Madame Bovary - 02
assez pâle peut-être, et un peu sèche aux phalanges; elle était
trop longue aussi, et sans molles inflexions de lignes sur les
contours. Ce qu'elle avait de beau, c'étaient les yeux; quoiqu'ils
fussent bruns, ils semblaient noirs à cause des cils, et son
regard arrivait franchement à vous avec une hardiesse candide.
Une fois le pansement fait, le médecin fut invité, par M. Rouault
lui-même, à prendre un morceau avant de partir.
Charles descendit dans la salle, au rez-de-chaussée. Deux
couverts, avec des timbales d'argent, y étaient mis sur une petite
table, au pied d'un grand lit à baldaquin revêtu d'une indienne à
personnages représentant des Turcs. On sentait une odeur d'iris et
de draps humides, qui s'échappait de la haute armoire en bois de
chêne, faisant face à la fenêtre. Par terre, dans les angles,
étaient rangés, debout, des sacs de blé. C'était le trop-plein du
grenier proche, où l'on montait par trois marches de pierre. Il y
avait, pour décorer l'appartement, accrochée à un clou, au milieu
du mur dont la peinture verte s'écaillait sous le salpêtre, une
tête de Minerve au crayon noir, encadrée de dorure, et qui portait
au bas, écrit en lettres gothiques: «À mon cher papa.»
On parla d'abord du malade, puis du temps qu'il faisait, des
grands froids, des loups qui couraient les champs, la nuit.
Mademoiselle Rouault ne s'amusait guère à la campagne, maintenant
surtout qu'elle était chargée presque à elle seule des soins de la
ferme. Comme la salle était fraîche, elle grelottait tout en
mangeant, ce qui découvrait un peu ses lèvres charnues, qu'elle
avait coutume de mordillonner à ses moments de silence.
Son cou sortait d'un col blanc, rabattu. Ses cheveux, dont les
deux bandeaux noirs semblaient chacun d'un seul morceau, tant ils
étaient lisses, étaient séparés sur le milieu de la tête par une
raie fine, qui s'enfonçait légèrement selon la courbe du crâne;
et, laissant voir à peine le bout de l'oreille, ils allaient se
confondre par derrière en un chignon abondant, avec un mouvement
ondé vers les tempes, que le médecin de campagne remarqua là pour
la première fois de sa vie. Ses pommettes étaient roses. Elle
portait, comme un homme, passé entre deux boutons de son corsage,
un lorgnon d'écaille.
Quand Charles, après être monté dire adieu au père Rouault, rentra
dans la salle avant de partir, il la trouva debout, le front
contre la fenêtre, et qui regardait dans le jardin, où les échalas
des haricots avaient été renversés par le vent. Elle se retourna.
-- Cherchez-vous quelque chose? demanda-t-elle.
-- Ma cravache, s'il vous plaît, répondit-il.
Et il se mit à fureter sur le lit, derrière les portes, sous les
chaises; elle était tombée à terre, entre les sacs et la muraille.
Mademoiselle Emma l'aperçut; elle se pencha sur les sacs de blé.
Charles, par galanterie, se précipita et, comme il allongeait
aussi son bras dans le même mouvement, il sentit sa poitrine
effleurer le dos de la jeune fille, courbée sous lui. Elle se
redressa toute rouge et le regarda par-dessus l'épaule, en lui
tendant son nerf de boeuf.
Au lieu de revenir aux Bertaux trois jours après, comme il l'avait
promis, c'est le lendemain même qu'il y retourna, puis deux fois
la semaine régulièrement, sans compter les visites inattendues
qu'il faisait de temps à autre, comme par mégarde.
Tout, du reste, alla bien; la guérison s'établit selon les règles,
et quand, au bout de quarante-six jours, on vit le père Rouault
qui s'essayait à marcher seul dans sa masure, on commença à
considérer M. Bovary comme un homme de grande capacité. Le père
Rouault disait qu'il n'aurait pas été mieux guéri par les premiers
médecins d'Yvetot ou même de Rouen.
Quant à Charles, il ne chercha point à se demander pourquoi il
venait aux Bertaux avec plaisir. Y eût-il songé, qu'il aurait sans
doute attribué son zèle à la gravité du cas, ou peut-être au
profit qu'il en espérait. Était-ce pour cela, cependant, que ses
visites à la ferme faisaient, parmi les pauvres occupations de sa
vie, une exception charmante? Ces jours-là il se levait de bonne
heure, partait au galop, poussait sa bête, puis il descendait pour
s'essuyer les pieds sur l'herbe, et passait ses gants noirs avant
d'entrer. Il aimait à se voir arriver dans la cour, à sentir
contre son épaule la barrière qui tournait, et le coq qui chantait
sur le mur, les garçons qui venaient à sa rencontre. Il aimait la
grange et les écuries; il aimait le père Rouault; qui lui tapait
dans la main en l'appelant son sauveur; il aimait les petits
sabots de mademoiselle Emma sur les dalles lavées de la cuisine;
ses talons hauts la grandissaient un peu, et, quand elle marchait
devant lui, les semelles de bois, se relevant vite, claquaient
avec un bruit sec contre le cuir de la bottine.
Elle le reconduisait toujours jusqu'à la première marche du
perron. Lorsqu'on n'avait pas encore amené son cheval, elle
restait là. On s'était dit adieu, on ne parlait plus; le grand air
l'entourait, levant pêle-mêle les petits cheveux follets de sa
nuque, ou secouant sur sa hanche les cordons de son tablier, qui
se tortillaient comme des banderoles. Une fois, par un temps de
dégel, l'écorce des arbres suintait dans la cour, la neige sur les
couvertures des bâtiments se fondait. Elle était sur le seuil;
elle alla chercher son ombrelle, elle l'ouvrit. L'ombrelle, de
soie gorge de pigeon, que traversait le soleil, éclairait de
reflets mobiles la peau blanche de sa figure. Elle souriait là-
dessous à la chaleur tiède; et on entendait les gouttes d'eau, une
à une, tomber sur la moire tendue.
Dans les premiers temps que Charles fréquentait les Bertaux,
madame Bovary jeune ne manquait pas de s'informer du malade, et
même sur le livre qu'elle tenait en partie double, elle avait
choisi pour M. Rouault une belle page blanche. Mais quand elle sut
qu'il avait une fille, elle alla aux informations; et elle apprit
que mademoiselle Rouault, élevée au couvent, chez les Ursulines,
avait reçu, comme on dit, une belle éducation, qu'elle savait, en
conséquence, la danse, la géographie, le dessin, faire de la
tapisserie et toucher du piano. Ce fut le comble!
-- C'est donc pour cela, se disait-elle, qu'il a la figure si
épanouie quand il va la voir, et qu'il met son gilet neuf, au
risque de l'abîmer à la pluie? Ah! cette femme! cette femme!...
Et elle la détesta, d'instinct. D'abord, elle se soulagea par des
allusions, Charles ne les comprit pas; ensuite, par des réflexions
incidentes qu'il laissait passer de peur de l'orage; enfin, par
des apostrophes à brûle-pourpoint auxquelles il ne savait que
répondre.
-- D'où vient qu'il retournait aux Bertaux, puisque M. Rouault
était guéri et que ces gens-là n'avaient pas encore payé? Ah!
c'est qu'il y avait là-bas une personne, quelqu'un qui savait
causer, une brodeuse, un bel esprit. C'était là ce qu'il aimait:
il lui fallait des demoiselles de ville! -- Et elle reprenait:
-- La fille au père Rouault, une demoiselle de ville! Allons donc!
leur grand-père était berger, et ils ont un cousin qui a failli
passer par les assises pour un mauvais coup, dans une dispute. Ce
n'est pas la peine de faire tant de fla-fla, ni de se montrer le
dimanche à l'église avec une robe de soie, comme une comtesse.
Pauvre bonhomme, d'ailleurs, qui sans les colzas de l'an passé,
eût été bien embarrassé de payer ses arrérages!
Par lassitude, Charles cessa de retourner aux Bertaux. Héloïse lui
avait fait jurer qu'il n'irait plus, la main sur son livre de
messe, après beaucoup de sanglots et de baisers, dans une grande
explosion d'amour. Il obéit donc; mais la hardiesse de son désir
protesta contre la servilité de sa conduite, et, par une sorte
d'hypocrisie naïve, il estima que cette défense de la voir était
pour lui comme un droit de l'aimer. Et puis la veuve était maigre;
elle avait les dents longues; elle portait en toute saison un
petit châle noir dont la pointe lui descendait entre les
omoplates; sa taille dure était engainée dans des robes en façon
de fourreau, trop courtes, qui découvraient ses chevilles, avec
les rubans de ses souliers larges s'entrecroisant sur des bas
gris.
La mère de Charles venait les voir de temps à autre; mais, au bout
de quelques jours, la bru semblait l'aiguiser à son fil; et alors,
comme deux couteaux, elles étaient à le scarifier par leurs
réflexions et leurs observations. Il avait tort de tant manger!
Pourquoi toujours offrir la goutte au premier venu? Quel
entêtement que de ne pas vouloir porter de flanelle!
Il arriva qu'au commencement du printemps, un notaire
d'Ingouville, détenteur de fonds de la veuve Dubuc, s'embarqua,
par une belle marée, emportant avec lui tout l'argent de son
étude. Héloïse, il est vrai, possédait encore, outre une part de
bateau évaluée six mille francs, sa maison de la rue Saint-
François; et cependant, de toute cette fortune que l'on avait fait
sonner si haut, rien, si ce n'est un peu de mobilier et quelques
nippes, n'avait paru dans le ménage. Il fallut tirer la chose au
clair. La maison de Dieppe se trouva vermoulue d'hypothèques
jusque dans ses pilotis; ce qu'elle avait mis chez le notaire,
Dieu seul le savait, et la part de barque n'excéda point mille
écus. Elle avait donc menti, la bonne dame! Dans son exaspération,
M. Bovary père, brisant une chaise contre les pavés, accusa sa
femme d'avoir fait le malheur de leur fils en l'attelant à une
haridelle semblable, dont les harnais ne valaient pas la peau. Ils
vinrent à Tostes. On s'expliqua. Il y eut des scènes. Héloïse, en
pleurs, se jetant dans les bras de son mari, le conjura de la
défendre de ses parents. Charles voulut parler pour elle. Ceux-ci
se fâchèrent, et ils partirent.
Mais le coup était porté. Huit jours après, comme elle étendait du
linge dans sa cour, elle fut prise d'un crachement de sang, et le
lendemain, tandis que Charles avait le dos tourné pour fermer le
rideau de la fenêtre, elle dit: «Ah! mon Dieu!» poussa un soupir
et s'évanouit. Elle était morte! Quel étonnement!
Quand tout fut fini au cimetière, Charles rentra chez lui. Il ne
trouva personne en bas; il monta au premier, dans la chambre, vit
sa robe encore accrochée au pied de l'alcôve; alors, s'appuyant
contre le secrétaire, il resta jusqu'au soir perdu dans une
rêverie douloureuse. Elle l'avait aimé, après tout.
III
Un matin, le père Rouault vint apporter à Charles le payement de
sa jambe remise: soixante et quinze francs en pièces de quarante
sous, et une dinde. Il avait appris son malheur, et l'en consola
tant qu'il put.
-- Je sais ce que c'est! disait-il en lui frappant sur l'épaule;
j'ai été comme vous, moi aussi! Quand j'ai eu perdu ma pauvre
défunte, j'allais dans les champs pour être tout seul; je tombais
au pied d'un arbre, je pleurais, j'appelais le bon Dieu, je lui
disais des sottises; j'aurais voulu être comme les taupes, que je
voyais aux branches, qui avaient des vers leur grouillant dans le
ventre, crevé, enfin. Et quand je pensais que d'autres, à ce
moment-là, étaient avec leurs bonnes petites femmes à les tenir
embrassées contre eux, je tapais de grands coups par terre avec
mon bâton; j'étais quasiment fou, que je ne mangeais plus; l'idée
d'aller seulement au café me dégoûtait, vous ne croiriez pas. Eh
bien, tout doucement, un jour chassant l'autre, un printemps sur
un hiver et un automne par-dessus un été, ça a coulé brin à brin,
miette à miette; ça s'en est allé, c'est parti, c'est descendu, je
veux dire, car il vous reste toujours quelque chose au fond, comme
qui dirait... un poids, là, sur la poitrine! Mais, puisque c'est
notre sort à tous, on ne doit pas non plus se laisser dépérir, et,
parce que d'autres sont morts, vouloir mourir... Il faut vous
secouer, monsieur Bovary; ça se passera! Venez nous voir; ma fille
pense à vous de temps à autre, savez-vous bien, et elle dit comme
ça que vous l'oubliez. Voilà le printemps bientôt; nous vous
ferons tirer un lapin dans la garenne, pour vous dissiper un peu.
Charles suivit son conseil. Il retourna aux Bertaux; il retrouva
tout comme la veille, comme il y avait cinq mois, c'est-à-dire.
Les poiriers déjà étaient en fleur, et le bonhomme Rouault, debout
maintenant, allait et venait, ce qui rendait la ferme plus animée.
Croyant qu'il était de son devoir de prodiguer au médecin le plus
de politesses possible, à cause de sa position douloureuse, il le
pria de ne point se découvrir la tête, lui parla à voix basse,
comme s'il eût été malade, et même fit semblant de se mettre en
colère de ce que l'on n'avait pas apprêté à son intention quelque
chose d'un peu plus léger que tout le reste, tels que des petits
pots de crème ou des poires cuites. Il conta des histoires.
Charles se surprit à rire; mais le souvenir de sa femme, lui
revenant tout à coup, l'assombrit.
On apporta le café; il n'y pensa plus.
Il y pensa moins, à mesure qu'il s'habituait à vivre seul.
L'agrément nouveau de l'indépendance lui rendit bientôt la
solitude plus supportable. Il pouvait changer maintenant les
heures de ses repas, rentrer ou sortir sans donner de raisons, et,
lorsqu'il était bien fatigué, s'étendre de ses quatre membres,
tout en large, dans son lit. Donc, il se choya, se dorlota et
accepta les consolations qu'on lui donnait. D'autre part, la mort
de sa femme ne l'avait pas mal servi dans son métier, car on avait
répété durant un mois: «Ce pauvre jeune homme! quel malheur!» Son
nom s'était répandu, sa clientèle s'était accrue; et puis il
allait aux Bertaux tout à son aise. Il avait un espoir sans but,
un bonheur vague; il se trouvait la figure plus agréable en
brossant ses favoris devant son miroir.
Il arriva un jour vers trois heures; tout le monde était aux
champs; il entra dans la cuisine, mais n'aperçut point d'abord
Emma; les auvents étaient fermés. Par les fentes du bois, le
soleil allongeait sur les pavés de grandes raies minces, qui se
brisaient à l'angle des meubles et tremblaient au plafond. Des
mouches, sur la table, montaient le long des verres qui avaient
servi, et bourdonnaient en se noyant au fond, dans le cidre resté.
Le jour qui descendait par la cheminée, veloutant la suie de la
plaque, bleuissait un peu les cendres froides. Entre la fenêtre et
le foyer, Emma cousait; elle n'avait point de fichu, on voyait sur
ses épaules nues de petites gouttes de sueur.
Selon la mode de la campagne, elle lui proposa de boire quelque
chose. Il refusa, elle insista, et enfin lui offrit, en riant, de
prendre un verre de liqueur avec elle. Elle alla donc chercher
dans l'armoire une bouteille de curaçao, atteignit deux petits
verres, emplit l'un jusqu'au bord, versa à peine dans l'autre, et,
après avoir trinqué, le porta à sa bouche. Comme il était presque
vide, elle se renversait pour boire; et, la tête en arrière, les
lèvres avancées, le cou tendu, elle riait de ne rien sentir,
tandis que le bout de sa langue, passant entre ses dents fines,
léchait à petits coups le fond du verre.
Elle se rassit et elle reprit son ouvrage, qui était un bas de
coton blanc où elle faisait des reprises; elle travaillait le
front baissé; elle ne parlait pas, Charles non plus. L'air,
passant par le dessous de la porte, poussait un peu de poussière
sur les dalles; il la regardait se traîner, et il entendait
seulement le battement intérieur de sa tête, avec le cri d'une
poule, au loin, qui pondait dans les cours. Emma, de temps à
autre, se rafraîchissait les joues en y appliquant la paume de ses
mains; qu'elle refroidissait après cela sur la pomme de fer des
grands chenets.
Elle se plaignit d'éprouver, depuis le commencement de la saison,
des étourdissements; elle demanda si les bains de mer lui seraient
utiles; elle se mit à causer du couvent, Charles de son collège,
les phrases leur vinrent. Ils montèrent dans sa chambre. Elle lui
fit voir ses anciens cahiers de musique, les petits livres qu'on
lui avait donnés en prix et les couronnes en feuilles de chêne,
abandonnées dans un bas d'armoire. Elle lui parla encore de sa
mère, du cimetière, et même lui montra dans le jardin la plate-
bande dont elle cueillait les fleurs, tous les premiers vendredis
de chaque mois, pour les aller mettre sur sa tombe. Mais le
jardinier qu'ils avaient n'y entendait rien; on était si mal
servi! Elle eût bien voulu, ne fût-ce au moins que pendant
l'hiver, habiter la ville, quoique la longueur des beaux jours
rendît peut-être la campagne plus ennuyeuse encore durant l'été; -
- et, selon ce qu'elle disait, sa voix était claire, aiguë, ou se
couvrant de langueur tout à coup, traînait des modulations qui
finissaient presque en murmures, quand elle se parlait à elle-
même, -- tantôt joyeuse, ouvrant des yeux naïfs, puis les
paupières à demi closes, le regard noyé d'ennui, la pensée
vagabondant.
Le soir, en s'en retournant, Charles reprit une à une les phrases
qu'elle avait dites, tâchant de se les rappeler, d'en compléter le
sens, afin de se faire la portion d'existence qu'elle avait vécu
dans le temps qu'il ne la connaissait pas encore. Mais jamais il
ne put la voir en sa pensée, différemment qu'il ne l'avait vue la
première fois, ou telle qu'il venait de la quitter tout à l'heure.
Puis il se demanda ce qu'elle deviendrait, si elle se marierait,
et à qui? hélas! le père Rouault était bien riche, et elle!... si
belle! Mais la figure d'Emma revenait toujours se placer devant
ses yeux, et quelque chose de monotone comme le ronflement d'une
toupie bourdonnait à ses oreilles: «Si tu te mariais, pourtant! si
tu te mariais!» La nuit, il ne dormit pas, sa gorge était serrée,
il avait soif; il se leva pour aller boire à son pot à l'eau et il
ouvrit la fenêtre; le ciel était couvert d'étoiles, un vent chaud
passait, au loin des chiens aboyaient. Il tourna la tête du côté
des Bertaux.
Pensant qu'après tout l'on ne risquait rien, Charles se promit de
faire la demande quand l'occasion s'en offrirait; mais, chaque
fois qu'elle s'offrit, la peur de ne point trouver les mots
convenables lui collait les lèvres.
Le père Rouault n'eût pas été fâché qu'on le débarrassât de sa
fille, qui ne lui servait guère dans sa maison. Il l'excusait
intérieurement, trouvant qu'elle avait trop d'esprit pour la
culture, métier maudit du ciel, puisqu'on n'y voyait jamais de
millionnaire. Loin d'y avoir fait fortune, le bonhomme y perdait
tous les ans; car, s'il excellait dans les marchés, où il se
plaisait aux ruses du métier, en revanche la culture proprement
dite, avec le gouvernement intérieur de la ferme, lui convenait
moins qu'à personne. Il ne retirait pas volontiers ses mains de
dedans ses poches, et n'épargnait point la dépense pour tout ce
qui regardait sa vie, voulant être bien nourri, bien chauffé, bien
couché. Il aimait le gros cidre, les gigots saignants, les glorias
longuement battus. Il prenait ses repas dans la cuisine, seul, en
face du feu, sur une petite table qu'on lui apportait toute
servie, comme au théâtre.
Lorsqu'il s'aperçut donc que Charles avait les pommettes rouges
près de sa fille, ce qui signifiait qu'un de ces jours on la lui
demanderait en mariage, il rumina d'avance toute l'affaire. Il le
trouvait bien un peu gringalet, et ce n'était pas là un gendre
comme il l'eût souhaité; mais on le disait de bonne conduite,
économe, fort instruit, et sans doute qu'il ne chicanerait pas
trop sur la dot. Or, comme le père Rouault allait être forcé de
vendre vingt-deux acres de son bien, qu'il devait beaucoup au
maçon, beaucoup au bourrelier, que l'arbre du pressoir était à
remettre:
-- S'il me la demande, se dit-il; je la lui donne.
À l'époque de la Saint-Michel, Charles était venu passer trois
jours aux Bertaux. La dernière journée s'était écoulée comme les
précédentes, à reculer de quart d'heure en quart d'heure. Le père
Rouault lui fit la conduite; ils marchaient dans un chemin creux,
ils s'allaient quitter; c'était le moment. Charles se donna
jusqu'au coin de la haie, et enfin, quand on l'eut dépassée:
-- Maître Rouault, murmura-t-il, je voudrais bien vous dire
quelque chose.
Ils s'arrêtèrent. Charles se taisait.
-- Mais contez-moi votre histoire! est-ce que je ne sais pas tout?
dit le père Rouault, en riant doucement.
-- Père Rouault..., père Rouault..., balbutia Charles.
-- Moi, je ne demande pas mieux, continua le fermier. Quoique sans
doute la petite soit de mon idée, il faut pourtant lui demander
son avis. Allez-vous-en donc; je m'en vais retourner chez nous. Si
c'est oui, entendez-moi bien, vous n'aurez pas besoin de revenir,
à cause du monde, et, d'ailleurs, ça la saisirait trop. Mais pour
que vous ne vous mangiez pas le sang, je pousserai tout grand
l'auvent de la fenêtre contre le mur: vous pourrez le voir par
derrière, en vous penchant sur la haie.
Et il s'éloigna.
Charles attacha son cheval à un arbre. Il courut se mettre dans le
sentier; il attendit. Une demi-heure se passa, puis il compta dix-
neuf minutes à sa montre. Tout à coup un bruit se fit contre le
mur; l'auvent s'était rabattu, la cliquette tremblait encore.
Le lendemain, dès neuf heures, il était à la ferme. Emma rougit
quand il entra, tout en s'efforçant de rire un peu; par
contenance. Le père Rouault embrassa son futur gendre. On remit à
causer des arrangements d'intérêt; on avait, d'ailleurs, du temps
devant soi, puisque le mariage ne pouvait décemment avoir lieu
avant la fin du deuil de Charles, c'est-à-dire vers le printemps
de l'année prochaine.
L'hiver se passa dans cette attente. Mademoiselle Rouault s'occupa
de son trousseau. Une partie en fut commandée à Rouen, et elle se
confectionna des chemises et des bonnets de nuit, d'après des
dessins de modes qu'elle emprunta. Dans les visites que Charles
faisait à la ferme, on causait des préparatifs de la noce; on se
demandait dans quel appartement se donnerait le dîner; on rêvait à
la quantité de plats qu'il faudrait et quelles seraient les
entrées.
Emma eût, au contraire, désiré se marier à minuit, aux flambeaux;
mais le père Rouault ne comprit rien à cette idée. Il y eut donc
une noce, où vinrent quarante-trois personnes, où l'on resta seize
heures à table, qui recommença le lendemain et quelque peu les
jours suivants.
IV
Les conviés arrivèrent de bonne heure dans des voitures, carrioles
à un cheval, chars à bancs à deux roues, vieux cabriolets sans
capote, tapissières à rideaux de cuir, et les jeunes gens des
villages les plus voisins dans des charrettes où ils se tenaient
debout, en rang, les mains appuyées sur les ridelles pour ne pas
tomber, allant au trot et secoués dur. Il en vint de dix lieues
loin, de Goderville, de Normanville, et de Cany. On avait invité
tous les parents des deux familles, on s'était raccommodé avec les
amis brouillés, on avait écrit à des connaissances perdues de vue
depuis longtemps.
De temps à autre, on entendait des coups de fouet derrière la
haie; bientôt la barrière s'ouvrait: c'était une carriole qui
entrait. Galopant jusqu'à la première marche du perron, elle s'y
arrêtait court, et vidait son monde, qui sortait par tous les
côtés en se frottant les genoux et en s'étirant les bras. Les
dames, en bonnet, avaient des robes à la façon de la ville, des
chaînes de montre en or, des pèlerines à bouts croisés dans la
ceinture, ou de petits fichus de couleur attachés dans le dos avec
une épingle, et qui leur découvraient le cou par derrière. Les
gamins, vêtus pareillement à leurs papas, semblaient incommodés
par leurs habits neufs (beaucoup même étrennèrent ce jour-là la
première paire de bottes de leur existence), et l'on voyait à côté
d'eux, ne soufflant mot dans la robe blanche de sa première
communion rallongée pour la circonstance, quelque grande fillette
de quatorze ou seize ans, leur cousine ou leur soeur aînée sans
doute, rougeaude, ahurie, les cheveux gras de pommade à la rose,
et ayant bien peur de salir ses gants. Comme il n'y avait point
assez de valets d'écurie pour dételer toutes les voitures, les
messieurs retroussaient leurs manches et s'y mettaient eux-mêmes.
Suivant leur position sociale différente, ils avaient des habits,
des redingotes, des vestes, des habits-vestes: -- bons habits,
entourés de toute la considération d'une famille, et qui ne
sortaient de l'armoire que pour les solennités; redingotes à
grandes basques flottant au vent, à collet cylindrique, à poches
larges comme des sacs; vestes de gros drap, qui accompagnaient
ordinairement quelque casquette cerclée de cuivre à sa visière;
habits-vestes très courts, ayant dans le dos deux boutons
rapprochés comme une paire d'yeux, et dont les pans semblaient
avoir été coupés à même un seul bloc, par la hache du charpentier.
Quelques-uns encore (mais ceux-là, bien sûr, devaient dîner au bas
bout de la table) portaient des blouses de cérémonie, c'est-à-dire
dont le col était rabattu sur les épaules, le dos froncé à petits
plis et la taille attachée très bas par une ceinture cousue.
Et les chemises sur les poitrines bombaient comme des cuirasses!
Tout le monde était tondu à neuf, les oreilles s'écartaient des
têtes, on était rasé de près; quelques-uns même qui s'étaient
levés dès avant l'aube, n'ayant pas vu clair à se faire la barbe,
avaient des balafres en diagonale sous le nez, ou, le long des
mâchoires, des pelures d'épiderme larges comme des écus de trois
francs, et qu'avait enflammées le grand air pendant la route, ce
qui marbrait un peu de plaques roses toutes ces grosses faces
blanches épanouies.
La mairie se trouvant à une demi-lieue de la ferme, on s'y rendit
à pied, et l'on revint de même, une fois la cérémonie faite à
l'église. Le cortège, d'abord uni comme une seule écharpe de
couleur, qui ondulait dans la campagne, le long de l'étroit
sentier serpentant entre les blés verts, s'allongea bientôt et se
coupa en groupes différents, qui s'attardaient à causer. Le
ménétrier allait en tête, avec son violon empanaché de rubans à la
coquille; les mariés venaient ensuite, les parents, les amis tout
au hasard, et les enfants restaient derrière, s'amusant à arracher
les clochettes des brins d'avoine, ou à se jouer entre eux, sans
qu'on les vît. La robe d'Emma, trop longue, traînait un peu par le
bas; de temps à autre, elle s'arrêtait pour la tirer, et alors
délicatement, de ses doigts gantés, elle enlevait les herbes rudes
avec les petits dards des chardons, pendant que Charles, les mains
vides, attendait qu'elle eût fini. Le père Rouault, un chapeau de
soie neuf sur la tête et les parements de son habit noir lui
couvrant les mains jusqu'aux ongles, donnait le bras à madame
Bovary mère. Quant à M. Bovary père, qui, méprisant au fond tout
ce monde-là, était venu simplement avec une redingote à un rang de
boutons d'une coupe militaire, il débitait des galanteries
d'estaminet à une jeune paysanne blonde. Elle saluait, rougissait,
ne savait que répondre. Les autres gens de la noce causaient de
leurs affaires ou se faisaient des niches dans le dos, s'excitant
d'avance à la gaieté; et, en y prêtant l'oreille, on entendait
toujours le crin-crin du ménétrier qui continuait à jouer dans la
campagne. Quand il s'apercevait qu'on était loin derrière lui, il
s'arrêtait à reprendre haleine, cirait longuement de colophane son
archet, afin que les cordes grinçassent mieux, et puis il se
remettait à marcher, abaissant et levant tour à tour le manche de
son violon, pour se bien marquer la mesure à lui-même. Le bruit de
l'instrument faisait partir de loin les petits oiseaux.
C'était sous le hangar de la charreterie que la table était
dressée. Il y avait dessus quatre aloyaux, six fricassées de
poulets, du veau à la casserole, trois gigots, et, au milieu, un
joli cochon de lait rôti, flanqué de quatre andouilles à
l'oseille. Aux angles, se dressait l'eau de vie dans des carafes.
Le cidre doux en bouteilles poussait sa mousse épaisse autour des
bouchons, et tous les verres, d'avance, avaient été remplis de vin
jusqu'au bord. De grands plats de crème jaune, qui flottaient
d'eux-mêmes au moindre choc de la table, présentaient, dessinés
sur leur surface unie, les chiffres des nouveaux époux en
trop longue aussi, et sans molles inflexions de lignes sur les
contours. Ce qu'elle avait de beau, c'étaient les yeux; quoiqu'ils
fussent bruns, ils semblaient noirs à cause des cils, et son
regard arrivait franchement à vous avec une hardiesse candide.
Une fois le pansement fait, le médecin fut invité, par M. Rouault
lui-même, à prendre un morceau avant de partir.
Charles descendit dans la salle, au rez-de-chaussée. Deux
couverts, avec des timbales d'argent, y étaient mis sur une petite
table, au pied d'un grand lit à baldaquin revêtu d'une indienne à
personnages représentant des Turcs. On sentait une odeur d'iris et
de draps humides, qui s'échappait de la haute armoire en bois de
chêne, faisant face à la fenêtre. Par terre, dans les angles,
étaient rangés, debout, des sacs de blé. C'était le trop-plein du
grenier proche, où l'on montait par trois marches de pierre. Il y
avait, pour décorer l'appartement, accrochée à un clou, au milieu
du mur dont la peinture verte s'écaillait sous le salpêtre, une
tête de Minerve au crayon noir, encadrée de dorure, et qui portait
au bas, écrit en lettres gothiques: «À mon cher papa.»
On parla d'abord du malade, puis du temps qu'il faisait, des
grands froids, des loups qui couraient les champs, la nuit.
Mademoiselle Rouault ne s'amusait guère à la campagne, maintenant
surtout qu'elle était chargée presque à elle seule des soins de la
ferme. Comme la salle était fraîche, elle grelottait tout en
mangeant, ce qui découvrait un peu ses lèvres charnues, qu'elle
avait coutume de mordillonner à ses moments de silence.
Son cou sortait d'un col blanc, rabattu. Ses cheveux, dont les
deux bandeaux noirs semblaient chacun d'un seul morceau, tant ils
étaient lisses, étaient séparés sur le milieu de la tête par une
raie fine, qui s'enfonçait légèrement selon la courbe du crâne;
et, laissant voir à peine le bout de l'oreille, ils allaient se
confondre par derrière en un chignon abondant, avec un mouvement
ondé vers les tempes, que le médecin de campagne remarqua là pour
la première fois de sa vie. Ses pommettes étaient roses. Elle
portait, comme un homme, passé entre deux boutons de son corsage,
un lorgnon d'écaille.
Quand Charles, après être monté dire adieu au père Rouault, rentra
dans la salle avant de partir, il la trouva debout, le front
contre la fenêtre, et qui regardait dans le jardin, où les échalas
des haricots avaient été renversés par le vent. Elle se retourna.
-- Cherchez-vous quelque chose? demanda-t-elle.
-- Ma cravache, s'il vous plaît, répondit-il.
Et il se mit à fureter sur le lit, derrière les portes, sous les
chaises; elle était tombée à terre, entre les sacs et la muraille.
Mademoiselle Emma l'aperçut; elle se pencha sur les sacs de blé.
Charles, par galanterie, se précipita et, comme il allongeait
aussi son bras dans le même mouvement, il sentit sa poitrine
effleurer le dos de la jeune fille, courbée sous lui. Elle se
redressa toute rouge et le regarda par-dessus l'épaule, en lui
tendant son nerf de boeuf.
Au lieu de revenir aux Bertaux trois jours après, comme il l'avait
promis, c'est le lendemain même qu'il y retourna, puis deux fois
la semaine régulièrement, sans compter les visites inattendues
qu'il faisait de temps à autre, comme par mégarde.
Tout, du reste, alla bien; la guérison s'établit selon les règles,
et quand, au bout de quarante-six jours, on vit le père Rouault
qui s'essayait à marcher seul dans sa masure, on commença à
considérer M. Bovary comme un homme de grande capacité. Le père
Rouault disait qu'il n'aurait pas été mieux guéri par les premiers
médecins d'Yvetot ou même de Rouen.
Quant à Charles, il ne chercha point à se demander pourquoi il
venait aux Bertaux avec plaisir. Y eût-il songé, qu'il aurait sans
doute attribué son zèle à la gravité du cas, ou peut-être au
profit qu'il en espérait. Était-ce pour cela, cependant, que ses
visites à la ferme faisaient, parmi les pauvres occupations de sa
vie, une exception charmante? Ces jours-là il se levait de bonne
heure, partait au galop, poussait sa bête, puis il descendait pour
s'essuyer les pieds sur l'herbe, et passait ses gants noirs avant
d'entrer. Il aimait à se voir arriver dans la cour, à sentir
contre son épaule la barrière qui tournait, et le coq qui chantait
sur le mur, les garçons qui venaient à sa rencontre. Il aimait la
grange et les écuries; il aimait le père Rouault; qui lui tapait
dans la main en l'appelant son sauveur; il aimait les petits
sabots de mademoiselle Emma sur les dalles lavées de la cuisine;
ses talons hauts la grandissaient un peu, et, quand elle marchait
devant lui, les semelles de bois, se relevant vite, claquaient
avec un bruit sec contre le cuir de la bottine.
Elle le reconduisait toujours jusqu'à la première marche du
perron. Lorsqu'on n'avait pas encore amené son cheval, elle
restait là. On s'était dit adieu, on ne parlait plus; le grand air
l'entourait, levant pêle-mêle les petits cheveux follets de sa
nuque, ou secouant sur sa hanche les cordons de son tablier, qui
se tortillaient comme des banderoles. Une fois, par un temps de
dégel, l'écorce des arbres suintait dans la cour, la neige sur les
couvertures des bâtiments se fondait. Elle était sur le seuil;
elle alla chercher son ombrelle, elle l'ouvrit. L'ombrelle, de
soie gorge de pigeon, que traversait le soleil, éclairait de
reflets mobiles la peau blanche de sa figure. Elle souriait là-
dessous à la chaleur tiède; et on entendait les gouttes d'eau, une
à une, tomber sur la moire tendue.
Dans les premiers temps que Charles fréquentait les Bertaux,
madame Bovary jeune ne manquait pas de s'informer du malade, et
même sur le livre qu'elle tenait en partie double, elle avait
choisi pour M. Rouault une belle page blanche. Mais quand elle sut
qu'il avait une fille, elle alla aux informations; et elle apprit
que mademoiselle Rouault, élevée au couvent, chez les Ursulines,
avait reçu, comme on dit, une belle éducation, qu'elle savait, en
conséquence, la danse, la géographie, le dessin, faire de la
tapisserie et toucher du piano. Ce fut le comble!
-- C'est donc pour cela, se disait-elle, qu'il a la figure si
épanouie quand il va la voir, et qu'il met son gilet neuf, au
risque de l'abîmer à la pluie? Ah! cette femme! cette femme!...
Et elle la détesta, d'instinct. D'abord, elle se soulagea par des
allusions, Charles ne les comprit pas; ensuite, par des réflexions
incidentes qu'il laissait passer de peur de l'orage; enfin, par
des apostrophes à brûle-pourpoint auxquelles il ne savait que
répondre.
-- D'où vient qu'il retournait aux Bertaux, puisque M. Rouault
était guéri et que ces gens-là n'avaient pas encore payé? Ah!
c'est qu'il y avait là-bas une personne, quelqu'un qui savait
causer, une brodeuse, un bel esprit. C'était là ce qu'il aimait:
il lui fallait des demoiselles de ville! -- Et elle reprenait:
-- La fille au père Rouault, une demoiselle de ville! Allons donc!
leur grand-père était berger, et ils ont un cousin qui a failli
passer par les assises pour un mauvais coup, dans une dispute. Ce
n'est pas la peine de faire tant de fla-fla, ni de se montrer le
dimanche à l'église avec une robe de soie, comme une comtesse.
Pauvre bonhomme, d'ailleurs, qui sans les colzas de l'an passé,
eût été bien embarrassé de payer ses arrérages!
Par lassitude, Charles cessa de retourner aux Bertaux. Héloïse lui
avait fait jurer qu'il n'irait plus, la main sur son livre de
messe, après beaucoup de sanglots et de baisers, dans une grande
explosion d'amour. Il obéit donc; mais la hardiesse de son désir
protesta contre la servilité de sa conduite, et, par une sorte
d'hypocrisie naïve, il estima que cette défense de la voir était
pour lui comme un droit de l'aimer. Et puis la veuve était maigre;
elle avait les dents longues; elle portait en toute saison un
petit châle noir dont la pointe lui descendait entre les
omoplates; sa taille dure était engainée dans des robes en façon
de fourreau, trop courtes, qui découvraient ses chevilles, avec
les rubans de ses souliers larges s'entrecroisant sur des bas
gris.
La mère de Charles venait les voir de temps à autre; mais, au bout
de quelques jours, la bru semblait l'aiguiser à son fil; et alors,
comme deux couteaux, elles étaient à le scarifier par leurs
réflexions et leurs observations. Il avait tort de tant manger!
Pourquoi toujours offrir la goutte au premier venu? Quel
entêtement que de ne pas vouloir porter de flanelle!
Il arriva qu'au commencement du printemps, un notaire
d'Ingouville, détenteur de fonds de la veuve Dubuc, s'embarqua,
par une belle marée, emportant avec lui tout l'argent de son
étude. Héloïse, il est vrai, possédait encore, outre une part de
bateau évaluée six mille francs, sa maison de la rue Saint-
François; et cependant, de toute cette fortune que l'on avait fait
sonner si haut, rien, si ce n'est un peu de mobilier et quelques
nippes, n'avait paru dans le ménage. Il fallut tirer la chose au
clair. La maison de Dieppe se trouva vermoulue d'hypothèques
jusque dans ses pilotis; ce qu'elle avait mis chez le notaire,
Dieu seul le savait, et la part de barque n'excéda point mille
écus. Elle avait donc menti, la bonne dame! Dans son exaspération,
M. Bovary père, brisant une chaise contre les pavés, accusa sa
femme d'avoir fait le malheur de leur fils en l'attelant à une
haridelle semblable, dont les harnais ne valaient pas la peau. Ils
vinrent à Tostes. On s'expliqua. Il y eut des scènes. Héloïse, en
pleurs, se jetant dans les bras de son mari, le conjura de la
défendre de ses parents. Charles voulut parler pour elle. Ceux-ci
se fâchèrent, et ils partirent.
Mais le coup était porté. Huit jours après, comme elle étendait du
linge dans sa cour, elle fut prise d'un crachement de sang, et le
lendemain, tandis que Charles avait le dos tourné pour fermer le
rideau de la fenêtre, elle dit: «Ah! mon Dieu!» poussa un soupir
et s'évanouit. Elle était morte! Quel étonnement!
Quand tout fut fini au cimetière, Charles rentra chez lui. Il ne
trouva personne en bas; il monta au premier, dans la chambre, vit
sa robe encore accrochée au pied de l'alcôve; alors, s'appuyant
contre le secrétaire, il resta jusqu'au soir perdu dans une
rêverie douloureuse. Elle l'avait aimé, après tout.
III
Un matin, le père Rouault vint apporter à Charles le payement de
sa jambe remise: soixante et quinze francs en pièces de quarante
sous, et une dinde. Il avait appris son malheur, et l'en consola
tant qu'il put.
-- Je sais ce que c'est! disait-il en lui frappant sur l'épaule;
j'ai été comme vous, moi aussi! Quand j'ai eu perdu ma pauvre
défunte, j'allais dans les champs pour être tout seul; je tombais
au pied d'un arbre, je pleurais, j'appelais le bon Dieu, je lui
disais des sottises; j'aurais voulu être comme les taupes, que je
voyais aux branches, qui avaient des vers leur grouillant dans le
ventre, crevé, enfin. Et quand je pensais que d'autres, à ce
moment-là, étaient avec leurs bonnes petites femmes à les tenir
embrassées contre eux, je tapais de grands coups par terre avec
mon bâton; j'étais quasiment fou, que je ne mangeais plus; l'idée
d'aller seulement au café me dégoûtait, vous ne croiriez pas. Eh
bien, tout doucement, un jour chassant l'autre, un printemps sur
un hiver et un automne par-dessus un été, ça a coulé brin à brin,
miette à miette; ça s'en est allé, c'est parti, c'est descendu, je
veux dire, car il vous reste toujours quelque chose au fond, comme
qui dirait... un poids, là, sur la poitrine! Mais, puisque c'est
notre sort à tous, on ne doit pas non plus se laisser dépérir, et,
parce que d'autres sont morts, vouloir mourir... Il faut vous
secouer, monsieur Bovary; ça se passera! Venez nous voir; ma fille
pense à vous de temps à autre, savez-vous bien, et elle dit comme
ça que vous l'oubliez. Voilà le printemps bientôt; nous vous
ferons tirer un lapin dans la garenne, pour vous dissiper un peu.
Charles suivit son conseil. Il retourna aux Bertaux; il retrouva
tout comme la veille, comme il y avait cinq mois, c'est-à-dire.
Les poiriers déjà étaient en fleur, et le bonhomme Rouault, debout
maintenant, allait et venait, ce qui rendait la ferme plus animée.
Croyant qu'il était de son devoir de prodiguer au médecin le plus
de politesses possible, à cause de sa position douloureuse, il le
pria de ne point se découvrir la tête, lui parla à voix basse,
comme s'il eût été malade, et même fit semblant de se mettre en
colère de ce que l'on n'avait pas apprêté à son intention quelque
chose d'un peu plus léger que tout le reste, tels que des petits
pots de crème ou des poires cuites. Il conta des histoires.
Charles se surprit à rire; mais le souvenir de sa femme, lui
revenant tout à coup, l'assombrit.
On apporta le café; il n'y pensa plus.
Il y pensa moins, à mesure qu'il s'habituait à vivre seul.
L'agrément nouveau de l'indépendance lui rendit bientôt la
solitude plus supportable. Il pouvait changer maintenant les
heures de ses repas, rentrer ou sortir sans donner de raisons, et,
lorsqu'il était bien fatigué, s'étendre de ses quatre membres,
tout en large, dans son lit. Donc, il se choya, se dorlota et
accepta les consolations qu'on lui donnait. D'autre part, la mort
de sa femme ne l'avait pas mal servi dans son métier, car on avait
répété durant un mois: «Ce pauvre jeune homme! quel malheur!» Son
nom s'était répandu, sa clientèle s'était accrue; et puis il
allait aux Bertaux tout à son aise. Il avait un espoir sans but,
un bonheur vague; il se trouvait la figure plus agréable en
brossant ses favoris devant son miroir.
Il arriva un jour vers trois heures; tout le monde était aux
champs; il entra dans la cuisine, mais n'aperçut point d'abord
Emma; les auvents étaient fermés. Par les fentes du bois, le
soleil allongeait sur les pavés de grandes raies minces, qui se
brisaient à l'angle des meubles et tremblaient au plafond. Des
mouches, sur la table, montaient le long des verres qui avaient
servi, et bourdonnaient en se noyant au fond, dans le cidre resté.
Le jour qui descendait par la cheminée, veloutant la suie de la
plaque, bleuissait un peu les cendres froides. Entre la fenêtre et
le foyer, Emma cousait; elle n'avait point de fichu, on voyait sur
ses épaules nues de petites gouttes de sueur.
Selon la mode de la campagne, elle lui proposa de boire quelque
chose. Il refusa, elle insista, et enfin lui offrit, en riant, de
prendre un verre de liqueur avec elle. Elle alla donc chercher
dans l'armoire une bouteille de curaçao, atteignit deux petits
verres, emplit l'un jusqu'au bord, versa à peine dans l'autre, et,
après avoir trinqué, le porta à sa bouche. Comme il était presque
vide, elle se renversait pour boire; et, la tête en arrière, les
lèvres avancées, le cou tendu, elle riait de ne rien sentir,
tandis que le bout de sa langue, passant entre ses dents fines,
léchait à petits coups le fond du verre.
Elle se rassit et elle reprit son ouvrage, qui était un bas de
coton blanc où elle faisait des reprises; elle travaillait le
front baissé; elle ne parlait pas, Charles non plus. L'air,
passant par le dessous de la porte, poussait un peu de poussière
sur les dalles; il la regardait se traîner, et il entendait
seulement le battement intérieur de sa tête, avec le cri d'une
poule, au loin, qui pondait dans les cours. Emma, de temps à
autre, se rafraîchissait les joues en y appliquant la paume de ses
mains; qu'elle refroidissait après cela sur la pomme de fer des
grands chenets.
Elle se plaignit d'éprouver, depuis le commencement de la saison,
des étourdissements; elle demanda si les bains de mer lui seraient
utiles; elle se mit à causer du couvent, Charles de son collège,
les phrases leur vinrent. Ils montèrent dans sa chambre. Elle lui
fit voir ses anciens cahiers de musique, les petits livres qu'on
lui avait donnés en prix et les couronnes en feuilles de chêne,
abandonnées dans un bas d'armoire. Elle lui parla encore de sa
mère, du cimetière, et même lui montra dans le jardin la plate-
bande dont elle cueillait les fleurs, tous les premiers vendredis
de chaque mois, pour les aller mettre sur sa tombe. Mais le
jardinier qu'ils avaient n'y entendait rien; on était si mal
servi! Elle eût bien voulu, ne fût-ce au moins que pendant
l'hiver, habiter la ville, quoique la longueur des beaux jours
rendît peut-être la campagne plus ennuyeuse encore durant l'été; -
- et, selon ce qu'elle disait, sa voix était claire, aiguë, ou se
couvrant de langueur tout à coup, traînait des modulations qui
finissaient presque en murmures, quand elle se parlait à elle-
même, -- tantôt joyeuse, ouvrant des yeux naïfs, puis les
paupières à demi closes, le regard noyé d'ennui, la pensée
vagabondant.
Le soir, en s'en retournant, Charles reprit une à une les phrases
qu'elle avait dites, tâchant de se les rappeler, d'en compléter le
sens, afin de se faire la portion d'existence qu'elle avait vécu
dans le temps qu'il ne la connaissait pas encore. Mais jamais il
ne put la voir en sa pensée, différemment qu'il ne l'avait vue la
première fois, ou telle qu'il venait de la quitter tout à l'heure.
Puis il se demanda ce qu'elle deviendrait, si elle se marierait,
et à qui? hélas! le père Rouault était bien riche, et elle!... si
belle! Mais la figure d'Emma revenait toujours se placer devant
ses yeux, et quelque chose de monotone comme le ronflement d'une
toupie bourdonnait à ses oreilles: «Si tu te mariais, pourtant! si
tu te mariais!» La nuit, il ne dormit pas, sa gorge était serrée,
il avait soif; il se leva pour aller boire à son pot à l'eau et il
ouvrit la fenêtre; le ciel était couvert d'étoiles, un vent chaud
passait, au loin des chiens aboyaient. Il tourna la tête du côté
des Bertaux.
Pensant qu'après tout l'on ne risquait rien, Charles se promit de
faire la demande quand l'occasion s'en offrirait; mais, chaque
fois qu'elle s'offrit, la peur de ne point trouver les mots
convenables lui collait les lèvres.
Le père Rouault n'eût pas été fâché qu'on le débarrassât de sa
fille, qui ne lui servait guère dans sa maison. Il l'excusait
intérieurement, trouvant qu'elle avait trop d'esprit pour la
culture, métier maudit du ciel, puisqu'on n'y voyait jamais de
millionnaire. Loin d'y avoir fait fortune, le bonhomme y perdait
tous les ans; car, s'il excellait dans les marchés, où il se
plaisait aux ruses du métier, en revanche la culture proprement
dite, avec le gouvernement intérieur de la ferme, lui convenait
moins qu'à personne. Il ne retirait pas volontiers ses mains de
dedans ses poches, et n'épargnait point la dépense pour tout ce
qui regardait sa vie, voulant être bien nourri, bien chauffé, bien
couché. Il aimait le gros cidre, les gigots saignants, les glorias
longuement battus. Il prenait ses repas dans la cuisine, seul, en
face du feu, sur une petite table qu'on lui apportait toute
servie, comme au théâtre.
Lorsqu'il s'aperçut donc que Charles avait les pommettes rouges
près de sa fille, ce qui signifiait qu'un de ces jours on la lui
demanderait en mariage, il rumina d'avance toute l'affaire. Il le
trouvait bien un peu gringalet, et ce n'était pas là un gendre
comme il l'eût souhaité; mais on le disait de bonne conduite,
économe, fort instruit, et sans doute qu'il ne chicanerait pas
trop sur la dot. Or, comme le père Rouault allait être forcé de
vendre vingt-deux acres de son bien, qu'il devait beaucoup au
maçon, beaucoup au bourrelier, que l'arbre du pressoir était à
remettre:
-- S'il me la demande, se dit-il; je la lui donne.
À l'époque de la Saint-Michel, Charles était venu passer trois
jours aux Bertaux. La dernière journée s'était écoulée comme les
précédentes, à reculer de quart d'heure en quart d'heure. Le père
Rouault lui fit la conduite; ils marchaient dans un chemin creux,
ils s'allaient quitter; c'était le moment. Charles se donna
jusqu'au coin de la haie, et enfin, quand on l'eut dépassée:
-- Maître Rouault, murmura-t-il, je voudrais bien vous dire
quelque chose.
Ils s'arrêtèrent. Charles se taisait.
-- Mais contez-moi votre histoire! est-ce que je ne sais pas tout?
dit le père Rouault, en riant doucement.
-- Père Rouault..., père Rouault..., balbutia Charles.
-- Moi, je ne demande pas mieux, continua le fermier. Quoique sans
doute la petite soit de mon idée, il faut pourtant lui demander
son avis. Allez-vous-en donc; je m'en vais retourner chez nous. Si
c'est oui, entendez-moi bien, vous n'aurez pas besoin de revenir,
à cause du monde, et, d'ailleurs, ça la saisirait trop. Mais pour
que vous ne vous mangiez pas le sang, je pousserai tout grand
l'auvent de la fenêtre contre le mur: vous pourrez le voir par
derrière, en vous penchant sur la haie.
Et il s'éloigna.
Charles attacha son cheval à un arbre. Il courut se mettre dans le
sentier; il attendit. Une demi-heure se passa, puis il compta dix-
neuf minutes à sa montre. Tout à coup un bruit se fit contre le
mur; l'auvent s'était rabattu, la cliquette tremblait encore.
Le lendemain, dès neuf heures, il était à la ferme. Emma rougit
quand il entra, tout en s'efforçant de rire un peu; par
contenance. Le père Rouault embrassa son futur gendre. On remit à
causer des arrangements d'intérêt; on avait, d'ailleurs, du temps
devant soi, puisque le mariage ne pouvait décemment avoir lieu
avant la fin du deuil de Charles, c'est-à-dire vers le printemps
de l'année prochaine.
L'hiver se passa dans cette attente. Mademoiselle Rouault s'occupa
de son trousseau. Une partie en fut commandée à Rouen, et elle se
confectionna des chemises et des bonnets de nuit, d'après des
dessins de modes qu'elle emprunta. Dans les visites que Charles
faisait à la ferme, on causait des préparatifs de la noce; on se
demandait dans quel appartement se donnerait le dîner; on rêvait à
la quantité de plats qu'il faudrait et quelles seraient les
entrées.
Emma eût, au contraire, désiré se marier à minuit, aux flambeaux;
mais le père Rouault ne comprit rien à cette idée. Il y eut donc
une noce, où vinrent quarante-trois personnes, où l'on resta seize
heures à table, qui recommença le lendemain et quelque peu les
jours suivants.
IV
Les conviés arrivèrent de bonne heure dans des voitures, carrioles
à un cheval, chars à bancs à deux roues, vieux cabriolets sans
capote, tapissières à rideaux de cuir, et les jeunes gens des
villages les plus voisins dans des charrettes où ils se tenaient
debout, en rang, les mains appuyées sur les ridelles pour ne pas
tomber, allant au trot et secoués dur. Il en vint de dix lieues
loin, de Goderville, de Normanville, et de Cany. On avait invité
tous les parents des deux familles, on s'était raccommodé avec les
amis brouillés, on avait écrit à des connaissances perdues de vue
depuis longtemps.
De temps à autre, on entendait des coups de fouet derrière la
haie; bientôt la barrière s'ouvrait: c'était une carriole qui
entrait. Galopant jusqu'à la première marche du perron, elle s'y
arrêtait court, et vidait son monde, qui sortait par tous les
côtés en se frottant les genoux et en s'étirant les bras. Les
dames, en bonnet, avaient des robes à la façon de la ville, des
chaînes de montre en or, des pèlerines à bouts croisés dans la
ceinture, ou de petits fichus de couleur attachés dans le dos avec
une épingle, et qui leur découvraient le cou par derrière. Les
gamins, vêtus pareillement à leurs papas, semblaient incommodés
par leurs habits neufs (beaucoup même étrennèrent ce jour-là la
première paire de bottes de leur existence), et l'on voyait à côté
d'eux, ne soufflant mot dans la robe blanche de sa première
communion rallongée pour la circonstance, quelque grande fillette
de quatorze ou seize ans, leur cousine ou leur soeur aînée sans
doute, rougeaude, ahurie, les cheveux gras de pommade à la rose,
et ayant bien peur de salir ses gants. Comme il n'y avait point
assez de valets d'écurie pour dételer toutes les voitures, les
messieurs retroussaient leurs manches et s'y mettaient eux-mêmes.
Suivant leur position sociale différente, ils avaient des habits,
des redingotes, des vestes, des habits-vestes: -- bons habits,
entourés de toute la considération d'une famille, et qui ne
sortaient de l'armoire que pour les solennités; redingotes à
grandes basques flottant au vent, à collet cylindrique, à poches
larges comme des sacs; vestes de gros drap, qui accompagnaient
ordinairement quelque casquette cerclée de cuivre à sa visière;
habits-vestes très courts, ayant dans le dos deux boutons
rapprochés comme une paire d'yeux, et dont les pans semblaient
avoir été coupés à même un seul bloc, par la hache du charpentier.
Quelques-uns encore (mais ceux-là, bien sûr, devaient dîner au bas
bout de la table) portaient des blouses de cérémonie, c'est-à-dire
dont le col était rabattu sur les épaules, le dos froncé à petits
plis et la taille attachée très bas par une ceinture cousue.
Et les chemises sur les poitrines bombaient comme des cuirasses!
Tout le monde était tondu à neuf, les oreilles s'écartaient des
têtes, on était rasé de près; quelques-uns même qui s'étaient
levés dès avant l'aube, n'ayant pas vu clair à se faire la barbe,
avaient des balafres en diagonale sous le nez, ou, le long des
mâchoires, des pelures d'épiderme larges comme des écus de trois
francs, et qu'avait enflammées le grand air pendant la route, ce
qui marbrait un peu de plaques roses toutes ces grosses faces
blanches épanouies.
La mairie se trouvant à une demi-lieue de la ferme, on s'y rendit
à pied, et l'on revint de même, une fois la cérémonie faite à
l'église. Le cortège, d'abord uni comme une seule écharpe de
couleur, qui ondulait dans la campagne, le long de l'étroit
sentier serpentant entre les blés verts, s'allongea bientôt et se
coupa en groupes différents, qui s'attardaient à causer. Le
ménétrier allait en tête, avec son violon empanaché de rubans à la
coquille; les mariés venaient ensuite, les parents, les amis tout
au hasard, et les enfants restaient derrière, s'amusant à arracher
les clochettes des brins d'avoine, ou à se jouer entre eux, sans
qu'on les vît. La robe d'Emma, trop longue, traînait un peu par le
bas; de temps à autre, elle s'arrêtait pour la tirer, et alors
délicatement, de ses doigts gantés, elle enlevait les herbes rudes
avec les petits dards des chardons, pendant que Charles, les mains
vides, attendait qu'elle eût fini. Le père Rouault, un chapeau de
soie neuf sur la tête et les parements de son habit noir lui
couvrant les mains jusqu'aux ongles, donnait le bras à madame
Bovary mère. Quant à M. Bovary père, qui, méprisant au fond tout
ce monde-là, était venu simplement avec une redingote à un rang de
boutons d'une coupe militaire, il débitait des galanteries
d'estaminet à une jeune paysanne blonde. Elle saluait, rougissait,
ne savait que répondre. Les autres gens de la noce causaient de
leurs affaires ou se faisaient des niches dans le dos, s'excitant
d'avance à la gaieté; et, en y prêtant l'oreille, on entendait
toujours le crin-crin du ménétrier qui continuait à jouer dans la
campagne. Quand il s'apercevait qu'on était loin derrière lui, il
s'arrêtait à reprendre haleine, cirait longuement de colophane son
archet, afin que les cordes grinçassent mieux, et puis il se
remettait à marcher, abaissant et levant tour à tour le manche de
son violon, pour se bien marquer la mesure à lui-même. Le bruit de
l'instrument faisait partir de loin les petits oiseaux.
C'était sous le hangar de la charreterie que la table était
dressée. Il y avait dessus quatre aloyaux, six fricassées de
poulets, du veau à la casserole, trois gigots, et, au milieu, un
joli cochon de lait rôti, flanqué de quatre andouilles à
l'oseille. Aux angles, se dressait l'eau de vie dans des carafes.
Le cidre doux en bouteilles poussait sa mousse épaisse autour des
bouchons, et tous les verres, d'avance, avaient été remplis de vin
jusqu'au bord. De grands plats de crème jaune, qui flottaient
d'eux-mêmes au moindre choc de la table, présentaient, dessinés
sur leur surface unie, les chiffres des nouveaux époux en
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