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Littérature et Philosophie mêlées - 13

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  Prenons haleine avec elle; voilà le grand oeuvre accompli. La querelle
  des deux moitiés de la terre, la voilà décidée. Cette réaction de
  l'occident sur l'orient, déjà la Grèce l'avait tentée deux fois. Argos
  avait démoli Troie. Alexandre avait été frapper l'Inde à travers la
  Perse. Mais les rois grecs n'avaient détruit qu'une ville, qu'un
  empire. Mais l'aventurier macédonien n'avait fait qu'une trouée dans
  la vieille Asie, qui s'était promptement refermée sur lui. Pour jouer
  le rôle de l'Europe dans ce drame immense, pour tuer la civilisation
  orientale, il fallait plus qu'Achille, il fallait plus qu'Alexandre;
  il fallait Rome.
  Les esprits qui aiment à sonder les abîmes ne peuvent s'empêcher de
  se demander ici ce qui serait advenu du genre humain, si Carthage
  eût triomphé dans cette lutte. Le théâtre de vingt siècles eût été
  déplacé. Les marchands eussent régné, et non les soldats. L'Europe eût
  été laissée aux brouillards et aux forêts. Il se serait établi sur la
  terre quelque chose d'inconnu.
  Il n'en pouvait être ainsi. Les sables et le désert réclamaient
  l'Afrique; il fallait qu'elle cédât la scène à l'Europe.
  A dater de la chute de Carthage, en effet, la civilisation européenne
  prévaut. Rome prend un accroissement prodigieux; elle se développe
  tant, qu'elle commence à se diviser. Conquérante de l'univers connu,
  quand elle ne peut plus faire la guerre étrangère, elle fait la guerre
  civile. Comme un vieux chêne, elle s'élargit, mais elle se creuse.
  Cependant la civilisation se fixe sur elle. Elle en a été la racine,
  elle en devient la tige, elle en devient la tête. En vain les Césars,
  dans la folie de leur pouvoir, veulent casser la ville éternelle et
  reporter la métropole du monde à l'orient. Ce sont eux qui s'en vont;
  la civilisation ne les suit pas, et ils s'en vont à la barbarie.
  Byzance deviendra Stamboul. Rome restera Rome.
  Le Vatican remplace le Capitole; voilà tout. Tout s'est écroulé de
  vétusté autour d'elle; la cité sainte se renouvelle. Elle régnait par
  la force, la voici qui règne par la croyance, plus forte que la force.
  Pierre hérite de César. Rome n'agit plus, elle parle; et sa parole est
  un tonnerre. Ses foudres désormais frappent les âmes. A l'esprit de
  conquête succède l'esprit de prosélytisme. Foyer du globe, elle a des
  échos dans toutes les nations; et ce qu'un homme, du haut du balcon
  papal, dit à la ville sacrée, est dit aussi pour l'univers. _Urbi et
  orbi_.
  Ainsi une théocratie fait l'Europe, comme une théocratie a fait
  l'Afrique, comme une théocratie a fait l'Asie. Tout se résume en trois
  cités, Babylone, Carthage, Rome. Un docteur dans sa chaire préside
  les rois sur leurs trônes. Chef-lieu du christianisme, Rome est le
  chef-lieu nécessaire de la société. Comme une mère vigilante, elle
  garde la grande famille européenne, et la sauve deux fois des
  irruptions du nord, des invasions du midi. Ses murs font rebrousser
  Attila et les vandales. C'est elle qui forge le martel dont Charles
  pulvérise Abdérame et les arabes.
  On dirait même que Rome chrétienne a hérité de la haine de Rome
  païenne pour l'orient. Quand elle voit l'Europe assez forte pour
  combattre, elle lui prêche les croisades, guerre éclatante et
  singulière, guerre de chevalerie et de religion, pour laquelle la
  théocratie arme la féodalité.
  Voilà deux mille ans que les choses vont ainsi. Voilà vingt
  siècles que domine la civilisation européenne, la troisième grande
  civilisation qui ait ombragé la terre.
  Peut-être touchons-nous à sa fin. Notre édifice est bien vieux. Il se
  lézarde de toutes parts. Rome n'en est plus le centre. Chaque peuple
  tire de son côté. Plus d'unité, ni religieuse ni politique. L'opinion
  a remplacé la foi. Le dogme n'a plus la discipline des consciences.
  La révolution française a consommé l'oeuvre de la réforme; elle a
  décapité le catholicisme comme la monarchie; elle a ôté la vie à Rome.
  Napoléon, en rudoyant la papauté, l'a achevée; il a ôté son prestige
  au fantôme. Que fera l'avenir de cette société européenne, qui perd de
  plus en plus, chaque jour, sa forme papale et monarchique? Le moment
  ne serait-il pas venu où la civilisation, que nous avons vue tour à
  tour déserter l'Asie pour l'Afrique, l'Afrique pour l'Europe, va se
  remettre en route et continuer son majestueux voyage autour du monde?
  Ne semble-t-elle pas se pencher vers l'Amérique? N'a-t-elle pas
  inventé des moyens de franchir l'Océan plus vite qu'elle ne traversait
  autrefois la Méditerranée? D'ailleurs, lui reste-t-il beaucoup à faire
  en Europe? Est-il si hasardé de supposer qu'usée et dénaturée dans
  l'ancien continent, elle aille chercher une terre neuve et vierge
  pour se rajeunir et la féconder? Et pour cette terre nouvelle, ne
  tient-elle pas tout prêt un principe nouveau; nouveau, quoiqu'il
  jaillisse aussi, lui, de cet évangile qui a deux mille ans, si
  toutefois l'évangile a un âge? Nous voulons parler ici du principe
  d'émancipation, de progrès et de liberté, qui semble devoir être
  désormais la loi de l'humanité. C'est en Amérique que jusqu'ici l'on
  en a fait les plus larges applications. Là, l'échelle d'essai est
  immense. Là, les nouveautés sont à l'aise. Rien ne les gêne. Elles
  ne trébuchent point à chaque pas contre des tronçons de vieilles
  institutions en ruines. Aussi, si ce principe est appelé, comme nous
  le croyons avec joie, à refaire la société des hommes, l'Amérique
  en sera le centre. De ce foyer s'épandra sur le monde la lumière
  nouvelle, qui, loin de dessécher les anciens continents, leur
  redonnera peut-être chaleur, vie et jeunesse. Les quatre mondes
  deviendront frères dans un perpétuel embrassement. Aux trois
  théocraties successives d'Asie, d'Afrique et d'Europe succédera la
  famille universelle. Le principe d'autorité fera place au principe de
  liberté, qui, pour être plus humain, n'est pas moins divin.
  Nous ne savons, mais, si cela doit être, si l'Amérique doit offrir
  le quatrième acte de ce drame des siècles, il sera certainement bien
  remarquable qu'à la même époque où naissait l'homme qui devait,
  préparant l'anarchie politique par l'anarchie religieuse, introduire
  le germe de mort dans la vieille société royale et pontificale
  d'Europe, un autre homme ait découvert une nouvelle terre, futur asile
  de la civilisation fugitive; qu'en un mot, Christophe Colomb ait
  trouvé un monde au moment où Luther en allait détruire un autre.
  _Aliquis providet_.
  
  [1: Ceci n'est qu'un premier chapitre. L'auteur n'a pu y indiquer et y
  classer que les faits les plus généraux et les plus sommaires. Il
  n'a point négligé pour cela d'autres faits, qui, pour être du second
  ordre, n'en ont pas moins une haute valeur. On verra dans la suite
  du livre dont ceci est un fragment, si jamais il termine ce livre,
  comment il les coordonne et les rattache à l'idée principale. Les
  preuves arriveront aussi. Il y a bien des cavités à fouiller dans
  l'histoire, bien des fonds perdus dans cette mer, là même où elle
  a été le plus explorée, le plus sondée. Et par exemple, la grande
  civilisation dominante d'Europe, celle qui d'abord apparaît aux yeux,
  la civilisation grecque et romaine, n'est qu'un grand palimpseste,
  sous lequel, la première couche enlevée, on retrouve les pélages, les
  étrusques, les ibères et les celtes. Rien que cela ferait un livre.
  
  
   1830
  
   SUR M. DOVALLE
  
  Il y a du talent dans les poésies de M. Dovalle; et pourtant sans
  preneurs, sans coterie, sans appui extérieur, ce recueil, on peut
  le prédire, aura tout de suite le succès qu'il mérite. C'est que M.
  Dovalle n'a besoin maintenant de qui que ce soit pour réussir. En
  littérature, le plus sûr moyen d'avoir raison, c'est d'être mort.
  Et puis, ce manuscrit du poëte tué à vingt ans réveille de si
  douloureux souvenirs! Tant d'émotions se soulèvent en foule sous
  chacune de ces pages inachevées! On est saisi d'une si profonde pitié
  au milieu de ces odes, de ces ballades orphelines, de ces chansons
  toutes saignantes encore! Quelle critique faire après une si poignante
  lecture? Comment raisonner ce qu'on a senti? Quelle tâche impossible
  pour nous autres surtout, critiques peu déterminés, simples hommes
  d'art et de poésie! Aussi, après avoir lu ce manuscrit, n'est-ce pas
  de l'opinion, mais de l'impression qui m'en reste que je parlerais
  volontiers.
  Et d'abord, ce qui frappe en commençant cette lecture, ce qui frappe
  en la terminant, c'est que tout dans ce livre d'un poëte si fatalement
  prédestiné, tout est grâce, tendresse, fraîcheur, douceur harmonieuse,
  suave et molle rêverie. Et, en y réfléchissant, la chose semble plus
  singulière encore. Un grand mouvement, un vaste progrès, avec lequel
  sympathisait complètement M. Dovalle, s'accomplit dans l'art.
  Ce mouvement, nous l'avons déjà dit bien des fois, n'est qu'une
  conséquence naturelle, qu'un corollaire immédiat de notre grand
  mouvement social de 1789. C'est le principe de liberté qui, après
  s'être établi dans l'état et y avoir changé la face de toute chose,
  poursuit sa marche, passe du monde matériel au monde intellectuel,
  et vient renouveler l'art comme il a renouvelé la société. Cette
  régénération, comme l'autre, est générale, universelle, irrésistible.
  Elle s'adresse à tout, recrée tout, réédifie tout, refait à la fois
  l'ensemble et le détail, rayonne en tous sens et chemine en toutes
  voies. Or (pour n'envisager ici que cette particularité), par cela
  même qu'elle est complète, la révolution de l'art a ses cauchemars,
  comme la révolution politique a eu ses échafauds. Cela est fatal. Il
  faut les uns après les madrigaux de Dorat, comme il fallait les autres
  après les petits soupers de Louis XV. Les esprits, affadis par la
  comédie en paniers et l'élégie en pleureuses, avaient besoin de
  secousses, et de secousses fortes. Cette soif d'émotions violentes, de
  beaux et sombres génies sont venus de nos jours la satisfaire. Et
  il ne faut pas leur en vouloir d'avoir jeté dans vos âmes tant de
  sinistres imaginations, tant de rêves horribles, tant de visions
  sanglantes. Qu'y pouvaient-ils faire? Ces hommes, qui paraissent si
  fantasques et si désordonnés, ont obéi à une loi de leur nature et
  de leur siècle. Leur littérature, si capricieuse qu'elle semble et
  qu'elle soit, n'est pas un des résultats les moins nécessaires du
  principe de liberté qui désormais gouverne et régit tout d'en haut,
  même le génie. C'est de la fantaisie, soit; mais il y a une logique
  dans cette fantaisie.
  Et puis, le grand malheur après tout! Bonnes gens, soyons tranquilles.
  Pour avoir vu 93, ne nous effrayons pas tant de la _terreur_ en fait
  de révolutions littéraires. En conscience, tout _satanique_ qu'est le
  premier, et tout _frénétique_ qu'est le second, Byron et Mathurin me
  font moins peur que Marat et Robespierre.
  Si sérieux que l'on soit, il est difficile de ne pas sourire
  quelquefois en répondant aux objections que l'ancien régime littéraire
  emprunte à l'ancien régime politique pour combattre toutes les
  tentatives de la liberté dans l'art. Certes, après les catastrophes
  qui, depuis quarante ans, ont ensanglanté la société et décimé la
  famille, après une puissante révolution qui a fait des places de Grève
  dans toutes nos villes et des champs de bataille dans toute l'Europe,
  ce qu'il y a de triste, d'amer, de sanglant dans les esprits, et par
  conséquent dans la poésie, n'a besoin ni d'être expliqué ni d'être
  justifié. Sans doute la contemplation des quarante dernières années
  de notre histoire, la liberté d'un grand peuple qui éclôt géante
  et écrase une Bastille à son premier pas, la marche de cette haute
  république qui va les pieds dans le sang et la tête dans la gloire,
  sans doute ce spectacle, quand la raison nous montre qu'après tout et
  enfin c'est un progrès et un bien, ne doit pas inspirer moins de joie
  que de tristesse; mais, s'il nous réjouit par notre côté divin, il
  nous déchire par notre côté humain, et notre joie même y est triste;
  de là, pour longtemps, de sombres visions dans les imaginations et un
  deuil profond mêlé de fierté et d'orgueil dans la poésie.
  Heureux pour lui-même le poëte qui, né avec le goût des choses
  fraîches et douces, aura su isoler son âme de toutes ces impressions
  douloureuses; et, dans cette atmosphère flamboyante et sombre qui
  rougit l'horizon longtemps encore après une révolution, aura conservé
  rayonnant et pur son petit monde de fleurs, de rosée et de soleil!
  M. Dovalle a eu ce bonheur, d'autant plus remarquable, d'autant plus
  étrange chez lui, qui devait finir d'une telle fin et interrompre
  sitôt sa chanson à peine commencée! Il semblerait d'abord qu'à défaut
  de douloureux souvenirs, on rencontrera dans son livre quelque
  pressentiment vague et sinistre. Non, rien de sombre, rien d'amer,
  rien de fatal. Bien au contraire, une poésie toute jeune, enfantine
  parfois; tantôt les désirs de Chérubin, tantôt une sorte de
  nonchalance créole; un vers à gracieuse allure, trop peu métrique,
  trop peu rhythmique, il est vrai, mais toujours plein d'une harmonie
  plutôt naturelle que musicale; la joie, la volupté, l'amour; la femme
  surtout, la femme divinisée, la femme faite muse; et puis partout des
  fleurs, des fêtes, le printemps, le matin, la jeunesse; voilà ce
  qu'on trouve dans ce portefeuille d'élégies déchiré par une balle de
  pistolet.
  Ou, si quelquefois cette douce muse se voile de mélancolie, c'est,
  comme dans le _Premier chagrin_, un accent confus, indistinct, presque
  inarticulé, à peine un soupir dans les feuilles de l'arbre, à peine
  une ride à la face transparente du lac, à peine une blanche nuée dans
  le ciel bleu. Si même, comme dans la touchante personnification
  du _Sylphe_, l'idée de la mort se présente au poëte, elle est si
  charmante encore et si suave, si loin de ce que sera la réalité, que
  les larmes en viennent aux yeux.
   Oh! respectez mes jeux et ma faiblesse,
   Vous qui savez le secret de mon coeur!
   Oh! laissez-moi pour unique richesse
   De l'eau dans une fleur;
   L'air frais du soir; au bois une humble couche,
   Un arbre vert pour me garder du jour...
   Le sylphe après ne voudra qu'une bouche
   Pour y mourir d'amour.
  Certes, cela ne ressemble guère à un pressentiment. Il me semble que
  cette grâce, cette harmonie, cette joie qui s'épanouit à tous les
  vers de M. Dovalle, donnent à cette lecture un charme et un intérêt
  singuliers. André Chénier, qui est mort bien jeune également et qui
  pourtant avait dix ans de plus que M. Dovalle, André Chénier a laissé
  aussi un livre de douces et _folles élégies_, comme il dit lui-même,
  où se rencontrent bien çà et là quelques ïambes ardents, fruit de
  ses trente ans, et tout rouges des réverbérations de la lave
  révolutionnaire; mais dans lequel dominent, ainsi que dans le livre
  charmant de M. Dovalle, la grâce, l'amour, la volupté. Aussi quiconque
  lira le recueil de M. Dovalle sera-t-il longtemps poursuivi par la
  jeune et pâle figure de ce poëte, souriant comme André Chénier, et
  sanglant comme lui.
  Et puis cette réflexion me vient en terminant: dans ce moment de mêlée
  et de tourmente littéraire, qui faut-il plaindre, ceux qui meurent
  ou ceux qui combattent? Sans doute, c'est triste de voir un poëte
  de vingt ans qui s'en va, une lyre qui se brise, un avenir qui
  s'évanouit; mais n'est-ce pas quelque chose aussi que le repos?
  N'est-il pas permis à ceux autour desquels s'amassent incessamment
  calomnies, injures, haines, jalousies, sourdes menées, basses
  trahisons; hommes loyaux auxquels on fait une guerre déloyale; hommes
  dévoués qui ne voudraient enfin que doter le pays d'une liberté de
  plus, celle de l'art, celle de l'intelligence; hommes laborieux qui
  poursuivent paisiblement leur oeuvre de conscience, en proie, d'un
  côté, à de viles machinations de censure et de police, en butte, de
  l'autre, trop souvent, à l'ingratitude des esprits mêmes pour lesquels
  ils travaillent; ne leur est-il pas permis de retourner quelquefois la
  tête avec envie vers ceux qui sont tombés derrière eux et qui dorment
  dans le tombeau? _Invideo_, disait Luther dans le cimetière de Worms,
  _invideo, quia quiescunt_.
  Qu'importe toutefois! Jeunes gens, ayons bon courage; si rude qu'on
  nous veuille faire le présent, l'avenir sera beau. Le romantisme, tant
  de fois mal défini, n'est, à tout prendre, et c'est là sa définition
  réelle, que le _libéralisme_ en littérature. Cette vérité est déjà
  comprise à peu près de tous les bons esprits, et le nombre en est
  grand; et bientôt, car l'oeuvre est déjà bien avancée, le libéralisme
  littéraire ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique.
  La liberté dans l'art, la liberté dans la société, voilà le double but
  auquel doivent tendre d'un même pas tous les esprits conséquents
  et logiques; voilà la double bannière qui rallie, à bien peu
  d'intelligences près (lesquelles s'éclaireront), toute la jeunesse si
  forte et si patiente d'aujourd'hui; puis avec la jeunesse, et à sa
  tête, l'élite de la génération qui nous a précédés, tous ces sages
  vieillards qui, après le premier moment de défiance et d'examen, ont
  reconnu que ce que font leurs fils est une conséquence de ce qu'ils
  ont fait eux-mêmes, et que la liberté littéraire est fille de la
  liberté politique. Ce principe est celui du siècle et prévaudra. Les
  _ultras_ de tout genre, classiques ou monarchiques, auront beau se
  prêter secours pour refaire l'ancien régime de toutes pièces, société
  et littérature, chaque progrès du pays, chaque développement des
  intelligences, chaque pas de la liberté fera crouler tout ce qu'ils
  auront échafaudé. Et, en définitive, leurs efforts de réaction auront
  été utiles. En révolution, tout mouvement fait avancer. La vérité et
  la liberté ont cela d'excellent que tout ce qu'on fait pour elles et
  tout ce qu'on fait contre elles les sert également. Or, après tant de
  grandes choses que nos pères ont faites et que nous avons vues, nous
  voilà sortis de la vieille forme sociale, comment ne sortirions-nous
  pas de la vieille forme poétique? A peuple nouveau, art nouveau.
  Tout en admirant la littérature de Louis XIV, si bien adaptée à
  sa monarchie, elle saura bien avoir sa littérature propre, et
  personnelle, et nationale, cette France actuelle, cette France du
  dix-neuvième siècle, à qui Mirabeau a fait sa liberté et Napoléon sa
  puissance.
  
  
   1825-1832
   GUERRE AUX DÉMOLISSEURS!
  
  
   1825
  
  Si les choses vont encore quelque temps de ce train, il ne restera
  bientôt plus à la France d'autre monument national que celui des
  _Voyages pittoresques et romantiques_, où rivalisent de grâce,
  d'imagination et de poésie le crayon de Taylor et la plume de Ch.
  Nodier, dont il nous est bien permis de prononcer le nom avec
  admiration, quoiqu'il ait quelquefois prononcé le nôtre avec amitié.
  Le moment est venu où il n'est plus permis à qui que ce soit de garder
  le silence. Il faut qu'un cri universel appelle enfin la nouvelle
  France au secours de l'ancienne. Tous les genres de profanation, de
  dégradation et de ruine menacent à la fois le peu qui nous reste de
  ces admirables monuments du moyen âge, où s'est imprimée la vieille
  gloire nationale, auxquels s'attachent à la fois la mémoire des rois
  et la tradition du peuple. Tandis que l'on construit à grands frais
  je ne sais quels édifices bâtards, qui, avec la ridicule prétention
  d'être grecs ou romains en France, ne sont ni romains ni grecs,
  d'autres édifices admirables et originaux tombent sans qu'on daigne
  s'en informer, et leur seul tort cependant, c'est d'être français par
  leur origine, par leur histoire et par leur but. A Blois, le château
  des états sert de caserne, et la belle tour octogone de Catherine
  de Médicis croule ensevelie sous les charpentes d'un quartier de
  cavalerie. A Orléans, le dernier vestige des murs défendus par Jeanne
  vient de disparaître. A Paris, nous savons ce qu'on a fait des
  vieilles tours de Vincennes, qui faisaient une si magnifique compagnie
  au donjon. L'abbaye de Sorbonne, si élégante et si ornée, tombe en ce
  moment sous le marteau. La belle église romane de Saint-Germain des
  Prés, d'où Henri IV avait observé Paris, avait trois flèches, les
  seules de ce genre qui embellissent la silhouette de la capitale.
  Deux de ces aiguilles menaçaient ruine. Il fallait les étayer ou
  les abattre; on a trouvé plus court de les abattre. Puis, afin de
  raccorder, autant que possible, ce vénérable monument avec le mauvais
  portique dans le style de Louis XIII qui en masque le portail, les
  _restaurateurs_ ont remplacé quelques-unes des anciennes chapelles par
  de petites bonbonnières à chapiteaux corinthiens dans le goût de celle
  de Saint-Sulpice; et on a badigeonné le reste en beau jaune serin.
  La cathédrale gothique d'Autun a subi le même outrage. Lorsque nous
  passions à Lyon, en août 1825, il y a deux mois, on faisait également
  disparaître sous une couche de détrempe rose la belle couleur que les
  siècles avaient donnée à la cathédrale du primat des Gaules. Nous
  avons vu démolir encore, près de Lyon, le château renommé de
  l'Arbresle. Je me trompe, le propriétaire a conservé une des tours, il
  la loue à la commune, elle sert de prison. Une petite ville
  historique dans le Forez, Crozet, tombe en ruines, avec le manoir
  des d'Aillecourt, la maison seigneuriale où naquit Tourville, et des
  monuments qui embelliraient Nuremberg. A Nevers, deux églises du
  onzième siècle servent d'écurie. Il y en avait une troisième du même
  temps, nous ne l'avons pas vue; à notre passage, elle était effacée du
  sol. Seulement nous en avons admiré à la porte d'une chaumière, où ils
  étaient jetés, deux chapiteaux romans qui attestaient par leur beauté
  celle de l'édifice dont ils étaient les seuls vestiges. On a détruit
  l'antique église de Mauriac. A Soissons, on laisse crouler le riche
  cloître de Saint-Jean et ses deux flèches si légères et si hardies.
  C'est dans ces magnifiques ruines que le tailleur de pierres choisit
  des matériaux. Même indifférence pour la charmante église de Braisne,
  dont la voûte démantelée laisse arriver la pluie sur les dix tombes
  royales qu'elle renferme.
  A la Charité-sur-Loire, près Bourges, il y a une église romane qui,
  par l'immensité de son enceinte et la richesse de son architecture,
  rivaliserait avec les plus célèbres cathédrales de l'Europe; mais elle
  est à demi ruinée. Elle tombe pierre à pierre, aussi inconnue que
  les pagodes orientales dans leurs déserts de sable. Il passe là six
  diligences par jour. Nous avons visité Chambord, cet Alhambra de la
  France. Il chancelle déjà, miné par les eaux du ciel, qui ont filtré
  à travers la pierre tendre de ses toits dégarnis de plomb. Nous le
  déclarons avec douleur, si l'on n'y songe promptement, avant peu
  d'années, la souscription, souscription qui, certes, méritait d'être
  nationale, qui a rendu le chef-d'oeuvre du Primatice au pays aura été
  inutile; et bien peu de chose restera debout de cet édifice, beau
  comme un palais de fées, grand comme un palais de rois.
  Nous écrivons ceci à la hâte, sans préparation et en choisissant au
  hasard quelques-uns des souvenirs qui nous sont restés d'une excursion
  rapide dans une petite portion de la France. Qu'on y réfléchisse, nous
  n'avons dévoilé qu'un bord de la plaie. Nous n'avons cité que des
  faits, et des faits que nous avions vérifiés. Que se passe-t-il
  ailleurs?
  On nous a dit que des anglais avaient acheté _trois cents francs_
  le droit d'emballer tout ce qui leur plairait dans les débris de
  l'admirable abbaye de Jumiéges. Ainsi les profanations de lord Elgin
  se renouvellent chez nous, et nous en tirons profit. Les turcs ne
  vendaient que les monuments grecs; nous faisons mieux, nous
  vendons les nôtres. On affirme encore que le cloître si beau de
  Saint-Wandrille est débité, pièce à pièce, par je ne sais quel
  propriétaire ignorant et cupide, qui ne voit dans un monument qu'une
  carrière de pierres. _Proh pudor!_ au moment où nous traçons ces
  lignes, à Paris, au lieu même dit _École des beaux-arts_, un escalier
  de bois, sculpté par les merveilleux artistes du quatorzième
  siècle, sert d'échelle à des maçons; d'admirables menuiseries de la
  renaissance, quelques-unes encore peintes, dorées et blasonnées, des
  boiseries, des portes touchées par le ciseau si tendre et si délicat
  qui a ouvré le château d'Anet, se rencontrent là, brisées, disloquées,
  gisantes en tas sur le sol, dans les greniers, dans les combles, et
  jusque dans l'antichambre du cabinet d'un individu qui s'est installé
  là, et qui s'intitule _architecte de l'École des beaux-arts_, et qui
  marche tous les jours stupidement là-dessus. Et nous allons chercher
  bien loin et payer bien cher des ornements à nos musées!
  Il serait temps enfin de mettre un terme à ces désordres, sur
  lesquels nous appelons l'attention du pays. Quoique appauvrie par les
  dévastateurs révolutionnaires, par les spéculateurs mercantiles, et
  surtout par les restaurateurs classiques, la France est riche encore
  en monuments français. Il faut arrêter le marteau qui mutile la face
  du pays. Une loi suffirait; qu'on la fasse. Quels que soient les
  droits de la propriété, la destruction d'un édifice historique et
  monumental ne doit pas être permise à ces ignobles spéculateurs que
  leur intérêt aveugle sur leur honneur; misérables hommes, et si
  imbéciles, qu'ils ne comprennent même pas qu'ils sont des barbares!
  Il y a deux choses dans un édifice, son usage et sa beauté. Son usage
  appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde; c'est donc
  dépasser son droit que le détruire.
  Une surveillance active devrait être exercée sur nos monuments.
  Avec de légers sacrifices, on sauverait des constructions qui,
  indépendamment du reste, représentent des capitaux énormes. La seule
  église de Brou, bâtie vers la fin du quinzième siècle, a coûté
  vingt-quatre millions, à une époque où la journée d'un ouvrier se
  payait deux sous. Aujourd'hui ce serait plus de cent cinquante
  millions. Il ne faut pas plus de trois jours et de trois cents francs
  pour la jeter bas.
  Et puis, un louable regret s'emparerait de nous, nous voudrions
  reconstruire ces prodigieux édifices, que nous ne le pourrions. Nous
  n'avons plus le génie de ces siècles. L'industrie a remplacé l'art.
  Terminons ici cette note; aussi bien c'est encore là un sujet qui
  exigerait un livre. Celui qui écrit ces lignes y reviendra souvent,
  à propos et hors de propos; et, comme ce vieux romain qui disait
  toujours: _Hoc censeo, et delendam esse Carthaginem_, l'auteur de
  cette note répétera sans cesse: Je pense cela, et qu'il ne faut pas
  démolir la France.
  
  
   1832.
  
  Il faut le dire, et le dire haut, cette démolition de la vieille
  France, que nous avons dénoncée plusieurs fois sous la restauration,
  se continue avec plus d'acharnement et de barbarie que jamais. Depuis
  la révolution de juillet, avec la démocratie, quelque ignorance a
  débordé et quelque brutalité aussi. Dans beaucoup d'endroits, le
  pouvoir local, l'influence municipale, la curatelle communale a passé
  des gentilshommes qui ne savaient pas écrire aux paysans qui ne savent
  pas lire. On est tombé d'un cran. En attendant que ces braves gens
  sachent épeler, ils gouvernent. La bévue administrative, produit
  naturel et normal de cette machine de Marly qu'on appelle la
  _centralisation_, la bévue administrative s'engendre toujours, comme
  par le passé, du maire au sous-préfet, du sous-préfet au préfet, du
  préfet au ministre. Seulement elle est plus grosse.
  Notre intention est de n'envisager ici qu'une seule des innombrables
  formes sous lesquelles elle se produit aux yeux du pays émerveillé.
  Nous ne voulons traiter de la _bévue administrative_ qu'en matière de
  monuments, et encore ne ferons-nous qu'effleurer cet immense sujet,
  que vingt-cinq volumes in-folio n'épuiseraient pas.
  Nous posons donc en fait qu'il n'y a peut-être pas en France,
  à l'heure qu'il est, une seule ville, pas un seul chef-lieu
  d'arrondissement, pas un seul chef-lieu de canton, où il ne se médite,
  où il ne se commence, où il ne s'achève la destruction de quelque
  monument historique national, soit par le fait de l'autorité centrale,
  soit par le fait de l'autorité locale de l'aveu de l'autorité
  
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