Madame Bovary - 15
consentement inattendu qui s'en exhalait dans un baiser.
-- Mais... reprit Rodolphe.
-- Quoi donc?
-- Et ta fille?
Elle réfléchit quelques minutes, puis répondit:
-- Nous la prendrons, tant pis!
-- Quelle femme! se dit-il en la regardant s'éloigner.
Car elle venait de s'échapper dans le jardin. On l'appelait.
La mère Bovary, les jours suivants, fut très étonnée de la
métamorphose de sa bru. En effet, Emma se montra plus docile, et
même poussa la déférence jusqu'à lui demander une recette pour
faire mariner des cornichons.
Était-ce afin de les mieux duper l'un et l'autre? ou bien voulait-
elle, par une sorte de stoïcisme voluptueux, sentir plus
profondément l'amertume des choses qu'elle allait abandonner? Mais
elle n'y prenait garde, au contraire; elle vivait comme perdue
dans la dégustation anticipée de son bonheur prochain. C'était
avec Rodolphe un éternel sujet de causeries. Elle s'appuyait sur
son épaule, elle murmurait:
-- Hein! quand nous serons dans la malle-poste!... Y songes-tu?
Est-ce possible? Il me semble qu'au moment où je sentirai la
voiture s'élancer, ce sera comme si nous montions en ballon, comme
si nous partions vers les nuages. Sais-tu que je compte les
jours?... Et toi?
Jamais madame Bovary ne fut aussi belle qu'à cette époque; elle
avait cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de
l'enthousiasme, du succès, et qui n'est que l'harmonie du
tempérament avec les circonstances. Ses convoitises, ses chagrins,
l'expérience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme
font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil,
l'avaient par gradations développée, et elle s'épanouissait enfin
dans la plénitude de sa nature. Ses paupières semblaient taillées
tout exprès pour ses longs regards amoureux où la prunelle se
perdait, tandis qu'un souffle fort écartait ses narines minces et
relevait le coin charnu de ses lèvres, qu'ombrageait à la lumière
un peu de duvet noir. On eût dit qu'un artiste habile en
corruptions avait disposé sur sa nuque la torsade de ses cheveux:
ils s'enroulaient en une masse lourde, négligemment, et selon les
hasards de l'adultère, qui les dénouait tous les jours. Sa voix
maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille aussi;
quelque chose de subtil qui vous pénétrait se dégageait même des
draperies de sa robe et de la cambrure de son pied. Charles, comme
aux premiers temps de son mariage, la trouvait délicieuse et tout
irrésistible.
Quand il rentrait au milieu de la nuit, il n'osait pas la
réveiller. La veilleuse de porcelaine arrondissait au plafond une
clarté tremblante, et les rideaux fermés du petit berceau
faisaient comme une hutte blanche qui se bombait dans l'ombre, au
bord du lit. Charles les regardait. Il croyait entendre l'haleine
légère de son enfant. Elle allait grandir maintenant; chaque
saison, vite, amènerait un progrès. Il la voyait déjà revenant de
l'école à la tombée du jour, toute rieuse, avec sa brassière
tachée d'encre, et portant au bras son panier; puis il faudrait la
mettre en pension, cela coûterait beaucoup; comment faire? Alors
il réfléchissait. Il pensait à louer une petite ferme aux
environs, et qu'il surveillerait lui-même, tous les matins, en
allant voir ses malades. Il en économiserait le revenu, il le
placerait à la caisse d'épargne; ensuite il achèterait des
actions, quelque part, n'importe où; d'ailleurs, la clientèle
augmenterait; il y comptait, car il voulait que Berthe fût bien
élevée, qu'elle eût des talents, qu'elle apprît le piano. Ah!
qu'elle serait jolie, plus tard, à quinze ans, quand, ressemblant
à sa mère, elle porterait comme elle, dans l'été, de grands
chapeaux de paille! On les prendrait de loin pour les deux soeurs.
Il se la figurait travaillant le soir auprès d'eux, sous la
lumière de la lampe; elle lui broderait des pantoufles; elle
s'occuperait du ménage; elle emplirait toute la maison de sa
gentillesse et de sa gaieté. Enfin, ils songeraient à son
établissement: on lui trouverait quelque brave garçon ayant un
état solide; il la rendrait heureuse; cela durerait toujours.
Emma ne dormait pas, elle faisait semblant d'être endormie; et,
tandis qu'il s'assoupissait à ses côtés, elle se réveillait en
d'autres rêves.
Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours
vers un pays nouveau, d'où ils ne reviendraient plus. Ils
allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler. Souvent, du
haut d'une montagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité
splendide avec des dômes, des ponts, des navires, des forêts de
citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers
aigus portaient des nids de cigogne. On marchait au pas, à cause
des grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de fleurs
que vous offraient des femmes habillées en corset rouge. On
entendait sonner des cloches, hennir les mulets, avec le murmure
des guitares et le bruit des fontaines, dont la vapeur s'envolant
rafraîchissait des tas de fruits, disposés en pyramide au pied des
statues pâles, qui souriaient sous les jets d'eau. Et puis ils
arrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs, où des filets
bruns séchaient au vent, le long de la falaise et des cabanes.
C'est là qu'ils s'arrêteraient pour vivre; ils habiteraient une
maison basse, à toit plat, ombragée d'un palmier, au fond d'un
golfe, au bord de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils se
balanceraient en hamac; et leur existence serait facile et large
comme leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée comme les
nuits douces qu'ils contempleraient. Cependant, sur l'immensité de
cet avenir qu'elle se faisait apparaître, rien de particulier ne
surgissait; les jours, tous magnifiques, se ressemblaient comme
des flots; et cela se balançait à l'horizon, infini, harmonieux,
bleuâtre et couvert de soleil. Mais l'enfant se mettait à tousser
dans son berceau, ou bien Bovary ronflait plus fort, et Emma ne
s'endormait que le matin, quand l'aube blanchissait les carreaux
et que déjà le petit Justin, sur la place, ouvrait les auvents de
la pharmacie.
Elle avait fait venir M. Lheureux et lui avait dit:
-- J'aurais besoin d'un manteau, un grand manteau, à long collet,
doublé.
-- Vous partez en voyage? demanda-t-il.
-- Non! mais..., n'importe, je compte sur vous, n'est-ce pas? et
vivement!
Il s'inclina.
-- Il me faudrait encore, reprit-elle, une caisse..., pas trop
lourde..., commode.
-- Oui, oui, j'entends, de quatre-vingt-douze centimètres environ
sur cinquante, comme on les fait à présent.
-- Avec un sac de nuit.
-- Décidément, pensa Lheureux, il y a du grabuge là-dessous.
-- Et tenez, dit madame Bovary en tirant sa montre de sa ceinture,
prenez cela; vous vous payerez dessus.
Mais le marchand s'écria qu'elle avait tort; ils se connaissaient;
est-ce qu'il doutait d'elle? Quel enfantillage! Elle insista
cependant pour qu'il prît au moins la chaîne, et déjà Lheureux
l'avait mise dans sa poche et s'en allait, quand elle le rappela.
-- Vous laisserez tout chez vous. Quant au manteau, -- elle eut
l'air de réfléchir, -- ne l'apportez pas non plus; seulement, vous
me donnerez l'adresse de l'ouvrier et avertirez qu'on le tienne à
ma disposition.
C'était le mois prochain qu'ils devaient s'enfuir. Elle partirait
d'Yonville comme pour aller faire des commissions à Rouen.
Rodolphe aurait retenu les places, pris des passeports, et même
écrit à Paris, afin d'avoir la malle entière jusqu'à Marseille, où
ils achèteraient une calèche et, de là, continueraient sans
s'arrêter, par la route de Gênes. Elle aurait eu soin d'envoyer
chez Lheureux son bagage, qui serait directement porté à
l'Hirondelle, de manière que personne ainsi n'aurait de soupçons;
et, dans tout cela, jamais il n'était question de son enfant.
Rodolphe évitait d'en parler; peut-être qu'elle n'y pensait pas.
Il voulut avoir encore deux semaines devant lui, pour terminer
quelques dispositions; puis, au bout de huit jours, il en demanda
quinze autres; puis il se dit malade; ensuite il fit un voyage; le
mois d'août se passa, et, après tous ces retards, ils arrêtèrent
que ce serait irrévocablement pour le 4 septembre, un lundi.
Enfin le samedi, l'avant-veille, arriva.
Rodolphe vint le soir, plus tôt que de coutume.
-- Tout est-il prêt? lui demanda-t-elle.
-- Oui.
Alors ils firent le tour d'une plate-bande, et allèrent s'asseoir
près de la terrasse, sur la margelle du mur.
-- Tu es triste, dit Emma.
-- Non, pourquoi?
Et cependant il la regardait singulièrement, d'une façon tendre.
-- Est-ce de t'en aller? reprit-elle, de quitter tes affections,
ta vie? Ah! je comprends... Mais, moi, je n'ai rien au monde! tu
es tout pour moi. Aussi je serai tout pour toi, je te serai une
famille, une patrie; je te soignerai, je t'aimerai.
-- Que tu es charmante! dit-il en la saisissant dans ses bras.
-- Vrai? fit-elle avec un rire de volupté. M'aimes-tu? Jure-le
donc!
-- Si je t'aime! si je t'aime! mais je t'adore, mon amour!
La lune, toute ronde et couleur de pourpre, se levait à ras de
terre, au fond de la prairie. Elle montait vite entre les branches
des peupliers, qui la cachaient de place en place, comme un rideau
noir, troué. Puis elle parut, éclatante de blancheur, dans le ciel
vide qu'elle éclairait; et alors, se ralentissant, elle laissa
tomber sur la rivière une grande tache, qui faisait une infinité
d'étoiles; et cette lueur d'argent semblait s'y tordre jusqu'au
fond, à la manière d'un serpent sans tête couvert d'écailles
lumineuses. Cela ressemblait aussi à quelque monstrueux
candélabre, d'où ruisselaient, tout du long, des gouttes de
diamant en fusion. La nuit douce s'étalait autour d'eux; des
nappes d'ombre emplissaient les feuillages. Emma, les yeux à demi
clos, aspirait avec de grands soupirs le vent frais qui soufflait.
Ils ne se parlaient pas, trop perdus qu'ils étaient dans
l'envahissement de leur rêverie. La tendresse des anciens jours
leur revenait au coeur, abondante et silencieuse comme la rivière
qui coulait, avec autant de mollesse qu'en apportait le parfum des
seringas, et projetait dans leur souvenir des ombres plus
démesurées et plus mélancoliques que celles des saules immobiles
qui s'allongeaient sur l'herbe. Souvent quelque bête nocturne,
hérisson ou belette, se mettant en chasse, dérangeait les
feuilles, ou bien on entendait par moments une pêche mûre qui
tombait toute seule de l'espalier.
-- Ah! la belle nuit! dit Rodolphe.
-- Nous en aurons d'autres! reprit Emma.
Et, comme se parlant à elle-même:
-- Oui, il fera bon voyager... Pourquoi ai-je le coeur triste,
cependant? Est-ce l'appréhension de l'inconnu..., l'effet des
habitudes quittées..., ou plutôt...? Non, c'est l'excès du
bonheur! Que je suis faible, n'est-ce pas? Pardonne-moi!
-- Il est encore temps! s'écria-t-il. Réfléchis, tu t'en
repentiras peut-être.
-- Jamais! fit-elle impétueusement.
Et, en se rapprochant de lui:
-- Quel malheur donc peut-il me survenir? Il n'y a pas de désert,
pas de précipice ni d'océan que je ne traverserais avec toi. À
mesure que nous vivrons ensemble, ce sera comme une étreinte
chaque jour plus serrée, plus complète! Nous n'aurons rien qui
nous trouble, pas de soucis, nul obstacle! Nous serons seuls, tout
à nous, éternellement... Parle donc, réponds-moi.
Il répondait à intervalles réguliers: «Oui... oui!...» Elle lui
avait passé les mains dans ses cheveux, et elle répétait d'une
voix enfantine, malgré de grosses larmes qui coulaient:
-- Rodolphe! Rodolphe!... Ah! Rodolphe, cher petit Rodolphe!
Minuit sonna.
-- Minuit! dit-elle. Allons, c'est demain! encore un jour!
Il se leva pour partir; et, comme si ce geste qu'il faisait eût
été le signal de leur fuite, Emma, tout à coup, prenant un air
gai:
-- Tu as les passeports?
-- Oui.
-- Tu n'oublies rien?
-- Non.
-- Tu en es sûr?
-- Certainement.
-- C'est à l'hôtel de Provence, n'est-ce pas, que tu
m'attendras?... à midi?
Il fit un signe de tête.
-- À demain, donc! dit Emma dans une dernière caresse.
Et elle le regarda s'éloigner.
Il ne se détournait pas. Elle courut après lui, et, se penchant au
bord de l'eau entre des broussailles:
-- À demain! s'écria-t-elle.
Il était déjà de l'autre côté de la rivière et marchait vite dans
la prairie.
Au bout de quelques minutes, Rodolphe s'arrêta; et, quand il la
vit avec son vêtement blanc peu à peu s'évanouir dans l'ombre
comme un fantôme, il fut pris d'un tel battement de coeur, qu'il
s'appuya contre un arbre pour ne pas tomber.
-- Quel imbécile je suis! fit-il en jurant épouvantablement.
N'importe, c'était une jolie maîtresse!
Et, aussitôt, la beauté d'Emma, avec tous les plaisirs de cet
amour, lui réapparurent. D'abord il s'attendrit, puis il se
révolta contre elle.
-- Car enfin, exclamait-il en gesticulant, je ne peux pas
m'expatrier, avoir la charge d'une enfant.
Il se disait ces choses pour s'affermir davantage.
-- Et, d'ailleurs, les embarras, la dépense... Ah! non, non, mille
fois non! cela eût été trop bête!
XIII
À peine arrivé chez lui, Rodolphe s'assit brusquement à son
bureau, sous la tête de cerf faisant trophée contre la muraille.
Mais, quand il eut la plume entre les doigts, il ne sut rien
trouver, si bien que, s'appuyant sur les deux coudes, il se mit à
réfléchir. Emma lui semblait être reculée dans un passé lointain,
comme si la résolution qu'il avait prise venait de placer entre
eux, tout à coup, un immense intervalle.
Afin de ressaisir quelque chose d'elle, il alla chercher dans
l'armoire, au chevet de son lit, une vieille boîte à biscuits de
Reims où il enfermait d'habitude ses lettres de femmes, et il s'en
échappa une odeur de poussière humide et de roses flétries.
D'abord il aperçut un mouchoir de poche, couvert de gouttelettes
pâles. C'était un mouchoir à elle, une fois qu'elle avait saigné
du nez, en promenade; il ne s'en souvenait plus. Il y avait
auprès, se cognant à tous les angles, la miniature donnée par
Emma; sa toilette lui parut prétentieuse et son regard en coulisse
du plus pitoyable effet; puis, à force de considérer cette image
et d'évoquer le souvenir du modèle, les traits d'Emma peu à peu se
confondirent en sa mémoire, comme si la figure vivante et la
figure peinte, se frottant l'une contre l'autre, se fussent
réciproquement effacées. Enfin il lut de ses lettres; elles
étaient pleines d'explications relatives à leur voyage, courtes,
techniques et pressantes comme des billets d'affaires. Il voulut
revoir les longues, celles d'autrefois; pour les trouver au fond
de la boîte, Rodolphe dérangea toutes les autres; et machinalement
il se mit à fouiller dans ce tas de papiers et de choses, y
retrouvant pêle-mêle des bouquets, une jarretière, un masque noir,
des épingles et des cheveux -- des cheveux! de bruns, de blonds;
quelques-uns même, s'accrochant à la ferrure de la boîte, se
cassaient quand on l'ouvrait.
Ainsi flânant parmi ses souvenirs, il examinait les écritures et
le style des lettres, aussi variés que leurs orthographes. Elles
étaient tendres ou joviales, facétieuses, mélancoliques; il y en
avait qui demandaient de l'amour et d'autres qui demandaient de
l'argent. À propos d'un mot, il se rappelait des visages, de
certains gestes, un son de voix; quelquefois pourtant il ne se
rappelait rien.
En effet, ces femmes, accourant à la fois dans sa pensée, s'y
gênaient les unes les autres et s'y rapetissaient, comme sous un
même niveau d'amour qui les égalisait. Prenant donc à poignée les
lettres confondues, il s'amusa pendant quelques minutes à les
faire tomber en cascades, de sa main droite dans sa main gauche.
Enfin, ennuyé, assoupi, Rodolphe alla reporter la boîte dans
l'armoire en se disant:
-- Quel tas de blagues!...
Ce qui résumait son opinion; car les plaisirs, comme des écoliers
dans la cour d'un collège, avaient tellement piétiné sur son
coeur, que rien de vert n'y poussait, et ce qui passait par là,
plus étourdi que les enfants, n'y laissait pas même, comme eux,
son nom gravé sur la muraille.
-- Allons, se dit-il, commençons!
Il écrivit:
«Du courage, Emma! du courage! Je ne veux pas faire le malheur de
votre existence...»
-- Après tout, c'est vrai, pensa Rodolphe; j'agis dans son
intérêt; je suis honnête.
«Avez-vous mûrement pesé votre détermination? Savez-vous l'abîme
où je vous entraînais, pauvre ange? Non, n'est-ce pas? Vous alliez
confiante et folle, croyant au bonheur, à l'avenir... Ah!
malheureux que nous sommes! insensés!»
Rodolphe s'arrêta pour trouver ici quelque bonne excuse.
-- Si je lui disais que toute ma fortune est perdue?... Ah! non,
et d'ailleurs, cela n'empêcherait rien. Ce serait à recommencer
plus tard. Est-ce qu'on peut faire entendre raison à des femmes
pareilles!
Il réfléchit, puis ajouta:
«Je ne vous oublierai pas, croyez-le bien, et j'aurai
continuellement pour vous un dévouement profond; mais, un jour,
tôt ou tard, cette ardeur (c'est là le sort des choses humaines)
se fût diminuée, sans doute! Il nous serait venu des lassitudes,
et qui sait même si je n'aurais pas eu l'atroce douleur d'assister
à vos remords et d'y participer moi-même, puisque je les aurais
causés. L'idée seule des chagrins qui vous arrivent me torture,
Emma! Oubliez-moi! Pourquoi faut-il que je vous aie connue?
Pourquoi étiez-vous si belle? Est-ce ma faute? O mon Dieu! non,
non, n'en accusez que la fatalité!»
-- Voilà un mot qui fait toujours de l'effet, se dit-il.
«Ah! si vous eussiez été une de ces femmes au coeur frivole comme
on en voit, certes, j'aurais pu, par égoïsme, tenter une
expérience alors sans danger pour vous. Mais cette exaltation
délicieuse, qui fait à la fois votre charme et votre tourment,
vous a empêchée de comprendre, adorable femme que vous êtes, la
fausseté de notre position future. Moi non plus, je n'y avais pas
réfléchi d'abord, et je me reposais à l'ombre de ce bonheur idéal,
comme à celle du mancenillier, sans prévoir les conséquences.»
-- Elle va peut-être croire que c'est par avarice que j'y
renonce... Ah! n'importe! tant pis, il faut en finir!
«Le monde est cruel, Emma. Partout où nous eussions été, il nous
aurait poursuivis. Il vous aurait fallu subir les questions
indiscrètes, la calomnie, le dédain, l'outrage peut-être.
L'outrage à vous! Oh!... Et moi qui voudrais vous faire asseoir
sur un trône! moi qui emporte votre pensée comme un talisman! Car
je me punis par l'exil de tout le mal que je vous ai fait. Je
pars. Où? Je n'en sais rien, je suis fou! Adieu! Soyez toujours
bonne! Conservez le souvenir du malheureux qui vous a perdue.
Apprenez mon nom à votre enfant, qu'il le redise dans ses
prières.»
La mèche des deux bougies tremblait. Rodolphe se leva pour aller
fermer la fenêtre, et, quand il se fut rassis:
-- Il me semble que c'est tout. Ah! encore ceci, de peur qu'elle
ne vienne à me relancer:
«Je serai loin quand vous lirez ces tristes lignes; car j'ai voulu
m'enfuir au plus vite afin d'éviter la tentation de vous revoir.
Pas de faiblesse! Je reviendrai; et peut-être que, plus tard, nous
causerons ensemble très froidement de nos anciennes amours.
Adieu!»
Et il y avait un dernier adieu, séparé en deux mots: À Dieu! ce
qu'il jugeait d'un excellent goût.
-- Comment vais-je signer, maintenant? se dit-il. Votre tout
dévoué?... Non. Votre ami?... Oui, c'est cela.
«Votre ami.»
Il relut sa lettre. Elle lui parut bonne.
-- Pauvre petite femme! pensa-t-il avec attendrissement. Elle va
me croire plus insensible qu'un roc; il eût fallu quelques larmes
là-dessus; mais, moi, je ne peux pas pleurer; ce n'est pas ma
faute. Alors, s'étant versé de l'eau dans un verre, Rodolphe y
trempa son doigt et il laissa tomber de haut une grosse goutte,
qui fit une tache pâle sur l'encre; puis, cherchant à cacheter la
lettre, le cachet _Amor nel cor_ se rencontra.
-- Cela ne va guère à la circonstance... Ah bah! n'importe!
Après quoi, il fuma trois pipes et s'alla coucher.
Le lendemain, quand il fut debout (vers deux heures environ, il
avait dormi tard), Rodolphe se fit cueillir une corbeille
d'abricots. Il disposa la lettre dans le fond, sous des feuilles
de vigne, et ordonna tout de suite à Girard, son valet de charrue,
de porter cela délicatement chez madame Bovary. Il se servait de
ce moyen pour correspondre avec elle, lui envoyant, selon la
saison, des fruits ou du gibier.
-- Si elle te demande de mes nouvelles, dit-il, tu répondras que
je suis parti en voyage. Il faut remettre le panier à elle-même,
en mains propres... Va, et prends garde!
Girard passa sa blouse neuve, noua son mouchoir autour des
abricots, et marchant à grands pas lourds dans ses grosses
galoches ferrées, prit tranquillement le chemin d'Yonville.
Madame Bovary, quand il arriva chez elle, arrangeait avec
Félicité, sur la table de la cuisine, un paquet de linge.
-- Voilà, dit le valet, ce que notre maître vous envoie.
Elle fut saisie d'une appréhension, et, tout en cherchant quelque
monnaie dans sa poche, elle considérait le paysan d'un oeil
hagard, tandis qu'il la regardait lui-même avec ébahissement, ne
comprenant pas qu'un pareil cadeau pût tant émouvoir quelqu'un.
Enfin il sortit. Félicité restait. Elle n'y tenait plus, elle
courut dans la salle comme pour y porter les abricots, renversa le
panier, arracha les feuilles, trouva la lettre, l'ouvrit, et,
comme s'il y avait eu derrière elle un effroyable incendie, Emma
se mit à fuir vers sa chambre, tout épouvantée.
Charles y était, elle l'aperçut; il lui parla, elle n'entendit
rien, et elle continua vivement à monter les marches; haletante,
éperdue, ivre, et toujours tenant cette horrible feuille de
papier, qui lui claquait dans les doigts comme une plaque de tôle.
Au second étage, elle s'arrêta devant la porte du grenier, qui
était fermée.
Alors elle voulut se calmer; elle se rappela la lettre; il fallait
la finir, elle n'osait pas. D'ailleurs, où? comment? on la
verrait.
-- Ah! non, ici, pensa-t-elle, je serai bien.
Emma poussa la porte et entra.
Les ardoises laissaient tomber d'aplomb une chaleur lourde, qui
lui serrait les tempes et l'étouffait; elle se traîna jusqu'à la
mansarde close, dont elle tira le verrou, et la lumière
éblouissante jaillit d'un bond.
En face, par-dessus les toits, la pleine campagne s'étalait à
perte de vue. En bas, sous elle, la place du village était vide;
les cailloux du trottoir scintillaient, les girouettes des maisons
se tenaient immobiles; au coin de la rue, il partit d'un étage
inférieur une sorte de ronflement à modulations stridentes.
C'était Binet qui tournait.
Elle s'était appuyée contre l'embrasure de la mansarde, et elle
relisait la lettre avec des ricanements de colère. Mais plus elle
y fixait d'attention, plus ses idées se confondaient. Elle le
revoyait, elle l'entendait, elle l'entourait de ses deux bras; et
des battements de coeur, qui la frappaient sous la poitrine comme
à grands coups de bélier, s'accéléraient l'un après l'autre, à
intermittences inégales. Elle jetait les yeux tout autour d'elle
avec l'envie que la terre croulât. Pourquoi n'en pas finir? Qui la
retenait donc? Elle était libre. Et elle s'avança, elle regarda
les pavés en se disant:
-- Allons! allons!
Le rayon lumineux qui montait d'en bas directement tirait vers
l'abîme le poids de son corps. Il lui semblait que le sol de la
place oscillant s'élevait le long des murs, et que le plancher
s'inclinait par le bout, à la manière d'un vaisseau qui tangue.
Elle se tenait tout au bord, presque suspendue, entourée d'un
grand espace. Le bleu du ciel l'envahissait, l'air circulait dans
sa tête creuse, elle n'avait qu'à céder, qu'à se laisser prendre;
et le ronflement du tour ne discontinuait pas, comme une voix
furieuse qui l'appelait.
-- Ma femme! ma femme! cria Charles.
Elle s'arrêta.
-- Où es-tu donc? Arrive!
L'idée qu'elle venait d'échapper à la mort faillit la faire
s'évanouir de terreur; elle ferma les yeux; puis elle tressaillit
au contact d'une main sur sa manche: c'était Félicité.
-- Monsieur vous attend, Madame; la soupe est servie.
Et il fallut descendre! il fallut se mettre à table!
Elle essaya de manger. Les morceaux l'étouffaient. Alors elle
déplia sa serviette comme pour en examiner les reprises et voulut
réellement s'appliquer à ce travail, compter les fils de la toile.
Tout à coup, le souvenir de la lettre lui revint. L'avait-elle
donc perdue? Où la retrouver? Mais elle éprouvait une telle
lassitude dans l'esprit, que jamais elle ne put inventer un
prétexte à sortir de table. Puis elle était devenue lâche; elle
avait peur de Charles; il savait tout, c'était sûr! En effet, il
prononça ces mots, singulièrement:
-- Nous ne sommes pas près, à ce qu'il paraît, de voir
M. Rodolphe.
-- Qui te l'a dit? fit-elle en tressaillant.
-- Qui me l'a dit? répliqua-t-il un peu surpris de ce ton brusque;
c'est Girard, que j'ai rencontré tout à l'heure à la porte du café
Français. Il est parti en voyage, ou il doit partir.
Elle eut un sanglot.
-- Quoi donc t'étonne? Il s'absente ainsi de temps à autre pour se
distraire, et, ma foi! je l'approuve. Quand on a de la fortune et
que l'on est garçon!... Du reste, il s'amuse joliment, notre ami!
c'est un farceur. M. Langlois m'a conté...
Il se tut par convenance, à cause de la domestique qui entrait.
Celle-ci replaça dans la corbeille les abricots répandus sur
l'étagère; Charles, sans remarquer la rougeur de sa femme, se les
fit apporter, en prit un et mordit à même.
-- Oh! parfait! disait-il. Tiens, goûte.
Et il tendit la corbeille, qu'elle repoussa doucement.
-- Sens donc: quelle odeur! fit-il en la lui passant sous le nez à
plusieurs reprises.
-- J'étouffe! s'écria-t-elle en se levant d'un bond.
Mais, par un effort de volonté, ce spasme disparut; puis:
-- Ce n'est rien! dit-elle, ce n'est rien! c'est nerveux! Assieds-
toi, mange!
Car elle redoutait qu'on ne fût à la questionner, à la soigner,
qu'on ne la quittât plus.
Charles, pour obéir, s'était rassis, et il crachait dans sa main
les noyaux des abricots, qu'il déposait ensuite dans son assiette.
Tout à coup, un tilbury bleu passa au grand trot sur la place.
Emma poussa un cri et tomba roide par terre, à la renverse.
En effet, Rodolphe, après bien des réflexions, s'était décidé à
partir pour Rouen. Or, comme il n'y a, de la Huchette à Buchy, pas
d'autre chemin que celui d'Yonville, il lui avait fallu traverser
le village, et Emma l'avait reconnu à la lueur des lanternes qui
coupaient comme un éclair le crépuscule.
Le pharmacien, au tumulte qui se faisait dans la maison, s'y
précipita. La table, avec toutes les assiettes, était renversée;
de la sauce, de la viande, les couteaux, la salière et l'huilier
jonchaient l'appartement; Charles appelait au secours; Berthe,
effarée, criait; et Félicité, dont les mains tremblaient, délaçait
Madame, qui avait le long du corps des mouvements convulsifs.
-- Je cours, dit l'apothicaire, chercher dans mon laboratoire, un
peu de vinaigre aromatique.
Puis, comme elle rouvrait les yeux en respirant le flacon:
-- J'en étais sûr, fit-il; cela vous réveillerait un mort.
-- Parle-nous! disait Charles, parle-nous! Remets-toi! C'est moi,
ton Charles qui t'aime! Me reconnais-tu? Tiens, voilà ta petite
fille: embrasse-la donc!
L'enfant avançait les bras vers sa mère pour se pendre à son cou.
Mais, détournant la tête, Emma dit d'une voix saccadée:
-- Non, non... personne!
Elle s'évanouit encore. On la porta sur son lit.
Elle restait étendue, la bouche ouverte, les paupières fermées,
les mains à plat, immobile, et blanche comme une statue de cire.
-- Mais... reprit Rodolphe.
-- Quoi donc?
-- Et ta fille?
Elle réfléchit quelques minutes, puis répondit:
-- Nous la prendrons, tant pis!
-- Quelle femme! se dit-il en la regardant s'éloigner.
Car elle venait de s'échapper dans le jardin. On l'appelait.
La mère Bovary, les jours suivants, fut très étonnée de la
métamorphose de sa bru. En effet, Emma se montra plus docile, et
même poussa la déférence jusqu'à lui demander une recette pour
faire mariner des cornichons.
Était-ce afin de les mieux duper l'un et l'autre? ou bien voulait-
elle, par une sorte de stoïcisme voluptueux, sentir plus
profondément l'amertume des choses qu'elle allait abandonner? Mais
elle n'y prenait garde, au contraire; elle vivait comme perdue
dans la dégustation anticipée de son bonheur prochain. C'était
avec Rodolphe un éternel sujet de causeries. Elle s'appuyait sur
son épaule, elle murmurait:
-- Hein! quand nous serons dans la malle-poste!... Y songes-tu?
Est-ce possible? Il me semble qu'au moment où je sentirai la
voiture s'élancer, ce sera comme si nous montions en ballon, comme
si nous partions vers les nuages. Sais-tu que je compte les
jours?... Et toi?
Jamais madame Bovary ne fut aussi belle qu'à cette époque; elle
avait cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de
l'enthousiasme, du succès, et qui n'est que l'harmonie du
tempérament avec les circonstances. Ses convoitises, ses chagrins,
l'expérience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme
font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil,
l'avaient par gradations développée, et elle s'épanouissait enfin
dans la plénitude de sa nature. Ses paupières semblaient taillées
tout exprès pour ses longs regards amoureux où la prunelle se
perdait, tandis qu'un souffle fort écartait ses narines minces et
relevait le coin charnu de ses lèvres, qu'ombrageait à la lumière
un peu de duvet noir. On eût dit qu'un artiste habile en
corruptions avait disposé sur sa nuque la torsade de ses cheveux:
ils s'enroulaient en une masse lourde, négligemment, et selon les
hasards de l'adultère, qui les dénouait tous les jours. Sa voix
maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille aussi;
quelque chose de subtil qui vous pénétrait se dégageait même des
draperies de sa robe et de la cambrure de son pied. Charles, comme
aux premiers temps de son mariage, la trouvait délicieuse et tout
irrésistible.
Quand il rentrait au milieu de la nuit, il n'osait pas la
réveiller. La veilleuse de porcelaine arrondissait au plafond une
clarté tremblante, et les rideaux fermés du petit berceau
faisaient comme une hutte blanche qui se bombait dans l'ombre, au
bord du lit. Charles les regardait. Il croyait entendre l'haleine
légère de son enfant. Elle allait grandir maintenant; chaque
saison, vite, amènerait un progrès. Il la voyait déjà revenant de
l'école à la tombée du jour, toute rieuse, avec sa brassière
tachée d'encre, et portant au bras son panier; puis il faudrait la
mettre en pension, cela coûterait beaucoup; comment faire? Alors
il réfléchissait. Il pensait à louer une petite ferme aux
environs, et qu'il surveillerait lui-même, tous les matins, en
allant voir ses malades. Il en économiserait le revenu, il le
placerait à la caisse d'épargne; ensuite il achèterait des
actions, quelque part, n'importe où; d'ailleurs, la clientèle
augmenterait; il y comptait, car il voulait que Berthe fût bien
élevée, qu'elle eût des talents, qu'elle apprît le piano. Ah!
qu'elle serait jolie, plus tard, à quinze ans, quand, ressemblant
à sa mère, elle porterait comme elle, dans l'été, de grands
chapeaux de paille! On les prendrait de loin pour les deux soeurs.
Il se la figurait travaillant le soir auprès d'eux, sous la
lumière de la lampe; elle lui broderait des pantoufles; elle
s'occuperait du ménage; elle emplirait toute la maison de sa
gentillesse et de sa gaieté. Enfin, ils songeraient à son
établissement: on lui trouverait quelque brave garçon ayant un
état solide; il la rendrait heureuse; cela durerait toujours.
Emma ne dormait pas, elle faisait semblant d'être endormie; et,
tandis qu'il s'assoupissait à ses côtés, elle se réveillait en
d'autres rêves.
Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours
vers un pays nouveau, d'où ils ne reviendraient plus. Ils
allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler. Souvent, du
haut d'une montagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité
splendide avec des dômes, des ponts, des navires, des forêts de
citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers
aigus portaient des nids de cigogne. On marchait au pas, à cause
des grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de fleurs
que vous offraient des femmes habillées en corset rouge. On
entendait sonner des cloches, hennir les mulets, avec le murmure
des guitares et le bruit des fontaines, dont la vapeur s'envolant
rafraîchissait des tas de fruits, disposés en pyramide au pied des
statues pâles, qui souriaient sous les jets d'eau. Et puis ils
arrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs, où des filets
bruns séchaient au vent, le long de la falaise et des cabanes.
C'est là qu'ils s'arrêteraient pour vivre; ils habiteraient une
maison basse, à toit plat, ombragée d'un palmier, au fond d'un
golfe, au bord de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils se
balanceraient en hamac; et leur existence serait facile et large
comme leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée comme les
nuits douces qu'ils contempleraient. Cependant, sur l'immensité de
cet avenir qu'elle se faisait apparaître, rien de particulier ne
surgissait; les jours, tous magnifiques, se ressemblaient comme
des flots; et cela se balançait à l'horizon, infini, harmonieux,
bleuâtre et couvert de soleil. Mais l'enfant se mettait à tousser
dans son berceau, ou bien Bovary ronflait plus fort, et Emma ne
s'endormait que le matin, quand l'aube blanchissait les carreaux
et que déjà le petit Justin, sur la place, ouvrait les auvents de
la pharmacie.
Elle avait fait venir M. Lheureux et lui avait dit:
-- J'aurais besoin d'un manteau, un grand manteau, à long collet,
doublé.
-- Vous partez en voyage? demanda-t-il.
-- Non! mais..., n'importe, je compte sur vous, n'est-ce pas? et
vivement!
Il s'inclina.
-- Il me faudrait encore, reprit-elle, une caisse..., pas trop
lourde..., commode.
-- Oui, oui, j'entends, de quatre-vingt-douze centimètres environ
sur cinquante, comme on les fait à présent.
-- Avec un sac de nuit.
-- Décidément, pensa Lheureux, il y a du grabuge là-dessous.
-- Et tenez, dit madame Bovary en tirant sa montre de sa ceinture,
prenez cela; vous vous payerez dessus.
Mais le marchand s'écria qu'elle avait tort; ils se connaissaient;
est-ce qu'il doutait d'elle? Quel enfantillage! Elle insista
cependant pour qu'il prît au moins la chaîne, et déjà Lheureux
l'avait mise dans sa poche et s'en allait, quand elle le rappela.
-- Vous laisserez tout chez vous. Quant au manteau, -- elle eut
l'air de réfléchir, -- ne l'apportez pas non plus; seulement, vous
me donnerez l'adresse de l'ouvrier et avertirez qu'on le tienne à
ma disposition.
C'était le mois prochain qu'ils devaient s'enfuir. Elle partirait
d'Yonville comme pour aller faire des commissions à Rouen.
Rodolphe aurait retenu les places, pris des passeports, et même
écrit à Paris, afin d'avoir la malle entière jusqu'à Marseille, où
ils achèteraient une calèche et, de là, continueraient sans
s'arrêter, par la route de Gênes. Elle aurait eu soin d'envoyer
chez Lheureux son bagage, qui serait directement porté à
l'Hirondelle, de manière que personne ainsi n'aurait de soupçons;
et, dans tout cela, jamais il n'était question de son enfant.
Rodolphe évitait d'en parler; peut-être qu'elle n'y pensait pas.
Il voulut avoir encore deux semaines devant lui, pour terminer
quelques dispositions; puis, au bout de huit jours, il en demanda
quinze autres; puis il se dit malade; ensuite il fit un voyage; le
mois d'août se passa, et, après tous ces retards, ils arrêtèrent
que ce serait irrévocablement pour le 4 septembre, un lundi.
Enfin le samedi, l'avant-veille, arriva.
Rodolphe vint le soir, plus tôt que de coutume.
-- Tout est-il prêt? lui demanda-t-elle.
-- Oui.
Alors ils firent le tour d'une plate-bande, et allèrent s'asseoir
près de la terrasse, sur la margelle du mur.
-- Tu es triste, dit Emma.
-- Non, pourquoi?
Et cependant il la regardait singulièrement, d'une façon tendre.
-- Est-ce de t'en aller? reprit-elle, de quitter tes affections,
ta vie? Ah! je comprends... Mais, moi, je n'ai rien au monde! tu
es tout pour moi. Aussi je serai tout pour toi, je te serai une
famille, une patrie; je te soignerai, je t'aimerai.
-- Que tu es charmante! dit-il en la saisissant dans ses bras.
-- Vrai? fit-elle avec un rire de volupté. M'aimes-tu? Jure-le
donc!
-- Si je t'aime! si je t'aime! mais je t'adore, mon amour!
La lune, toute ronde et couleur de pourpre, se levait à ras de
terre, au fond de la prairie. Elle montait vite entre les branches
des peupliers, qui la cachaient de place en place, comme un rideau
noir, troué. Puis elle parut, éclatante de blancheur, dans le ciel
vide qu'elle éclairait; et alors, se ralentissant, elle laissa
tomber sur la rivière une grande tache, qui faisait une infinité
d'étoiles; et cette lueur d'argent semblait s'y tordre jusqu'au
fond, à la manière d'un serpent sans tête couvert d'écailles
lumineuses. Cela ressemblait aussi à quelque monstrueux
candélabre, d'où ruisselaient, tout du long, des gouttes de
diamant en fusion. La nuit douce s'étalait autour d'eux; des
nappes d'ombre emplissaient les feuillages. Emma, les yeux à demi
clos, aspirait avec de grands soupirs le vent frais qui soufflait.
Ils ne se parlaient pas, trop perdus qu'ils étaient dans
l'envahissement de leur rêverie. La tendresse des anciens jours
leur revenait au coeur, abondante et silencieuse comme la rivière
qui coulait, avec autant de mollesse qu'en apportait le parfum des
seringas, et projetait dans leur souvenir des ombres plus
démesurées et plus mélancoliques que celles des saules immobiles
qui s'allongeaient sur l'herbe. Souvent quelque bête nocturne,
hérisson ou belette, se mettant en chasse, dérangeait les
feuilles, ou bien on entendait par moments une pêche mûre qui
tombait toute seule de l'espalier.
-- Ah! la belle nuit! dit Rodolphe.
-- Nous en aurons d'autres! reprit Emma.
Et, comme se parlant à elle-même:
-- Oui, il fera bon voyager... Pourquoi ai-je le coeur triste,
cependant? Est-ce l'appréhension de l'inconnu..., l'effet des
habitudes quittées..., ou plutôt...? Non, c'est l'excès du
bonheur! Que je suis faible, n'est-ce pas? Pardonne-moi!
-- Il est encore temps! s'écria-t-il. Réfléchis, tu t'en
repentiras peut-être.
-- Jamais! fit-elle impétueusement.
Et, en se rapprochant de lui:
-- Quel malheur donc peut-il me survenir? Il n'y a pas de désert,
pas de précipice ni d'océan que je ne traverserais avec toi. À
mesure que nous vivrons ensemble, ce sera comme une étreinte
chaque jour plus serrée, plus complète! Nous n'aurons rien qui
nous trouble, pas de soucis, nul obstacle! Nous serons seuls, tout
à nous, éternellement... Parle donc, réponds-moi.
Il répondait à intervalles réguliers: «Oui... oui!...» Elle lui
avait passé les mains dans ses cheveux, et elle répétait d'une
voix enfantine, malgré de grosses larmes qui coulaient:
-- Rodolphe! Rodolphe!... Ah! Rodolphe, cher petit Rodolphe!
Minuit sonna.
-- Minuit! dit-elle. Allons, c'est demain! encore un jour!
Il se leva pour partir; et, comme si ce geste qu'il faisait eût
été le signal de leur fuite, Emma, tout à coup, prenant un air
gai:
-- Tu as les passeports?
-- Oui.
-- Tu n'oublies rien?
-- Non.
-- Tu en es sûr?
-- Certainement.
-- C'est à l'hôtel de Provence, n'est-ce pas, que tu
m'attendras?... à midi?
Il fit un signe de tête.
-- À demain, donc! dit Emma dans une dernière caresse.
Et elle le regarda s'éloigner.
Il ne se détournait pas. Elle courut après lui, et, se penchant au
bord de l'eau entre des broussailles:
-- À demain! s'écria-t-elle.
Il était déjà de l'autre côté de la rivière et marchait vite dans
la prairie.
Au bout de quelques minutes, Rodolphe s'arrêta; et, quand il la
vit avec son vêtement blanc peu à peu s'évanouir dans l'ombre
comme un fantôme, il fut pris d'un tel battement de coeur, qu'il
s'appuya contre un arbre pour ne pas tomber.
-- Quel imbécile je suis! fit-il en jurant épouvantablement.
N'importe, c'était une jolie maîtresse!
Et, aussitôt, la beauté d'Emma, avec tous les plaisirs de cet
amour, lui réapparurent. D'abord il s'attendrit, puis il se
révolta contre elle.
-- Car enfin, exclamait-il en gesticulant, je ne peux pas
m'expatrier, avoir la charge d'une enfant.
Il se disait ces choses pour s'affermir davantage.
-- Et, d'ailleurs, les embarras, la dépense... Ah! non, non, mille
fois non! cela eût été trop bête!
XIII
À peine arrivé chez lui, Rodolphe s'assit brusquement à son
bureau, sous la tête de cerf faisant trophée contre la muraille.
Mais, quand il eut la plume entre les doigts, il ne sut rien
trouver, si bien que, s'appuyant sur les deux coudes, il se mit à
réfléchir. Emma lui semblait être reculée dans un passé lointain,
comme si la résolution qu'il avait prise venait de placer entre
eux, tout à coup, un immense intervalle.
Afin de ressaisir quelque chose d'elle, il alla chercher dans
l'armoire, au chevet de son lit, une vieille boîte à biscuits de
Reims où il enfermait d'habitude ses lettres de femmes, et il s'en
échappa une odeur de poussière humide et de roses flétries.
D'abord il aperçut un mouchoir de poche, couvert de gouttelettes
pâles. C'était un mouchoir à elle, une fois qu'elle avait saigné
du nez, en promenade; il ne s'en souvenait plus. Il y avait
auprès, se cognant à tous les angles, la miniature donnée par
Emma; sa toilette lui parut prétentieuse et son regard en coulisse
du plus pitoyable effet; puis, à force de considérer cette image
et d'évoquer le souvenir du modèle, les traits d'Emma peu à peu se
confondirent en sa mémoire, comme si la figure vivante et la
figure peinte, se frottant l'une contre l'autre, se fussent
réciproquement effacées. Enfin il lut de ses lettres; elles
étaient pleines d'explications relatives à leur voyage, courtes,
techniques et pressantes comme des billets d'affaires. Il voulut
revoir les longues, celles d'autrefois; pour les trouver au fond
de la boîte, Rodolphe dérangea toutes les autres; et machinalement
il se mit à fouiller dans ce tas de papiers et de choses, y
retrouvant pêle-mêle des bouquets, une jarretière, un masque noir,
des épingles et des cheveux -- des cheveux! de bruns, de blonds;
quelques-uns même, s'accrochant à la ferrure de la boîte, se
cassaient quand on l'ouvrait.
Ainsi flânant parmi ses souvenirs, il examinait les écritures et
le style des lettres, aussi variés que leurs orthographes. Elles
étaient tendres ou joviales, facétieuses, mélancoliques; il y en
avait qui demandaient de l'amour et d'autres qui demandaient de
l'argent. À propos d'un mot, il se rappelait des visages, de
certains gestes, un son de voix; quelquefois pourtant il ne se
rappelait rien.
En effet, ces femmes, accourant à la fois dans sa pensée, s'y
gênaient les unes les autres et s'y rapetissaient, comme sous un
même niveau d'amour qui les égalisait. Prenant donc à poignée les
lettres confondues, il s'amusa pendant quelques minutes à les
faire tomber en cascades, de sa main droite dans sa main gauche.
Enfin, ennuyé, assoupi, Rodolphe alla reporter la boîte dans
l'armoire en se disant:
-- Quel tas de blagues!...
Ce qui résumait son opinion; car les plaisirs, comme des écoliers
dans la cour d'un collège, avaient tellement piétiné sur son
coeur, que rien de vert n'y poussait, et ce qui passait par là,
plus étourdi que les enfants, n'y laissait pas même, comme eux,
son nom gravé sur la muraille.
-- Allons, se dit-il, commençons!
Il écrivit:
«Du courage, Emma! du courage! Je ne veux pas faire le malheur de
votre existence...»
-- Après tout, c'est vrai, pensa Rodolphe; j'agis dans son
intérêt; je suis honnête.
«Avez-vous mûrement pesé votre détermination? Savez-vous l'abîme
où je vous entraînais, pauvre ange? Non, n'est-ce pas? Vous alliez
confiante et folle, croyant au bonheur, à l'avenir... Ah!
malheureux que nous sommes! insensés!»
Rodolphe s'arrêta pour trouver ici quelque bonne excuse.
-- Si je lui disais que toute ma fortune est perdue?... Ah! non,
et d'ailleurs, cela n'empêcherait rien. Ce serait à recommencer
plus tard. Est-ce qu'on peut faire entendre raison à des femmes
pareilles!
Il réfléchit, puis ajouta:
«Je ne vous oublierai pas, croyez-le bien, et j'aurai
continuellement pour vous un dévouement profond; mais, un jour,
tôt ou tard, cette ardeur (c'est là le sort des choses humaines)
se fût diminuée, sans doute! Il nous serait venu des lassitudes,
et qui sait même si je n'aurais pas eu l'atroce douleur d'assister
à vos remords et d'y participer moi-même, puisque je les aurais
causés. L'idée seule des chagrins qui vous arrivent me torture,
Emma! Oubliez-moi! Pourquoi faut-il que je vous aie connue?
Pourquoi étiez-vous si belle? Est-ce ma faute? O mon Dieu! non,
non, n'en accusez que la fatalité!»
-- Voilà un mot qui fait toujours de l'effet, se dit-il.
«Ah! si vous eussiez été une de ces femmes au coeur frivole comme
on en voit, certes, j'aurais pu, par égoïsme, tenter une
expérience alors sans danger pour vous. Mais cette exaltation
délicieuse, qui fait à la fois votre charme et votre tourment,
vous a empêchée de comprendre, adorable femme que vous êtes, la
fausseté de notre position future. Moi non plus, je n'y avais pas
réfléchi d'abord, et je me reposais à l'ombre de ce bonheur idéal,
comme à celle du mancenillier, sans prévoir les conséquences.»
-- Elle va peut-être croire que c'est par avarice que j'y
renonce... Ah! n'importe! tant pis, il faut en finir!
«Le monde est cruel, Emma. Partout où nous eussions été, il nous
aurait poursuivis. Il vous aurait fallu subir les questions
indiscrètes, la calomnie, le dédain, l'outrage peut-être.
L'outrage à vous! Oh!... Et moi qui voudrais vous faire asseoir
sur un trône! moi qui emporte votre pensée comme un talisman! Car
je me punis par l'exil de tout le mal que je vous ai fait. Je
pars. Où? Je n'en sais rien, je suis fou! Adieu! Soyez toujours
bonne! Conservez le souvenir du malheureux qui vous a perdue.
Apprenez mon nom à votre enfant, qu'il le redise dans ses
prières.»
La mèche des deux bougies tremblait. Rodolphe se leva pour aller
fermer la fenêtre, et, quand il se fut rassis:
-- Il me semble que c'est tout. Ah! encore ceci, de peur qu'elle
ne vienne à me relancer:
«Je serai loin quand vous lirez ces tristes lignes; car j'ai voulu
m'enfuir au plus vite afin d'éviter la tentation de vous revoir.
Pas de faiblesse! Je reviendrai; et peut-être que, plus tard, nous
causerons ensemble très froidement de nos anciennes amours.
Adieu!»
Et il y avait un dernier adieu, séparé en deux mots: À Dieu! ce
qu'il jugeait d'un excellent goût.
-- Comment vais-je signer, maintenant? se dit-il. Votre tout
dévoué?... Non. Votre ami?... Oui, c'est cela.
«Votre ami.»
Il relut sa lettre. Elle lui parut bonne.
-- Pauvre petite femme! pensa-t-il avec attendrissement. Elle va
me croire plus insensible qu'un roc; il eût fallu quelques larmes
là-dessus; mais, moi, je ne peux pas pleurer; ce n'est pas ma
faute. Alors, s'étant versé de l'eau dans un verre, Rodolphe y
trempa son doigt et il laissa tomber de haut une grosse goutte,
qui fit une tache pâle sur l'encre; puis, cherchant à cacheter la
lettre, le cachet _Amor nel cor_ se rencontra.
-- Cela ne va guère à la circonstance... Ah bah! n'importe!
Après quoi, il fuma trois pipes et s'alla coucher.
Le lendemain, quand il fut debout (vers deux heures environ, il
avait dormi tard), Rodolphe se fit cueillir une corbeille
d'abricots. Il disposa la lettre dans le fond, sous des feuilles
de vigne, et ordonna tout de suite à Girard, son valet de charrue,
de porter cela délicatement chez madame Bovary. Il se servait de
ce moyen pour correspondre avec elle, lui envoyant, selon la
saison, des fruits ou du gibier.
-- Si elle te demande de mes nouvelles, dit-il, tu répondras que
je suis parti en voyage. Il faut remettre le panier à elle-même,
en mains propres... Va, et prends garde!
Girard passa sa blouse neuve, noua son mouchoir autour des
abricots, et marchant à grands pas lourds dans ses grosses
galoches ferrées, prit tranquillement le chemin d'Yonville.
Madame Bovary, quand il arriva chez elle, arrangeait avec
Félicité, sur la table de la cuisine, un paquet de linge.
-- Voilà, dit le valet, ce que notre maître vous envoie.
Elle fut saisie d'une appréhension, et, tout en cherchant quelque
monnaie dans sa poche, elle considérait le paysan d'un oeil
hagard, tandis qu'il la regardait lui-même avec ébahissement, ne
comprenant pas qu'un pareil cadeau pût tant émouvoir quelqu'un.
Enfin il sortit. Félicité restait. Elle n'y tenait plus, elle
courut dans la salle comme pour y porter les abricots, renversa le
panier, arracha les feuilles, trouva la lettre, l'ouvrit, et,
comme s'il y avait eu derrière elle un effroyable incendie, Emma
se mit à fuir vers sa chambre, tout épouvantée.
Charles y était, elle l'aperçut; il lui parla, elle n'entendit
rien, et elle continua vivement à monter les marches; haletante,
éperdue, ivre, et toujours tenant cette horrible feuille de
papier, qui lui claquait dans les doigts comme une plaque de tôle.
Au second étage, elle s'arrêta devant la porte du grenier, qui
était fermée.
Alors elle voulut se calmer; elle se rappela la lettre; il fallait
la finir, elle n'osait pas. D'ailleurs, où? comment? on la
verrait.
-- Ah! non, ici, pensa-t-elle, je serai bien.
Emma poussa la porte et entra.
Les ardoises laissaient tomber d'aplomb une chaleur lourde, qui
lui serrait les tempes et l'étouffait; elle se traîna jusqu'à la
mansarde close, dont elle tira le verrou, et la lumière
éblouissante jaillit d'un bond.
En face, par-dessus les toits, la pleine campagne s'étalait à
perte de vue. En bas, sous elle, la place du village était vide;
les cailloux du trottoir scintillaient, les girouettes des maisons
se tenaient immobiles; au coin de la rue, il partit d'un étage
inférieur une sorte de ronflement à modulations stridentes.
C'était Binet qui tournait.
Elle s'était appuyée contre l'embrasure de la mansarde, et elle
relisait la lettre avec des ricanements de colère. Mais plus elle
y fixait d'attention, plus ses idées se confondaient. Elle le
revoyait, elle l'entendait, elle l'entourait de ses deux bras; et
des battements de coeur, qui la frappaient sous la poitrine comme
à grands coups de bélier, s'accéléraient l'un après l'autre, à
intermittences inégales. Elle jetait les yeux tout autour d'elle
avec l'envie que la terre croulât. Pourquoi n'en pas finir? Qui la
retenait donc? Elle était libre. Et elle s'avança, elle regarda
les pavés en se disant:
-- Allons! allons!
Le rayon lumineux qui montait d'en bas directement tirait vers
l'abîme le poids de son corps. Il lui semblait que le sol de la
place oscillant s'élevait le long des murs, et que le plancher
s'inclinait par le bout, à la manière d'un vaisseau qui tangue.
Elle se tenait tout au bord, presque suspendue, entourée d'un
grand espace. Le bleu du ciel l'envahissait, l'air circulait dans
sa tête creuse, elle n'avait qu'à céder, qu'à se laisser prendre;
et le ronflement du tour ne discontinuait pas, comme une voix
furieuse qui l'appelait.
-- Ma femme! ma femme! cria Charles.
Elle s'arrêta.
-- Où es-tu donc? Arrive!
L'idée qu'elle venait d'échapper à la mort faillit la faire
s'évanouir de terreur; elle ferma les yeux; puis elle tressaillit
au contact d'une main sur sa manche: c'était Félicité.
-- Monsieur vous attend, Madame; la soupe est servie.
Et il fallut descendre! il fallut se mettre à table!
Elle essaya de manger. Les morceaux l'étouffaient. Alors elle
déplia sa serviette comme pour en examiner les reprises et voulut
réellement s'appliquer à ce travail, compter les fils de la toile.
Tout à coup, le souvenir de la lettre lui revint. L'avait-elle
donc perdue? Où la retrouver? Mais elle éprouvait une telle
lassitude dans l'esprit, que jamais elle ne put inventer un
prétexte à sortir de table. Puis elle était devenue lâche; elle
avait peur de Charles; il savait tout, c'était sûr! En effet, il
prononça ces mots, singulièrement:
-- Nous ne sommes pas près, à ce qu'il paraît, de voir
M. Rodolphe.
-- Qui te l'a dit? fit-elle en tressaillant.
-- Qui me l'a dit? répliqua-t-il un peu surpris de ce ton brusque;
c'est Girard, que j'ai rencontré tout à l'heure à la porte du café
Français. Il est parti en voyage, ou il doit partir.
Elle eut un sanglot.
-- Quoi donc t'étonne? Il s'absente ainsi de temps à autre pour se
distraire, et, ma foi! je l'approuve. Quand on a de la fortune et
que l'on est garçon!... Du reste, il s'amuse joliment, notre ami!
c'est un farceur. M. Langlois m'a conté...
Il se tut par convenance, à cause de la domestique qui entrait.
Celle-ci replaça dans la corbeille les abricots répandus sur
l'étagère; Charles, sans remarquer la rougeur de sa femme, se les
fit apporter, en prit un et mordit à même.
-- Oh! parfait! disait-il. Tiens, goûte.
Et il tendit la corbeille, qu'elle repoussa doucement.
-- Sens donc: quelle odeur! fit-il en la lui passant sous le nez à
plusieurs reprises.
-- J'étouffe! s'écria-t-elle en se levant d'un bond.
Mais, par un effort de volonté, ce spasme disparut; puis:
-- Ce n'est rien! dit-elle, ce n'est rien! c'est nerveux! Assieds-
toi, mange!
Car elle redoutait qu'on ne fût à la questionner, à la soigner,
qu'on ne la quittât plus.
Charles, pour obéir, s'était rassis, et il crachait dans sa main
les noyaux des abricots, qu'il déposait ensuite dans son assiette.
Tout à coup, un tilbury bleu passa au grand trot sur la place.
Emma poussa un cri et tomba roide par terre, à la renverse.
En effet, Rodolphe, après bien des réflexions, s'était décidé à
partir pour Rouen. Or, comme il n'y a, de la Huchette à Buchy, pas
d'autre chemin que celui d'Yonville, il lui avait fallu traverser
le village, et Emma l'avait reconnu à la lueur des lanternes qui
coupaient comme un éclair le crépuscule.
Le pharmacien, au tumulte qui se faisait dans la maison, s'y
précipita. La table, avec toutes les assiettes, était renversée;
de la sauce, de la viande, les couteaux, la salière et l'huilier
jonchaient l'appartement; Charles appelait au secours; Berthe,
effarée, criait; et Félicité, dont les mains tremblaient, délaçait
Madame, qui avait le long du corps des mouvements convulsifs.
-- Je cours, dit l'apothicaire, chercher dans mon laboratoire, un
peu de vinaigre aromatique.
Puis, comme elle rouvrait les yeux en respirant le flacon:
-- J'en étais sûr, fit-il; cela vous réveillerait un mort.
-- Parle-nous! disait Charles, parle-nous! Remets-toi! C'est moi,
ton Charles qui t'aime! Me reconnais-tu? Tiens, voilà ta petite
fille: embrasse-la donc!
L'enfant avançait les bras vers sa mère pour se pendre à son cou.
Mais, détournant la tête, Emma dit d'une voix saccadée:
-- Non, non... personne!
Elle s'évanouit encore. On la porta sur son lit.
Elle restait étendue, la bouche ouverte, les paupières fermées,
les mains à plat, immobile, et blanche comme une statue de cire.
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