Madame Bovary - 12
quote-part. La sueur coulait sur tous les fronts; et une vapeur
blanchâtre, comme la buée d'un fleuve par un matin d'automne,
flottait au-dessus de la table, entre les quinquets suspendus.
Rodolphe, le dos appuyé contre le calicot de la tente, pensait si
fort à Emma, qu'il n'entendait rien. Derrière lui, sur le gazon,
des domestiques empilaient des assiettes sales; ses voisins
parlaient, il ne leur répondait pas; on lui emplissait son verre,
et un silence s'établissait dans sa pensée, malgré les
accroissements de la rumeur. Il rêvait à ce qu'elle avait dit et à
la forme de ses lèvres; sa figure, comme en un miroir magique,
brillait sur la plaque des shakos; les plis de sa robe
descendaient le long des murs, et des journées d'amour se
déroulaient à l'infini dans les perspectives de l'avenir.
Il la revit le soir, pendant le feu d'artifice; mais elle était
avec son mari, madame Homais et le pharmacien, lequel se
tourmentait beaucoup sur le danger des fusées perdues; et, à
chaque moment, il quittait la compagnie pour aller faire à Binet
des recommandations.
Les pièces pyrotechniques envoyées à l'adresse du sieur Tuvache
avaient, par excès de précaution, été enfermées dans sa cave;
aussi la poudre humide ne s'enflammait guère, et le morceau
principal, qui devait figurer un dragon se mordant la queue, rata
complètement. De temps à autre, il partait une pauvre chandelle
romaine; alors la foule béante poussait une clameur où se mêlait
le cri des femmes à qui l'on chatouillait la taille pendant
l'obscurité. Emma, silencieuse, se blottissait doucement contre
l'épaule de Charles; puis, le menton levé, elle suivait dans le
ciel noir le jet lumineux des fusées. Rodolphe la contemplait à la
lueur des lampions qui brûlaient.
Ils s'éteignirent peu à peu. Les étoiles s'allumèrent. Quelques
gouttes de pluie vinrent à tomber. Elle noua son fichu sur sa tête
nue.
À ce moment, le fiacre du Conseiller sortit de l'auberge. Son
cocher, qui était ivre, s'assoupit tout à coup; et l'on apercevait
de loin, par-dessus la capote, entre les deux lanternes, la masse
de son corps qui se balançait de droite et de gauche selon le
tangage des soupentes.
-- En vérité, dit l'apothicaire, on devrait bien sévir contre
l'ivresse! Je voudrais que l'on inscrivît, hebdomadairement, à la
porte de la mairie, sur un tableau ad hoc, les noms de tous ceux
qui, durant la semaine, se seraient intoxiqués avec des alcools.
D'ailleurs, sous le rapport de la statistique, on aurait là comme
des annales patentes qu'on irait au besoin... Mais excusez.
Et il courut encore vers le capitaine.
Celui-ci rentrait à sa maison. Il allait revoir son tour.
-- Peut-être ne feriez-vous pas mal, lui dit Homais, d'envoyer un
de vos hommes ou d'aller vous-même...
--Laissez-moi donc tranquille, répondit le percepteur, puisqu'il
n'y a rien!
-- Rassurez-vous, dit l'apothicaire, quand il fut revenu près de
ses amis. M. Binet m'a certifié que les mesures étaient prises.
Nulle flammèche ne sera tombée. Les pompes sont pleines. Allons
dormir.
-- Ma foi! j'en ai besoin, fit madame Homais qui bâillait
considérablement; mais, n'importe, nous avons eu pour notre fête
une bien belle journée.
Rodolphe répéta d'une voix basse et avec un regard tendre:
-- Oh! oui, bien belle!
Et, s'étant salués, on se tourna le dos.
Deux jours après, dans le Fanal de Rouen il y avait un grand
article sur les comices. Homais l'avait composé, de verve, dès le
lendemain:
«Pourquoi ces festons, ces fleurs, ces guirlandes? Où courait
cette foule comme les flots d'une mer en furie, sous les torrents
d'un soleil tropical qui répandait sa chaleur sur nos guérets?»
Ensuite, il parlait de la condition des paysans. Certes, le
gouvernement faisait beaucoup, mais, pas assez! «Du courage! lui
criait-il; mille réformes sont indispensables, accomplissons-les.»
Puis, abordant l'entrée du Conseiller, il n'oubliait point «l'air
martial de notre milice», ni «nos plus sémillantes villageoises»,
ni «les vieillards à tête chauve, sorte de patriarches qui étaient
là, et dont quelques-uns, débris de nos immortelles phalanges,
sentaient encore battre leurs coeurs au son mâle des tambours.» Il
se citait des premiers parmi les membres du jury, et même il
rappelait, dans une note, que M. Homais, pharmacien, avait envoyé
un mémoire sur le cidre à la Société d'agriculture. Quand il
arrivait à la distribution des récompenses, il dépeignait la joie
des lauréats en traits dithyrambiques. Le père embrassait son
fils, le frère le frère, l'époux l'épouse. Plus d'un montrait avec
orgueil son humble médaille, et sans doute, revenu chez lui, près
de sa bonne ménagère, il l'aura suspendue en pleurant aux murs
discrets de sa chaumine.
«Vers six heures, un banquet, dressé dans l'herbage de
M. Liégeard, a réuni les principaux assistants de la fête. La plus
grande cordialité n'a cessé d'y régner. Divers toasts ont été
portés: M. Lieuvain, au monarque! M. Tuvache, au préfet!
M. Derozerays, à l'agriculture! M. Homais, à l'industrie et aux
beaux-arts, ces deux soeurs! M. Leplichey, aux améliorations! Le
soir, un brillant feu d'artifice a tout à coup illuminé les airs.
On eût dit un véritable kaléidoscope, un vrai décor d'Opéra, et un
moment notre petite localité, a pu se croire transportée au milieu
d'un rêve des Mille et une Nuits.
«Constatons qu'aucun événement fâcheux n'est venu troubler cette
réunion de famille.»
Et il ajoutait: «On y a seulement remarqué l'absence du clergé.
Sans doute les sacristies entendent le progrès d'une autre
manière. Libre à vous, messieurs de Loyola!»
IX
Six semaines s'écoulèrent. Rodolphe ne revint pas. Un soir, enfin,
il parut.
Il s'était dit, le lendemain des comices:
-- N'y retournons pas de sitôt, ce serait une faute.
Et, au bout de la semaine, il était parti pour la chasse. Après la
chasse, il avait songé qu'il était trop tard, puis il fit ce
raisonnement:
-- Mais, si du premier jour elle m'a aimé, elle doit, par
l'impatience de me revoir, m'aimer davantage. Continuons donc!
Et il comprit que son calcul avait été bon lorsque, en entrant
dans la salle, il aperçut Emma pâlir.
Elle était seule. Le jour tombait. Les petits rideaux de
mousseline, le long des vitres, épaississaient le crépuscule, et
la dorure du baromètre, sur qui frappait un rayon de soleil,
étalait des feux dans la glace, entre les découpures du polypier.
Rodolphe resta debout; et à peine si Emma répondit à ses premières
phrases de politesse.
-- Moi, dit-il, j'ai eu des affaires. J'ai été malade.
-- Gravement? s'écria-t-elle.
-- Eh bien, fit Rodolphe en s'asseyant à ses côtés sur un
tabouret, non!... C'est que je n'ai pas voulu revenir.
-- Pourquoi?
-- Vous ne devinez pas?
Il la regarda encore une fois, mais d'une façon si violente
qu'elle baissa la tête en rougissant. Il reprit:
-- Emma...
-- Monsieur! fit-elle en s'écartant un peu.
-- Ah! vous voyez bien, répliqua-t-il d'une voix mélancolique, que
j'avais raison de vouloir ne pas revenir; car ce nom, ce nom qui
remplit mon âme et qui m'est échappé, vous me l'interdisez! Madame
Bovary!... Eh! tout le monde vous appelle comme cela!... Ce n'est
pas votre nom, d'ailleurs; c'est le nom d'un autre!
Il répéta:
-- D'un autre!
Et il se cacha la figure entre les mains.
-- Oui, je pense à vous continuellement!... Votre souvenir me
désespère! Ah! pardon!... Je vous quitte... Adieu!... J'irai
loin..., si loin, que vous n'entendrez plus parler de moi!... Et
cependant..., aujourd'hui..., je ne sais quelle force encore m'a
poussé vers vous! Car on ne lutte pas contre le ciel, on ne
résiste point au sourire des anges! On se laisse entraîner par ce
qui est beau, charmant, adorable!
C'était la première fois qu'Emma s'entendait dire ces choses; et
son orgueil, comme quelqu'un qui se délasse dans une étuve,
s'étirait mollement et tout entier à la chaleur de ce langage.
-- Mais, si je ne suis pas venu, continua-t-il, si je n'ai pu vous
voir, ah! du moins j'ai bien contemplé ce qui vous entoure. La
nuit, toutes les nuits, je me relevais, j'arrivais jusqu'ici, je
regardais votre maison, le toit qui brillait sous la lune, les
arbres du jardin qui se balançaient à votre fenêtre, et une petite
lampe, une lueur, qui brillait à travers les carreaux, dans
l'ombre. Ah! vous ne saviez guère qu'il y avait là, si près et si
loin, un pauvre misérable...
Elle se tourna vers lui avec un sanglot.
-- Oh! vous êtes bon! dit-elle.
-- Non, je vous aime, voilà tout! Vous n'en doutez pas! Dites-le-
moi; un mot! un seul mot!
Et Rodolphe, insensiblement, se laissa glisser du tabouret jusqu'à
terre; mais on entendit un bruit de sabots dans la cuisine, et la
porte de la salle, il s'en aperçut, n'était pas fermée.
-- Que vous seriez charitable, poursuivit-il en se relevant, de
satisfaire une fantaisie!
C'était de visiter sa maison; il désirait la connaître; et, madame
Bovary n'y voyant point d'inconvénient, ils se levaient tous les
deux, quand Charles entra.
-- Bonjour, docteur, lui dit Rodolphe.
Le médecin, flatté de ce titre inattendu, se répandit en
obséquiosités, et l'autre en profita pour se remettre un peu.
-- Madame m'entretenait, fit-il donc, de sa santé...
Charles l'interrompit: il avait mille inquiétudes, en effet; les
oppressions de sa femme recommençaient. Alors Rodolphe demanda si
l'exercice du cheval ne serait pas bon.
-- Certes! excellent, parfait!... Voilà une idée! Tu devrais la
suivre.
Et, comme elle objectait qu'elle n'avait point de cheval,
M. Rodolphe en offrit un; elle refusa ses offres; il n'insista
pas; puis, afin de motiver sa visite, il conta que son charretier,
l'homme à la saignée, éprouvait toujours des étourdissements.
-- J'y passerai, dit Bovary.
-- Non, non, je vous l'enverrai; nous viendrons, ce sera plus
commode pour vous.
-- Ah! fort bien. Je vous remercie.
Et, dès qu'ils furent seuls:
-- Pourquoi n'acceptes-tu pas les propositions de M. Boulanger,
qui sont si gracieuses?
Elle prit un air boudeur, chercha mille excuses, et déclara
finalement que cela peut-être semblerait drôle.
-- Ah! je m'en moque pas mal! dit Charles en faisant une
pirouette. La santé avant tout! Tu as tort!
-- Eh! comment veux-tu que je monte à cheval, puisque je n'ai pas
d'amazone?
-- Il faut t'en commander une! répondit-il.
L'amazone la décida.
Quand le costume fut prêt, Charles écrivit à M. Boulanger que sa
femme était à sa disposition, et qu'ils comptaient sur sa
complaisance.
Le lendemain, à midi, Rodolphe arriva devant la porte de Charles
avec deux chevaux de maître. L'un portait des pompons roses aux
oreilles et une selle de femme en peau de daim.
Rodolphe avait mis de longues bottes molles, se disant que sans
doute elle n'en avait jamais vu de pareilles; en effet, Emma fut
charmée, de sa tournure, lorsqu'il apparut sur le palier avec son
grand habit de velours et sa culotte de tricot blanc. Elle était
prête, elle l'attendait.
Justin s'échappa de la pharmacie pour la voir, et l'apothicaire
aussi se dérangea. Il faisait à M. Boulanger des recommandations:
-- Un malheur arrive si vite! Prenez garde! Vos chevaux peut-être
sont fougueux!
Elle entendit du bruit au-dessus de sa tête: c'était Félicité qui
tambourinait contre les carreaux pour divertir la petite Berthe.
L'enfant envoya de loin un baiser; sa mère lui répondit d'un signe
avec le pommeau de sa cravache.
-- Bonne promenade! cria M. Homais. De la prudence, surtout! de la
prudence!
Et il agita son journal en les regardant s'éloigner.
Dès qu'il sentit la terre, le cheval d'Emma prit le galop.
Rodolphe galopait à côté d'elle. Par moments ils échangeaient une
parole. La figure un peu baissée, la main haute et le bras droit
déployé, elle s'abandonnait à la cadence du mouvement qui la
berçait sur la selle.
Au bas de la côte, Rodolphe lâcha les rênes; ils partirent
ensemble, d'un seul bond; puis, en haut, tout à coup, les chevaux
s'arrêtèrent, et son grand voile bleu retomba.
On était aux premiers jours d'octobre. Il y avait du brouillard
sur la campagne. Des vapeurs s'allongeaient à l'horizon, entre le
contour des collines; et d'autres, se déchirant, montaient, se
perdaient. Quelquefois, dans un écartement des nuées, sous un
rayon de soleil, on apercevait au loin les toits d'Yonville, avec
les jardins au bord de l'eau, les cours, les murs, et le clocher
de l'église. Emma fermait à demi les paupières pour reconnaître sa
maison, et jamais ce pauvre village où elle vivait ne lui avait
semblé si petit. De la hauteur où ils étaient, toute la vallée
paraissait un immense lac pâle, s'évaporant à l'air. Les massifs
d'arbres, de place en place, saillissaient comme des rochers
noirs; et les hautes lignes des peupliers, qui dépassaient la
brume, figuraient des grèves que le vent remuait.
À côté, sur la pelouse, entre les sapins, une lumière brune
circulait dans l'atmosphère tiède. La terre, roussâtre comme de la
poudre de tabac, amortissait le bruit des pas; et, du bout de
leurs fers, en marchant, les chevaux poussaient devant eux des
pommes de pin tombées.
Rodolphe et Emma suivirent ainsi la lisière du bois. Elle se
détournait de temps à autre afin d'éviter son regard, et alors
elle ne voyait que les troncs des sapins alignés, dont la
succession continue l'étourdissait un peu. Les chevaux
soufflaient. Le cuir des selles craquait.
Au moment où ils entrèrent dans la forêt, le soleil parut.
-- Dieu nous protège! dit Rodolphe.
-- Vous croyez? fit-elle.
-- Avançons! avançons! reprit-il.
Il claqua de la langue. Les deux bêtes couraient.
De longues fougères, au bord du chemin, se prenaient dans l'étrier
d'Emma. Rodolphe, tout en allant, se penchait et il les retirait à
mesure. D'autres fois, pour écarter les branches, il passait près
d'elle, et Emma sentait son genou lui frôler la jambe. Le ciel
était devenu bleu. Les feuilles ne remuaient pas. Il y avait de
grands espaces pleins de bruyères tout en fleurs; et des nappes de
violettes s'alternaient avec le fouillis des arbres, qui étaient
gris, fauves ou dorés, selon la diversité des feuillages. Souvent
on entendait, sous les buissons, glisser un petit battement
d'ailes, ou bien le cri rauque et doux des corbeaux, qui
s'envolaient dans les chênes.
Ils descendirent. Rodolphe attacha les chevaux. Elle allait
devant, sur la mousse, entre les ornières.
Mais sa robe trop longue l'embarrassait, bien qu'elle la portât
relevée par la queue, et Rodolphe, marchant derrière elle,
contemplait entre ce drap noir et la bottine noire, la délicatesse
de son bas blanc, qui lui semblait quelque chose de sa nudité.
Elle s'arrêta.
-- Je suis fatiguée, dit-elle.
-- Allons, essayez encore! reprit-il. Du courage!
Puis, cent pas plus loin, elle s'arrêta de nouveau; et, à travers
son voile, qui de son chapeau d'homme descendait obliquement sur
ses hanches, on distinguait son visage dans une transparence
bleuâtre, comme si elle eût nagé sous des flots d'azur.
-- Où allons-nous donc?
Il ne répondit rien. Elle respirait d'une façon saccadée. Rodolphe
jetait les yeux autour de lui et il se mordait la moustache.
Ils arrivèrent à un endroit plus large, où l'on avait abattu des
baliveaux. Ils s'assirent sur un tronc d'arbre renversé, et
Rodolphe se mit à lui parler de son amour.
Il ne l'effraya point d'abord par des compliments. Il fut calme,
sérieux, mélancolique.
Emma l'écoutait la tête basse, et tout en remuant, avec la pointe
de son pied, des copeaux par terre.
Mais, à cette phrase:
-- Est-ce que nos destinées maintenant ne sont pas communes.
-- Eh non! répondit-elle. Vous le savez bien. C'est impossible.
Elle se leva pour partir. Il la saisit au poignet. Elle s'arrêta.
Puis, l'ayant considéré quelques minutes d'un oeil amoureux et
tout humide, elle dit vivement:
-- Ah! tenez, n'en parlons plus... Où sont les chevaux?
Retournons.
Il eut un geste de colère et d'ennui. Elle répéta:
-- Où sont les chevaux? où sont les chevaux?
Alors, souriant d'un sourire étrange et la prunelle fixe, les
dents serrées, il s'avança en écartant les bras. Elle se recula
tremblante. Elle balbutiait:
-- Oh! vous me faites peur! vous me faites mal! Partons.
-- Puisqu'il le faut, reprit-il en changeant de visage.
Et il redevint aussitôt respectueux, caressant, timide. Elle lui
donna son bras. Ils s'en retournèrent. Il disait:
-- Qu'aviez-vous donc? Pourquoi? Je n'ai pas compris! Vous vous
méprenez, sans doute? Vous êtes dans mon âme comme une madone sur
un piédestal, à une place haute, solide et immaculée. Mais j'ai
besoin de vous pour vivre! J'ai besoin de vos yeux, de votre voix,
de votre pensée. Soyez mon amie, ma soeur, mon ange!
Et il allongeait son bras et lui en entourait la taille. Elle
tâchait de se dégager mollement. Il la soutenait ainsi, en
marchant.
Mais ils entendirent les deux chevaux qui broutaient le feuillage.
-- Oh! encore, dit Rodolphe. Ne partons pas! Restez!
Il l'entraîna plus loin, autour d'un petit étang, où des lentilles
d'eau faisaient une verdure sur les ondes. Des nénuphars flétris
se tenaient immobiles entre les joncs. Au bruit de leurs pas dans
l'herbe, des grenouilles sautaient pour se cacher.
-- J'ai tort, j'ai tort, disait-elle. Je suis folle de vous
entendre.
-- Pourquoi?... Emma! Emma!
-- Oh! Rodolphe!... fit lentement la jeune femme en se penchant
sur son épaule.
Le drap de sa robe s'accrochait au velours de l'habit. Elle
renversa son cou blanc, qui se gonflait d'un soupir; et,
défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement et se
cachant la figure, elle s'abandonna.
Les ombres du soir descendaient; le soleil horizontal, passant
entre les branches, lui éblouissait les yeux. Çà et là, tout
autour d'elle, dans les feuilles ou par terre, des taches
lumineuses tremblaient, comme si des colibris, en volant, eussent
éparpillé leurs plumes. Le silence était partout; quelque chose de
doux semblait sortir des arbres; elle sentait son coeur, dont les
battements recommençaient, et le sang circuler dans sa chair comme
un fleuve de lait. Alors, elle entendit tout au loin, au delà du
bois, sur les autres collines, un cri vague et prolongé, une voix
qui se traînait, et elle l'écoutait silencieusement, se mêlant
comme une musique aux dernières vibrations de ses nerfs émus.
Rodolphe, le cigare aux dents, raccommodait avec son canif une des
deux brides cassée.
Ils s'en revinrent à Yonville, par le même chemin. Ils revirent
sur la boue les traces de leurs chevaux, côte à côte, et les mêmes
buissons, les mêmes cailloux dans l'herbe. Rien autour d'eux
n'avait changé; et pour elle, cependant, quelque chose était
survenu de plus considérable que si les montagnes se fussent
déplacées. Rodolphe, de temps à autre, se penchait et lui prenait
sa main pour la baiser.
Elle était charmante, à cheval! Droite, avec sa taille mince, le
genou plié sur la crinière de sa bête et un peu colorée par le
grand air, dans la rougeur du soir.
En entrant dans Yonville, elle caracola sur les pavés. On la
regardait des fenêtres.
Son mari, au dîner, lui trouva bonne mine; mais elle eut l'air de
ne pas l'entendre lorsqu'il s'informa de sa promenade; et elle
restait le coude au bord de son assiette, entre les deux bougies
qui brûlaient.
-- Emma! dit-il.
-- Quoi?
-- Eh bien, j'ai passé cette après-midi chez M. Alexandre; il a
une ancienne pouliche encore fort belle, un peu couronnée
seulement, et qu'on aurait, je suis sûr, pour une centaine
d'écus...
Il ajouta:
-- Pensant même que cela te serait agréable, je l'ai retenue...,
je l'ai achetée... Ai-je bien fait? Dis-moi donc.
Elle remua la tête en signe d'assentiment; puis, un quart d'heure
après:
-- Sors-tu ce soir? demanda-t-elle.
-- Oui. Pourquoi?
-- Oh! rien, rien, mon ami.
Et, dès qu'elle fut débarrassée de Charles, elle monta s'enfermer
dans sa chambre.
D'abord, ce fut comme un étourdissement; elle voyait les arbres,
les chemins, les fossés, Rodolphe, et elle sentait encore
l'étreinte de ses bras, tandis que le feuillage frémissait et que
les joncs sifflaient.
Mais, en s'apercevant dans la glace, elle s'étonna de son visage.
Jamais elle n'avait eu les yeux si grands, si noirs, ni d'une
telle profondeur. Quelque chose de subtil épandu sur sa personne
la transfigurait.
Elle se répétait: «J'ai un amant! un amant!» se délectant à cette
idée comme à celle d'une autre puberté qui lui serait survenue.
Elle allait donc posséder enfin ces joies de l'amour, cette fièvre
du bonheur dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque
chose de merveilleux où tout serait passion, extase, délire; une
immensité bleuâtre l'entourait, les sommets du sentiment
étincelaient sous sa pensée, et l'existence ordinaire
n'apparaissait qu'au loin, tout en bas, dans l'ombre, entre les
intervalles de ces hauteurs.
Alors elle se rappela les héroïnes des livres qu'elle avait lus,
et la légion lyrique de ces femmes adultères se mit à chanter dans
sa mémoire avec des voix de soeurs qui la charmaient. Elle
devenait elle-même comme une partie véritable de ces imaginations
et réalisait la longue rêverie de sa jeunesse, en se considérant
dans ce type d'amoureuse qu'elle avait tant envié. D'ailleurs,
Emma éprouvait une satisfaction de vengeance. N'avait-elle pas
assez souffert! Mais elle triomphait maintenant, et l'amour, si
longtemps contenu, jaillissait tout entier avec des
bouillonnements joyeux. Elle le savourait sans remords, sans
inquiétude, sans trouble.
La journée du lendemain se passa dans une douceur nouvelle. Ils se
firent des serments. Elle lui raconta ses tristesses. Rodolphe
l'interrompait par ses baisers; et elle lui demandait, en le
contemplant les paupières à demi closes, de l'appeler encore par
son nom et de répéter qu'il l'aimait. C'était dans la forêt, comme
la veille, sous une hutte de sabotiers. Les murs en étaient de
paille et le toit descendait si bas, qu'il fallait se tenir
courbé. Ils étaient assis l'un contre l'autre, sur un lit de
feuilles sèches.
À partir de ce jour-là, ils s'écrivirent régulièrement tous les
soirs. Emma portait sa lettre au bout du jardin, près de la
rivière, dans une fissure de la terrasse. Rodolphe venait l'y
chercher et en plaçait une autre, qu'elle accusait toujours d'être
trop courte.
Un matin, que Charles était sorti dès avant l'aube, elle fut prise
par la fantaisie de voir Rodolphe à l'instant. On pouvait arriver
promptement à la Huchette, y rester une heure et être rentré dans
Yonville que tout le monde encore serait endormi. Cette idée la
fit haleter de convoitise, et elle se trouva bientôt au milieu de
la prairie, où elle marchait à pas rapides, sans regarder derrière
elle.
Le jour commençait à paraître. Emma, de loin, reconnut la maison
de son amant, dont les deux girouettes à queue-d'aronde se
découpaient en noir sur le crépuscule pâle.
Après la cour de la ferme, il y avait un corps de logis qui devait
être le château. Elle y entra, comme si les murs, à son approche,
se fussent écartés d'eux-mêmes. Un grand escalier droit montait
vers un corridor. Emma tourna la clenche d'une porte, et tout à
coup, au fond de la chambre, elle aperçut un homme qui dormait.
C'était Rodolphe. Elle poussa un cri.
-- Te voilà! te voilà! répétait-il. Comment as-tu fait pour
venir?... Ah! ta robe est mouillée!
-- Je t'aime! répondit-elle en lui passant les bras autour du cou.
Cette première audace lui ayant réussi, chaque fois maintenant que
Charles sortait de bonne heure, Emma s'habillait vite et
descendait à pas de loup le perron qui conduisait au bord de
l'eau.
Mais, quand la planche aux vaches était levée, il fallait suivre
les murs qui longeaient la rivière; la berge était glissante; elle
s'accrochait de la main, pour ne pas tomber, aux bouquets de
ravenelles flétries. Puis elle prenait à travers des champs en
labour, où elle enfonçait, trébuchait et empêtrait ses bottines
minces. Son foulard, noué sur sa tête, s'agitait au vent dans les
herbages; elle avait peur des boeufs, elle se mettait à courir;
elle arrivait essoufflée, les joues roses, et exhalant de toute sa
personne un frais parfum de sève, de verdure et de grand air.
Rodolphe, à cette heure-là, dormait encore. C'était comme une
matinée de printemps qui entrait dans sa chambre.
Les rideaux jaunes, le long des fenêtres laissaient passer
doucement une lourde lumière blonde. Emma tâtonnait en clignant
des yeux, tandis que les gouttes de rosée suspendues à ses
bandeaux faisaient comme une auréole de topazes tout autour de sa
figure. Rodolphe, en riant, l'attirait à lui et il la prenait sur
son coeur.
Ensuite, elle examinait l'appartement, elle ouvrait les tiroirs
des meubles, elle se peignait avec son peigne et se regardait dans
le miroir à barbe. Souvent même, elle mettait entre ses dents le
tuyau d'une grosse pipe qui était sur la table de nuit, parmi des
citrons et des morceaux de sucre, près d'une carafe d'eau.
Il leur fallait un bon quart d'heure pour les adieux. Alors Emma
pleurait; elle aurait voulu ne jamais abandonner Rodolphe. Quelque
chose de plus fort qu'elle la poussait vers lui, si bien qu'un
jour, la voyant survenir à l'improviste, il fronça le visage comme
quelqu'un de contrarié.
-- Qu'as-tu donc? dit-elle. Souffres-tu? Parle-moi!
Enfin il déclara, d'un air sérieux, que ses visites devenaient
imprudentes et qu'elle se compromettait.
X
Peu à peu, ces craintes de Rodolphe la gagnèrent. L'amour l'avait
enivrée d'abord, et elle n'avait songé à rien au delà. Mais, à
présent qu'il était indispensable à sa vie, elle craignait d'en
perdre quelque chose, ou même qu'il ne fût troublé. Quand elle
s'en revenait de chez lui, elle jetait tout alentour des regards
inquiets, épiant chaque forme qui passait à l'horizon et chaque
lucarne du village d'où l'on pouvait l'apercevoir. Elle écoutait
les pas, les cris, le bruit des charrues; et elle s'arrêtait plus
blême et plus tremblante que les feuilles des peupliers qui se
balançaient sur sa tête.
Un matin, qu'elle s'en retournait ainsi, elle crut distinguer tout
à coup le long canon d'une carabine qui semblait la tenir en joue.
Il dépassait obliquement le bord d'un petit tonneau, à demi enfoui
entre les herbes, sur la marge d'un fossé. Emma, prête à défaillir
de terreur, avança cependant, et un homme sortit du tonneau, comme
ces diables à boudin qui se dressent du fond des boîtes. Il avait
des guêtres bouclées jusqu'aux genoux, sa casquette enfoncée
jusqu'aux yeux, les lèvres grelottantes et le nez rouge. C'était
le capitaine Binet, à l'affût des canards sauvages.
-- Vous auriez dû parler de loin! s'écria-t-il. Quand on aperçoit
un fusil, il faut toujours avertir.
Le percepteur, par là, tâchait de dissimuler la crainte qu'il
venait d'avoir; car, un arrêté préfectoral ayant interdit la
chasse aux canards autrement qu'en bateau, M. Binet, malgré son
respect pour les lois, se trouvait en contravention. Aussi
croyait-il à chaque minute entendre arriver le garde champêtre.
Mais cette inquiétude irritait son plaisir, et, tout seul dans son
tonneau, il s'applaudissait de son bonheur et de sa malice.
À la vue d'Emma, il parut soulagé d'un grand poids, et aussitôt,
entamant la conversation:
-- Il ne fait pas chaud, ça pique!
Emma ne répondit rien. Il poursuivit:
-- Et vous voilà sortie de bien bonne heure?
-- Oui, dit-elle en balbutiant; je viens de chez la nourrice où
est mon enfant.
-- Ah! fort bien! fort bien! Quant à moi, tel que vous me voyez,
dès la pointe du jour je suis là; mais le temps est si crassineux,
blanchâtre, comme la buée d'un fleuve par un matin d'automne,
flottait au-dessus de la table, entre les quinquets suspendus.
Rodolphe, le dos appuyé contre le calicot de la tente, pensait si
fort à Emma, qu'il n'entendait rien. Derrière lui, sur le gazon,
des domestiques empilaient des assiettes sales; ses voisins
parlaient, il ne leur répondait pas; on lui emplissait son verre,
et un silence s'établissait dans sa pensée, malgré les
accroissements de la rumeur. Il rêvait à ce qu'elle avait dit et à
la forme de ses lèvres; sa figure, comme en un miroir magique,
brillait sur la plaque des shakos; les plis de sa robe
descendaient le long des murs, et des journées d'amour se
déroulaient à l'infini dans les perspectives de l'avenir.
Il la revit le soir, pendant le feu d'artifice; mais elle était
avec son mari, madame Homais et le pharmacien, lequel se
tourmentait beaucoup sur le danger des fusées perdues; et, à
chaque moment, il quittait la compagnie pour aller faire à Binet
des recommandations.
Les pièces pyrotechniques envoyées à l'adresse du sieur Tuvache
avaient, par excès de précaution, été enfermées dans sa cave;
aussi la poudre humide ne s'enflammait guère, et le morceau
principal, qui devait figurer un dragon se mordant la queue, rata
complètement. De temps à autre, il partait une pauvre chandelle
romaine; alors la foule béante poussait une clameur où se mêlait
le cri des femmes à qui l'on chatouillait la taille pendant
l'obscurité. Emma, silencieuse, se blottissait doucement contre
l'épaule de Charles; puis, le menton levé, elle suivait dans le
ciel noir le jet lumineux des fusées. Rodolphe la contemplait à la
lueur des lampions qui brûlaient.
Ils s'éteignirent peu à peu. Les étoiles s'allumèrent. Quelques
gouttes de pluie vinrent à tomber. Elle noua son fichu sur sa tête
nue.
À ce moment, le fiacre du Conseiller sortit de l'auberge. Son
cocher, qui était ivre, s'assoupit tout à coup; et l'on apercevait
de loin, par-dessus la capote, entre les deux lanternes, la masse
de son corps qui se balançait de droite et de gauche selon le
tangage des soupentes.
-- En vérité, dit l'apothicaire, on devrait bien sévir contre
l'ivresse! Je voudrais que l'on inscrivît, hebdomadairement, à la
porte de la mairie, sur un tableau ad hoc, les noms de tous ceux
qui, durant la semaine, se seraient intoxiqués avec des alcools.
D'ailleurs, sous le rapport de la statistique, on aurait là comme
des annales patentes qu'on irait au besoin... Mais excusez.
Et il courut encore vers le capitaine.
Celui-ci rentrait à sa maison. Il allait revoir son tour.
-- Peut-être ne feriez-vous pas mal, lui dit Homais, d'envoyer un
de vos hommes ou d'aller vous-même...
--Laissez-moi donc tranquille, répondit le percepteur, puisqu'il
n'y a rien!
-- Rassurez-vous, dit l'apothicaire, quand il fut revenu près de
ses amis. M. Binet m'a certifié que les mesures étaient prises.
Nulle flammèche ne sera tombée. Les pompes sont pleines. Allons
dormir.
-- Ma foi! j'en ai besoin, fit madame Homais qui bâillait
considérablement; mais, n'importe, nous avons eu pour notre fête
une bien belle journée.
Rodolphe répéta d'une voix basse et avec un regard tendre:
-- Oh! oui, bien belle!
Et, s'étant salués, on se tourna le dos.
Deux jours après, dans le Fanal de Rouen il y avait un grand
article sur les comices. Homais l'avait composé, de verve, dès le
lendemain:
«Pourquoi ces festons, ces fleurs, ces guirlandes? Où courait
cette foule comme les flots d'une mer en furie, sous les torrents
d'un soleil tropical qui répandait sa chaleur sur nos guérets?»
Ensuite, il parlait de la condition des paysans. Certes, le
gouvernement faisait beaucoup, mais, pas assez! «Du courage! lui
criait-il; mille réformes sont indispensables, accomplissons-les.»
Puis, abordant l'entrée du Conseiller, il n'oubliait point «l'air
martial de notre milice», ni «nos plus sémillantes villageoises»,
ni «les vieillards à tête chauve, sorte de patriarches qui étaient
là, et dont quelques-uns, débris de nos immortelles phalanges,
sentaient encore battre leurs coeurs au son mâle des tambours.» Il
se citait des premiers parmi les membres du jury, et même il
rappelait, dans une note, que M. Homais, pharmacien, avait envoyé
un mémoire sur le cidre à la Société d'agriculture. Quand il
arrivait à la distribution des récompenses, il dépeignait la joie
des lauréats en traits dithyrambiques. Le père embrassait son
fils, le frère le frère, l'époux l'épouse. Plus d'un montrait avec
orgueil son humble médaille, et sans doute, revenu chez lui, près
de sa bonne ménagère, il l'aura suspendue en pleurant aux murs
discrets de sa chaumine.
«Vers six heures, un banquet, dressé dans l'herbage de
M. Liégeard, a réuni les principaux assistants de la fête. La plus
grande cordialité n'a cessé d'y régner. Divers toasts ont été
portés: M. Lieuvain, au monarque! M. Tuvache, au préfet!
M. Derozerays, à l'agriculture! M. Homais, à l'industrie et aux
beaux-arts, ces deux soeurs! M. Leplichey, aux améliorations! Le
soir, un brillant feu d'artifice a tout à coup illuminé les airs.
On eût dit un véritable kaléidoscope, un vrai décor d'Opéra, et un
moment notre petite localité, a pu se croire transportée au milieu
d'un rêve des Mille et une Nuits.
«Constatons qu'aucun événement fâcheux n'est venu troubler cette
réunion de famille.»
Et il ajoutait: «On y a seulement remarqué l'absence du clergé.
Sans doute les sacristies entendent le progrès d'une autre
manière. Libre à vous, messieurs de Loyola!»
IX
Six semaines s'écoulèrent. Rodolphe ne revint pas. Un soir, enfin,
il parut.
Il s'était dit, le lendemain des comices:
-- N'y retournons pas de sitôt, ce serait une faute.
Et, au bout de la semaine, il était parti pour la chasse. Après la
chasse, il avait songé qu'il était trop tard, puis il fit ce
raisonnement:
-- Mais, si du premier jour elle m'a aimé, elle doit, par
l'impatience de me revoir, m'aimer davantage. Continuons donc!
Et il comprit que son calcul avait été bon lorsque, en entrant
dans la salle, il aperçut Emma pâlir.
Elle était seule. Le jour tombait. Les petits rideaux de
mousseline, le long des vitres, épaississaient le crépuscule, et
la dorure du baromètre, sur qui frappait un rayon de soleil,
étalait des feux dans la glace, entre les découpures du polypier.
Rodolphe resta debout; et à peine si Emma répondit à ses premières
phrases de politesse.
-- Moi, dit-il, j'ai eu des affaires. J'ai été malade.
-- Gravement? s'écria-t-elle.
-- Eh bien, fit Rodolphe en s'asseyant à ses côtés sur un
tabouret, non!... C'est que je n'ai pas voulu revenir.
-- Pourquoi?
-- Vous ne devinez pas?
Il la regarda encore une fois, mais d'une façon si violente
qu'elle baissa la tête en rougissant. Il reprit:
-- Emma...
-- Monsieur! fit-elle en s'écartant un peu.
-- Ah! vous voyez bien, répliqua-t-il d'une voix mélancolique, que
j'avais raison de vouloir ne pas revenir; car ce nom, ce nom qui
remplit mon âme et qui m'est échappé, vous me l'interdisez! Madame
Bovary!... Eh! tout le monde vous appelle comme cela!... Ce n'est
pas votre nom, d'ailleurs; c'est le nom d'un autre!
Il répéta:
-- D'un autre!
Et il se cacha la figure entre les mains.
-- Oui, je pense à vous continuellement!... Votre souvenir me
désespère! Ah! pardon!... Je vous quitte... Adieu!... J'irai
loin..., si loin, que vous n'entendrez plus parler de moi!... Et
cependant..., aujourd'hui..., je ne sais quelle force encore m'a
poussé vers vous! Car on ne lutte pas contre le ciel, on ne
résiste point au sourire des anges! On se laisse entraîner par ce
qui est beau, charmant, adorable!
C'était la première fois qu'Emma s'entendait dire ces choses; et
son orgueil, comme quelqu'un qui se délasse dans une étuve,
s'étirait mollement et tout entier à la chaleur de ce langage.
-- Mais, si je ne suis pas venu, continua-t-il, si je n'ai pu vous
voir, ah! du moins j'ai bien contemplé ce qui vous entoure. La
nuit, toutes les nuits, je me relevais, j'arrivais jusqu'ici, je
regardais votre maison, le toit qui brillait sous la lune, les
arbres du jardin qui se balançaient à votre fenêtre, et une petite
lampe, une lueur, qui brillait à travers les carreaux, dans
l'ombre. Ah! vous ne saviez guère qu'il y avait là, si près et si
loin, un pauvre misérable...
Elle se tourna vers lui avec un sanglot.
-- Oh! vous êtes bon! dit-elle.
-- Non, je vous aime, voilà tout! Vous n'en doutez pas! Dites-le-
moi; un mot! un seul mot!
Et Rodolphe, insensiblement, se laissa glisser du tabouret jusqu'à
terre; mais on entendit un bruit de sabots dans la cuisine, et la
porte de la salle, il s'en aperçut, n'était pas fermée.
-- Que vous seriez charitable, poursuivit-il en se relevant, de
satisfaire une fantaisie!
C'était de visiter sa maison; il désirait la connaître; et, madame
Bovary n'y voyant point d'inconvénient, ils se levaient tous les
deux, quand Charles entra.
-- Bonjour, docteur, lui dit Rodolphe.
Le médecin, flatté de ce titre inattendu, se répandit en
obséquiosités, et l'autre en profita pour se remettre un peu.
-- Madame m'entretenait, fit-il donc, de sa santé...
Charles l'interrompit: il avait mille inquiétudes, en effet; les
oppressions de sa femme recommençaient. Alors Rodolphe demanda si
l'exercice du cheval ne serait pas bon.
-- Certes! excellent, parfait!... Voilà une idée! Tu devrais la
suivre.
Et, comme elle objectait qu'elle n'avait point de cheval,
M. Rodolphe en offrit un; elle refusa ses offres; il n'insista
pas; puis, afin de motiver sa visite, il conta que son charretier,
l'homme à la saignée, éprouvait toujours des étourdissements.
-- J'y passerai, dit Bovary.
-- Non, non, je vous l'enverrai; nous viendrons, ce sera plus
commode pour vous.
-- Ah! fort bien. Je vous remercie.
Et, dès qu'ils furent seuls:
-- Pourquoi n'acceptes-tu pas les propositions de M. Boulanger,
qui sont si gracieuses?
Elle prit un air boudeur, chercha mille excuses, et déclara
finalement que cela peut-être semblerait drôle.
-- Ah! je m'en moque pas mal! dit Charles en faisant une
pirouette. La santé avant tout! Tu as tort!
-- Eh! comment veux-tu que je monte à cheval, puisque je n'ai pas
d'amazone?
-- Il faut t'en commander une! répondit-il.
L'amazone la décida.
Quand le costume fut prêt, Charles écrivit à M. Boulanger que sa
femme était à sa disposition, et qu'ils comptaient sur sa
complaisance.
Le lendemain, à midi, Rodolphe arriva devant la porte de Charles
avec deux chevaux de maître. L'un portait des pompons roses aux
oreilles et une selle de femme en peau de daim.
Rodolphe avait mis de longues bottes molles, se disant que sans
doute elle n'en avait jamais vu de pareilles; en effet, Emma fut
charmée, de sa tournure, lorsqu'il apparut sur le palier avec son
grand habit de velours et sa culotte de tricot blanc. Elle était
prête, elle l'attendait.
Justin s'échappa de la pharmacie pour la voir, et l'apothicaire
aussi se dérangea. Il faisait à M. Boulanger des recommandations:
-- Un malheur arrive si vite! Prenez garde! Vos chevaux peut-être
sont fougueux!
Elle entendit du bruit au-dessus de sa tête: c'était Félicité qui
tambourinait contre les carreaux pour divertir la petite Berthe.
L'enfant envoya de loin un baiser; sa mère lui répondit d'un signe
avec le pommeau de sa cravache.
-- Bonne promenade! cria M. Homais. De la prudence, surtout! de la
prudence!
Et il agita son journal en les regardant s'éloigner.
Dès qu'il sentit la terre, le cheval d'Emma prit le galop.
Rodolphe galopait à côté d'elle. Par moments ils échangeaient une
parole. La figure un peu baissée, la main haute et le bras droit
déployé, elle s'abandonnait à la cadence du mouvement qui la
berçait sur la selle.
Au bas de la côte, Rodolphe lâcha les rênes; ils partirent
ensemble, d'un seul bond; puis, en haut, tout à coup, les chevaux
s'arrêtèrent, et son grand voile bleu retomba.
On était aux premiers jours d'octobre. Il y avait du brouillard
sur la campagne. Des vapeurs s'allongeaient à l'horizon, entre le
contour des collines; et d'autres, se déchirant, montaient, se
perdaient. Quelquefois, dans un écartement des nuées, sous un
rayon de soleil, on apercevait au loin les toits d'Yonville, avec
les jardins au bord de l'eau, les cours, les murs, et le clocher
de l'église. Emma fermait à demi les paupières pour reconnaître sa
maison, et jamais ce pauvre village où elle vivait ne lui avait
semblé si petit. De la hauteur où ils étaient, toute la vallée
paraissait un immense lac pâle, s'évaporant à l'air. Les massifs
d'arbres, de place en place, saillissaient comme des rochers
noirs; et les hautes lignes des peupliers, qui dépassaient la
brume, figuraient des grèves que le vent remuait.
À côté, sur la pelouse, entre les sapins, une lumière brune
circulait dans l'atmosphère tiède. La terre, roussâtre comme de la
poudre de tabac, amortissait le bruit des pas; et, du bout de
leurs fers, en marchant, les chevaux poussaient devant eux des
pommes de pin tombées.
Rodolphe et Emma suivirent ainsi la lisière du bois. Elle se
détournait de temps à autre afin d'éviter son regard, et alors
elle ne voyait que les troncs des sapins alignés, dont la
succession continue l'étourdissait un peu. Les chevaux
soufflaient. Le cuir des selles craquait.
Au moment où ils entrèrent dans la forêt, le soleil parut.
-- Dieu nous protège! dit Rodolphe.
-- Vous croyez? fit-elle.
-- Avançons! avançons! reprit-il.
Il claqua de la langue. Les deux bêtes couraient.
De longues fougères, au bord du chemin, se prenaient dans l'étrier
d'Emma. Rodolphe, tout en allant, se penchait et il les retirait à
mesure. D'autres fois, pour écarter les branches, il passait près
d'elle, et Emma sentait son genou lui frôler la jambe. Le ciel
était devenu bleu. Les feuilles ne remuaient pas. Il y avait de
grands espaces pleins de bruyères tout en fleurs; et des nappes de
violettes s'alternaient avec le fouillis des arbres, qui étaient
gris, fauves ou dorés, selon la diversité des feuillages. Souvent
on entendait, sous les buissons, glisser un petit battement
d'ailes, ou bien le cri rauque et doux des corbeaux, qui
s'envolaient dans les chênes.
Ils descendirent. Rodolphe attacha les chevaux. Elle allait
devant, sur la mousse, entre les ornières.
Mais sa robe trop longue l'embarrassait, bien qu'elle la portât
relevée par la queue, et Rodolphe, marchant derrière elle,
contemplait entre ce drap noir et la bottine noire, la délicatesse
de son bas blanc, qui lui semblait quelque chose de sa nudité.
Elle s'arrêta.
-- Je suis fatiguée, dit-elle.
-- Allons, essayez encore! reprit-il. Du courage!
Puis, cent pas plus loin, elle s'arrêta de nouveau; et, à travers
son voile, qui de son chapeau d'homme descendait obliquement sur
ses hanches, on distinguait son visage dans une transparence
bleuâtre, comme si elle eût nagé sous des flots d'azur.
-- Où allons-nous donc?
Il ne répondit rien. Elle respirait d'une façon saccadée. Rodolphe
jetait les yeux autour de lui et il se mordait la moustache.
Ils arrivèrent à un endroit plus large, où l'on avait abattu des
baliveaux. Ils s'assirent sur un tronc d'arbre renversé, et
Rodolphe se mit à lui parler de son amour.
Il ne l'effraya point d'abord par des compliments. Il fut calme,
sérieux, mélancolique.
Emma l'écoutait la tête basse, et tout en remuant, avec la pointe
de son pied, des copeaux par terre.
Mais, à cette phrase:
-- Est-ce que nos destinées maintenant ne sont pas communes.
-- Eh non! répondit-elle. Vous le savez bien. C'est impossible.
Elle se leva pour partir. Il la saisit au poignet. Elle s'arrêta.
Puis, l'ayant considéré quelques minutes d'un oeil amoureux et
tout humide, elle dit vivement:
-- Ah! tenez, n'en parlons plus... Où sont les chevaux?
Retournons.
Il eut un geste de colère et d'ennui. Elle répéta:
-- Où sont les chevaux? où sont les chevaux?
Alors, souriant d'un sourire étrange et la prunelle fixe, les
dents serrées, il s'avança en écartant les bras. Elle se recula
tremblante. Elle balbutiait:
-- Oh! vous me faites peur! vous me faites mal! Partons.
-- Puisqu'il le faut, reprit-il en changeant de visage.
Et il redevint aussitôt respectueux, caressant, timide. Elle lui
donna son bras. Ils s'en retournèrent. Il disait:
-- Qu'aviez-vous donc? Pourquoi? Je n'ai pas compris! Vous vous
méprenez, sans doute? Vous êtes dans mon âme comme une madone sur
un piédestal, à une place haute, solide et immaculée. Mais j'ai
besoin de vous pour vivre! J'ai besoin de vos yeux, de votre voix,
de votre pensée. Soyez mon amie, ma soeur, mon ange!
Et il allongeait son bras et lui en entourait la taille. Elle
tâchait de se dégager mollement. Il la soutenait ainsi, en
marchant.
Mais ils entendirent les deux chevaux qui broutaient le feuillage.
-- Oh! encore, dit Rodolphe. Ne partons pas! Restez!
Il l'entraîna plus loin, autour d'un petit étang, où des lentilles
d'eau faisaient une verdure sur les ondes. Des nénuphars flétris
se tenaient immobiles entre les joncs. Au bruit de leurs pas dans
l'herbe, des grenouilles sautaient pour se cacher.
-- J'ai tort, j'ai tort, disait-elle. Je suis folle de vous
entendre.
-- Pourquoi?... Emma! Emma!
-- Oh! Rodolphe!... fit lentement la jeune femme en se penchant
sur son épaule.
Le drap de sa robe s'accrochait au velours de l'habit. Elle
renversa son cou blanc, qui se gonflait d'un soupir; et,
défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement et se
cachant la figure, elle s'abandonna.
Les ombres du soir descendaient; le soleil horizontal, passant
entre les branches, lui éblouissait les yeux. Çà et là, tout
autour d'elle, dans les feuilles ou par terre, des taches
lumineuses tremblaient, comme si des colibris, en volant, eussent
éparpillé leurs plumes. Le silence était partout; quelque chose de
doux semblait sortir des arbres; elle sentait son coeur, dont les
battements recommençaient, et le sang circuler dans sa chair comme
un fleuve de lait. Alors, elle entendit tout au loin, au delà du
bois, sur les autres collines, un cri vague et prolongé, une voix
qui se traînait, et elle l'écoutait silencieusement, se mêlant
comme une musique aux dernières vibrations de ses nerfs émus.
Rodolphe, le cigare aux dents, raccommodait avec son canif une des
deux brides cassée.
Ils s'en revinrent à Yonville, par le même chemin. Ils revirent
sur la boue les traces de leurs chevaux, côte à côte, et les mêmes
buissons, les mêmes cailloux dans l'herbe. Rien autour d'eux
n'avait changé; et pour elle, cependant, quelque chose était
survenu de plus considérable que si les montagnes se fussent
déplacées. Rodolphe, de temps à autre, se penchait et lui prenait
sa main pour la baiser.
Elle était charmante, à cheval! Droite, avec sa taille mince, le
genou plié sur la crinière de sa bête et un peu colorée par le
grand air, dans la rougeur du soir.
En entrant dans Yonville, elle caracola sur les pavés. On la
regardait des fenêtres.
Son mari, au dîner, lui trouva bonne mine; mais elle eut l'air de
ne pas l'entendre lorsqu'il s'informa de sa promenade; et elle
restait le coude au bord de son assiette, entre les deux bougies
qui brûlaient.
-- Emma! dit-il.
-- Quoi?
-- Eh bien, j'ai passé cette après-midi chez M. Alexandre; il a
une ancienne pouliche encore fort belle, un peu couronnée
seulement, et qu'on aurait, je suis sûr, pour une centaine
d'écus...
Il ajouta:
-- Pensant même que cela te serait agréable, je l'ai retenue...,
je l'ai achetée... Ai-je bien fait? Dis-moi donc.
Elle remua la tête en signe d'assentiment; puis, un quart d'heure
après:
-- Sors-tu ce soir? demanda-t-elle.
-- Oui. Pourquoi?
-- Oh! rien, rien, mon ami.
Et, dès qu'elle fut débarrassée de Charles, elle monta s'enfermer
dans sa chambre.
D'abord, ce fut comme un étourdissement; elle voyait les arbres,
les chemins, les fossés, Rodolphe, et elle sentait encore
l'étreinte de ses bras, tandis que le feuillage frémissait et que
les joncs sifflaient.
Mais, en s'apercevant dans la glace, elle s'étonna de son visage.
Jamais elle n'avait eu les yeux si grands, si noirs, ni d'une
telle profondeur. Quelque chose de subtil épandu sur sa personne
la transfigurait.
Elle se répétait: «J'ai un amant! un amant!» se délectant à cette
idée comme à celle d'une autre puberté qui lui serait survenue.
Elle allait donc posséder enfin ces joies de l'amour, cette fièvre
du bonheur dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque
chose de merveilleux où tout serait passion, extase, délire; une
immensité bleuâtre l'entourait, les sommets du sentiment
étincelaient sous sa pensée, et l'existence ordinaire
n'apparaissait qu'au loin, tout en bas, dans l'ombre, entre les
intervalles de ces hauteurs.
Alors elle se rappela les héroïnes des livres qu'elle avait lus,
et la légion lyrique de ces femmes adultères se mit à chanter dans
sa mémoire avec des voix de soeurs qui la charmaient. Elle
devenait elle-même comme une partie véritable de ces imaginations
et réalisait la longue rêverie de sa jeunesse, en se considérant
dans ce type d'amoureuse qu'elle avait tant envié. D'ailleurs,
Emma éprouvait une satisfaction de vengeance. N'avait-elle pas
assez souffert! Mais elle triomphait maintenant, et l'amour, si
longtemps contenu, jaillissait tout entier avec des
bouillonnements joyeux. Elle le savourait sans remords, sans
inquiétude, sans trouble.
La journée du lendemain se passa dans une douceur nouvelle. Ils se
firent des serments. Elle lui raconta ses tristesses. Rodolphe
l'interrompait par ses baisers; et elle lui demandait, en le
contemplant les paupières à demi closes, de l'appeler encore par
son nom et de répéter qu'il l'aimait. C'était dans la forêt, comme
la veille, sous une hutte de sabotiers. Les murs en étaient de
paille et le toit descendait si bas, qu'il fallait se tenir
courbé. Ils étaient assis l'un contre l'autre, sur un lit de
feuilles sèches.
À partir de ce jour-là, ils s'écrivirent régulièrement tous les
soirs. Emma portait sa lettre au bout du jardin, près de la
rivière, dans une fissure de la terrasse. Rodolphe venait l'y
chercher et en plaçait une autre, qu'elle accusait toujours d'être
trop courte.
Un matin, que Charles était sorti dès avant l'aube, elle fut prise
par la fantaisie de voir Rodolphe à l'instant. On pouvait arriver
promptement à la Huchette, y rester une heure et être rentré dans
Yonville que tout le monde encore serait endormi. Cette idée la
fit haleter de convoitise, et elle se trouva bientôt au milieu de
la prairie, où elle marchait à pas rapides, sans regarder derrière
elle.
Le jour commençait à paraître. Emma, de loin, reconnut la maison
de son amant, dont les deux girouettes à queue-d'aronde se
découpaient en noir sur le crépuscule pâle.
Après la cour de la ferme, il y avait un corps de logis qui devait
être le château. Elle y entra, comme si les murs, à son approche,
se fussent écartés d'eux-mêmes. Un grand escalier droit montait
vers un corridor. Emma tourna la clenche d'une porte, et tout à
coup, au fond de la chambre, elle aperçut un homme qui dormait.
C'était Rodolphe. Elle poussa un cri.
-- Te voilà! te voilà! répétait-il. Comment as-tu fait pour
venir?... Ah! ta robe est mouillée!
-- Je t'aime! répondit-elle en lui passant les bras autour du cou.
Cette première audace lui ayant réussi, chaque fois maintenant que
Charles sortait de bonne heure, Emma s'habillait vite et
descendait à pas de loup le perron qui conduisait au bord de
l'eau.
Mais, quand la planche aux vaches était levée, il fallait suivre
les murs qui longeaient la rivière; la berge était glissante; elle
s'accrochait de la main, pour ne pas tomber, aux bouquets de
ravenelles flétries. Puis elle prenait à travers des champs en
labour, où elle enfonçait, trébuchait et empêtrait ses bottines
minces. Son foulard, noué sur sa tête, s'agitait au vent dans les
herbages; elle avait peur des boeufs, elle se mettait à courir;
elle arrivait essoufflée, les joues roses, et exhalant de toute sa
personne un frais parfum de sève, de verdure et de grand air.
Rodolphe, à cette heure-là, dormait encore. C'était comme une
matinée de printemps qui entrait dans sa chambre.
Les rideaux jaunes, le long des fenêtres laissaient passer
doucement une lourde lumière blonde. Emma tâtonnait en clignant
des yeux, tandis que les gouttes de rosée suspendues à ses
bandeaux faisaient comme une auréole de topazes tout autour de sa
figure. Rodolphe, en riant, l'attirait à lui et il la prenait sur
son coeur.
Ensuite, elle examinait l'appartement, elle ouvrait les tiroirs
des meubles, elle se peignait avec son peigne et se regardait dans
le miroir à barbe. Souvent même, elle mettait entre ses dents le
tuyau d'une grosse pipe qui était sur la table de nuit, parmi des
citrons et des morceaux de sucre, près d'une carafe d'eau.
Il leur fallait un bon quart d'heure pour les adieux. Alors Emma
pleurait; elle aurait voulu ne jamais abandonner Rodolphe. Quelque
chose de plus fort qu'elle la poussait vers lui, si bien qu'un
jour, la voyant survenir à l'improviste, il fronça le visage comme
quelqu'un de contrarié.
-- Qu'as-tu donc? dit-elle. Souffres-tu? Parle-moi!
Enfin il déclara, d'un air sérieux, que ses visites devenaient
imprudentes et qu'elle se compromettait.
X
Peu à peu, ces craintes de Rodolphe la gagnèrent. L'amour l'avait
enivrée d'abord, et elle n'avait songé à rien au delà. Mais, à
présent qu'il était indispensable à sa vie, elle craignait d'en
perdre quelque chose, ou même qu'il ne fût troublé. Quand elle
s'en revenait de chez lui, elle jetait tout alentour des regards
inquiets, épiant chaque forme qui passait à l'horizon et chaque
lucarne du village d'où l'on pouvait l'apercevoir. Elle écoutait
les pas, les cris, le bruit des charrues; et elle s'arrêtait plus
blême et plus tremblante que les feuilles des peupliers qui se
balançaient sur sa tête.
Un matin, qu'elle s'en retournait ainsi, elle crut distinguer tout
à coup le long canon d'une carabine qui semblait la tenir en joue.
Il dépassait obliquement le bord d'un petit tonneau, à demi enfoui
entre les herbes, sur la marge d'un fossé. Emma, prête à défaillir
de terreur, avança cependant, et un homme sortit du tonneau, comme
ces diables à boudin qui se dressent du fond des boîtes. Il avait
des guêtres bouclées jusqu'aux genoux, sa casquette enfoncée
jusqu'aux yeux, les lèvres grelottantes et le nez rouge. C'était
le capitaine Binet, à l'affût des canards sauvages.
-- Vous auriez dû parler de loin! s'écria-t-il. Quand on aperçoit
un fusil, il faut toujours avertir.
Le percepteur, par là, tâchait de dissimuler la crainte qu'il
venait d'avoir; car, un arrêté préfectoral ayant interdit la
chasse aux canards autrement qu'en bateau, M. Binet, malgré son
respect pour les lois, se trouvait en contravention. Aussi
croyait-il à chaque minute entendre arriver le garde champêtre.
Mais cette inquiétude irritait son plaisir, et, tout seul dans son
tonneau, il s'applaudissait de son bonheur et de sa malice.
À la vue d'Emma, il parut soulagé d'un grand poids, et aussitôt,
entamant la conversation:
-- Il ne fait pas chaud, ça pique!
Emma ne répondit rien. Il poursuivit:
-- Et vous voilà sortie de bien bonne heure?
-- Oui, dit-elle en balbutiant; je viens de chez la nourrice où
est mon enfant.
-- Ah! fort bien! fort bien! Quant à moi, tel que vous me voyez,
dès la pointe du jour je suis là; mais le temps est si crassineux,
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