Madame Bovary - 03

arabesques de nonpareille. On avait été chercher un pâtissier à
Yvetot, pour les tourtes et les nougats. Comme il débutait dans le
pays, il avait soigné les choses; et il apporta, lui-même, au
dessert, une pièce montée qui fit pousser des cris. À la base,
d'abord, c'était un carré de carton bleu figurant un temple avec
portiques, colonnades et statuettes de stuc tout autour, dans des
niches constellées d'étoiles en papier doré; puis se tenait au
second étage un donjon en gâteau de Savoie, entouré de menues
fortifications en angélique, amandes, raisins secs, quartiers
d'oranges; et enfin, sur la plate-forme supérieure, qui était une
prairie verte où il y avait des rochers avec des lacs de
confitures et des bateaux en écales de noisettes, on voyait un
petit Amour, se balançant à une escarpolette de chocolat, dont les
deux poteaux étaient terminés par deux boutons de rose naturels,
en guise de boules, au sommet.
Jusqu'au soir, on mangea. Quand on était trop fatigué d'être
assis, on allait se promener dans les cours ou jouer une partie de
bouchon dans la grange; puis on revenait à table. Quelques-uns,
vers la fin, s'y endormirent et ronflèrent. Mais, au café, tout se
ranima; alors on entama des chansons, on fit des tours de force,
on portait des poids, on passait sous son pouce, on essayait à
soulever les charrettes sur ses épaules, on disait des gaudrioles;
on embrassait les dames. Le soir, pour partir, les chevaux gorgés
d'avoine jusqu'aux naseaux, eurent du mal à entrer dans les
brancards; ils ruaient, se cabraient, les harnais se cassaient,
leurs maîtres juraient ou riaient; et toute la nuit, au clair de
la lune, par les routes du pays, il y eut des carrioles emportées
qui couraient au grand galop, bondissant dans les saignées,
sautant par-dessus les mètres de cailloux, s'accrochant aux talus,
avec des femmes qui se penchaient en dehors de la portière pour
saisir les guides.
Ceux qui restèrent aux Bertaux passèrent la nuit à boire dans la
cuisine. Les enfants s'étaient endormis sous les bancs.
La mariée avait supplié son père qu'on lui épargnât les
plaisanteries d'usage. Cependant, un mareyeur de leurs cousins
(qui même avait apporté, comme présent de noces, une paire de
soles) commençait à souffler de l'eau avec sa bouche par le trou
de la serrure, quand le père Rouault arriva juste à temps pour
l'en empêcher, et lui expliqua que la position grave de son gendre
ne permettait pas de telles inconvenances. Le cousin, toutefois,
céda difficilement à ces raisons. En dedans de lui-même, il accusa
le père Rouault d'être fier, et il alla se joindre dans un coin à
quatre ou cinq autres des invités qui, ayant eu par hasard
plusieurs fois de suite à table les bas morceaux des viandes,
trouvaient aussi qu'on les avait mal reçus, chuchotaient sur le
compte de leur hôte et souhaitaient sa ruine à mots couverts.
Madame Bovary mère n'avait pas desserré les dents de la journée.
On ne l'avait consultée ni sur la toilette de la bru, ni sur
l'ordonnance du festin; elle se retira de bonne heure. Son époux,
au lieu de la suivre, envoya chercher des cigares à Saint-Victor
et fuma jusqu'au jour, tout en buvant des grogs au kirsch, mélange
inconnu à la compagnie, et qui fut pour lui comme la source d'une
considération plus grande encore.
Charles n'était point de complexion facétieuse, il n'avait pas
brillé pendant la noce. Il répondit médiocrement aux pointes,
calembours, mots à double entente, compliments et gaillardises que
l'on se fit un devoir de lui décocher dès le potage.
Le lendemain, en revanche, il semblait un autre homme. C'est lui
plutôt que l'on eût pris pour la vierge de la veille, tandis que
la mariée ne laissait rien découvrir où l'on pût deviner quelque
chose. Les plus malins ne savaient que répondre, et ils la
considéraient, quand elle passait près d'eux, avec des tensions
d'esprit démesurées. Mais Charles ne dissimulait rien. Il
l'appelait ma femme, la tutoyait, s'informait d'elle à chacun, la
cherchait partout, et souvent il l'entraînait dans les cours, où
on l'apercevait de loin, entre les arbres, qui lui passait le bras
sous la taille et continuait à marcher à demi penché sur elle, en
lui chiffonnant avec sa tête la guimpe de son corsage.
Deux jours après la noce, les époux s'en allèrent: Charles, à
cause de ses malades, ne pouvait s'absenter plus longtemps. Le
père Rouault les fit reconduire dans sa carriole et les accompagna
lui-même jusqu'à Vassonville. Là, il embrassa sa fille une
dernière fois, mit pied à terre et reprit sa route. Lorsqu'il eut
fait cent pas environ, il s'arrêta, et, comme il vit la carriole
s'éloignant, dont les roues tournaient dans la poussière, il
poussa un gros soupir. Puis il se rappela ses noces, son temps
d'autrefois, la première grossesse de sa femme; il était bien
joyeux, lui aussi, le jour qu'il l'avait emmenée de chez son père
dans sa maison, quand il la portait en croupe en trottant sur la
neige; car on était aux environs de Noël et la campagne était
toute blanche; elle le tenait par un bras, à l'autre était
accroché son panier; le vent agitait les longues dentelles de sa
coiffure cauchoise, qui lui passaient quelquefois sur la bouche,
et, lorsqu'il tournait la tête, il voyait près de lui, sur son
épaule, sa petite mine rosée qui souriait silencieusement, sous la
plaque d'or de son bonnet. Pour se réchauffer les doigts, elle les
lui mettait, de temps en temps, dans la poitrine. Comme c'était
vieux tout cela! Leur fils, à présent, aurait trente ans! Alors il
regarda derrière lui, il n'aperçut rien sur la route. Il se sentit
triste comme une maison démeublée; et, les souvenirs tendres se
mêlant aux pensées noires dans sa cervelle obscurcie par les
vapeurs de la bombance, il eut bien envie un moment d'aller faire
un tour du côté de l'église. Comme il eut peur, cependant, que
cette vue ne le rendît plus triste encore, il s'en revint tout
droit chez lui.
M. et madame Charles arrivèrent à Tostes, vers six heures. Les
voisins se mirent aux fenêtres pour voir la nouvelle femme de leur
médecin.
La vieille bonne se présenta, lui fit ses salutations, s'excusa de
ce que le dîner n'était pas prêt, et engagea Madame, en attendant,
à prendre connaissance de sa maison.

V
La façade de briques était juste à l'alignement de la rue, ou de
la route plutôt. Derrière la porte se trouvaient accrochés un
manteau à petit collet, une bride, une casquette de cuir noir, et,
dans un coin, à terre, une paire de houseaux encore couverts de
boue sèche. À droite était la salle, c'est-à-dire l'appartement où
l'on mangeait et où l'on se tenait. Un papier jaune-serin, relevé
dans le haut par une guirlande de fleurs pâles, tremblait tout
entier sur sa toile mal tendue; des rideaux de calicot blanc,
bordés d'un galon rouge, s'entrecroisaient le long des fenêtres,
et sur l'étroit chambranle de la cheminée resplendissait une
pendule à tête d'Hippocrate, entre deux flambeaux d'argent plaqué,
sous des globes de forme ovale. De l'autre côté du corridor était
le cabinet de Charles, petite pièce de six pas de large environ,
avec une table, trois chaises et un fauteuil de bureau. Les tomes
du Dictionnaire des sciences médicales, non coupés, mais dont la
brochure avait souffert dans toutes les ventes successives par où
ils avaient passé, garnissaient presque à eux seuls, les six
rayons d'une bibliothèque en bois de sapin. L'odeur des roux
pénétrait à travers la muraille, pendant les consultations, de
même que l'on entendait de la cuisine, les malades tousser dans le
cabinet et débiter toute leur histoire. Venait ensuite, s'ouvrant
immédiatement sur la cour, où se trouvait l'écurie, une grande
pièce délabrée qui avait un four, et qui servait maintenant de
bûcher, de cellier, de garde-magasin, pleine de vieilles
ferrailles, de tonneaux vides, d'instruments de culture hors de
service, avec quantité d'autres choses poussiéreuses dont il était
impossible de deviner l'usage.
Le jardin, plus long que large, allait, entre deux murs de bauge
couverts d'abricots en espalier, jusqu'à une haie d'épines qui le
séparait des champs. Il y avait au milieu un cadran solaire en
ardoise, sur un piédestal de maçonnerie; quatre plates-bandes
garnies d'églantiers maigres entouraient symétriquement le carré
plus utile des végétations sérieuses. Tout au fond, sous les
sapinettes, un curé de plâtre lisait son bréviaire.
Emma monta dans les chambres. La première n'était point meublée;
mais la seconde, qui était la chambre conjugale, avait un lit
d'acajou dans une alcôve à draperie rouge. Une boîte en
coquillages décorait la commode; et, sur le secrétaire, près de la
fenêtre, il y avait, dans une carafe, un bouquet de fleurs
d'oranger, noué par des rubans de satin blanc. C'était un bouquet
de mariée, le bouquet de l'autre! Elle le regarda. Charles s'en
aperçut, il le prit et l'alla porter au grenier, tandis qu'assise
dans un fauteuil (on disposait ses affaires autour d'elle), Emma
songeait à son bouquet de mariage, qui était emballé dans un
carton, et se demandait, en rêvant, ce qu'on en ferait; si par
hasard elle venait à mourir.
Elle s'occupa, les premiers jours, à méditer des changements dans
sa maison. Elle retira les globes des flambeaux, fit coller des
papiers neufs, repeindre l'escalier et faire des bancs dans le
jardin, tout autour du cadran solaire; elle demanda même comment
s'y prendre pour avoir un bassin à jet d'eau avec des poissons.
Enfin son mari, sachant qu'elle aimait à se promener en voiture,
trouva un boc d'occasion, qui, ayant une fois des lanternes neuves
et des gardes-crotte en cuir piqué, ressembla presque à un
tilbury.
Il était donc heureux et sans souci de rien au monde. Un repas en
tête-à-tête, une promenade le soir sur la grande route, un geste
de sa main sur ses bandeaux, la vue de son chapeau de paille
accroché à l'espagnolette d'une fenêtre, et bien d'autres choses
encore où Charles n'avait jamais soupçonné de plaisir, composaient
maintenant la continuité de son bonheur. Au lit, le matin, et côte
à côté sur l'oreiller, il regardait la lumière du soleil passer
parmi le duvet de ses joues blondes, que couvraient à demi les
pattes escalopées de son bonnet. Vus de si près, ses yeux lui
paraissaient agrandis, surtout quand elle ouvrait plusieurs fois
de suite ses paupières en s'éveillant; noirs à l'ombre et bleu
foncé au grand jour, ils avaient comme des couches de couleurs
successives, et qui plus épaisses dans le fond, allaient en
s'éclaircissant vers la surface de l'émail. Son oeil, à lui, se
perdait dans ces profondeurs, et il s'y voyait en petit jusqu'aux
épaules, avec le foulard qui le coiffait et le haut de sa chemise
entrouvert. Il se levait. Elle se mettait à la fenêtre pour le
voir partir; et elle restait accoudée sur le bord, entre deux pots
de géraniums, vêtue de son peignoir, qui était lâche autour
d'elle. Charles, dans la rue, bouclait ses éperons sur la borne;
et elle continuait à lui parler d'en haut, tout en arrachant avec
sa bouche quelque bribe de fleur ou de verdure qu'elle soufflait
vers lui, et qui voltigeant, se soutenant, faisant dans l'air des
demi-cercles comme un oiseau, allait, avant de tomber, s'accrocher
aux crins mal peignés de la vieille jument blanche, immobile à la
porte. Charles, à cheval, lui envoyait un baiser; elle répondait
par un signe, elle refermait la fenêtre, il partait. Et alors, sur
la grande route qui étendait sans en finir son long ruban de
poussière, par les chemins creux où les arbres se courbaient en
berceaux, dans les sentiers dont les blés lui montaient jusqu'aux
genoux, avec le soleil sur ses épaules et l'air du matin à ses
narines, le coeur plein des félicités de la nuit, l'esprit
tranquille, la chair contente, il s'en allait ruminant son
bonheur, comme ceux qui mâchent encore, après dîner, le goût des
truffes qu'ils digèrent.
Jusqu'à présent, qu'avait-il eu de bon dans l'existence? Était-ce
son temps de collège, où il restait enfermé entre ces hauts murs,
seul au milieu de ses camarades plus riches ou plus forts que lui
dans leurs classes, qu'il faisait rire par son accent, qui se
moquaient de ses habits, et dont les mères venaient au parloir
avec des pâtisseries dans leur manchon? Était-ce plus tard,
lorsqu'il étudiait la médecine et n'avait jamais la bourse assez
ronde pour payer la contredanse à quelque petite ouvrière qui fût
devenue sa maîtresse? Ensuite il avait vécu pendant quatorze mois
avec la veuve, dont les pieds, dans le lit, étaient froids comme
des glaçons. Mais, à présent, il possédait pour la vie cette jolie
femme qu'il adorait. L'univers, pour lui, n'excédait pas le tour
soyeux de son jupon; et il se reprochait de ne pas l'aimer, il
avait envie de la revoir; il s'en revenait vite, montait
l'escalier; le coeur battant. Emma, dans sa chambre, était à faire
sa toilette; il arrivait à pas muets, il la baisait dans le dos,
elle poussait un cri.
Il ne pouvait se retenir de toucher continuellement à son peigne,
à ses bagues, à son fichu; quelquefois, il lui donnait sur les
joues de gros baisers à pleine bouche, ou c'étaient de petits
baisers à la file tout le long de son bras nu, depuis le bout des
doigts jusqu'à l'épaule; et elle le repoussait, à demi souriante
et ennuyée, comme on fait à un enfant qui se pend après vous.
Avant qu'elle se mariât, elle avait cru avoir de l'amour; mais le
bonheur qui aurait dû résulter de cet amour n'étant pas venu, il
fallait qu'elle se fût trompée, songeait-elle. Et Emma cherchait à
savoir ce que l'on entendait au juste dans la vie par les mots de
félicité, de passion et d'ivresse, qui lui avaient paru si beaux
dans les livres.

VI
Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rêvé la maisonnette
de bambous, le nègre Domingo, le chien Fidèle, mais surtout
l'amitié douce de quelque bon petit frère, qui va chercher pour
vous des fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que des
clochers, ou qui court pieds nus sur le sable, vous apportant un
nid d'oiseau.
Lorsqu'elle eut treize ans, son père l'amena lui-même à la ville,
pour la mettre au couvent. Ils descendirent dans une auberge du
quartier Saint-Gervais, où ils eurent à leur souper des assiettes
peintes qui représentaient l'histoire de mademoiselle de la
Vallière. Les explications légendaires, coupées çà et là par
l'égratignure des couteaux, glorifiaient toutes la religion, les
délicatesses du coeur et les pompes de la Cour.
Loin de s'ennuyer au couvent les premiers temps, elle se plut dans
la société des bonnes soeurs, qui, pour l'amuser, la conduisaient
dans la chapelle, où l'on pénétrait du réfectoire par un long
corridor. Elle jouait fort peu durant les récréations, comprenait
bien le catéchisme, et c'est elle qui répondait toujours à M. le
vicaire dans les questions difficiles. Vivant donc sans jamais
sortir de la tiède atmosphère des classes et parmi ces femmes au
teint blanc portant des chapelets à croix de cuivre, elle
s'assoupit doucement à la langueur mystique qui s'exhale des
parfums de l'autel, de la fraîcheur des bénitiers et du
rayonnement des cierges. Au lieu de suivre la messe, elle
regardait dans son livre les vignettes pieuses bordées d'azur, et
elle aimait la brebis malade, le Sacré-Coeur percé de flèches
aiguës, ou le pauvre Jésus, qui tombe en marchant sur sa croix.
Elle essaya, par mortification, de rester tout un jour sans
manger. Elle cherchait dans sa tête quelque voeu à accomplir.
Quand elle allait à confesse, elle inventait de petits péchés afin
de rester là plus longtemps, à genoux dans l'ombre, les mains
jointes, le visage à la grille sous le chuchotement du prêtre. Les
comparaisons de fiancé, d'époux, d'amant céleste et de mariage
éternel qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au fond de
l'âme des douceurs inattendues.
Le soir, avant la prière, on faisait dans l'étude une lecture
religieuse. C'était, pendant la semaine, quelque résumé d'Histoire
sainte ou les Conférences de l'abbé Frayssinous, et, le dimanche,
des passages du Génie du christianisme, par récréation. Comme elle
écouta, les premières fois, la lamentation sonore des mélancolies
romantiques se répétant à tous les échos de la terre et de
l'éternité! Si son enfance se fût écoulée dans l'arrière-boutique
d'un quartier marchand, elle se serait peut-être ouverte alors aux
envahissements lyriques de la nature, qui, d'ordinaire, ne nous
arrivent que par la traduction des écrivains. Mais elle
connaissait trop la campagne; elle savait le bêlement des
troupeaux, les laitages, les charrues. Habituée aux aspects
calmes, elle se tournait, au contraire, vers les accidentés. Elle
n'aimait la mer qu'à cause de ses tempêtes, et la verdure
seulement lorsqu'elle était clairsemée parmi les ruines. Il
fallait qu'elle pût retirer des choses une sorte de profit
personnel; et elle rejetait comme inutile tout ce qui ne
contribuait pas à la consommation immédiate de son coeur, -- étant
de tempérament plus sentimentale qu'artiste, cherchant des
émotions et non des paysages.
Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois,
pendant huit jours, travailler à la lingerie. Protégée par
l'archevêché comme appartenant à une ancienne famille de
gentilshommes ruinés sous la Révolution, elle mangeait au
réfectoire à la table des bonnes soeurs, et faisait avec elles,
après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à son
ouvrage. Souvent les pensionnaires s'échappaient de l'étude pour
l'aller voir. Elle savait par coeur des chansons galantes du
siècle passé, qu'elle chantait à demi-voix, tout en poussant son
aiguille. Elle contait des histoires, vous apprenait des
nouvelles, faisait en ville vos commissions, et prêtait aux
grandes, en cachette, quelque roman qu'elle avait toujours dans
les poches de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-même
avalait de longs chapitres, dans les intervalles de sa besogne. Ce
n'étaient qu'amours, amants, amantes, dames persécutées
s'évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu'on tue
à tous les relais, chevaux qu'on crève à toutes les pages, forêts
sombres, troubles du coeur, serments, sanglots, larmes et baisers,
nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs
braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on
ne l'est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes.
Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à
cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott,
plus tard, elle s'éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle
des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque
vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le
trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre
et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne
un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir. Elle
eut dans ce temps-là le culte de Marie Stuart, et des vénérations
enthousiastes à l'endroit des femmes illustres ou infortunées.
Jeanne d'Arc, Héloïse, Agnès Sorel, la belle Ferronnière et
Clémence Isaure, pour elle, se détachaient comme des comètes sur
l'immensité ténébreuse de l'histoire, où saillissaient encore çà
et là, mais plus perdus dans l'ombre et sans aucun rapport entre
eux, saint Louis avec son chêne, Bayard mourant, quelques
férocités de Louis XI, un peu de Saint-Barthélemy, le panache du
Béarnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes où Louis
XIV était vanté.
À la classe de musique, dans les romances qu'elle chantait, il
n'était question que de petits anges aux ailes d'or, de madones,
de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui lui
laissaient entrevoir, à travers la niaiserie du style et les
imprudences de la note, l'attirante fantasmagorie des réalités
sentimentales. Quelques-unes de ses camarades apportaient au
couvent les keepsakes qu'elles avaient reçus en étrennes. Il les
fallait cacher, c'était une affaire; on les lisait au dortoir.
Maniant délicatement leurs belles reliures de satin, Emma fixait
ses regards éblouis sur le nom des auteurs inconnus qui avaient
signé, le plus souvent, comtes ou vicomtes, au bas de leurs
pièces.
Elle frémissait, en soulevant de son haleine le papier de soie des
gravures, qui se levait à demi plié et retombait doucement contre
la page. C'était, derrière la balustrade d'un balcon, un jeune
homme en court manteau qui serrait dans ses bras une jeune fille
en robe blanche, portant une aumônière à sa ceinture; ou bien les
portraits anonymes des ladies anglaises à boucles blondes, qui,
sous leur chapeau de paille rond, vous regardent avec leurs grands
yeux clairs. On en voyait d'étalées dans des voitures, glissant au
milieu des parcs, où un lévrier sautait devant l'attelage que
conduisaient au trot deux petits postillons en culotte blanche.
D'autres, rêvant sur des sofas près d'un billet décacheté,
contemplaient la lune, par la fenêtre entrouverte, à demi drapée
d'un rideau noir. Les naïves, une larme sur la joue, becquetaient
une tourterelle à travers les barreaux d'une cage gothique, ou,
souriant la tête sur l'épaule, effeuillaient une marguerite de
leurs doigts pointus, retroussés comme des souliers à la poulaine.
Et vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous des
tonnelles, aux bras des bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets
grecs, et vous surtout, paysages blafards des contrées
dithyrambiques, qui souvent nous montrez à la fois des palmiers,
des sapins, des tigres à droite, un lion à gauche, des minarets
tartares à l'horizon, au premier plan des ruines romaines, puis
des chameaux accroupis; -- le tout encadré d'une forêt vierge bien
nettoyée, et avec un grand rayon de soleil perpendiculaire
tremblotant dans l'eau, où se détachent en écorchures blanches,
sur un fond d'acier gris, de loin en loin, des cygnes qui nagent.
Et l'abat-jour du quinquet, accroché dans la muraille au-dessus de
la tête d'Emma, éclairait tous ces tableaux du monde, qui
passaient devant elle les uns après les autres, dans le silence du
dortoir et au bruit lointain de quelque fiacre attardé qui roulait
encore sur les boulevards.
Quand sa mère mourut, elle pleura beaucoup les premiers jours.
Elle se fit faire un tableau funèbre avec les cheveux de la
défunte, et, dans une lettre qu'elle envoyait aux Bertaux, toute
pleine de réflexions tristes sur la vie, elle demandait qu'on
l'ensevelît plus tard dans le même tombeau. Le bonhomme la crut
malade et vint la voir. Emma fut intérieurement satisfaite de se
sentir arrivée du premier coup à ce rare idéal des existences
pâles, où ne parviennent jamais les coeurs médiocres. Elle se
laissa donc glisser dans les méandres lamartiniens, écouta les
harpes sur les lacs, tous les chants de cygnes mourants, toutes
les chutes de feuilles, les vierges pures qui montent au ciel, et
la voix de l'Éternel discourant dans les vallons. Elle s'en
ennuya, n'en voulut point convenir, continua par habitude, ensuite
par vanité, et fut enfin surprise de se sentir apaisée, et sans
plus de tristesse au coeur que de rides sur son front.
Les bonnes religieuses, qui avaient si bien présumé de sa
vocation, s'aperçurent avec de grands étonnements que mademoiselle
Rouault semblait échapper à leur soin. Elles lui avaient, en
effet, tant prodigué les offices, les retraites, les neuvaines et
les sermons, si bien prêché le respect que l'on doit aux saints et
aux martyrs, et donné tant de bons conseils pour la modestie du
corps et le salut de son âme, qu'elle fit comme les chevaux que
l'on tire par la bride: elle s'arrêta court et le mors lui sortit
des dents. Cet esprit, positif au milieu de ses enthousiasmes, qui
avait aimé l'église pour ses fleurs, la musique pour les paroles
des romances, et la littérature pour ses excitations
passionnelles, s'insurgeait devant les mystères de la foi, de même
qu'elle s'irritait davantage contre la discipline, qui était
quelque chose d'antipathique à sa constitution. Quand son père la
retira de pension, on ne fut point fâché de la voir partir. La
supérieure trouvait même qu'elle était devenue, dans les derniers
temps, peu révérencieuse envers la communauté.
Emma, rentrée chez elle, se plut d'abord au commandement des
domestiques, prit ensuite la campagne en dégoût et regretta son
couvent. Quand Charles vint aux Bertaux pour la première fois,
elle se considérait comme fort désillusionnée, n'ayant plus rien à
apprendre, ne devant plus rien sentir.
Mais l'anxiété d'un état nouveau, ou peut-être l'irritation causée
par la présence de cet homme, avait suffi à lui faire croire
qu'elle possédait enfin cette passion merveilleuse qui jusqu'alors
s'était tenue comme un grand oiseau au plumage rose planant dans
la splendeur des ciels poétiques; -- et elle ne pouvait s'imaginer
à présent que ce calme où elle vivait fût le bonheur qu'elle avait
rêvé.

VII
Elle songeait quelquefois que c'étaient là pourtant les plus beaux
jours de sa vie, la lune de miel, comme on disait. Pour en goûter
la douceur, il eût fallu, sans doute, s'en aller vers ces pays à
noms sonores où les lendemains de mariage ont de plus suaves
paresses! Dans des chaises de poste, sous des stores de soie
bleue, on monte au pas des routes escarpées, écoutant la chanson
du postillon, qui se répète dans la montagne avec les clochettes
des chèvres et le bruit sourd de la cascade. Quand le soleil se
couche, on respire au bord des golfes le parfum des citronniers;
puis, le soir, sur la terrasse des villas, seuls et les doigts
confondus, on regarde les étoiles en faisant des projets. Il lui
semblait que certains lieux sur la terre devaient produire du
bonheur, comme une plante particulière au sol et qui pousse mal
tout autre part. Que ne pouvait-elle s'accouder sur le balcon des
chalets suisses ou enfermer sa tristesse dans un cottage écossais,
avec un mari vêtu d'un habit de velours noir à longues basques, et
qui porte des bottes molles, un chapeau pointu et des manchettes!
Peut-être aurait-elle souhaité faire à quelqu'un la confidence de
toutes ces choses. Mais comment dire un insaisissable malaise, qui
change d'aspect comme les nuées, qui tourbillonne comme le vent?
Les mots lui manquaient donc, l'occasion, la hardiesse.
Si Charles l'avait voulu cependant, s'il s'en fût douté, si son
regard, une seule fois, fût venu à la rencontre de sa pensée, il
lui semblait qu'une abondance subite se serait détachée de son
coeur, comme tombe la récolte d'un espalier quand on y porte la
main. Mais, à mesure que se serrait davantage l'intimité de leur
vie; un détachement intérieur se faisait qui la déliait de lui.
La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue,
et les idées de tout le monde y défilaient dans leur costume
ordinaire, sans exciter d'émotion, de rire ou de rêverie. Il
n'avait jamais été curieux, disait-il, pendant qu'il habitait
Rouen, d'aller voir au théâtre les acteurs de Paris. Il ne savait
ni nager, ni faire des armes, ni tirer le pistolet, et il ne put,
un jour, lui expliquer un terme d'équitation qu'elle avait
rencontré dans un roman.
Un homme, au contraire, ne devait-il pas, tout connaître, exceller
en des activités multiples, vous initier aux énergies de la
passion, aux raffinements de la vie, à tous les mystères? Mais il
n'enseignait rien, celui-là, ne savait rien, ne souhaitait rien.
Il la croyait heureuse; et elle lui en voulait de ce calme si bien
assis, de cette pesanteur sereine, du bonheur même qu'elle lui
donnait.
Elle dessinait quelquefois; et c'était pour Charles un grand
amusement que de rester là, tout debout à la regarder penchée sur
son carton, clignant des yeux afin de mieux voir son ouvrage, ou
arrondissant, sur son pouce, des boulettes de mie de pain. Quant
au piano, plus les doigts y couraient vite, plus il
s'émerveillait. Elle frappait sur les touches avec aplomb, et
parcourait du haut en bas tout le clavier sans s'interrompre.
Ainsi secoué par elle, le vieil instrument, dont les cordes
frisaient, s'entendait jusqu'au bout du village si la fenêtre
était ouverte, et souvent le clerc de l'huissier qui passait sur