L'Uscoque - 11

Pascalina courut, mais ce fut en vain; musiciens, amoureux et bouquet,
tout avait disparu, et l'ombre incertaine des colonnades, projetée par la
lune, jouait seule sur le pavé au gré des nuages capricieux.
Pascalina avait laissé la porte ouverte. Elle fit quelques pas sur la rive,
et vit à l'angle du canaletto les gondoles qui s'éloignaient emportant la
sérénade. Elle revint sur ses pas, et rentra en fermant la porte avec soin;
il était trop tard. Un homme caché derrière les colonnes du portique
avait profité du moment: il s'était élancé légèrement dans l'escalier du
palais Memmo; et, marchant devant lui, se dirigeant vers la faible lueur
qui s'échappait d'une porte entr'ouverte, il avait audacieusement pénétré
dans l'appartement d'Argiria. Lorsque Pascalina y rentra, elle trouva sa
jeune maîtresse évanouie dans les bras de la tante, et le donneur
d'aubades à genoux devant elle.
Vous conviendrez que le moment était mal choisi pour s'évanouir, et vous
en conclurez avec moi que la belle Argiria avait eu grand tort d'écouter
les huit sérénades. L'effroi avait remplacé la colère, et Orio ne s'y
trompait nullement, quoiqu'il feignît d'y croire.
«Madame, dit-il en se prosternant et en présentant le bouquet à la signora
Memmo avant qu'elle eût eu la présence d'esprit de lui adresser la parole,
je vois bien que votre seigneurie s'est trompée en m'accordant cette
faveur insigne. Je ne l'espérais pas, et le musicien qui s'est permis de
vous adresser des vers si audacieux n'y était point autorisé par moi. Mon
amour n'eût jamais été hardi à ce point, et je ne suis pas venu implorer
ici de la bienveillance, mais de la pitié. Vous voyez en moi un homme trop
humilié pour se permettre jamais autre chose que d'élever autour de votre
demeure des plaintes et des gémissements. Que vous connaissiez ma douleur,
que vous fussiez bien sûre que, loin d'insulter à la vôtre, je la
ressentais plus profondément encore que vous-même, c'est tout ce que je
voulais. Voyez mon humilité et mon respect! Je vous rapporte ce gage
précieux que j'aurais voulu conquérir au prix de tout mon sang, mais que
je ne veux pas dérober.»
Ce discours hypocrite toucha profondément la bonne Memmo. C'était une
femme de moeurs douces et d'un coeur trop candide pour se méfier d'une
protestation si touchante.
«Seigneur Soranzo, répondit-elle, j'aurais peut-être de graves reproches à
vous faire si je ne voyais aujourd'hui pour la troisième fois combien
votre repentir est sincère et profond. Je n'aurai donc plus le courage de
vous accuser intérieurement, et je vous promets de garder désormais, avec
moins d'effort que je ne l'ai fait jusqu'ici, le silence que les
convenances m'imposent. Je vous remercie de cette démarche, ajouta-t-elle
en rendant le bouquet à sa nièce; et, si je vous supplie de ne plus
reparaître ici ni autour de ma maison, c'est en vue de notre réputation,
et non plus, je vous le jure, en raison d'aucun ressentiment personnel.»
Malgré sa défaillance, Argiria avait tout entendu. Elle fit un grand
effort pour retrouver le courage de parler à son tour, et soulevant sa
belle tête pâle du sein de sa tante:
«Faites comprendre aussi à messer Soranzo, ma chère tante, dit-elle, qu'il
ne doit jamais ni nous adresser la parole ni seulement nous saluer en
quelque lieu qu'il nous rencontre. Si son respect et sa douleur sont
sincères, il ne voudra pas présenter davantage à nos regards des traits
qui nous retracent si vivement le souvenir de notre infortune.
--Je ne demande qu'une seule grâce avant de me soumettre à cet arrêt de
mort, dit Orio: c'est que ma défense soit entendue et ma conduite jugée.
Je sens que ce n'est point ici le lieu ni le moment d'entamer cette
explication; mais je ne me relèverai point que la signora Memmo ne m'ait
accordé la permission de me présenter devant elle dans son salon, à
l'heure qu'elle me désignera, demain ou le jour suivant, afin qu'à deux
genoux, comme aujourd'hui, je demande grâce pour les larmes que j'ai fait
couler; mais qu'ensuite, la main sur la poitrine et debout, ainsi qu'il
convient à un homme, je me disculpe de ce qu'il peut y avoir d'injuste ou
d'exagéré dans les accusations portées contre moi.
--De telles explications seraient douloureuses pour nous, dit Argiria avec
fermeté, et inutiles pour votre seigneurie. La réponse loyale et généreuse
que ma noble tante vient de vous faire doit, je pense, suffire à votre
susceptibilité et satisfaire à toute exigence.»
Orio insista avec tant d'esprit et de persuasion, que la tante céda, et
lui permit de se présenter le lendemain dans la journée.
«Vous trouverez bon, seigneur, dit Argiria, pour repousser la part de
reconnaissance qu'il lui adressait, que je n'assiste point à cette
conférence. Tout ce que je puis faire, c'est de ne jamais prononcer votre
nom; mais il est au-dessus de mes forces de revoir une fois de plus votre
visage.»
Orio se retira, feignant une profonde tristesse, mais trouvant qu'il
allait assez vite en besogne.
Le lendemain amena une longue explication entre lui et la signora Memmo.
La noble dame le reçut dans tout l'appareil d'un deuil significatif; car
elle avait quitté ses voiles noirs depuis un mois, et elle les reprit ce
jour-là pour lui faire comprendre que rien ne pourrait diminuer
l'intensité de ses regrets. Orio fut habile. Il s'accusa plus qu'on n'eût
osé l'accuser: il déclara qu'il avait tout fait pour laver la tache que
cette imprévoyance funeste avait imprimée sur sa vie; mais qu'en vain
l'amiral, et toute l'armée, et toute la république, l'avaient réhabilité:
qu'il ne se consolerait jamais. Il dit qu'il regardait la mort affreuse de
sa femme comme un juste châtiment du ciel, et qu'il n'avait pas goûté un
instant de repos depuis cette déplorable affaire. Enfin il peignit sous
des couleurs si vives le sentiment qu'il avait de son propre déshonneur,
l'isolement volontaire où s'éteignait son âme découragée, le profond dégoût
qu'il avait de la vie, et la ferme intention où il était de ne plus lutter
contre la maladie et le désespoir, mais de se laisser mourir, que la bonne
Antonia fondit bientôt en larmes, et lui dit en lui tendant la main:
«Pleurons donc ensemble, noble seigneur, et que mes pleurs ne vous soient
plus un reproche, mais une marque de confiance et de sympathie.»
Orio s'était donné beaucoup de peine pour être éloquent et tragique. Il
avait grand mal aux nerfs. Il fit un effort de plus et pleura.
D'ailleurs, Orio avait parlé, à certains égards, avec la force de la
vérité. Lorsqu'il avait peint une partie de ses souffrances, il s'était
trouvé fort soulagé de pouvoir, sous un prétexte plausible, donner cours à
ses plaintes, qui chaque jour lui devenaient plus pénibles à renfermer. Il
fut donc si convaincant qu'Argiria elle-même s'attendrit et cacha son
visage dans ses deux belles mains. Argiria était, à l'insu de Soranzo et
de sa tante, derrière une tapisserie, d'où elle voyait et entendait tout.
Un sentiment inconnu, irrésistible, l'avait amenée là.
Pendant huit autres jours, Orio suivit Argiria comme son ombre. A l'église,
à la promenade, au bal, partout elle le retrouvait attaché à ses pas,
fuyant d'un air timide et soumis dès qu'elle l'apercevait, mais
reparaissant aussitôt qu'elle feignait de ne plus le voir; car, il faut
bien le dire, la belle Argiria en vint bientôt à désirer qu'il ne fût pas
aussi obéissant, et pour ne pas le mettre en fuite, elle eut soin de ne
plus le regarder.
Comment eût-elle pu s'irriter de cette conduite? Orio avait toujours un
air si naturel avec ceux qui pouvaient observer ces fréquentes rencontres!
Il mettait une délicatesse si exquise à ne pas la compromettre, et un soin
si assidu à lui montrer sa soumission! Ses regards, lorsqu'elle les
surprenait, avaient une expression de souffrance si amère et de passion si
violente! Argiria fut bientôt vaincue dans le fond de l'âme, et nulle
autre femme n'eût résisté aussi longtemps au charme magique que cet homme
savait exercer lorsque toutes les puissances de sa froide volonté se
concentraient sur un seul point.
La Memmo vit cette passion avec inquiétude d'abord, et puis avec espoir,
et bientôt avec joie; car, n'y pouvant tenir, elle donna un second
rendez-vous à Soranzo à l'insu de sa nièce, et le somma d'expliquer ses
intentions ou de cesser ses muettes poursuites. Orio parla de mariage,
disant que c'était le but de ses voeux, mais non de ses espérances. Il
supplia Antonia d'intercéder pour lui. Argiria avait si bien gardé le
secret de ses pensées que la tante n'osa point donner d'espoir à Orio;
mais elle consentit à ce que l'amiral fît des démarches, et elles ne se
firent point attendre.
Morosini, ayant reçu la confidence de la nouvelle passion de son neveu,
approuva ses vues, l'encouragea à chercher dans l'amour d'une si noble
fille un baume céleste pour ses ennuis, et alla trouver la Memmo, avec
laquelle il eut une explication décisive. En voyant combien cet homme
illustre et vénérable ajoutait foi à la grandeur d'âme de son fils adoptif,
et combien il désirait que son alliance avec la famille Ezzelin effaçât
tout reproche et tout ressentiment, elle eut peine à cacher sa joie.
Jamais elle n'eût pu espérer un parti aussi avantageux pour Argiria.
Argiria fut d'abord épouvantée des offres qui lui furent faites par
l'amiral, épouvantée surtout du trouble et de la joie qu'elle en ressentit
malgré elle. Elle fit toutes les objections que lui suggéra l'amour
fraternel, refusa de se prononcer, mais consentit à recevoir les soins
d'Orio.
Dans les commencements, Argiria se montra froide et sévère pour Orio. Elle
paraissait ne supporter sa présence que par égard pour sa tante. Cependant
elle ne pouvait s'empêcher de nourrir pour ses souffrances et sa douleur
un profond sentiment de compassion. En voyant cet homme si fort se
plaindre chaque jour du poids de sa destinée, et succomber, pour ainsi
dire, sous lui-même, la soeur d'Ezzelin sentait sa grande âme s'attendrir
et sa force de haine diminuer de jour en jour. Si Orio eût employé avec
elle la séduction et l'audace, elle fût restée insensible et implacable;
mais, en face de sa faiblesse et de son humiliation volontaire, elle se
désarma peu à peu. Bientôt l'habitude qu'elle avait prise de compatir à
ses peines se changea en un généreux besoin de le consoler. Sans qu'elle
s'en doutât, la pitié la conduisait à l'amour. Elle se disait pourtant
qu'elle ne pouvait aimer sans crime et sans honte l'homme qu'elle avait
accusé de la mort de son frère, et qu'elle devait tout faire pour étouffer
le nouveau sentiment qui s'élevait en elle. Mais, faible de sa grandeur
même, elle se laissait détourner de ce qu'elle croyait son devoir par sa
miséricorde. En retrouvant chaque jour Orio plus désolé et plus repentant
du mal qu'il lui avait fait, elle n'avait pas le courage de lui en
témoigner du ressentiment, et finissait toujours par associer dans sa
pensée le malheur de son frère mort et celui de l'homme qu'elle voyait
condamné à d'éternels regrets. Puis elle se persuada qu'elle n'éprouvait
pour Orio que la pitié qu'on devait à tous les êtres souffrants, et qu'il
perdrait toute sa sympathie le jour où il cesserait de souffrir. Et en
cela elle ne se trompait peut-être pas. Argiria n'agissait presque en rien
comme les autres femmes; là où les autres apportaient de la vanité ou du
désir, elle n'apportait que du dévouement. Giovanna Morosini elle-même,
malgré la noblesse et la pureté de son âme, n'avait pas échappé au sort
commun, et avait en quelque sorte sacrifié aux dieux du monde. Elle avait
elle-même dit à Ezzelin que la réputation d'Orio n'avait pas été pour rien
dans l'impression qu'il avait faite sur elle, et que sa force et sa beauté
avaient fait presque tout le reste. C'était au point qu'elle avait préféré,
avec la conscience du mal qui devait en résulter pour elle-même, à
l'homme qu'elle savait bon, l'homme qu'elle voyait séduisant. Argiria
obéissait à des sentiments tout opposés. Si Orio se fût montré à elle
comme il s'était montré à Giovanna, jeune, beau, vaillant et débauché,
joyeux et fier de ses défauts comme de ses triomphes, elle n'eût pas eu un
regard ni une pensée pour lui. Ce qui lui plaisait à cette heure dans
Soranzo était justement ce qui le faisait descendre dans l'enthousiasme
des autres femmes. Sa beauté diminuait en même temps que son caractère
s'assombrissait davantage; et c'était justement cette triste empreinte que
le temps et la douleur mettaient sur lui qui la charmait sans qu'elle s'en
doutât. Depuis que l'orgueil s'était effacé du front d'Orio, et que les
fleurs de la santé et de la joie s'étaient fanées sur ses joues, son
visage avait pris une expression plus grave, et gagné en douceur ce qu'il
avait perdu en éclat; de sorte que ce qui eût peut-être préservé Giovanna
de la funeste passion qui la perdit fut justement ce qui y précipita
Argiria. Elle arriva bientôt à ne plus vivre que par Orio, et résolut,
avec son courage ordinaire, de se consacrer tout entière à le consoler,
dût le monde jeter l'anathème sur elle pour l'espèce de parjure qu'elle
commettrait.
Cependant Orio, désormais assuré de sa victoire, ne se hâtait pas d'en
finir, et voulait jouir peu à peu de tous ses avantages avec le
raffinement d'un homme blasé, et qui tient d'autant plus à ménager son
plaisir qu'il lui en reste moins à connaître. Dans les premiers temps, la
lutte difficile qu'il avait eu à soutenir avait tenu son imagination
éveillée, et le forçait à vivre par la tête, de manière qu'ayant trouvé le
moyen d'occuper sa journée il était arrivé à pouvoir dormir la nuit.
Enchanté de cet heureux résultat, il en avait fait part au docteur
Barbolamo, en le remerciant de ses avis passés, et en lui demandant ses
conseils pour l'avenir.
Barbolamo avait hésité avant de lui conseiller de pousser les choses
jusqu'au mariage. C'était, à ses yeux, quelque chose de profondément
triste et de hideusement laid que l'amour mathématiquement calculé de cet
homme au coeur usé, au sang appauvri, pour une belle créature naïve et
généreuse, qui allait, en échange de cette tendresse intéressée et de ces
transports prémédités, lui livrer tous les trésors d'une passion puissante
et vraie.
«C'est l'accouplement de la vie avec la mort, de la lumière céleste avec
l'Érèbe, se disait l'honnête médecin. Et pourtant elle l'aime, elle croit
en lui; elle souffrirait maintenant s'il renonçait à la poursuivre. Et
puis elle se flatte de le rendre meilleur, et peut-être y réussira-t-elle.
Enfin cette belle fortune, qui ne sert qu'à divertir de frivoles
compagnons et de viles créatures, va relever l'éclat d'une illustre maison
ruinée, et assurer l'avenir de cette belle fille pauvre. Toutes les femmes
sont plus ou moins vaines, ajoutait Barbolamo en lui-même: quand la
signora Soranzo s'apercevra du peu que vaut son mari, le luxe lui aura
créé des besoins et des jouissances qui la consoleront. Et puis, en
définitive, puisque les choses en sont à ce point et que les deux familles
désirent ce mariage, de quel droit y mettrais-je obstacle?»
Ainsi raisonnait le médecin; et cependant il restait troublé
intérieurement; et ce mariage, dont il était la cause à l'insu de tous,
était pour lui un sujet d'angoisses secrètes dont il ne pouvait ni se
rendre compte ni se débarrasser. Barbolamo était le médecin de la famille
Memmo; il connaissait Argiria depuis son enfance. Elle le regardait comme
un impie, parce qu'il était un peu sceptique et qu'il raillait volontiers
toutes choses: elle l'avait donc toujours traité assez froidement, comme
si elle eût pressenti dès son enfance qu'il aurait une influence funeste
sur sa destinée.
Le docteur, ne la connaissant pas bien, et ne sachant que penser de ce
caractère froid et un peu altier en apparence, sentait pourtant dans son
âme probe et droite qu'entre elle et Soranzo sa sollicitude n'avait pas à
hésiter, et se devait tout entière au plus faible. Il eût voulu consulter
Argiria; mais il ne l'osait pas, et il se disait qu'elle était d'un esprit
assez ferme et assez décidé pour savoir elle-même se diriger en cette
circonstance.
Ne sachant à quoi s'arrêter, mais ne pouvant vaincre l'aversion et la
méfiance secrète que Soranzo lui inspirait, il prit un terme moyen: ce fut
de lui conseiller de ne pas brusquer les choses et de ne pas presser le
mariage.
Soranzo n'avait pas d'autre volonté à cet égard que celle de son médecin;
il l'écoutait avec la crédulité puérile et grossière d'un dévot qui
demande des miracles à un prêtre. De même qu'il n'avait vu dans Giovanna
qu'un instrument de fortune, il ne voyait dans Argiria qu'un moyen de
recouvrer la santé. Mais l'espèce d'affection qu'il avait pour cette
dernière était plus sincère; on peut même dire que, son caractère et sa
position donnés, il éprouvait un sentiment vrai pour elle. L'amour est le
plus malléable de tous les sentiments humains; il prend toutes les formes,
il produit tous les effets imaginables, selon le terrain où il germe: les
nuances sont innombrables, et les résultais aussi divers que les causes.
Quelquefois il arrive qu'une âme juste et pure ne saurait s'élever jusqu'à
la passion, tandis qu'une âme perverse s'y jette avec ardeur et se fait un
besoin insatiable de la possession d'un être meilleur qu'elle, et dont
elle ne comprend même pas la supériorité. Orio ressentait les mystérieuses
influences de cette protection céleste répandue autour d'un être
angélique. L'air qu'Argiria purifiait de son souffle était un nouvel
élément où Orio croyait respirer le calme et l'espérance; et puis cette
vie d'extase et de retraite avait fait cesser pour lui la vie de débauche,
encore plus mortelle pour l'esprit que pour le corps. Elle lui avait créé
mille soins délicats, mille voluptés chastes dont le libertin s'enivrait,
comme le chasseur d'une eau pure ou d'un fruit savoureux après les
fatigues et les enivrements de la journée. Il se plaisait à voir ses
désirs attisés par une longue attente: afin de les rendre plus vifs, il
délaissait Naam, et concentrait toutes ses pensées de la nuit sur un seul
objet. Il échauffait son cerveau de toutes les privations qu'un amour
noble impose aux âmes consciencieuses, mais qu'un calcul réfléchi lui
suggérait dans son propre intérêt. Habitué à de rapides conquêtes, hardi
jusqu'à l'insolence avec les femmes faciles, flatteur insinuant et menteur
effronté avec les timides, il ne s'était jamais obstiné à la poursuite de
celles qui pouvaient lui opposer une longue résistance: il les haïssait et
feignait de les dédaigner. C'était donc la première fois de sa vie qu'il
faisait vraiment la cour à une femme, et le respect qu'il s'imposait était
un raffinement de volupté où son être, plongé tout entier, trouvait
l'oubli de ses fautes et une sorte de sécurité magique, comme si l'auréole
de pureté qui ceignait le front d'Argiria eût banni les esprits des
ténèbres et combattu les malignes influences.
Argiria, effrayée de son amour, n'osait se dire encore qu'elle était
vaincue, et s'imaginait que, tant qu'elle ne l'aurait pas avoué clairement
à Soranzo, elle pourrait encore se raviser.
Un soir ils étaient assis ensemble à l'une des extrémités de la grande
galerie du palais Memmo; cette galerie, comme toutes celles des palais
vénitiens, traversait le bâtiment dans toute sa largeur, et était percée à
chaque bout de trois grandes fenêtres. Il commençait à faire nuit, et la
galerie n'était éclairée que par une petite lampe d'argent posée au pied
d'une statue de la Vierge. La signora Memmo s'était retirée dans sa
chambre, dont la porte donnait sur la galerie, afin de laisser les deux
fiancés causer librement. Tout en entretenant Argiria de son amour, Orio
s'était rapproché, et avait fini par se mettre à genoux devant elle. Elle
voulut le relever; mais lui, se saisissant de ses mains, les baisa avec
ardeur, et se mit à la regarder avec une ivresse silencieuse. Argiria, qui
avait appris à son tour à connaître le pouvoir de ses yeux, craignant de
se trop abandonner au trouble qu'ils produisaient en elle, détourna les
siens et les porta vers le fond de la galerie. Orio, qui avait vu plus
d'une femme agir de la sorte, attendit en souriant que sa fiancée reportât
ses regards sur lui. Il attendit en vain. Argiria continuait à tenir ses
yeux fixés du même côté, non plus comme si elle eût voulu éviter ceux de
son amant, mais comme si elle considérait attentivement quelque chose
d'étonnant. Elle semblait tellement absorbée dans cette contemplation que
Soranzo en fut inquiété.
«Argiria, dit-il, regardez-moi.»
Argiria ne répondit pas; il y avait dans sa physionomie quelque chose
d'inexplicable et de vraiment effrayant.
«Argiria! répéta Soranzo d'une voix émue! Argiria! mon amour!»
A ces mots, elle se leva brusquement et s'éloigna de lui avec effroi, mais
sans changer un instant la direction de ses regards.
«Qu'est-ce donc?» s'écria Orio avec colère en se levant aussi.
Et il se retourna vivement pour voir l'objet qui fixait d'une manière si
étrange l'attention d'Argiria. Alors il se trouva face à face avec
Ezzelin. A son tour, il devint horriblement pâle, et trembla un instant de
tous ses membres. Dans le premier moment, il avait cru voir le spectre qui
lui avait si souvent rendu de funèbres visites; mais le bruit que faisait
Ezzelin en avançant, et le feu qui brillait dans ses yeux, lui prouvèrent
qu'il n'avait pas affaire à une ombre. Le danger, pour être plus réel,
n'en était que plus grand; mais Soranzo, que la vue d'un fantôme aurait
fait tomber en syncope, se décida devant la réalité à payer d'audace, et,
s'avançant vers Ezzelin d'un air affectueux et empressé:
«Cher ami! s'écria-t-il; est-ce vous? vous que nous croyions avoir perdu
pour jamais!»
Et il étendit les bras comme pour l'embrasser.
Argiria était tombée comme foudroyée aux pieds de son frère. Ezzelin la
releva et la tint serrée contre son coeur; mais devant l'embrassement
d'Orio, il recula saisi de dégoût, et, étendant son bras droit vers la
porte, il lui fit signe de sortir. Orio feignit de ne pas comprendre.
«Sortez! dit Ezzelin d'une voix tremblante d'indignation, en jetant sur
lui un regard terrible.
--Sortir! moi! Et pourquoi?
--Vous le savez. Sortez, et vite.
--Et si je ne le veux pas? continua Orio en reprenant son audace
accoutumée.
--Ah! je saurai vous y contraindre, s'écria Ezzelin avec un rire amer.
--Comment donc?
--En vous démasquant.
--On ne démasque que ceux qui se cachent. Qu'ai-je à cacher, seigneur
Ezzelin?
--Ne lassez pas ma patience. Je veux bien, non pas vous pardonner, mais
vous laisser aller. Partez donc, et souvenez-vous que je vous défends de
jamais chercher à voir ma soeur. Sinon, malheur à vous!
--Seigneur, si un autre que le frère d'Argiria m'avait tenu ce langage, il
l'aurait déjà payé de son sang. A vous, je n'ai rien à dire, si ce n'est
que je n'ai d'ordres à recevoir de personne, et que je méprise les
menaces. Je sortirai d'ici, non à cause de vous qui n'êtes pas le maître,
mais à cause de votre respectable tante, dont je ne veux pas troubler le
repos par une scène de violence. Quant à votre soeur, je ne renoncerai
certainement pas à elle, parce que nous nous aimons, parce que je me crois
digne d'être heureux par elle, et capable de la rendre heureuse.
--Oserez-vous soutenir toujours et partout ce que vous avancez ici?
--Oui, et de toutes les manières.
--Alors venez ici demain avec votre oncle, le vénérable Francesco Morosini;
et nous verrons comment vous répondrez aux accusations que j'ai à porter
contre vous. Je n'aurai d'autres témoins que ma tante et ma soeur.»
Orio fit un pas vers Argiria.
«A demain!» lui dit-elle d'une voix tremblante.
Orio se mordit les lèvres, et sortit à pas lents en répétant avec une
tranquillité superbe:
«A demain!»
«Jésus! Dieu d'amour! s'écria la signora Memmo sur le seuil de sa chambre,
j'ai entendu une voix que je croyais ne devoir plus jamais entendre! mon
Dieu, mon Dieu! qu'est-ce que je vois?... mon neveu! mon enfant!
Demandez-vous des prières?... Votre âme est-elle irritée contre nous?...»
La bonne dame chancela, se retint contre le mur, et, près de tomber
évanouie, fut retenue par le bras d'Ezzelin.
«Non, je ne suis point l'ombre de votre enfant; ma tante, ma soeur
bien-aimée, reconnaissez-moi, je suis votre Ezzelin. Mais, ô mon Dieu!
répondez-moi avant tout; car je ne sais si je dois bénir ou maudire
l'heure qui nous rassemble. Cet homme que je chasse d'ici est-il l'époux
d'Argiria?
--Non, non! s'écria Argiria d'une voix forte, il ne l'eût jamais été! Un
voile funeste était sur mes yeux, mais...
--Il est votre fiancé, du moins! dit Ezzelin en frémissant de la tête aux
pieds.
--Non, non, rien! Je n'ai rien accordé, rien promis!...
--Le lâche, l'infâme a osé me dire que vous vous aimiez!...
--Il m'avait fait croire qu'il était innocent, et je... je le croyais
sincère; mais te voilà, mon frère, je n'aimerai que par ton ordre, je
n'aimerai que toi!...»
Argiria cachait ses sanglots de douleur et de joie dans le sein de son
frère.
Nous laisserons cette famille, à la fois heureuse et consternée, se livrer
à ses épanchements, et se raconter tout ce qui était arrivé de part et
d'autre depuis une séparation si cruelle.
Orio, après avoir déployé ce courage désespéré, s'enfuit chez lui avec
l'assurance et l'empressement d'un homme qui aurait compté trouver un
expédient de salut dans la solitude. Mais toute sa force s'était réfugiée
dans ses muscles, et, en se sentant marcher avec tant de précipitation, il
s'imagina qu'il allait être assisté, comme autrefois, par une de ces
inspirations infernales qu'il avait dans les cas difficiles. Quand il se
trouva dans sa chambre, face à face avec lui-même, il s'aperçut que son
cerveau était vide, son âme consternée, sa position désespérée. Il le vit,
il se tordit les mains avec une angoisse inexprimable en s'écriant: «Je
suis perdu!
--Qu'y a-t-il?» dit Naam en sortant du coin de l'appartement où son
existence semblait avoir pris racine.
Orio n'avait pas coutume de s'ouvrir à Naam quand il n'avait pas besoin de
son dévouement. En cet instant, que pouvait-elle pour lui? Rien sans
doute. Mais la terreur d'Orio était si forte qu'il fallait qu'il cherchât
du secours dans une sympathie humaine.
«Ezzelin est vivant! s'écria-t-il, et il me dénonce!
--Appelle-le au combat, et tâche de le tuer, dit Naam.
--Impossible! il n'acceptera le combat qu'après avoir parlé contre moi.
--Va te réconcilier avec lui, offre-lui tous tes trésors. Adjure-le au nom
du Dieu très-grand!
--Jamais! D'ailleurs il me repousserait.
--Rejette toute la faute sur _les autres!_
--Sur qui? Sur Hussein, sur l'Albanais, sur mes officiers? On me demandera
où ils sont, et on ne me croira pas si je dis que l'incendie...
--Eh bien! mets-toi à genoux devant ton peuple, et dis: J'ai commis une
grande faute et je mérite un grand châtiment. Mais j'ai fait aussi de
nobles actions et rendu de hauts services à mon pays; qu'on me juge. Le
bourreau n'osera pas porter ses mains sur toi; on t'enverra en exil, et
l'an prochain on aura besoin de toi, on te donnera un grand exploit à
faire. Tu seras victorieux, et ta patrie reconnaissante te pardonnera et
t'élèvera en gloire.
--Naam, vous êtes folle, dit Orio avec angoisse, Vous ne comprenez rien
aux choses et aux hommes de ce pays. Vous ne sauriez donner un bon
conseil!
--Mais je puis exécuter tes desseins. Dis-les-moi.
--Et si j'en avais un seul, resterais-je ici un instant de plus?
--La fuite nous reste, dit Naam. Partons!
--C'est le dernier parti à prendre, dit Orio, car c'est tout confesser.
Écoute, Naam, il faudrait trouver un bon spadassin, un brave, un homme
habile et sûr. Ne connais-tu pas ici quelque renégat, quelque transfuge
musulman qui n'ait jamais entendu parler de moi, et qui, par considération
pour toi seule, moyennant une forte somme d'argent...
--Tu veux donc encore assassiner?
--Tais-toi! Baisse la voix. Ne prononce pas ici de tels mots, même dans ta
langue.
--Il faut s'entendre pourtant. Tu veux qu'il meure, et que j'assume sur