L'Uscoque - 09
la jeunesse de l'âme. Elle n'osait, pour ainsi dire, plus vivre; et, si un
homme la regardait ou lui adressait la parole, elle était effrayée en
secret de ce regard et de cette parole qu'Ezzelin ne pouvait plus
recueillir et scruter avant de les laisser arriver jusqu'à elle. Elle
s'entourait donc d'une extrême réserve, se méfiant d'elle-même et des
autres, et sachant donner à cette méfiance un aspect touchant et
respectable.
La jeune dame qui avait parlé d'elle avec tant d'admiration voulut dépiter
son amant jusqu'au bout, et, s'approchant d'Argiria, elle lia conversation
avec elle. Bientôt tout le groupe qui s'était formé sur le balcon auprès
de la dame se reforma autour de ces deux beautés, et se grossit assez pour
que la conversation devînt générale. Au milieu de tous ces regards dont
elle était vraiment le centre d'attraction, Argiria souriait de temps en
temps d'un air mélancolique au brillant caquetage de son interlocutrice.
Peut-être celle-ci espérait-elle l'écraser par là, et l'emporter à force
d'esprit et de gentillesse sur le prestige de cette beauté calme et
sévère. Mais elle n'y réussissait pas; l'artillerie de la coquetterie
était en pleine déroute devant cette puissance de la vraie beauté, de la
beauté de l'âme revêtue de la beauté extérieure.
Durant cette causerie, le salon de jeu avait été envahi par les femmes
aimables et les hommes galants. La plupart des joueurs auraient craint de
manquer de savoir-vivre, en n'abandonnant pas les cartes pour l'entretien
des femmes, et les véritables joueurs s'étaient resserrés autour d'une
seule table comme une poignée de braves se retranchent dans une position
forte pour une résistance désespérée. De même qu'Argiria Ezzelini était le
centre du groupe élégant et courtois, Orio Soranzo, cloué à la table de
jeu, était le centre et l'âme du groupe avide et passionné. Bien que les
siéges se touchassent presque; bien que, dans le dos à dos des causeurs et
des joueurs, il y eût place à peine pour le balancement des plumes et le
développement des gestes, il y avait tout un monde entre les
préoccupations et les aptitudes de ces deux races distinctes d'hommes aux
moeurs faciles et d'hommes à instincts farouches. Leurs attitudes et
l'expression de leurs traits se ressemblaient aussi peu que leurs discours
et leur occupation.
Argiria, écoutant les propos joyeux, ressemblait à un ange de lumière ému
des misères de l'humanité. Orio, en agitant dans ses mains l'existence de
ses amis et la sienne propre, avait l'air d'un esprit de ténèbres, riant
d'un rire infernal au sein des tortures qu'il éprouvait et qu'il faisait
éprouver.
Naturellement, la conversation du nouveau groupe élégant se rattacha à
celle qui avait été interrompue sur le balcon par l'entrée d'Argiria.
L'amour est toujours l'âme des entretiens où les femmes ont part. C'est
toujours avec le même intérêt et la même chaleur que les deux sexes
débattent ce sujet dès qu'ils se rencontrent en champ clos; et cela dure,
je crois, depuis le temps où la race humaine a su exprimer ses idées et
ses sentiments par la parole. Il y a de merveilleuses nuances dans
l'expression des diverses théories qui se discutent, selon l'âge et selon
l'expérience des opinants et des auditeurs. Si chacun était de bonne foi
dans ces déclarations si diverses, un esprit philosophique pourrait, je
n'en doute pas, d'après l'exposé des facultés aimantes, prendre la mesure
des facultés intellectuelles et morales de chacun. Mais personne n'est
sincère sur ce point. En amour, chacun a son rôle étudié d'avance, et
approprié aux sympathies de ceux qui écoutent. Ainsi, soit dans le mal,
soit dans le bien, tous les hommes se vantent. Dirai-je des femmes que...
--Rien du tout, interrompit Beppa, car un abbé ne doit pas les connaître.
--Argiria, continua l'abbé en riant, s'abstint de se mêler à la discussion,
dès qu'elle s'anima, et surtout que le sujet proposé à l'analyse de la
noble compagnie eut été nommé par la dame du balcon. Le nom qui fut
prononcé fit monter le sang à la figure de la belle Ezzelini; puis une
pâleur mortelle redescendit aussitôt de son front jusqu'à ses lèvres.
L'interlocutrice était trop enivrée de son propre babil pour y prendre
garde. Il n'est rien de plus indiscret et de moins délicat que les gens à
réputation d'esprit. Pourvu qu'ils parlent, peu leur importe de blesser
ceux qui les écoutent; ils sont souverainement égoïstes et ne regardent
jamais dans l'âme d'autrui l'effet de leurs paroles, habitués qu'ils sont
à ne produire jamais d'effet sérieux, et à se voir pardonner toujours le
fond en faveur de la forme. La dame devint de plus en plus pressante; elle
croyait toucher à son triomphe, et, non contente du silence d'Argiria,
qu'elle imputait à l'absence d'esprit, elle voulait lui arracher
quelqu'une de ces niaises réponses, toujours si inconvenantes dans la
bouche des jeunes filles lorsque leur ignorance n'est pas éclairée et
sanctifiée par la délicatesse du tact et par la prudence de la modestie.
«Allons, ma belle signorina, dit la perfide admiratrice, prononcez-vous
sur ce cas difficile. La vérité est, dit-on, dans la bouche des enfants, à
plus forte raison dans celle des anges. Voici la question: un homme
peut-il être inconsolable de la perte de sa femme, et messer Orio Soranzo
sera-t-il consolé l'an prochain? Nous vous prenons pour arbitre et
attendons de vous un oracle.»
Cette interpellation directe et tous les regards qui s'étaient portés à la
fois sur elle, avaient causé un grand trouble à la belle Argiria; mais
elle se remit par un grand effort sur elle-même, et répondit d'une voix un
peu tremblante, mais assez élevée pour être entendue de tous:
«Que puis-je vous dire de cet homme que je hais et que je méprise? Vous
ignorez sans doute, madame, que je vois en lui l'assassin de mon frère.»
Cette réponse tomba comme la foudre, et chacun se regarda en silence. On
avait eu soin de parler de Soranzo à mots couverts et de ne le nommer qu'à
voix basse. Tout le monde savait qu'il était là, et Argiria seule, quoique
assise à deux pas de lui, entourée qu'elle était de têtes avides
d'approcher de la sienne, ne l'avait pas vu.
Soranzo n'avait rien entendu de la conversation. Il tenait les dés, et
toutes les précautions qu'on prenait étaient fort inutiles. On eût pu lui
crier son nom aux oreilles, il ne s'en fût pas aperçu: il jouait! Il
touchait à la crise d'une partie dont l'enjeu était si énorme, que les
joueurs se l'étaient dit tout bas pour ne pas manquer aux convenances. Le
jeu étant alors livré à toute la censure des gens graves et même à des
proscriptions légales, les maîtres de la maison priaient leurs hôtes de
s'y livrer modérément. Orio était pâle, froid, immobile. On eût dit un
mathématicien cherchant la solution d'un problème. Il possédait ce calme
impassible et cette dédaigneuse indifférence qui caractérisent les grands
joueurs. Il ne savait seulement pas que la salle s'était remplie de
personnes étrangères au jeu, et le paradis de Mahomet se prosternant en
masse devant lui ne lui eût pas seulement fait lever les yeux.
D'où vient donc que les paroles de la belle Argiria le réveillèrent tout à
coup de sa léthargie, et le firent bondir comme s'il eût été frappé d'un
coup de poignard?
Il est des émotions mystérieuses et d'inexplicables mobiles qui font
vibrer les cordes secrètes de l'âme. Argiria n'avait prononcé ni le non
d'Orio ni celui d'Ezzelin; mais ces mots d'_assassin_ et de _frère_
révélèrent comme par magie au coupable qu'il était question de lui et de
sa victime. Il n'avait pas vu Argiria, il ne savait pas qu'elle fût près
de lui; comment put-il comprendre tout à coup que cette voix était celle
de la soeur d'Ezzelin? Il le comprit, voilà ce que chacun vit sans pouvoir
l'expliquer.
Cette voix enfonça un fer rouge dans ses entrailles. Il devint pâle comme
la mort, et, se levant par une commotion électrique, il jeta son cornet
sur la table, et la repoussa si rudement qu'elle faillit tomber sur son
adversaire. Celui-ci se leva aussi, se croyant insulté.
«Que fais-tu donc, Orio? s'écria un des associés au jeu de Soranzo, qui
n'avait pas laissé détourner son attention par cette scène, et qui jeta sa
main sur les dés pour les conserver sur leur face. Tu gagnes, mon cher, tu
gagnes! J'en appelle à tous! dix points!»
Orio n'entendit pas. Il resta debout, la face tournée vers le groupe d'où
la voix d'Argiria était partie; sa main, appuyée sur le dossier de sa
chaise, lui imprimait un tremblement convulsif; il avait le cou tendu en
avant et roidi par l'angoisse; ses yeux hagards lançaient des flammes. En
voyant surgir au-dessus des têtes consternées de l'auditoire cette tête
livide et menaçante, Argiria eut peur et se sentit prête à défaillir; mais
elle vainquit cette première émotion; et, se levant, elle affronta le
regard d'Orio avec une constance foudroyante. Orio avait dans la
physionomie, dans les yeux surtout, quelque chose de pénétrant dont
l'effet, tantôt séduisant et tantôt terrible, était le secret de son grand
ascendant. Ezzelin avait été le seul être que ce regard n'eût jamais ni
fasciné, ni intimidé, ni trompé. Dans la contenance de sa soeur, Orio
retrouva la même incrédulité, la même froideur, la même révolte contre sa
puissance magnétique. Il avait éprouvé tant de dépit contre Ezzelin qu'il
l'avait haï indépendamment de tout motif d'intérêt personnel. Il l'avait
haï pour lui-même, par instinct, par nécessité, parce qu'il avait tremblé
devant lui; parce que, dans cette nature calme et juste, il avait senti
une force écrasante, devant laquelle toute la puissance de son astuce
avait échoué. Depuis qu'Ezzelin n'était plus, Orio se croyait le maître du
monde; mais il le voyait toujours dans ses rêves, lui apparaissant comme
un vengeur de la mort de Giovanna. En cet instant il crut rêver tout
éveillé. Argiria ressemblait prodigieusement à son frère; elle avait aussi
quelque chose de lui dans la voix, car la voix d'Ezzelin était
remarquablement suave. Cette belle fille, vêtue de blanc et pâle comme les
perles de son collier, lui fit l'effet d'un de ces spectres du sommeil qui
nous présentent deux personnes différentes confondues dans une seule.
C'était Ezzelin dans un corps de femme; c'étaient Ezzelin et Giovanna tout
ensemble, c'étaient ses deux victimes associées. Orio fit un grand cri, et
tomba roide sur le carreau.
Ses amis se hâtèrent de le relever.
«Ce n'est rien, dit son associé au jeu, il est sujet à ces accidents
depuis la mort tragique de sa femme. Badoer, reprenez le jeu: dans un
instant je vous tiendrai tête, et dans une heure au plus Soranzo pourra
donner revanche.»
Le jeu continua comme si rien ne s'était passé. Zuliani et Gritti
emportèrent Soranzo sur la terrasse. Le patron du logis, promptement
informé de l'événement, les y suivit avec quelques valets. On entendit des
cris étouffés, des sons étranges et affreux. Aussitôt toutes les portes
qui donnaient sur les balcons furent fermées précipitamment. Sans doute,
Soranzo était en proie à quelque horrible crise. Les instruments reçurent
l'ordre de jouer, et les sons de l'orchestre couvrirent ces bruits
sinistres. Néanmoins l'épouvante glaça la joie dans tous les coeurs. Cette
scène d'agonie, qu'une vitre et un rideau séparaient du bal, était plus
hideuse dans les imaginations qu'elle ne l'eût été pour les regards.
Plusieurs femmes s'évanouirent. La belle Argiria, profitant de la
confusion où cette scène avait jeté l'assemblée, s'était retirée avec sa
tante.
«J'ai vu, dit le jeune Mocenigo, périr à mes côtés, sur le champ de
bataille, des centaines d'hommes qui valaient bien Soranzo; mais dans la
chaleur de l'action on est muni d'un impitoyable sang-froid. Ici l'horreur
du contraste est telle que je ne me souviens pas d'avoir été aussi troublé
que je le suis.»
On se rassembla autour de Mocenigo. On savait qu'il avait succédé à
Soranzo dans le gouvernement du passage de Lépante, et il devait savoir
beaucoup de choses sur les événements mystérieux et si diversement
rapportés de cette phase de la vie d'Orio. On pressa de questions ce jeune
officier, mais il s'expliqua avec prudence et loyauté.
«J'ignore, dit-il, si ce fut vraiment l'amour de sa femme ou quelque
maladie du genre de celle dont nous voyons la gravité qui causa l'étrange
incurie de Soranzo durant son gouvernement de Curzolari. Quoi qu'il en
soit, le brave Ezzelin a été massacré, avec tout son équipage, à trois
portées de canon du château de San-Silvio. Ce malheur eût dû être prévu et
eût pu être empêché. J'ai peut-être à me reprocher la scène qui vient de
se passer ici; car c'est moi qui, sommé par la signora Memmo de donner à
cet égard des renseignements certains, lui ai rapporté les faits tels que
je les ai recueillis de la bouche des témoins les plus sûrs.
--C'était votre devoir! s'écria-t-on.
--Sans doute, reprit Mocenigo, et je l'ai rempli avec la plus grande
impartialité. La signora Memmo, et avec elle toute sa famille, ont cru
devoir garder le silence. Mais la jeune soeur du comte n'a pu modérer la
véhémence de ses regrets. Elle est dans l'âge où l'indignation ne connaît
point de ménagement et la douleur point de bornes. Toute autre qu'elle eût
été blâmable aujourd'hui de donner une leçon si dure à Soranzo. La grande
affection qu'elle portait à son frère et sa grande jeunesse peuvent seules
excuser cet emportement injuste. Soranzo...
--C'est assez parler de moi, dit une voix creuse à l'oreille de Mocenigo,
je vous remercie.»
Mocenigo s'arrêta brusquement. Il lui sembla qu'une main de plomb s'était
posée sur son épaule. On remarqua sa pâleur subite et un homme de haute
taille qui, après s'être penché vers lui, se perdit dans la foule. Est-ce
donc Orio Soranzo déjà revenu à la vie? s'écria-t-on de toutes parts. On
se pressa vers le salon de jeu. Il était déjà encombré. Le jeu
recommençait avec fureur. Orio Soranzo avait reprit sa place et tenait les
dés. Il était fort pâle; mais sa figure était calme; et un peu d'écume
rougeâtre au bord de sa moustache trahissait seule la crise dont il venait
de triompher si rapidement. Il joua jusqu'au jour, gagna insolemment,
quoique lassé de son succès, en véritable joueur avide d'émotions plus que
d'argent; il n'eut plus d'attention pour son jeu et fit beaucoup de
fautes. Vers le matin il partit jurant contre la fortune qui ne lui était,
disait-il, jamais favorable à propos. Puis il sortit à pied, oubliant sa
gondole à la porte du palais, quoiqu'il fût chargé d'or à ne pouvoir se
traîner, et regagna lentement sa demeure.
«Je crains qu'il ne soit encore malade, dit en le suivant des yeux Zuliani,
qui était, sinon son ami (Orio n'en avait guère), du moins son assidu
compagnon de plaisir. Il s'en va seul et lesté d'un métal dont le son
attire plus que la voix des sirènes. Il fait encore sombre, les rues sont
désertes, il pourrait faire quelque mauvaise rencontre. J'aurais regret à
voir ces beaux sequins tomber dans des mains ignobles.»
En parlant ainsi, Zuliani commanda à ses gens d'aller l'attendre avec sa
gondole au palais de Soranzo, et, se mettant à courir sur ses traces, il
l'atteignit au petit pont des _Barcaroles_. Il le trouva debout contre le
parapet, semant dans l'eau quelque chose qu'il regardait tomber avec
attention. S'étant approché tout à fait, il vit qu'il semait dans le
canaletto son or par poignées, avec un sérieux incroyable.
«Es-tu fou? s'écria Zuliani en voulant l'arrêter; et avec quoi joueras-tu
demain, malheureux?
--Ne vois-tu pas que cet or me gêne? répondit Soranzo. Je suis tout en
sueur pour l'avoir porté jusqu'ici; je fais comme les navires près de
sombrer, je jette ma cargaison à la mer.
--Mais voici, reprit Zuliani, un navire de bonne rencontre, qui va prendre
à bord ta cargaison, et voguer de conserve avec toi jusqu'au port. Allons,
donne-moi tes sequins et ton bras aussi, si tu es fatigué.
--Attends, dit Soranzo d'un air hébété, laisse-moi jeter encore quelques
poignées de ces _doges_ dans ce canal. J'ai découvert que c'était un
plaisir très-vif, et c'est quelque chose que de trouver un amusement
nouveau.
--Corps du Christ! que je sois damné si j'y consens! s'écria Zuliani;
songe qu'une partie de cet or est à moi.
--C'est vrai, dit Orio en lui remettant tout ce qu'il avait sur lui; et,
par Dieu! il me prend fantaisie de te lever le pied et de te jeter avec la
cargaison dans le canal. Je serai plus sûr de vous voir couler à fond tous
les deux.»
Zuliani se prit à rire, et comme ils se remettaient en marche:
«Tu es donc bien sûr de gagner demain, dit-il à son extravagant compagnon,
que tu veux tout perdre aujourd'hui?
--Zuliani, répondit Orio après avoir marché quelques instants en silence,
tu sauras que je n'aime plus le jeu.
--Qu'aimes-tu donc? la torture?
--Oh! pas davantage! dit Soranzo d'un ton sinistre et avec un affreux
sourire; je suis encore plus blasé là-dessus que sur le jeu!
--Par notre sainte mère l'inquisition! tu m'effrayes! Aurais-tu affaire
parfois, la nuit, au palais ducal? Les familiers du saint-office
t'invitent-ils quelquefois à souper avec le tourmenteur? Es-tu de quelque
conspiration ou de quelque secte, ou bien vas-tu voir écorcher de temps en
temps pour ton plaisir? Si tu es soupçonné de quoi que ce soit, dis-le-moi,
et je te souhaite le bonjour; car je n'aime ni la politique ni la
scolastique, et les bas rouges du bourreau sont d'une nuance aiguë qui
m'éblouit et m'affecte la vue.
--Tu es un sot, répondit Orio. Le bourreau dont tu parles est un bel
esprit mielleux qui fait de fades sonnets. Il en est un qui connaît mieux
son affaire, et qui vous écorche un homme bien plus lestement: c'est
l'ennui. Le connais-tu?
--Ah! bon! c'est une métaphore. Tu as l'humeur chagrine ce matin: c'est la
suite de ton attaque de nerfs. Tu aurais dû boire un grand verre de vin de
Kyros pour chasser ces vapeurs.
--Le vin n'a plus de goût, Zuliani, et d'effet encore moins. Le sang de la
vigne a gelé dans ses veines, et la terre n'est plus qu'un limon stérile
qui n'a même plus la force d'engendrer des poisons.
--Tu parles de la terre comme un vrai Vénitien: la terre est un amas de
pierres taillées sur lesquelles il pousse des hommes et des huîtres.
--Et des bavards insipides, reprit Orio en s'arrêtant. J'ai envie de
t'assassiner, Zuliani.
--Pourquoi faire? répondit gaiement celui-ci, qui ne soupçonnait pas à
quel point Soranzo, rongé par une démence sanguinaire, était capable de se
porter à un acte de fureur.
--Pardieu, répondit-il, ce serait pour voir s'il y a du plaisir à tuer un
homme sans aucun profit.
--Eh bien! reprit légèrement Zuliani, l'occasion n'y est point, car j'ai
de l'or sur moi.
--Il est à moi! dit Soranzo.
--Je n'en sais rien. Tu as jeté ta part dans le canaletto; et quand nous
ferons nos comptes tout à l'heure, il se trouvera peut-être que tu me
dois. Ainsi ne me tue pas; car ce serait pour me voler, et cela n'aurait
rien de neuf.
--Malheur à vous, monsieur, si vous avez l'intention de m'insulter!»
s'écria Orio en saisissant son camarade à la gorge avec une fureur subite.
Il ne pouvait croire que Zuliani parlât au hasard et sans intention. Les
remords qui le dévoraient lui faisaient voir partout un danger ou un
outrage, et dans son égarement il risquait à toute heure de se démasquer
lui-même par crainte des autres.
«Ne serre pas si fort, lui dit tranquillement Zuliani, qui prenait tout
ceci pour un jeu. Je ne suis pas encore brouillé avec le vin, et je tiens
à ne pas laisser venir d obstruction dans mon gosier.
--Comme le matin est triste! dit Orio en le lâchant avec indifférence; car
il avait si souvent tremblé d'être découvert qu'il était blasé sur le
plaisir de se retrouver en sûreté, et ne s'en apercevait même plus. Le
soleil est devenu aussi pâle que la lune; depuis quelque temps il ne fait
plus chaud en Italie.
--Tu en disais autant l'été dernier en Grèce.
--Mais regarde comme cette aurore est laide et blafarde! Elle est d'un
jaune bilieux.
--Eh bien! c'est une diversion à ces lunes de sang contre lesquelles tu
déblatérais à Corfou: tu n'es jamais content. Le soleil et la lune ont
encouru ta disgrâce; il ne faut s'étonner de rien, puisque tu te refroidis
à l'endroit du jeu. Ah ça! dis-moi donc s'il est vrai que tu ne l'aimes
plus?
--Est-ce que tu ne vois pas que depuis quelque temps je gagne toujours?
--Et c'est là ce qui t'en dégoûte? Changeons. Moi, je ne fais que perdre,
et je suis diablement blasé sur ce plaisir-là.
--Un joueur qui ne perd plus, un buveur qui ne s'enivre plus, c'est tout
un, dit Orio.
--Orio! si tu veux que je te le dise, tu es fou: tu négliges ta maladie.
Il faudrait te faire tirer du sang.
--Je n'aime plus le sang, répondit Orio préoccupé.
--Eh! je ne te dis pas d'en boire!» reprit Zuliani impatienté.
Ils arrivèrent en ce moment au palais Soranzo. Leurs gondoles y étaient
déjà rendues. Zuliani voulut conduire Orio jusqu'à sa chambre; il pensait
qu'il avait la fièvre et craignait qu'il ne tombât dans l'escalier.
«Laisse-moi! va-t-en! dit Orio en l'arrêtant sur le seuil de son
appartement. J'ai assez de toi.
--C'est bien réciproque, dit Zuliani en entrant malgré lui. Mais il faut
que je me débarrasse de cet or, et que nous fassions notre
partage.
--Prends tout! laisse-moi! reprit Soranzo. Épargne-moi la vue de cet or;
je le déteste! Je ne sais vraiment plus à quoi cela peut servir!
--Baste! à tout! s'écria Zuliani.
--Si on pouvait acheter seulement le sommeil!» dit Orio d'un ton lugubre.
Et, prenant le bras de son camarade, il le mena jusqu'à un coin de sa
chambre où Naam, drapée dans un grand manteau de laine blanche, et couchée
sur une peau de panthère, dormait si profondément qu'elle n'avait pas
entendu rentrer son maître.
«Regarde! dit Orio à Zuliani.
--Qu'est-ce que cela? reprit l'autre; ton page égyptien? Si c'était une
femme, je te l'aurais déjà volée; mais que veux-tu que j'en fasse? Il ne
parle pas chrétien, et je vivrais bien mille ans sans pouvoir comprendre
un mot de sa langue de réprouvé.
--Regarde, bête brute! dit Orio, regarde ce front calme, cette bouche
paisible, cet oeil voilé sous ces longues paupières! Regarde ce que c'est
que le sommeil; regarde ce que c'est que le bonheur!
--Bois de l'opium, tu dormiras de même, dit Zuliani.
--J'en boirais en vain, dit Orio. Sais-tu ce qui procure un si profond
repos à cet enfant? C'est qu'il n'a jamais possédé une seule pièce
d'or.
--Ah! que tu es fade et sentencieux ce matin! dit Zuliani en bâillant.
Allons! veux-tu compter? Non? En ce cas, je compte seul, et tu te tiendras
pour content quand même je découvrirais que tu as jeté tout ton gain sous
le pont des _Barcaroles?_»
Orio haussa les épaules.
Zuliani compta, et trouva encore pour Soranzo une somme considérable qu'il
lui rendit scrupuleusement; puis il se retira en lui souhaitant du repos
et lui conseillant la saignée. Orio ne répondit pas; et quand il fut seul,
il prit tous les sequins étalés sur la table, et les poussa du pied sous
un tapis pour ne pas les voir. La vue de l'or lui causait effectivement
une répugnance physique qui allait chaque jour en augmentant, et qui était
bien en lui le symptôme d'une de ces affreuses maladies de l'âme qui
arrivent à se matérialiser dans leurs effets. La vue de l'or monnayé
n'était pas la seule antipathie qui se fût développée en lui; il ne
pouvait voir briller l'acier d'une arme quelconque, ou seulement les
joyaux d'une femme, sans se retracer, pour ainsi dire oculairement, les
atrocités de sa vie d'uscoque. Il cachait ses souffrances, et même il les
étouffait complètement quand la nécessité d'agir échauffait son sang
appauvri. Il venait de faire, avec Morosini, une nouvelle campagne, cette
glorieuse expédition où les navires de Venise plantèrent leur bannière
triomphante dans le Pirée. Orio, sentant que toute la considération future
de sa vie dépendait de sa conduite en cette circonstance, avait encore
fait là des prodiges de valeur; il avait complètement lavé la tache du
gouvernement de San-Silvio, et il avait contraint toute l'armée à dire de
lui que, s'il était un mauvais administrateur, il était, à coup sûr, un
vaillant capitaine et un rude soldat.
Après ce dernier effort, Orio, couronné de succès dans toutes ses
entreprises, glorifié de tous, traité comme un fils par l'amiral, délivré
de tous ses ennemis, et riche au delà de ses espérances, était rentré dans
sa patrie, résolu à n'en plus sortir et à y savourer le fruit de ses
terribles oeuvres. Mais la divine justice l'attendait à ce point pour le
châtier, en lui ôtant toute l'énergie de son caractère. Au faîte de sa
prospérité impie, il était retombé sur lui-même avec accablement, et, à la
veille de vivre selon ses rêves, l'agonie s'était emparée de lui. Il avait
accompli tout ce que comportaient l'audace et la méchanceté de son
organisation; il se disait à lui-même qu'il était un homme fini, et
qu'ayant réussi dans des entreprises insensées, il n'avait plus qu'à voir
décliner son étoile. C'en était fait; il ne jouissait de rien. Cette
puissance de l'argent, cette vie de désordre illimité, cette absence de
soins qu'il avait rêvées, cette supériorité de magnificence et de
prodigalité sur tous ses pairs, toutes ces vanités honteuses et impudentes,
auxquelles il avait immolé une hécatombe à rassasier tout l'enfer, lui
apparurent dans toute leur misère; et, du moment qu'il cessa d'être enivré
et amusé, il cessa d'être aveuglé sur l'horreur des ses fautes. Elles se
dressèrent devant lui, et lui parurent détestables, non pas au point de
vue de la morale et de l'honneur, mais à celui du raisonnement et de
l'intérêt personnel bien entendu; car Orio entendait par morale les
conventions de respect réciproque dictées aux hommes timides par la peur
qu'ils ont les uns des autres; par honneur, la niaise vanité des gens qui
ne se contentent pas de faire croire à leur vertu, et qui veulent y croire
eux-mêmes; enfin, par intérêt personnel bien entendu, la plus grande somme
de jouissances dans tous les genres à lui connus: indépendance pour soi,
domination sur les autres, triomphe d'audace, de prospérité ou d'habileté
sur toutes ces âmes craintives ou jalouses dont le monde lui semblait
composé.
On voit que cet homme restreignait les jouissances humaines à toutes
celles qui composent le _paraître_, et, puisque cette manière de
s'exprimer est permise en Italie, nous ajouterons que les joies
intérieures qui procurent l'_être_ lui étaient absolument inconnues. Comme
tous les hommes de ce tempérament exceptionnel, il ne soupçonnait même pas
l'existence de ces plaisirs intérieurs qu'une conscience pure, une
intelligence saine et de nobles instincts assurent aux âmes honnêtes, même
au sein des plus grandes infortunes et des plus âpres persécutions. Il
avait cru que la société pouvait donner du repos à celui qui la trompe
pour l'exploiter. Il ne savait pas qu'elle ne peut l'ôter à l'homme qui la
brave pour la servir.
Mais Orio fut puni précisément par où il avait péché. Le monde extérieur,
auquel il avait tout sacrifié, s'écroula autour de lui, et toutes les
réalités qu'il avait cru saisir s'évanouirent comme des rêves. Il y avait
en lui une contradiction trop manifeste. Le mépris des autres, qui était
la base de ses idées, ne pouvait pas le conduire à l'estime de soi,
puisqu'il avait voulu établir cette propre estime sur celle d'autrui,
toujours prête à lui manquer. Il tournait donc dans un cercle vicieux, se
frottant les mains d'avoir fait des dupes, et tout aussitôt pâlissant de
rencontrer des accusateurs.
C'était cette peur d'être découvert qui, détruisant pour lui toute
sécurité, empoisonnant toute jouissance, produisait en lui le même effet
que le remords. Le remords suppose toujours un état d'honnêteté antérieur
au crime. Orio, n'ayant jamais eu aucun principe de justice, ne
connaissait pas le repentir; n'ayant jamais connu d'affection véritable,
il n'avait pas davantage de regret. Mais, ayant des passions effrénées et
des besoins énormes, il voyait que ses jouissances n'étaient point
homme la regardait ou lui adressait la parole, elle était effrayée en
secret de ce regard et de cette parole qu'Ezzelin ne pouvait plus
recueillir et scruter avant de les laisser arriver jusqu'à elle. Elle
s'entourait donc d'une extrême réserve, se méfiant d'elle-même et des
autres, et sachant donner à cette méfiance un aspect touchant et
respectable.
La jeune dame qui avait parlé d'elle avec tant d'admiration voulut dépiter
son amant jusqu'au bout, et, s'approchant d'Argiria, elle lia conversation
avec elle. Bientôt tout le groupe qui s'était formé sur le balcon auprès
de la dame se reforma autour de ces deux beautés, et se grossit assez pour
que la conversation devînt générale. Au milieu de tous ces regards dont
elle était vraiment le centre d'attraction, Argiria souriait de temps en
temps d'un air mélancolique au brillant caquetage de son interlocutrice.
Peut-être celle-ci espérait-elle l'écraser par là, et l'emporter à force
d'esprit et de gentillesse sur le prestige de cette beauté calme et
sévère. Mais elle n'y réussissait pas; l'artillerie de la coquetterie
était en pleine déroute devant cette puissance de la vraie beauté, de la
beauté de l'âme revêtue de la beauté extérieure.
Durant cette causerie, le salon de jeu avait été envahi par les femmes
aimables et les hommes galants. La plupart des joueurs auraient craint de
manquer de savoir-vivre, en n'abandonnant pas les cartes pour l'entretien
des femmes, et les véritables joueurs s'étaient resserrés autour d'une
seule table comme une poignée de braves se retranchent dans une position
forte pour une résistance désespérée. De même qu'Argiria Ezzelini était le
centre du groupe élégant et courtois, Orio Soranzo, cloué à la table de
jeu, était le centre et l'âme du groupe avide et passionné. Bien que les
siéges se touchassent presque; bien que, dans le dos à dos des causeurs et
des joueurs, il y eût place à peine pour le balancement des plumes et le
développement des gestes, il y avait tout un monde entre les
préoccupations et les aptitudes de ces deux races distinctes d'hommes aux
moeurs faciles et d'hommes à instincts farouches. Leurs attitudes et
l'expression de leurs traits se ressemblaient aussi peu que leurs discours
et leur occupation.
Argiria, écoutant les propos joyeux, ressemblait à un ange de lumière ému
des misères de l'humanité. Orio, en agitant dans ses mains l'existence de
ses amis et la sienne propre, avait l'air d'un esprit de ténèbres, riant
d'un rire infernal au sein des tortures qu'il éprouvait et qu'il faisait
éprouver.
Naturellement, la conversation du nouveau groupe élégant se rattacha à
celle qui avait été interrompue sur le balcon par l'entrée d'Argiria.
L'amour est toujours l'âme des entretiens où les femmes ont part. C'est
toujours avec le même intérêt et la même chaleur que les deux sexes
débattent ce sujet dès qu'ils se rencontrent en champ clos; et cela dure,
je crois, depuis le temps où la race humaine a su exprimer ses idées et
ses sentiments par la parole. Il y a de merveilleuses nuances dans
l'expression des diverses théories qui se discutent, selon l'âge et selon
l'expérience des opinants et des auditeurs. Si chacun était de bonne foi
dans ces déclarations si diverses, un esprit philosophique pourrait, je
n'en doute pas, d'après l'exposé des facultés aimantes, prendre la mesure
des facultés intellectuelles et morales de chacun. Mais personne n'est
sincère sur ce point. En amour, chacun a son rôle étudié d'avance, et
approprié aux sympathies de ceux qui écoutent. Ainsi, soit dans le mal,
soit dans le bien, tous les hommes se vantent. Dirai-je des femmes que...
--Rien du tout, interrompit Beppa, car un abbé ne doit pas les connaître.
--Argiria, continua l'abbé en riant, s'abstint de se mêler à la discussion,
dès qu'elle s'anima, et surtout que le sujet proposé à l'analyse de la
noble compagnie eut été nommé par la dame du balcon. Le nom qui fut
prononcé fit monter le sang à la figure de la belle Ezzelini; puis une
pâleur mortelle redescendit aussitôt de son front jusqu'à ses lèvres.
L'interlocutrice était trop enivrée de son propre babil pour y prendre
garde. Il n'est rien de plus indiscret et de moins délicat que les gens à
réputation d'esprit. Pourvu qu'ils parlent, peu leur importe de blesser
ceux qui les écoutent; ils sont souverainement égoïstes et ne regardent
jamais dans l'âme d'autrui l'effet de leurs paroles, habitués qu'ils sont
à ne produire jamais d'effet sérieux, et à se voir pardonner toujours le
fond en faveur de la forme. La dame devint de plus en plus pressante; elle
croyait toucher à son triomphe, et, non contente du silence d'Argiria,
qu'elle imputait à l'absence d'esprit, elle voulait lui arracher
quelqu'une de ces niaises réponses, toujours si inconvenantes dans la
bouche des jeunes filles lorsque leur ignorance n'est pas éclairée et
sanctifiée par la délicatesse du tact et par la prudence de la modestie.
«Allons, ma belle signorina, dit la perfide admiratrice, prononcez-vous
sur ce cas difficile. La vérité est, dit-on, dans la bouche des enfants, à
plus forte raison dans celle des anges. Voici la question: un homme
peut-il être inconsolable de la perte de sa femme, et messer Orio Soranzo
sera-t-il consolé l'an prochain? Nous vous prenons pour arbitre et
attendons de vous un oracle.»
Cette interpellation directe et tous les regards qui s'étaient portés à la
fois sur elle, avaient causé un grand trouble à la belle Argiria; mais
elle se remit par un grand effort sur elle-même, et répondit d'une voix un
peu tremblante, mais assez élevée pour être entendue de tous:
«Que puis-je vous dire de cet homme que je hais et que je méprise? Vous
ignorez sans doute, madame, que je vois en lui l'assassin de mon frère.»
Cette réponse tomba comme la foudre, et chacun se regarda en silence. On
avait eu soin de parler de Soranzo à mots couverts et de ne le nommer qu'à
voix basse. Tout le monde savait qu'il était là, et Argiria seule, quoique
assise à deux pas de lui, entourée qu'elle était de têtes avides
d'approcher de la sienne, ne l'avait pas vu.
Soranzo n'avait rien entendu de la conversation. Il tenait les dés, et
toutes les précautions qu'on prenait étaient fort inutiles. On eût pu lui
crier son nom aux oreilles, il ne s'en fût pas aperçu: il jouait! Il
touchait à la crise d'une partie dont l'enjeu était si énorme, que les
joueurs se l'étaient dit tout bas pour ne pas manquer aux convenances. Le
jeu étant alors livré à toute la censure des gens graves et même à des
proscriptions légales, les maîtres de la maison priaient leurs hôtes de
s'y livrer modérément. Orio était pâle, froid, immobile. On eût dit un
mathématicien cherchant la solution d'un problème. Il possédait ce calme
impassible et cette dédaigneuse indifférence qui caractérisent les grands
joueurs. Il ne savait seulement pas que la salle s'était remplie de
personnes étrangères au jeu, et le paradis de Mahomet se prosternant en
masse devant lui ne lui eût pas seulement fait lever les yeux.
D'où vient donc que les paroles de la belle Argiria le réveillèrent tout à
coup de sa léthargie, et le firent bondir comme s'il eût été frappé d'un
coup de poignard?
Il est des émotions mystérieuses et d'inexplicables mobiles qui font
vibrer les cordes secrètes de l'âme. Argiria n'avait prononcé ni le non
d'Orio ni celui d'Ezzelin; mais ces mots d'_assassin_ et de _frère_
révélèrent comme par magie au coupable qu'il était question de lui et de
sa victime. Il n'avait pas vu Argiria, il ne savait pas qu'elle fût près
de lui; comment put-il comprendre tout à coup que cette voix était celle
de la soeur d'Ezzelin? Il le comprit, voilà ce que chacun vit sans pouvoir
l'expliquer.
Cette voix enfonça un fer rouge dans ses entrailles. Il devint pâle comme
la mort, et, se levant par une commotion électrique, il jeta son cornet
sur la table, et la repoussa si rudement qu'elle faillit tomber sur son
adversaire. Celui-ci se leva aussi, se croyant insulté.
«Que fais-tu donc, Orio? s'écria un des associés au jeu de Soranzo, qui
n'avait pas laissé détourner son attention par cette scène, et qui jeta sa
main sur les dés pour les conserver sur leur face. Tu gagnes, mon cher, tu
gagnes! J'en appelle à tous! dix points!»
Orio n'entendit pas. Il resta debout, la face tournée vers le groupe d'où
la voix d'Argiria était partie; sa main, appuyée sur le dossier de sa
chaise, lui imprimait un tremblement convulsif; il avait le cou tendu en
avant et roidi par l'angoisse; ses yeux hagards lançaient des flammes. En
voyant surgir au-dessus des têtes consternées de l'auditoire cette tête
livide et menaçante, Argiria eut peur et se sentit prête à défaillir; mais
elle vainquit cette première émotion; et, se levant, elle affronta le
regard d'Orio avec une constance foudroyante. Orio avait dans la
physionomie, dans les yeux surtout, quelque chose de pénétrant dont
l'effet, tantôt séduisant et tantôt terrible, était le secret de son grand
ascendant. Ezzelin avait été le seul être que ce regard n'eût jamais ni
fasciné, ni intimidé, ni trompé. Dans la contenance de sa soeur, Orio
retrouva la même incrédulité, la même froideur, la même révolte contre sa
puissance magnétique. Il avait éprouvé tant de dépit contre Ezzelin qu'il
l'avait haï indépendamment de tout motif d'intérêt personnel. Il l'avait
haï pour lui-même, par instinct, par nécessité, parce qu'il avait tremblé
devant lui; parce que, dans cette nature calme et juste, il avait senti
une force écrasante, devant laquelle toute la puissance de son astuce
avait échoué. Depuis qu'Ezzelin n'était plus, Orio se croyait le maître du
monde; mais il le voyait toujours dans ses rêves, lui apparaissant comme
un vengeur de la mort de Giovanna. En cet instant il crut rêver tout
éveillé. Argiria ressemblait prodigieusement à son frère; elle avait aussi
quelque chose de lui dans la voix, car la voix d'Ezzelin était
remarquablement suave. Cette belle fille, vêtue de blanc et pâle comme les
perles de son collier, lui fit l'effet d'un de ces spectres du sommeil qui
nous présentent deux personnes différentes confondues dans une seule.
C'était Ezzelin dans un corps de femme; c'étaient Ezzelin et Giovanna tout
ensemble, c'étaient ses deux victimes associées. Orio fit un grand cri, et
tomba roide sur le carreau.
Ses amis se hâtèrent de le relever.
«Ce n'est rien, dit son associé au jeu, il est sujet à ces accidents
depuis la mort tragique de sa femme. Badoer, reprenez le jeu: dans un
instant je vous tiendrai tête, et dans une heure au plus Soranzo pourra
donner revanche.»
Le jeu continua comme si rien ne s'était passé. Zuliani et Gritti
emportèrent Soranzo sur la terrasse. Le patron du logis, promptement
informé de l'événement, les y suivit avec quelques valets. On entendit des
cris étouffés, des sons étranges et affreux. Aussitôt toutes les portes
qui donnaient sur les balcons furent fermées précipitamment. Sans doute,
Soranzo était en proie à quelque horrible crise. Les instruments reçurent
l'ordre de jouer, et les sons de l'orchestre couvrirent ces bruits
sinistres. Néanmoins l'épouvante glaça la joie dans tous les coeurs. Cette
scène d'agonie, qu'une vitre et un rideau séparaient du bal, était plus
hideuse dans les imaginations qu'elle ne l'eût été pour les regards.
Plusieurs femmes s'évanouirent. La belle Argiria, profitant de la
confusion où cette scène avait jeté l'assemblée, s'était retirée avec sa
tante.
«J'ai vu, dit le jeune Mocenigo, périr à mes côtés, sur le champ de
bataille, des centaines d'hommes qui valaient bien Soranzo; mais dans la
chaleur de l'action on est muni d'un impitoyable sang-froid. Ici l'horreur
du contraste est telle que je ne me souviens pas d'avoir été aussi troublé
que je le suis.»
On se rassembla autour de Mocenigo. On savait qu'il avait succédé à
Soranzo dans le gouvernement du passage de Lépante, et il devait savoir
beaucoup de choses sur les événements mystérieux et si diversement
rapportés de cette phase de la vie d'Orio. On pressa de questions ce jeune
officier, mais il s'expliqua avec prudence et loyauté.
«J'ignore, dit-il, si ce fut vraiment l'amour de sa femme ou quelque
maladie du genre de celle dont nous voyons la gravité qui causa l'étrange
incurie de Soranzo durant son gouvernement de Curzolari. Quoi qu'il en
soit, le brave Ezzelin a été massacré, avec tout son équipage, à trois
portées de canon du château de San-Silvio. Ce malheur eût dû être prévu et
eût pu être empêché. J'ai peut-être à me reprocher la scène qui vient de
se passer ici; car c'est moi qui, sommé par la signora Memmo de donner à
cet égard des renseignements certains, lui ai rapporté les faits tels que
je les ai recueillis de la bouche des témoins les plus sûrs.
--C'était votre devoir! s'écria-t-on.
--Sans doute, reprit Mocenigo, et je l'ai rempli avec la plus grande
impartialité. La signora Memmo, et avec elle toute sa famille, ont cru
devoir garder le silence. Mais la jeune soeur du comte n'a pu modérer la
véhémence de ses regrets. Elle est dans l'âge où l'indignation ne connaît
point de ménagement et la douleur point de bornes. Toute autre qu'elle eût
été blâmable aujourd'hui de donner une leçon si dure à Soranzo. La grande
affection qu'elle portait à son frère et sa grande jeunesse peuvent seules
excuser cet emportement injuste. Soranzo...
--C'est assez parler de moi, dit une voix creuse à l'oreille de Mocenigo,
je vous remercie.»
Mocenigo s'arrêta brusquement. Il lui sembla qu'une main de plomb s'était
posée sur son épaule. On remarqua sa pâleur subite et un homme de haute
taille qui, après s'être penché vers lui, se perdit dans la foule. Est-ce
donc Orio Soranzo déjà revenu à la vie? s'écria-t-on de toutes parts. On
se pressa vers le salon de jeu. Il était déjà encombré. Le jeu
recommençait avec fureur. Orio Soranzo avait reprit sa place et tenait les
dés. Il était fort pâle; mais sa figure était calme; et un peu d'écume
rougeâtre au bord de sa moustache trahissait seule la crise dont il venait
de triompher si rapidement. Il joua jusqu'au jour, gagna insolemment,
quoique lassé de son succès, en véritable joueur avide d'émotions plus que
d'argent; il n'eut plus d'attention pour son jeu et fit beaucoup de
fautes. Vers le matin il partit jurant contre la fortune qui ne lui était,
disait-il, jamais favorable à propos. Puis il sortit à pied, oubliant sa
gondole à la porte du palais, quoiqu'il fût chargé d'or à ne pouvoir se
traîner, et regagna lentement sa demeure.
«Je crains qu'il ne soit encore malade, dit en le suivant des yeux Zuliani,
qui était, sinon son ami (Orio n'en avait guère), du moins son assidu
compagnon de plaisir. Il s'en va seul et lesté d'un métal dont le son
attire plus que la voix des sirènes. Il fait encore sombre, les rues sont
désertes, il pourrait faire quelque mauvaise rencontre. J'aurais regret à
voir ces beaux sequins tomber dans des mains ignobles.»
En parlant ainsi, Zuliani commanda à ses gens d'aller l'attendre avec sa
gondole au palais de Soranzo, et, se mettant à courir sur ses traces, il
l'atteignit au petit pont des _Barcaroles_. Il le trouva debout contre le
parapet, semant dans l'eau quelque chose qu'il regardait tomber avec
attention. S'étant approché tout à fait, il vit qu'il semait dans le
canaletto son or par poignées, avec un sérieux incroyable.
«Es-tu fou? s'écria Zuliani en voulant l'arrêter; et avec quoi joueras-tu
demain, malheureux?
--Ne vois-tu pas que cet or me gêne? répondit Soranzo. Je suis tout en
sueur pour l'avoir porté jusqu'ici; je fais comme les navires près de
sombrer, je jette ma cargaison à la mer.
--Mais voici, reprit Zuliani, un navire de bonne rencontre, qui va prendre
à bord ta cargaison, et voguer de conserve avec toi jusqu'au port. Allons,
donne-moi tes sequins et ton bras aussi, si tu es fatigué.
--Attends, dit Soranzo d'un air hébété, laisse-moi jeter encore quelques
poignées de ces _doges_ dans ce canal. J'ai découvert que c'était un
plaisir très-vif, et c'est quelque chose que de trouver un amusement
nouveau.
--Corps du Christ! que je sois damné si j'y consens! s'écria Zuliani;
songe qu'une partie de cet or est à moi.
--C'est vrai, dit Orio en lui remettant tout ce qu'il avait sur lui; et,
par Dieu! il me prend fantaisie de te lever le pied et de te jeter avec la
cargaison dans le canal. Je serai plus sûr de vous voir couler à fond tous
les deux.»
Zuliani se prit à rire, et comme ils se remettaient en marche:
«Tu es donc bien sûr de gagner demain, dit-il à son extravagant compagnon,
que tu veux tout perdre aujourd'hui?
--Zuliani, répondit Orio après avoir marché quelques instants en silence,
tu sauras que je n'aime plus le jeu.
--Qu'aimes-tu donc? la torture?
--Oh! pas davantage! dit Soranzo d'un ton sinistre et avec un affreux
sourire; je suis encore plus blasé là-dessus que sur le jeu!
--Par notre sainte mère l'inquisition! tu m'effrayes! Aurais-tu affaire
parfois, la nuit, au palais ducal? Les familiers du saint-office
t'invitent-ils quelquefois à souper avec le tourmenteur? Es-tu de quelque
conspiration ou de quelque secte, ou bien vas-tu voir écorcher de temps en
temps pour ton plaisir? Si tu es soupçonné de quoi que ce soit, dis-le-moi,
et je te souhaite le bonjour; car je n'aime ni la politique ni la
scolastique, et les bas rouges du bourreau sont d'une nuance aiguë qui
m'éblouit et m'affecte la vue.
--Tu es un sot, répondit Orio. Le bourreau dont tu parles est un bel
esprit mielleux qui fait de fades sonnets. Il en est un qui connaît mieux
son affaire, et qui vous écorche un homme bien plus lestement: c'est
l'ennui. Le connais-tu?
--Ah! bon! c'est une métaphore. Tu as l'humeur chagrine ce matin: c'est la
suite de ton attaque de nerfs. Tu aurais dû boire un grand verre de vin de
Kyros pour chasser ces vapeurs.
--Le vin n'a plus de goût, Zuliani, et d'effet encore moins. Le sang de la
vigne a gelé dans ses veines, et la terre n'est plus qu'un limon stérile
qui n'a même plus la force d'engendrer des poisons.
--Tu parles de la terre comme un vrai Vénitien: la terre est un amas de
pierres taillées sur lesquelles il pousse des hommes et des huîtres.
--Et des bavards insipides, reprit Orio en s'arrêtant. J'ai envie de
t'assassiner, Zuliani.
--Pourquoi faire? répondit gaiement celui-ci, qui ne soupçonnait pas à
quel point Soranzo, rongé par une démence sanguinaire, était capable de se
porter à un acte de fureur.
--Pardieu, répondit-il, ce serait pour voir s'il y a du plaisir à tuer un
homme sans aucun profit.
--Eh bien! reprit légèrement Zuliani, l'occasion n'y est point, car j'ai
de l'or sur moi.
--Il est à moi! dit Soranzo.
--Je n'en sais rien. Tu as jeté ta part dans le canaletto; et quand nous
ferons nos comptes tout à l'heure, il se trouvera peut-être que tu me
dois. Ainsi ne me tue pas; car ce serait pour me voler, et cela n'aurait
rien de neuf.
--Malheur à vous, monsieur, si vous avez l'intention de m'insulter!»
s'écria Orio en saisissant son camarade à la gorge avec une fureur subite.
Il ne pouvait croire que Zuliani parlât au hasard et sans intention. Les
remords qui le dévoraient lui faisaient voir partout un danger ou un
outrage, et dans son égarement il risquait à toute heure de se démasquer
lui-même par crainte des autres.
«Ne serre pas si fort, lui dit tranquillement Zuliani, qui prenait tout
ceci pour un jeu. Je ne suis pas encore brouillé avec le vin, et je tiens
à ne pas laisser venir d obstruction dans mon gosier.
--Comme le matin est triste! dit Orio en le lâchant avec indifférence; car
il avait si souvent tremblé d'être découvert qu'il était blasé sur le
plaisir de se retrouver en sûreté, et ne s'en apercevait même plus. Le
soleil est devenu aussi pâle que la lune; depuis quelque temps il ne fait
plus chaud en Italie.
--Tu en disais autant l'été dernier en Grèce.
--Mais regarde comme cette aurore est laide et blafarde! Elle est d'un
jaune bilieux.
--Eh bien! c'est une diversion à ces lunes de sang contre lesquelles tu
déblatérais à Corfou: tu n'es jamais content. Le soleil et la lune ont
encouru ta disgrâce; il ne faut s'étonner de rien, puisque tu te refroidis
à l'endroit du jeu. Ah ça! dis-moi donc s'il est vrai que tu ne l'aimes
plus?
--Est-ce que tu ne vois pas que depuis quelque temps je gagne toujours?
--Et c'est là ce qui t'en dégoûte? Changeons. Moi, je ne fais que perdre,
et je suis diablement blasé sur ce plaisir-là.
--Un joueur qui ne perd plus, un buveur qui ne s'enivre plus, c'est tout
un, dit Orio.
--Orio! si tu veux que je te le dise, tu es fou: tu négliges ta maladie.
Il faudrait te faire tirer du sang.
--Je n'aime plus le sang, répondit Orio préoccupé.
--Eh! je ne te dis pas d'en boire!» reprit Zuliani impatienté.
Ils arrivèrent en ce moment au palais Soranzo. Leurs gondoles y étaient
déjà rendues. Zuliani voulut conduire Orio jusqu'à sa chambre; il pensait
qu'il avait la fièvre et craignait qu'il ne tombât dans l'escalier.
«Laisse-moi! va-t-en! dit Orio en l'arrêtant sur le seuil de son
appartement. J'ai assez de toi.
--C'est bien réciproque, dit Zuliani en entrant malgré lui. Mais il faut
que je me débarrasse de cet or, et que nous fassions notre
partage.
--Prends tout! laisse-moi! reprit Soranzo. Épargne-moi la vue de cet or;
je le déteste! Je ne sais vraiment plus à quoi cela peut servir!
--Baste! à tout! s'écria Zuliani.
--Si on pouvait acheter seulement le sommeil!» dit Orio d'un ton lugubre.
Et, prenant le bras de son camarade, il le mena jusqu'à un coin de sa
chambre où Naam, drapée dans un grand manteau de laine blanche, et couchée
sur une peau de panthère, dormait si profondément qu'elle n'avait pas
entendu rentrer son maître.
«Regarde! dit Orio à Zuliani.
--Qu'est-ce que cela? reprit l'autre; ton page égyptien? Si c'était une
femme, je te l'aurais déjà volée; mais que veux-tu que j'en fasse? Il ne
parle pas chrétien, et je vivrais bien mille ans sans pouvoir comprendre
un mot de sa langue de réprouvé.
--Regarde, bête brute! dit Orio, regarde ce front calme, cette bouche
paisible, cet oeil voilé sous ces longues paupières! Regarde ce que c'est
que le sommeil; regarde ce que c'est que le bonheur!
--Bois de l'opium, tu dormiras de même, dit Zuliani.
--J'en boirais en vain, dit Orio. Sais-tu ce qui procure un si profond
repos à cet enfant? C'est qu'il n'a jamais possédé une seule pièce
d'or.
--Ah! que tu es fade et sentencieux ce matin! dit Zuliani en bâillant.
Allons! veux-tu compter? Non? En ce cas, je compte seul, et tu te tiendras
pour content quand même je découvrirais que tu as jeté tout ton gain sous
le pont des _Barcaroles?_»
Orio haussa les épaules.
Zuliani compta, et trouva encore pour Soranzo une somme considérable qu'il
lui rendit scrupuleusement; puis il se retira en lui souhaitant du repos
et lui conseillant la saignée. Orio ne répondit pas; et quand il fut seul,
il prit tous les sequins étalés sur la table, et les poussa du pied sous
un tapis pour ne pas les voir. La vue de l'or lui causait effectivement
une répugnance physique qui allait chaque jour en augmentant, et qui était
bien en lui le symptôme d'une de ces affreuses maladies de l'âme qui
arrivent à se matérialiser dans leurs effets. La vue de l'or monnayé
n'était pas la seule antipathie qui se fût développée en lui; il ne
pouvait voir briller l'acier d'une arme quelconque, ou seulement les
joyaux d'une femme, sans se retracer, pour ainsi dire oculairement, les
atrocités de sa vie d'uscoque. Il cachait ses souffrances, et même il les
étouffait complètement quand la nécessité d'agir échauffait son sang
appauvri. Il venait de faire, avec Morosini, une nouvelle campagne, cette
glorieuse expédition où les navires de Venise plantèrent leur bannière
triomphante dans le Pirée. Orio, sentant que toute la considération future
de sa vie dépendait de sa conduite en cette circonstance, avait encore
fait là des prodiges de valeur; il avait complètement lavé la tache du
gouvernement de San-Silvio, et il avait contraint toute l'armée à dire de
lui que, s'il était un mauvais administrateur, il était, à coup sûr, un
vaillant capitaine et un rude soldat.
Après ce dernier effort, Orio, couronné de succès dans toutes ses
entreprises, glorifié de tous, traité comme un fils par l'amiral, délivré
de tous ses ennemis, et riche au delà de ses espérances, était rentré dans
sa patrie, résolu à n'en plus sortir et à y savourer le fruit de ses
terribles oeuvres. Mais la divine justice l'attendait à ce point pour le
châtier, en lui ôtant toute l'énergie de son caractère. Au faîte de sa
prospérité impie, il était retombé sur lui-même avec accablement, et, à la
veille de vivre selon ses rêves, l'agonie s'était emparée de lui. Il avait
accompli tout ce que comportaient l'audace et la méchanceté de son
organisation; il se disait à lui-même qu'il était un homme fini, et
qu'ayant réussi dans des entreprises insensées, il n'avait plus qu'à voir
décliner son étoile. C'en était fait; il ne jouissait de rien. Cette
puissance de l'argent, cette vie de désordre illimité, cette absence de
soins qu'il avait rêvées, cette supériorité de magnificence et de
prodigalité sur tous ses pairs, toutes ces vanités honteuses et impudentes,
auxquelles il avait immolé une hécatombe à rassasier tout l'enfer, lui
apparurent dans toute leur misère; et, du moment qu'il cessa d'être enivré
et amusé, il cessa d'être aveuglé sur l'horreur des ses fautes. Elles se
dressèrent devant lui, et lui parurent détestables, non pas au point de
vue de la morale et de l'honneur, mais à celui du raisonnement et de
l'intérêt personnel bien entendu; car Orio entendait par morale les
conventions de respect réciproque dictées aux hommes timides par la peur
qu'ils ont les uns des autres; par honneur, la niaise vanité des gens qui
ne se contentent pas de faire croire à leur vertu, et qui veulent y croire
eux-mêmes; enfin, par intérêt personnel bien entendu, la plus grande somme
de jouissances dans tous les genres à lui connus: indépendance pour soi,
domination sur les autres, triomphe d'audace, de prospérité ou d'habileté
sur toutes ces âmes craintives ou jalouses dont le monde lui semblait
composé.
On voit que cet homme restreignait les jouissances humaines à toutes
celles qui composent le _paraître_, et, puisque cette manière de
s'exprimer est permise en Italie, nous ajouterons que les joies
intérieures qui procurent l'_être_ lui étaient absolument inconnues. Comme
tous les hommes de ce tempérament exceptionnel, il ne soupçonnait même pas
l'existence de ces plaisirs intérieurs qu'une conscience pure, une
intelligence saine et de nobles instincts assurent aux âmes honnêtes, même
au sein des plus grandes infortunes et des plus âpres persécutions. Il
avait cru que la société pouvait donner du repos à celui qui la trompe
pour l'exploiter. Il ne savait pas qu'elle ne peut l'ôter à l'homme qui la
brave pour la servir.
Mais Orio fut puni précisément par où il avait péché. Le monde extérieur,
auquel il avait tout sacrifié, s'écroula autour de lui, et toutes les
réalités qu'il avait cru saisir s'évanouirent comme des rêves. Il y avait
en lui une contradiction trop manifeste. Le mépris des autres, qui était
la base de ses idées, ne pouvait pas le conduire à l'estime de soi,
puisqu'il avait voulu établir cette propre estime sur celle d'autrui,
toujours prête à lui manquer. Il tournait donc dans un cercle vicieux, se
frottant les mains d'avoir fait des dupes, et tout aussitôt pâlissant de
rencontrer des accusateurs.
C'était cette peur d'être découvert qui, détruisant pour lui toute
sécurité, empoisonnant toute jouissance, produisait en lui le même effet
que le remords. Le remords suppose toujours un état d'honnêteté antérieur
au crime. Orio, n'ayant jamais eu aucun principe de justice, ne
connaissait pas le repentir; n'ayant jamais connu d'affection véritable,
il n'avait pas davantage de regret. Mais, ayant des passions effrénées et
des besoins énormes, il voyait que ses jouissances n'étaient point