habitant du pays de Sirius, a de la tête aux pieds vingt-quatre
mille pas, qui font cent vingt mille pieds de roi, et que nous
autres citoyens de la terre nous n'avons guère que cinq pieds, et
que notre globe a neuf mille lieues de tour; ils trouveront,
dis-je, qu'il faut absolument que le globe qui l'a produit ait au
juste vingt-un millions six cent mille fois plus de circonférence
que notre petite terre. Rien n'est plus simple et plus ordinaire
dans la nature. Les états de quelques souverains d'Allemagne ou
d'Italie, dont on peut faire le tour en une demi-heure, comparés
à l'empire de Turquie, de Moscovie, ou de la Chine, ne sont
qu'une très faible image des prodigieuses différences que la
nature a mises dans tous les êtres.
[2] C'est ainsi qu'on lit dans les premières éditions.
D'autres, au lieu de _géomètres_, portent _algébristes_. B.

La taille de son excellence étant de la hauteur que j'ai dite,
tous nos sculpteurs et tous nos peintres conviendront sans peine
que sa ceinture peut avoir cinquante mille pieds de roi de tour;
ce qui fait une très jolie proportion. [3]Son nez étant le tiers
de son beau visage, et son beau visage étant la septième partie
de la hauteur de son beau corps, il faut avouer que le nez du
Sirien a six mille trois cent trente-trois pieds de roi plus une
fraction; ce qui était à démontrer.
[3] Je rétablis celte phrase d'après les premières éditions.
B.

Quant à son esprit, c'est un des plus cultivés que nous ayons; il
sait beaucoup de choses; il en a inventé quelques unes: il
n'avait pas encore deux cent cinquante ans; et il étudiait, selon
la coutume, au collège le plus célèbre[4] de sa planète,
lorsqu'il devina, par la force de son esprit, plus de cinquante
propositions d'Euclide. C'est dix-huit de plus que Blaise
Pascal, lequel, après en avoir deviné trente-deux en se jouant, à
ce que dit sa soeur, devint depuis un géomètre assez médiocre[5],
et un fort mauvais métaphysicien. Vers les quatre cent cinquante
ans, au sortir de l'enfance, il disséqua beaucoup de ces petits
insectes qui n'ont pas cent pieds de diamètre, et qui se dérobent
aux microscopes ordinaires; il en composa un livre fort curieux,
mais qui lui fit quelques affaires. Le muphti de son pays, grand
vétillard, et fort ignorant, trouva dans son livre des
propositions suspectes, malsonnantes, téméraires[6], hérétiques,
sentant l'hérésie, et le poursuivit vivement: il s'agissait de
savoir si la forme substantielle des puces de Sirius était de
même nature que celle des colimaçons. Micromégas se défendit
avec esprit; il mit les femmes de son côté; le procès dura deux
cent vingt ans. Enfin le muphti fit condamner le livre par des
jurisconsultes qui ne l'avaient pas lu, et l'auteur eut ordre de
ne paraître à la cour de huit cents années[7].

[4] Au lieu de _le plut célèbre_, qu'on lit dans la première
édition, les êdilions postérieures portent: _des jésuites_. B.
[5] Pascal devint un très grand géomètre, non dans la classe de
ceux qui ont contribué par de grandes découvertes au progrès
des sciences, comme Descartes, Newton, mais dans celle des
géomètres qui ont montré par leurs ouvrages un génie du premier
ordre. K.
[6] L'édition que je crois l'originale, porte: _téméraires,
sentant l'hérésie_. Le texte actuel existe dès 1756. B.
[7] M. de Voltaire avait été persécuté par le théatin Boyer,
pour avoir dit dans ses _Lettres philosophiques_ que les
facultés de nôtre ame se développent en même temps que nos
organes, de la même manière que les facultés de l'ame des
animaux. K.

Il ne fut que médiocrement affligé d'être banni d'une cour qui
n'était remplie que de tracasseries et de petitesses. Il fit une
chanson fort plaisante contre le muphti, dont celui-ci ne
s'embarrassa guère; et il se mit à voyager de planète en planète,
pour achever de se former _l'esprit et le coeur_[8], comme l'on
dit. Ceux qui ne voyagent qu'en chaise de poste ou en berline
seront sans doute étonnés des équipages de là-haut; car nous
autres, sur notre petit tas de boue, nous ne concevons rien
au-delà de nos usages. Notre voyageur connaissait
merveilleusement les lois de la gravitation, et toutes les forces
attractives et répulsives. Il s'en servait si à propos, que,
tantôt à l'aide d'un rayon du soleil, tantôt par la commodité
d'une comète, il allait de globe en globe lui et les siens, comme
un oiseau voltige de branche en branche. Il parcourut la voie
lactée en peu de temps; et je suis obligé d'avouer qu'il ne vit
jamais, à travers les étoiles dont elle est semée, ce beau ciel
empyrée que l'illustre vicaire Derham[9] se vante d'avoir vu au
bout de sa lunette. Ce n'est pas que je prétende que M. Derham
ait mal vu, à Dieu ne plaise! mais Micromégas était sur les
lieux, c'est un bon observateur, et je ne veux contredire
personne. Micromégas, après avoir bien tourné, arriva dans le
globe de Saturne. Quelque accoutumé qu'il fût à voir des choses
nouvelles, il ne put d'abord, en voyant la petitesse du globe et
de ses habitants, se défendre de ce sourire de supériorité qui
échappe quelquefois aux plus sages. Car enfin Saturne n'est
guère que neuf cents fois plus gros que la terre, et les citoyens
de ce pays-là sont des nains qui n'ont que mille toises de haut
ou environ. Il s'en moqua un peu d'abord avec ses gens, à peu
près comme un musicien italien se met à rire de la musique de
Lulli, quand il vient en France. Mais, comme le Sirien avait un
bon esprit, il comprit bien vite qu'un être pensant peut fort
bien n'être pas ridicule pour n'avoir que six mille pieds de
haut. Il se familiarisa avec les Saturniens, après les avoir
étonnés. Il lia une étroite amitié avec le secrétaire de
l'académie de Saturne, homme de beaucoup d'esprit, qui n'avait, à
la vérité, rien inventé, mais qui rendait un fort bon compte des
inventions des autres, et qui fesait passablement de petits vers
et de grands calculs. Je rapporterai ici, pour la satisfaction
des lecteurs, une conversation singulière que Micromégas eut un
jour avec M. le secrétaire.
[8] Voyez ma note, page 110. B. [cette note, dans _Zadig_,
dit: "Ce trait porte surtout contre Rollin, qui emploie souvent
ces expressions dans son _Traité des études_. Voltaire y
revient souvent: voyez, dans le présent volume, le chapitre I
de _Micromégas_, et dans le tome XXXIV, le chapitre XI de
l'_Homme aux quarante écus_, le chapitre IX du _Taureau blanc_;
et tome XI, le second vers du chant VIII de _la Pucelle_. B."]
[9] Savant Anglais, autour de la _Théologie astronomique_, de
quelques autres ouvrages qui ont pour objet de prouver
l'existence de Dieu par le détail des merveilles de la nature:
malheureusement lui et ses imitateurs se trompent souvent dans
l'exposition de ces merveilles; ils s'extasient sur la sagesse
qui se montre dans l'ordre d'un phénomène, et on découvre que
ce phénomène est tout différent de ce qu'ils ont supposé; alors
c'est ce nouvel ordre qui leur parait un chef-d'oeuvre de
sagesse. Ce défaut, commun à tous les ouvrages de ce genre,
les a décrédités. On sait trop d'avance que, de quelque
manière que les choses soient, l'auteur finira toujours par les
admirer. K.

CHAPITRE II.
Conversation de l'habitant de Sirius avec celui de Saturne.

Après que son excellence se fut couchée, et que le secrétaire se
fut approché de son visage, Il faut avouer, dit Micromégas, que
la nature est bien variée. Oui, dit le Saturnien, la nature est
comme un parterre dont les fleurs..... Ah! dit l'autre, laissez
là votre parterre. Elle est, reprit le secrétaire, comme une
assemblée de blondes et de brunes, dont les parures.... Eh!
qu'ai-je à faire de vos brunes? dit l'autre. Elle est donc comme
une galerie de peintures dont les traits..... Eh non! dit le
voyageur, encore une fois la nature est comme la nature.
Pourquoi lui chercher des comparaisons? Pour vous plaire,
répondit le secrétaire. Je ne veux point qu'on me plaise,
répondit le voyageur; je veux qu'on m'instruise; commencez
d'abord par me dire combien les hommes de votre globe ont de
sens. Nous en avons soixante et douze, dit l'académicien; et
nous nous plaignons tous les jours du peu. Notre imagination va
au-delà de nos besoins; nous trouvons qu'avec nos soixante et
douze sens, notre anneau, nos cinq lunes, nous sommes trop
bornés; et, malgré toute notre curiosité et le nombre assez grand
de passions qui résultent de nos soixante et douze sens, nous
avons tout le temps de nous ennuyer. Je le crois bien, dit
Micromégas; car dans notre globe nous avons près de mille sens;
et il nous reste encore je ne sais quel désir vague, je ne sais
quelle inquiétude, qui nous avertit sans cesse que nous sommes
peu de chose, et qu'il y a des êtres beaucoup plus parfaits.
J'ai un peu voyagé; j'ai vu des mortels fort au-dessous de nous;
j'en ai vu de fort supérieurs: mais je n'en ai vu aucuns qui
n'aient plus de désirs que de vrais besoins, et plus de besoins
que de satisfaction. J'arriverai peut-être un jour au pays où il
ne manque rien; mais jusqu'à présent personne ne m'a donné de
nouvelles positives de ce pays-là. Le Saturnien et le Sirien
s'épuisèrent alors en conjectures; mais, après beaucoup de
raisonnements fort ingénieux et fort incertains, il en fallut
revenir aux faits. Combien de temps vivez-vous? dit le Sirien.
Ah! bien peu, répliqua le petit homme de Saturne. C'est tout
comme chez nous, dit le Sirien: nous nous plaignons toujours du
peu. Il faut que ce soit une loi universelle de la nature.
Hélas! nous ne vivons, dit le Saturnien, que cinq cents grandes
révolutions du soleil. (Cela revient à quinze mille ans ou
environ, à compter à notre manière.) Vous voyez bien que c'est
mourir presque au moment que l'on est né; notre existence est un
point, notre durée un instant, notre globe un atome. A peine
a-t-on commencé à s'instruire un peu que la mort arrive avant
qu'on ait de l'expérience. Pour moi, je n'ose faire aucuns
projets; je me trouve comme une goutte d'eau dans un océan
immense. Je suis honteux, surtout devant vous, de la figure
ridicule que je fais dans ce monde. Micromégas lui repartit: Si
vous n'étiez pas philosophe, je craindrais de vous affliger en
vous apprenant que notre vie est sept cents fois plus longue que
la vôtre; mais vous savez trop bien que quand il faut rendre son
corps aux éléments, et ranimer la nature sous une autre forme, ce
qui s'appelle mourir; quand ce moment de métamorphose est venu,
avoir vécu une éternité, ou avoir vécu un jour, c'est précisément
la même chose. J'ai été dans des pays où l'on vit mille fois
plus long-temps que chez moi, et j'ai trouvé qu'on y murmurait
encore. Mais il y a partout des gens de bon sens qui savent
prendre leur parti et remercier l'Auteur de la nature. Il a
répandu sur cet univers une profusion de variétés avec une espèce
d'uniformité admirable. Par exemple tous les êtres pensants sont
différents, et tous se ressemblent au fond par le don de la
pensée et des désirs. La matière est partout étendue; mais elle
a dans chaque globe des propriétés diverses. Combien
comptez-vous de ces propriétés diverses dans votre matière? Si
vous parlez de ces propriétés, dit le Saturnien, sans lesquelles
nous croyons que ce globe ne pourrait subsister tel qu'il est,
nous en comptons trois cents, comme l'étendue, l'impénétrabilité,
la mobilité, la gravitation, la divisibilité, et le reste.
Apparemment, répliqua le voyageur, que ce petit nombre suffit aux
vues que le Créateur avait sur votre petite habitation. J'admire
en tout sa sagesse; je vois partout des différences, mais aussi
partout des proportions. Votre globe est petit, vos habitants le
sont aussi; vous avez peu de sensations; votre matière a peu de
propriétés; tout cela est l'ouvrage de la Providence. De quelle
couleur est votre soleil bien examiné? D'un blanc fort jaunâtre,
dit le Saturnien; et quand nous divisons un de ses rayons, nous
trouvons qu'il contient sept couleurs. Notre soleil tire sur le
rouge, dit le Sirien, et nous avons trente-neuf couleurs
primitives. Il n'y a pas un soleil, parmi tous ceux dont j'ai
approché, qui se ressemble, comme chez vous il n'y a pas un
visage qui ne soit différent de tous les autres.
Après plusieurs questions de cette nature, il s'informa combien
de substances essentiellement différentes on comptait dans
Saturne. Il apprit qu'on n'en comptait qu'une trentaine, comme
Dieu, l'espace, la matière, les êtres étendus qui sentent, les
êtres étendus qui sentent et qui pensent, les êtres pensants qui
n'ont point d'étendue; ceux qui se pénètrent, ceux qui ne se
pénètrent pas, et le reste. Le Sirien, chez qui on en comptait
trois cents et qui en avait découvert trois mille autres dans ses
voyages, étonna prodigieusement le philosophe de Saturne. Enfin,
après s'être communiqué l'un à l'autre un peu de ce qu'ils
savaient et beaucoup de ce qu'ils ne savaient pas, après avoir
raisonné pendant une révolution du soleil, ils résolurent de
faire ensemble un petit voyage philosophique.
CHAPITRE III.
Voyage des deux habitants de Sirius et de Saturne.
Nos deux philosophes étaient prêts à s'embarquer dans
l'atmosphère de Saturne avec une fort jolie provision
d'instruments de mathématiques, lorsque la maîtresse du
Saturnien, qui en eut des nouvelles, vint en larmes faire ses
remontrances. C'était une jolie petite brune qui n'avait que six
cent soixante toises, mais qui réparait par bien des agréments la
petitesse de sa taille. Ah! cruel! s'écria-t-elle, après t'avoir
résisté quinze cents ans, lorsque enfin je commençais à me
rendre, quand j'ai à peine passé cent[1] ans entre tes bras, tu
me quittes pour aller voyager avec un géant d'un autre monde; va,
tu n'es qu'un curieux, tu n'as jamais eu d'amour: si tu étais un
vrai Saturnien, tu serais fidèle. Où vas-tu courir? que veux-tu?
nos cinq lunes sont moins errantes que toi, notre anneau est
moins changeant. Voilà qui est fait, je n'aimerai jamais plus
personne. Le philosophe l'embrassa, pleura avec elle, tout
philosophe qu'il était; et la dame, après s'être pâmée, alla se
consoler avec un petit-maître du pays.
[1] L'édition de 1773 est la première qui porte _cent_; toutes les
éditions précédentes portent: _deux cents_. B.

Cependant nos deux curieux partirent; ils sautèrent d'abord sur
l'anneau, qu'ils trouvèrent assez plat, comme l'a fort bien
deviné un illustre habitant de notre petit globe[2]; de là ils
allèrent aisément de lune en lune. Une comète passait tout
auprès de la dernière; ils s'élancèrent sur elle avec leurs
domestiques et leurs instruments. Quand ils eurent fait environ
cent cinquante millions de lieues, ils rencontrèrent les
satellites de Jupiter. Ils passèrent dans Jupiter même, et y
restèrent une année, pendant laquelle ils apprirent de fort beaux
secrets qui seraient actuellement sous presse sans messieurs les
inquisiteurs, qui ont trouvé quelques propositions un peu dures.
Mais j'en ai lu le manuscrit dans la bibliothèque de l'illustre
archevêque de...., qui m'a laissé voir ses livres avec cette
générosité et cette bonté qu'on ne saurait assez louer. Aussi je
lui promets un long article dans la première édition qu'on fera
de Moréri, et je n'oublierai pas surtout messieurs ses enfants,
qui donnent une si grande espérance de perpétuer la race de leur
illustre père.
[2] Huygens. Voyez. tome XXVI, page 398. B.

Mais revenons à nos voyageurs. En sortant de Jupiter, ils
traversèrent un espace d'environ cent millions de lieues, et ils
côtoyèrent la planète de Mars, qui, comme on sait, est cinq fois
plus petite que notre petit globe; ils virent deux lunes qui
servent à cette planète, et qui ont échappé aux regards de nos
astronomes. Je sais bien que le père Castel écrira, et même
assez plaisamment, contre l'existence de ces deux lunes; mais je
m'en rapporte à ceux qui raisonnent par analogie. Ces bons
philosophes-là savent combien il serait difficile que Mars, qui
est si loin du soleil, se passât à moins de deux lunes. Quoi
qu'il en soit, nos gens trouvèrent cela si petit, qu'ils
craignirent de n'y pas trouver de quoi coucher, et ils passèrent
leur chemin comme deux voyageurs qui dédaignent un mauvais
cabaret de village, et poussent jusqu'à la ville voisine. Mais
le Sirien et son compagnon se repentirent bientôt. Ils allèrent
long-temps, et ne trouvèrent rien. Enfin ils aperçurent une
petite lueur, c'était la terre; cela fit pitié à des gens qui
venaient de Jupiter. Cependant, de peur de se repentir une
seconde fois, ils résolurent de débarquer. Ils passèrent sur la
queue de la comète, et, trouvant une aurore boréale toute prête,
ils se mirent dedans, et arrivèrent à terre sur le bord
septentrional de la mer Baltique, le cinq juillet mil sept cent
trente-sept, nouveau style.

CHAPTTRE IV.
Ce qui leur arrive sur le globe de la terre.

Après s'être reposés quelque temps, ils mangèrent à leur déjeuner
deux montagnes, que leurs gens leur apprêtèrent assez proprement.
Ensuite ils voulurent reconnaître le petit pays où ils étaient.
Ils allèrent d'abord du nord au sud. Les pas ordinaires du
Sirien et de ses gens étaient d'environ trente mille pieds de
roi; le nain de Saturne, dont la taille n'était que de mille
toises, suivait de loin en haletant; or il fallait qu'il fît
environ douze pas, quand l'autre fesait une enjambée:
figurez-vous ( s'il est permis de faire de telles comparaisons)
un très petit chien de manchon qui suivrait un capitaine des
gardes du roi de Prusse.
Comme ces étrangers-là vont assez vite, ils eurent fait le tour
du globe en trente-six heures; le soleil, à la vérité, ou plutôt
la terre, fait un pareil voyage en une journée; mais il faut
songer qu'on va bien plus à son aise quand on tourne sur son axe
que quand on marche sur ses pieds. Les voilà donc revenus d'où
ils étaient partis, après avoir vu cette mare, presque
imperceptible pour eux, qu'on nomme _la Méditerranée_, et cet
autre petit étang qui, sous le nom du _grand Océan_, entoure la
taupinière. Le nain n'en avait eu jamais qu'à mi-jambe, et à
peine l'autre avait-il mouillé son talon. Ils firent tout ce
qu'ils purent en allant et en revenant dessus et dessous pour
tâcher d'apercevoir si ce globe était habité ou non. Ils se
baissèrent, ils se couchèrent, ils tâtèrent partout; mais leurs
yeux et leurs mains n'étant point proportionnés aux petits êtres
qui rampent ici, ils ne reçurent pas la moindre sensation qui pût
leur faire soupçonner que nous et nos confrères les autres
habitants de ce globe avons l'honneur d'exister.
Le nain, qui jugeait quelquefois un peu trop vite, décida d'abord
qu'il n'y avait personne sur la terre. Sa première raison était
qu'il n'avait vu personne. Micromégas lui fit sentir poliment
que c'était raisonner assez mal: car, disait-il, vous ne voyez
pas avec vos petits yeux certaines étoiles de la cinquantième
grandeur que j'aperçois très distinctement; concluez-vous de là
que ces étoiles n'existent pas? Mais, dit le nain, j'ai bien
tâté. Mais, répondit l'autre, vous avez mal senti. Mais, dit le
nain, ce globe-ci est si mal construit, cela est si irrégulier et
d'une forme qui me paraît si ridicule! tout semble être ici dans
le chaos: voyez-vous ces petits ruisseaux dont aucun ne va de
droit fil, ces étangs qui ne sont ni ronds, ni carrés, ni ovales,
ni sous aucune forme régulière; tous ces petits grains pointus
dont ce globe est hérissé, et qui m'ont écorché les pieds? ( Il
voulait parler des montagnes.) Remarquez-vous encore la forme de
tout le globe, comme il est plat aux pôles, comme il tourne
autour du soleil d'une manière gauche, de façon que les climats
des pôles sont nécessairement incultes? En vérité, ce qui fait
que je pense qu'il n'y a ici personne, c'est qu'il me paraît que
des gens de bon sens ne voudraient pas y demeurer. Eh bien! dit
Micromégas, ce ne sont peut-être pas non plus des gens de bon
sens qui l'habitent. Mais enfin il y a quelque apparence que
ceci n'est pas fait pour rien. Tout vous paraît irrégulier ici,
dites-vous, parceque tout est tiré au cordeau dans Saturne et
dans Jupiter. Eh! c'est peut-être pour[1] cette raison-là même
qu'il y a ici un peu de confusion. Ne vous ai-je pas dit que
dans mes voyages j'avais toujours remarqué de la variété? Le
Saturnien répliqua à toutes ces raisons. La dispute n'eût jamais
fini, si par bonheur Micromégas, en s'échauffant à parler, n'eût
cassé le fil de son collier de diamants. Les diamants tombèrent;
c'étaient de jolis petits carats assez inégaux, dont les plus
gros pesaient quatre cents livres, et les plus petits cinquante.
Le nain en ramassa quelques uns; il s'aperçut, en les approchant
de ses yeux, que ces diamants, de la façon dont ils étaient
taillés, étaient d'excellents microscopes. Il prit donc un petit
microscope de cent soixante pieds de diamètre, qu'il appliqua à
sa prunelle; et Micromégas en choisit un de deux mille cinq cents
pieds. Ils étaient excellents; mais d'abord on ne vit rien par
leur secours, il fallait s'ajuster. Enfin l'habitant de Saturne
vit quelque chose d'imperceptible qui remuait entre deux eaux
dans la mer Baltique: c'était une baleine. Il la prit avec le
petit doigt fort adroitement; et la mettant sur l'ongle de son
pouce, il la fit voir au Sirien, qui se mit à rire pour la
seconde fois de l'excès de petitesse dont étaient les habitants
de notre globe. Le Saturnien, convaincu que notre monde est
habité, s'imagina bien vite qu'il ne l'était que par des
baleines; et comme il était grand raisonneur, il voulut deviner
d'où un si petit atome tirait son origine, son mouvement, s'il
avait des idées, une volonté, une liberté. Micromégas y fut fort
embarrassé; il examina l'animal fort patiemment, et le résultat
de l'examen fut qu'il n'y avait pas moyen de croire qu'une âme
fût logée là. Les deux voyageurs inclinaient donc à penser qu'il
n'y a point d'esprit dans notre habitation, lorsqu'à l'aide du
microscope ils aperçurent quelque chose d'aussi gros qu'une
baleine qui flottait sur la mer Baltique. On sait que dans ce
temps-là même une volée de philosophes revenait du cercle
polaire, sous lequel ils avaient été faire des observations, dont
personne ne s'était avisé jusqu'alors. Les gazettes dirent que
leur vaisseau échoua aux côtes de Bothnie, et qu'ils eurent bien
de la peine à se sauver: mais on ne sait jamais dans ce monde le
dessous des cartes. Je vais raconter ingénument comme la chose
se passa, sans y rien mettre du mien; ce qui n'est pas un petit
effort pour un historien.
[1] Toutes les éditions qui ont précédé celles de Kehl,
portent: _par_. B.

CHAPITRE V.
Expériences et raisonnements des deux voyageurs.

Micromégas étendit la main tout doucement vers l'endroit où
l'objet paraissait, et avançant deux doigts, et les retirant par
la crainte de se tromper, puis les ouvrant et les serrant, il
saisit fort adroitement le vaisseau qui portait ces messieurs, et
le mit encore sur son ongle, sans le trop presser, de peur de
l'écraser. Voici un animal bien différent du premier, dit le
nain de Saturne; le Sirien mit le prétendu animal dans le creux
de sa main. Les passagers et les gens de l'équipage, qui
s'étaient crus enlevés par un ouragan, et qui se croyaient sur
une espèce de rocher, se mettent tous en mouvement; les matelots
prennent des tonneaux de vin, les jettent sur la main de
Micromégas, et se précipitent après. Les géomètres prennent
leurs quarts de cercle, leurs secteurs, deux filles laponnes[1],
et descendent sur les doigts du Sirien. Ils en firent tant,
qu'il sentit enfin remuer quelque chose qui lui chatouillait les
doigts; c'était un bâton ferré qu'on lui enfonçait d'un pied dans
l'index: il jugea, par ce picotement, qu'il était sorti quelque
chose du petit animal qu'il tenait; mais il n'en soupçonna pas
d'abord davantage. Le microscope, qui fesait à peine discerner
une baleine et un vaisseau, n'avait point de prise sur un être
aussi imperceptible que des hommes. Je ne prétends choquer ici
la vanité de personne, mais je suis obligé de prier les
importants de faire ici une petite remarque avec moi; c'est qu'en
prenant la taille des hommes d'environ cinq pieds, nous ne fesons
pas sur la terre une plus grande figure qu'en ferait sur une
boule de dix pieds de tour un animal qui aurait à peu près la six
cent millième[2] partie d'un pouce en hauteur. Figurez-vous une
substance qui pourrait tenir la terre dans sa main, et qui aurait
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