Madame Bovary - 06

enceinte.

DEUXIÈME PARTIE

I
Yonville-l'Abbaye (ainsi nommé à cause d'une ancienne abbaye de
Capucins dont les ruines n'existent même plus) est un bourg à huit
lieues de Rouen, entre la route d'Abbeville et celle de Beauvais,
au fond d'une vallée qu'arrose la Rieule, petite rivière qui se
jette dans l'Andelle, après avoir fait tourner trois moulins vers
son embouchure, et où il y a quelques truites, que les garçons, le
dimanche, s'amusent à pêcher à la ligne.
On quitte la grande route à la Boissière et l'on continue à plat
jusqu'au haut de la côte des Leux, d'où l'on découvre la vallée.
La rivière qui la traverse en fait comme deux régions de
physionomie distincte: tout ce qui est à gauche est en herbage,
tout ce qui est à droite est en labour. La prairie s'allonge sous
un bourrelet de collines basses pour se rattacher par derrière aux
pâturages du pays de Bray, tandis que, du côté de l'est, la
plaine, montant doucement, va s'élargissant et étale à perte de
vue ses blondes pièces de blé. L'eau qui court au bord de l'herbe
sépare d'une raie blanche la couleur des prés et celle des
sillons, et la campagne ainsi ressemble à un grand manteau déplié
qui a un collet de velours vert, bordé d'un galon d'argent.
Au bout de l'horizon, lorsqu'on arrive, on a devant soi les chênes
de la forêt d'Argueil, avec les escarpements de la côte Saint-
Jean, rayés du haut en bas par de longues traînées rouges,
inégales; ce sont les traces des pluies, et ces tons de brique,
tranchant en filets minces sur la couleur grise de la montagne,
viennent de la quantité de sources ferrugineuses qui coulent au
delà, dans le pays d'alentour.
On est ici sur les confins de la Normandie, de la Picardie et de
l'Île-de-France, contrée bâtarde où le langage est sans
accentuation, comme le paysage sans caractère. C'est là que l'on
fait les pires fromages de Neufchâtel de tout l'arrondissement,
et, d'autre part, la culture y est coûteuse, parce qu'il faut
beaucoup de fumier pour engraisser ces terres friables pleines de
sable et de cailloux.
Jusqu'en 1835, il n'y avait point de route praticable pour arriver
à Yonville; mais on a établi vers cette époque un chemin de grande
vicinalité qui relie la route d'Abbeville à celle d'Amiens, et
sert quelquefois aux rouliers allant de Rouen dans les Flandres.
Cependant, Yonville-l'Abbaye est demeuré stationnaire, malgré ses
débouchés nouveaux. Au lieu d'améliorer les cultures, on s'y
obstine encore aux herbages, quelque dépréciés qu'ils soient, et
le bourg paresseux, s'écartant de la plaine, a continué
naturellement à s'agrandir vers la rivière. On l'aperçoit de loin,
tout couché en long sur la rive, comme un gardeur de vaches qui
fait la sieste au bord de l'eau.
Au bas de la côte, après le pont, commence une chaussée plantée de
jeunes trembles, qui vous mène en droite ligne jusqu'aux premières
maisons du pays. Elles sont encloses de haies, au milieu de cours
pleines de bâtiments épars, pressoirs, charreteries et
bouilleries, disséminés sous les arbres touffus portant des
échelles, des gaules ou des faux accrochées dans leur branchage.
Les toits de chaume, comme des bonnets de fourrure rabattus sur
des yeux, descendent jusqu'au tiers à peu près des fenêtres
basses, dont les gros verres bombés sont garnis d'un noeud dans le
milieu, à la façon des culs de bouteilles. Sur le mur de plâtre
que traversent en diagonale des lambourdes noires, s'accroche
parfois quelque maigre poirier, et les rez-de-chaussée ont à leur
porte une petite barrière tournante pour les défendre des
poussins, qui viennent picorer, sur le seuil, des miettes de pain
bis trempé de cidre. Cependant les cours se font plus étroites,
les habitations se rapprochent, les haies disparaissent; un fagot
de fougères se balance sous une fenêtre au bout d'un manche à
balai; il y a la forge d'un maréchal et ensuite un charron avec
deux ou trois charrettes neuves, en dehors, qui empiètent sur la
route. Puis, à travers une claire-voie, apparaît une maison
blanche au delà d'un rond de gazon que décore un Amour, le doigt
posé sur la bouche; deux vases en fonte sont à chaque bout du
perron; des panonceaux brillent à la porte; c'est la maison du
notaire, et la plus belle du pays.
L'église est de l'autre côté de la rue, vingt pas plus loin, à
l'entrée de la place. Le petit cimetière qui l'entoure, clos d'un
mur à hauteur d'appui, est si bien rempli de tombeaux, que les
vieilles pierres à ras du sol font un dallage continu, où l'herbe
a dessiné de soi-même des carrés verts réguliers. L'église a été
rebâtie à neuf dans les dernières années du règne de Charles X. La
voûte en bois commence à se pourrir par le haut, et, de place en
place, a des enfonçures noires dans sa couleur bleue. Au-dessus de
la porte, où seraient les orgues, se tient un jubé pour les
hommes, avec un escalier tournant qui retentit sous les sabots.
Le grand jour, arrivant par les vitraux tout unis, éclaire
obliquement les bancs rangés en travers de la muraille, que
tapisse çà et là quelque paillasson cloué, ayant au-dessous de lui
ces mots en grosses lettres: «Banc de M. un tel.» Plus loin, à
l'endroit où le vaisseau se rétrécit, le confessionnal fait
pendant à une statuette de la Vierge, vêtue d'une robe de satin,
coiffée d'un voile de tulle semé d'étoiles d'argent, et tout
empourprée aux pommettes comme une idole des îles Sandwich; enfin
une copie de la Sainte Famille, envoi du ministre de l'intérieur,
dominant le maître-autel entre quatre chandeliers, termine au fond
la perspective. Les stalles du choeur, en bois de sapin, sont
restées sans être peintes.
Les halles, c'est-à-dire un toit de tuiles supporté par une
vingtaine de poteaux, occupent à elles seules la moitié environ de
la grande place d'Yonville. La mairie, construite sur les dessins
d'un architecte de Paris, est une manière de temple grec qui fait
l'angle, à côté de la maison du pharmacien. Elle a, au rez-de-
chaussée, trois colonnes ioniques et, au premier étage, une
galerie à plein cintre, tandis que le tympan qui la termine est
rempli par un coq gaulois, appuyé d'une patte sur la Charte et
tenant de l'autre les balances de la justice.
Mais ce qui attire le plus les yeux, c'est, en face de l'auberge
du Lion d'or, la pharmacie de M. Homais! Le soir, principalement,
quand son quinquet est allumé et que les bocaux rouges et verts
qui embellissent sa devanture allongent au loin, sur le sol, leurs
deux clartés de couleur; alors, à travers elles, comme dans des
feux du Bengale, s'entrevoit l'ombre du pharmacien, accoudé sur
son pupitre. Sa maison, du haut en bas, est placardée
d'inscriptions écrites en anglaise, en ronde, en moulée: «Eaux de
Vichy, de Seltz et de Barèges, robs dépuratifs, médecine Raspail,
racahout des Arabes, pastilles Darcet, pâte Regnault, bandages;
bains, chocolats de santé, etc.» Et l'enseigne, qui tient toute la
largeur de la boutique, porte en lettres d'or: Homais, pharmacien.
Puis, au fond de la boutique, derrière les grandes balances
scellées sur le comptoir, le mot laboratoire se déroule au-dessus
d'une porte vitrée qui, à moitié de sa hauteur, répète encore une
fois Homais, en lettres d'or, sur un fond noir.
Il n'y a plus ensuite rien à voir dans Yonville. La rue (la
seule), longue d'une portée de fusil et bordée de quelques
boutiques, s'arrête court au tournant de la route. Si on la laisse
sur la droite et que l'on suive le bas de la côte Saint-Jean,
bientôt on arrive au cimetière.
Lors du choléra, pour l'agrandir, on a abattu un pan de mur et
acheté trois acres de terre à côté; mais toute cette portion
nouvelle est presque inhabitée, les tombes, comme autrefois,
continuant à s'entasser vers la porte. Le gardien, qui est en même
temps fossoyeur et bedeau à l'église (tirant ainsi des cadavres de
la paroisse un double bénéfice), a profité, du terrain vide pour y
semer des pommes de terre. D'année en année, cependant, son petit
champ se rétrécit, et, lorsqu'il survient une épidémie, il ne sait
pas s'il doit se réjouir des décès ou s'affliger des sépultures.
-- Vous vous nourrissez des morts, Lestiboudois! lui dit enfin un
jour, M. le curé.
Cette parole sombre le fit réfléchir; elle l'arrêta pour quelque
temps; mais, aujourd'hui encore, il continue la culture de ses
tubercules, et même soutient avec aplomb qu'ils poussent
naturellement.
Depuis les événements que l'on va raconter; rien, en effet, n'a
changé à Yonville. Le drapeau tricolore de fer-blanc tourne
toujours au haut du clocher de l'église; la boutique du marchand
de nouveautés agite encore au vent ses deux banderoles d'indienne;
les foetus du pharmacien, comme des paquets d'amadou blanc, se
pourrissent de plus en plus dans leur alcool bourbeux, et, au-
dessus de la grande porte de l'auberge, le vieux lion d'or,
déteint par les pluies, montre toujours aux passants sa frisure de
caniche.
Le soir que les époux Bovary devaient arriver à Yonville, madame
veuve Lefrançois, la maîtresse de cette auberge, était si fort
affairée, qu'elle suait à grosses gouttes en remuant ses
casseroles. C'était le lendemain jour de marché dans le bourg. Il
fallait d'avance tailler les viandes, vider les poulets, faire de
la soupe et du café. Elle avait, de plus, le repas de ses
pensionnaires, celui du médecin, de sa femme et de leur bonne; le
billard retentissait d'éclats de rire; trois meuniers, dans la
petite salle, appelaient pour qu'on leur apportât de l'eau-de-vie;
le bois flambait, la braise craquait, et, sur la longue table de
la cuisine, parmi les quartiers de mouton cru, s'élevaient des
piles d'assiettes qui tremblaient aux secousses du billot où l'on
hachait des épinards. On entendait, dans la basse-cour, crier les
volailles que la servante poursuivait pour leur couper le cou.
Un homme en pantoufles de peau verte, quelque peu marqué de petite
vérole et coiffé d'un bonnet de velours à gland d'or, se chauffait
le dos contre la cheminée. Sa figure n'exprimait rien que la
satisfaction de soi-même, et il avait l'air aussi calme dans la
vie que le chardonneret suspendu au-dessus de sa tête, dans une
cage d'osier: c'était le pharmacien.
-- Artémise! criait la maîtresse d'auberge, casse de la bourrée,
emplis les carafes, apporte de l'eau-de-vie, dépêche-toi! Au
moins, si je savais quel dessert offrir à la société que vous
attendez! Bonté divine! les commis du déménagement recommencent
leur tintamarre dans le billard! Et leur charrette qui est restée
sous la grande porte! L'Hirondelle est capable de la défoncer en
arrivant! Appelle Polyte pour qu'il la remise!... Dire que, depuis
le matin, monsieur Homais, ils ont peut-être fait quinze parties
et bu huit pots de cidre!... Mais ils vont me déchirer le tapis,
continuait-elle en les regardant de loin, son écumoire à la main.
-- Le mal ne serait pas grand, répondit M. Homais vous en
achèteriez un autre.
-- Un autre billard! exclama la veuve.
-- Puisque celui-là ne tient plus, madame Lefrançois; je vous le
répète, vous vous faites tort! vous vous faites grand tort! Et
puis les amateurs, à présent, veulent des blouses étroites et des
queues lourdes. On ne joue plus la bille; tout est changé! Il faut
marcher avec son siècle! Regardez Tellier, plutôt...
L'hôtesse devint rouge de dépit. Le pharmacien ajouta:
-- Son billard, vous avez beau dire, est plus mignon que le vôtre;
et qu'on ait l'idée, par exemple de monter une poule patriotique
pour la Pologne ou les inondés de Lyon...
-- Ce ne sont pas des gueux comme lui qui nous font peur!
interrompit l'hôtesse, en haussant ses grosses épaules. Allez!
allez! monsieur Homais, tant que le Lion d'or vivra, on y viendra.
Nous avons du foin dans nos bottes, nous autres! Au lieu qu'un de
ces marins vous verrez le Café français fermé, et avec une belle
affiche sur les auvents!... Changer mon billard, continuait-elle
en se parlant à elle-même, lui qui m'est si commode pour ranger ma
lessive, et sur lequel, dans le temps de la chasse, j'ai mis
coucher jusqu'à six voyageurs!... Mais ce lambin d'Hivert qui
n'arrive pas!
-- L'attendez-vous pour le dîner de vos messieurs? demanda le
pharmacien.
-- L'attendre? Et M. Binet donc! À six heures battant vous allez
le voir entrer, car son pareil n'existe pas sur la terre pour
l'exactitude. Il lui faut toujours sa place dans la petite salle!
On le tuerait plutôt que de le faire dîner ailleurs! et dégoûté
qu'il est! et si difficile pour le cidre! Ce n'est pas comme
M. Léon; lui, il arrive quelquefois à sept heures, sept heures et
demie même; il ne regarde seulement pas à ce qu'il mange. Quel bon
jeune homme! jamais un mot plus haut que l'autre.
-- C'est qu'il y a bien de la différence, voyez-vous, entre
quelqu'un qui a reçu de l'éducation et un ancien carabinier qui
est percepteur.
Six heures sonnèrent. Binet entra.
Il était vêtu d'une redingote bleue, tombant droit d'elle-même
tout autour de son corps maigre, et sa casquette de cuir, à pattes
nouées par des cordons sur le sommet de sa tête, laissait voir,
sous la visière relevée, un front chauve, qu'avait déprimé
l'habitude du casque. Il portait un gilet de drap noir, un col de
crin, un pantalon gris, et, en toute saison, des bottes bien
cirées qui avaient deux renflements parallèles, à cause de la
saillie de ses orteils. Pas un poil ne dépassait la ligne de son
collier blond, qui, contournant la mâchoire, encadrait comme la
bordure d'une plate-bande sa longue figure terne, dont les yeux
étaient petits et le nez busqué. Fort à tous les jeux de cartes,
bon chasseur et possédant une belle écriture, il avait chez lui un
tour, où il s'amusait à tourner des ronds de serviette dont il
encombrait sa maison, avec la jalousie d'un artiste et l'égoïsme
d'un bourgeois.
Il se dirigea vers la petite salle; mais il fallut d'abord en
faire sortir les trois meuniers; et, pendant tout le temps que
l'on fut à mettre son couvert, Binet resta silencieux à sa place,
auprès du poêle; puis il ferma la porte et retira sa casquette,
comme d'usage.
-- Ce ne sont pas les civilités qui lui useront la langue! dit le
pharmacien, dès qu'il fut seul avec l'hôtesse.
-- Jamais il ne cause davantage, répondit-elle; il est venu ici,
la semaine dernière, deux voyageurs en draps, des garçons pleins
d'esprit qui contaient, le soir, un tas de farces que j'en
pleurais de rire; eh bien, il restait là, comme une alose, sans
dire un mot.
-- Oui, fit le pharmacien, pas d'imagination, pas de saillies,
rien de ce qui constitue l'homme de société!
-- On dit pourtant qu'il a des moyens, objecta l'hôtesse.
-- Des moyens? répliqua M. Homais; lui! des moyens? Dans sa
partie, c'est possible, ajouta-t-il d'un ton plus calme.
Et il reprit:
-- Ah! qu'un négociant qui a des relations considérables, qu'un
jurisconsulte, un médecin, un pharmacien soient tellement absorbés
qu'ils en deviennent fantasques et bourrus même, je le comprends;
on en cite des traits dans les histoires! Mais, au moins, c'est
qu'ils pensent à quelque chose. Moi, par exemple, combien de fois
m'est-il arrivé de chercher ma plume sur mon bureau pour écrire
une étiquette, et de trouver, en définitive, que je l'avais placée
à mon oreille!
Cependant, madame Lefrançois alla sur le seuil regarder si
l'Hirondelle n'arrivait pas. Elle tressaillit. Un homme vêtu de
noir entra tout à coup dans la cuisine. On distinguait, aux
dernières lueurs du crépuscule, qu'il avait la figure rubiconde et
le corps athlétique.
-- Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur le curé? demanda la
maîtresse d'auberge, tout en atteignant sur la cheminée un des
flambeaux de cuivre qui s'y trouvaient rangés en colonnade avec
leurs chandelles; voulez-vous prendre quelque chose? un doigt de
cassis, un verre de vin?
L'ecclésiastique refusa fort civilement. Il venait chercher son
parapluie, qu'il avait oublié l'autre jour au couvent d'Ernemont,
et, après avoir prié madame Lefrançois de le lui faire remettre au
presbytère dans la soirée, il sortit pour se rendre à l'église, où
l'on sonnait l'Angelus.
Quand le pharmacien n'entendit plus sur la place le bruit de ses
souliers, il trouva fort inconvenante sa conduite de tout à
l'heure. Ce refus d'accepter un rafraîchissement lui semblait une
hypocrisie des plus odieuses; les prêtres godaillaient tous sans
qu'on les vît, et cherchaient à ramener le temps de la dîme.
L'hôtesse prit la défense de son curé:
-- D'ailleurs, il en plierait quatre comme vous sur son genou. Il
a, l'année dernière, aidé nos gens à rentrer la paille; il en
portait jusqu'à six bottes à la fois, tant il est fort!
-- Bravo! dit le pharmacien. Envoyez donc vos filles en confesse à
des gaillards d'un tempérament pareil! Moi, si j'étais le
gouvernement, je voudrais qu'on saignât les prêtres une fois par
mois. Oui, madame Lefrançois, tous les mois, une large
phlébotomie, dans l'intérêt de la police et des moeurs!
-- Taisez-vous donc, monsieur Homais! vous êtes un impie! vous
n'avez pas de religion!
Le pharmacien répondit:
-- J'ai une religion, ma religion, et même j'en ai plus qu'eux
tous, avec leurs momeries et leurs jongleries! J'adore Dieu, au
contraire! je crois en l'Être suprême, à un Créateur, quel qu'il
soit, peu m'importe, qui nous a placés ici-bas pour y remplir nos
devoirs de citoyen et de père de famille; mais je n'ai pas besoin
d'aller, dans une église, baiser des plats d'argent, et engraisser
de ma poche un tas de farceurs qui se nourrissent mieux que nous!
Car on peut l'honorer aussi bien dans un bois, dans un champ, ou
même en contemplant la voûte éthérée, comme les anciens. Mon Dieu,
à moi, c'est le Dieu de Socrate, de Franklin, de Voltaire et de
Béranger! Je suis pour la Profession de foi du vicaire savoyard et
les immortels principes de 89! Aussi, je n'admets pas un bonhomme
de bon Dieu qui se promène dans son parterre la canne à la main,
loge ses amis dans le ventre des baleines, meurt en poussant un
cri et ressuscite au bout de trois jours: choses absurdes en
elles-mêmes et complètement opposées, d'ailleurs, à toutes les
lois de la physique; ce qui nous démontre, en passant, que les
prêtres ont toujours croupi dans une ignorance turpide, où ils
s'efforcent d'engloutir avec eux les populations.
Il se tut, cherchant des yeux un public autour de lui, car, dans
son effervescence, le pharmacien un moment s'était cru en plein
conseil municipal. Mais la maîtresse d'auberge ne l'écoutait plus;
elle tendait son oreille à un roulement éloigné. On distingua le
bruit d'une voiture mêlé à un claquement de fers lâches qui
battaient la terre, et l'Hirondelle enfin s'arrêta devant la
porte.
C'était un coffre jaune porté par deux grandes roues qui, montant
jusqu'à la hauteur de la bâche, empêchaient les voyageurs de voir
la route et leur salissaient les épaules. Les petits carreaux de
ses vasistas étroits tremblaient dans leurs châssis quand la
voiture était fermée, et gardaient des taches de boue, çà et là,
parmi leur vieille couche de poussière, que les pluies d'orage
même ne lavaient pas tout à fait. Elle était attelée de trois
chevaux, dont le premier en arbalète, et, lorsqu'on descendait les
côtes, elle touchait du fond en cahotant.
Quelques bourgeois d'Yonville arrivèrent sur la place; ils
parlaient tous à la fois, demandant des nouvelles, des
explications et des bourriches; Hivert ne savait auquel répondre.
C'était lui qui faisait à la ville les commissions du pays. Il
allait dans les boutiques, rapportait des rouleaux de cuir au
cordonnier, de la ferraille au maréchal, un baril de harengs pour
sa maîtresse, des bonnets de chez la modiste, des toupets de chez
le coiffeur; et, le long de la route, en s'en revenant, il
distribuait ses paquets, qu'il jetait par-dessus les clôtures des
cours, debout sur son siège, et criant à pleine poitrine, pendant
que ses chevaux allaient tout seuls.
Un accident l'avait retardé: la levrette de madame Bovary s'était
enfuie à travers champs. On l'avait sifflée un grand quart
d'heure. Hivert même était retourné d'une demi-lieue en arrière,
croyant l'apercevoir à chaque minute; mais il avait fallu
continuer la route. Emma avait pleuré, s'était emportée; elle
avait accusé Charles de ce malheur. M. Lheureux, marchand
d'étoffes, qui se trouvait avec elle dans la voiture, avait essayé
de la consoler par quantité d'exemples de chiens perdus,
reconnaissant leur maître au bout de longues années. On en citait
un, disait-il, qui était revenu de Constantinople à Paris. Un
autre avait fait cinquante lieues en ligne droite et passé quatre
rivières à la nage; et son père à lui-même avait possédé un
caniche qui, après douze ans d'absence, lui avait tout à coup
sauté sur le dos, un soir, dans la rue, comme il allait dîner en
ville.

II
Emma descendit la première, puis Félicité, M. Lheureux, une
nourrice, et l'on fut obligé de réveiller Charles dans son coin,
où il s'était endormi complètement dès que la nuit était venue.
Homais se présenta; il offrit ses hommages à Madame, ses civilités
à Monsieur, dit qu'il était charmé d'avoir pu leur rendre quelque
service, et ajouta d'un air cordial qu'il avait osé s'inviter lui-
même, sa femme d'ailleurs étant absente.
Madame Bovary, quand elle fut dans la cuisine, s'approcha de la
cheminée. Du bout de ses deux doigts, elle prit sa robe à la
hauteur du genou, et, l'ayant ainsi remontée jusqu'aux chevilles,
elle tendit à la flamme, par-dessus le gigot qui tournait, son
pied chaussé d'une bottine noire. Le feu l'éclairait en entier,
pénétrant d'une lumière crue la trame de sa robe, les pores égaux
de sa peau blanche et même les paupières de ses yeux qu'elle
clignait de temps à autre. Une grande couleur rouge passait sur
elle, selon le souffle du vent qui venait par la porte
entrouverte.
De l'autre côté de la cheminée, un jeune homme à chevelure blonde
la regardait silencieusement.
Comme il s'ennuyait beaucoup à Yonville, où il était clerc chez
maître Guillaumin, souvent M. Léon Dupuis (c'était lui, le second
habitué du Lion d'or) reculait l'instant de son repas, espérant
qu'il viendrait quelque voyageur à l'auberge avec qui causer dans
la soirée. Les jours que sa besogne était finie il lui fallait
bien, faute de savoir que faire, arriver à l'heure exacte, et
subir depuis la soupe jusqu'au fromage le tête-à-tête de Binet. Ce
fut donc avec joie qu'il accepta la proposition de l'hôtesse de
dîner en la compagnie des nouveaux venus, et l'on passa dans la
grande salle, où madame Lefrançois, par pompe, avait fait dresser
les quatre couverts.
Homais demanda la permission de garder son bonnet grec, de peur
des coryzas.
Puis, se tournant vers sa voisine:
-- Madame, sans doute, est un peu lasse? On est si
épouvantablement cahoté dans notre Hirondelle!
-- Il est vrai, répondit Emma; mais le dérangement m'amuse
toujours; j'aime à changer de place.
-- C'est une chose si maussade, soupira le clerc, que de vivre
cloué aux mêmes endroits!
-- Si vous étiez comme moi, dit Charles, sans cesse obligé d'être
à cheval...
-- Mais, reprit Léon. s'adressant à madame Bovary, rien n'est plus
agréable, il me semble; quand on le peut, ajouta-t-il.
-- Du reste, disait l'apothicaire, l'exercice de la médecine n'est
pas fort pénible en nos contrées; car l'état de nos routes permet
l'usage du cabriolet, et, généralement, l'on paye assez bien, les
cultivateurs étant aisés. Nous avons, sous le rapport médical, à
part les cas ordinaires d'entérite, bronchite, affections
bilieuses, etc., de temps à autre quelques fièvres intermittentes
à la moisson, mais, en somme, peu de choses graves, rien de
spécial à noter, si ce n'est beaucoup d'humeurs froides, et qui
tiennent sans doute aux déplorables conditions hygiéniques de nos
logements de paysan. Ah! vous trouverez bien des préjugés à
combattre, monsieur Bovary; bien des entêtements de la routine, où
se heurteront quotidiennement tous les efforts de votre science;
car on a recours encore aux neuvaines, aux reliques, au curé,
plutôt que de venir naturellement chez le médecin ou chez le
pharmacien. Le climat, pourtant, n'est point, à vrai dire,
mauvais, et même nous comptons dans la commune quelques
nonagénaires. Le thermomètre (j'en ai fait les observations)
descend en hiver jusqu'à quatre degrés, et, dans la forte saison,
touche vingt-cinq, trente centigrades tout au plus, ce qui nous
donne vingt-quatre Réaumur au maximum, ou autrement cinquante-
quatre Fahrenheit (mesure anglaise), pas davantage! -- et, en
effet, nous sommes abrités des vents du nord par la forêt
d'Argueil d'une part, des vents d'ouest par la côte Saint-Jean de
l'autre, et cette chaleur, cependant, qui à cause de la vapeur
d'eau dégagée par la rivière et la présence considérable de
bestiaux dans les prairies, lesquels exhalent, comme vous savez,
beaucoup d'ammoniaque, c'est-à-dire azote, hydrogène et oxygène
(non, azote et hydrogène seulement), et qui, pompant à elle
l'humus de la terre, confondant toutes ces émanations différentes,
les réunissant en un faisceau, pour ainsi dire, et se combinant de
soi-même avec l'électricité répandue dans l'atmosphère, lorsqu'il
y en a, pourrait à la longue, comme dans les pays tropicaux,
engendrer des miasmes insalubres; -- cette chaleur, dis-je, se
trouve justement tempérée du côté où elle vient, ou plutôt d'où
elle viendrait, c'est-à-dire du côté sud, par les vents de sud-
est, lesquels, s'étant rafraîchis d'eux-mêmes en passant sur la
Seine, nous arrivent quelquefois tout d'un coup, comme des brises
de Russie!
-- Avez-vous du moins quelques Promenades dans les environs?
continuait madame Bovary parlant au jeune homme.
-- Oh! fort peu, répondit-il. Il y a un endroit que l'on nomme la
Pâture, sur le haut de la côte, à la lisière de la forêt.
Quelquefois, le dimanche, je vais là, et j'y reste avec un livre,
à regarder le soleil couchant.
-- Je ne trouve rien d'admirable comme les soleils couchants,
reprit-elle, mais au bord de la mer, surtout.
-- Oh! j'adore la mer, dit M. Léon.
-- Et puis ne vous semble-t-il pas, répliqua madame Bovary, que
l'esprit vogue plus librement sur cette étendue sans limites, dont
la contemplation vous élève l'âme et donne des idées d'infini,
d'idéal?
-- Il en est de même des paysages de montagnes, reprit Léon. J'ai
un cousin qui a voyagé en Suisse l'année dernière, et qui me
disait qu'on ne peut se figurer la poésie des lacs, le charme des
cascades, l'effet gigantesque des glaciers. On voit des pins d'une
grandeur incroyable, en travers des torrents, des cabanes
suspendues sur des précipices, et, à mille pieds sous vous, des
vallées entières, quand les nuages s'entrouvrent. Ces spectacles
doivent enthousiasmer, disposer à la prière, à l'extase! Aussi je
ne m'étonne plus de ce musicien célèbre qui, pour exciter mieux
son imagination, avait coutume d'aller jouer du piano devant
quelque site imposant.
-- Vous faites de la musique? demanda-t-elle.
-- Non, mais je l'aime beaucoup, répondit-il.
-- Ah! ne l'écoutez pas, madame Bovary, interrompit Homais en se
penchant sur son assiette, c'est modestie pure. -- Comment, mon
cher! Eh! l'autre jour, dans votre chambre, vous chantiez _l'Ange
gardien_ à ravir. Je vous entendais du laboratoire; vous détachiez
cela comme un acteur.
Léon, en effet, logeait chez le pharmacien, où il avait une petite
pièce au second étage, sur la place. Il rougit à ce compliment de
son propriétaire, qui déjà s'était tourné vers le médecin et lui
énumérait les uns après les autres les principaux habitants
d'Yonville. Il racontait des anecdotes, donnait des
renseignements; on ne savait pas au juste la fortune du notaire,
et il y avait la maison Tuvache qui faisait beaucoup d'embarras.
Emma reprit:
-- Et quelle musique préférez-vous?
-- Oh! la musique allemande, celle qui porte à rêver.
-- Connaissez-vous les Italiens?
-- Pas encore; mais je les verrai l'année prochaine, quand j'irai
habiter Paris, pour finir mon droit.