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Littérature et Philosophie mêlées - 13
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Prenons haleine avec elle; voilà le grand oeuvre accompli. La querelle
des deux moitiés de la terre, la voilà décidée. Cette réaction de
l'occident sur l'orient, déjà la Grèce l'avait tentée deux fois. Argos
avait démoli Troie. Alexandre avait été frapper l'Inde à travers la
Perse. Mais les rois grecs n'avaient détruit qu'une ville, qu'un
empire. Mais l'aventurier macédonien n'avait fait qu'une trouée dans
la vieille Asie, qui s'était promptement refermée sur lui. Pour jouer
le rôle de l'Europe dans ce drame immense, pour tuer la civilisation
orientale, il fallait plus qu'Achille, il fallait plus qu'Alexandre;
il fallait Rome.
Les esprits qui aiment à sonder les abîmes ne peuvent s'empêcher de
se demander ici ce qui serait advenu du genre humain, si Carthage
eût triomphé dans cette lutte. Le théâtre de vingt siècles eût été
déplacé. Les marchands eussent régné, et non les soldats. L'Europe eût
été laissée aux brouillards et aux forêts. Il se serait établi sur la
terre quelque chose d'inconnu.
Il n'en pouvait être ainsi. Les sables et le désert réclamaient
l'Afrique; il fallait qu'elle cédât la scène à l'Europe.
A dater de la chute de Carthage, en effet, la civilisation européenne
prévaut. Rome prend un accroissement prodigieux; elle se développe
tant, qu'elle commence à se diviser. Conquérante de l'univers connu,
quand elle ne peut plus faire la guerre étrangère, elle fait la guerre
civile. Comme un vieux chêne, elle s'élargit, mais elle se creuse.
Cependant la civilisation se fixe sur elle. Elle en a été la racine,
elle en devient la tige, elle en devient la tête. En vain les Césars,
dans la folie de leur pouvoir, veulent casser la ville éternelle et
reporter la métropole du monde à l'orient. Ce sont eux qui s'en vont;
la civilisation ne les suit pas, et ils s'en vont à la barbarie.
Byzance deviendra Stamboul. Rome restera Rome.
Le Vatican remplace le Capitole; voilà tout. Tout s'est écroulé de
vétusté autour d'elle; la cité sainte se renouvelle. Elle régnait par
la force, la voici qui règne par la croyance, plus forte que la force.
Pierre hérite de César. Rome n'agit plus, elle parle; et sa parole est
un tonnerre. Ses foudres désormais frappent les âmes. A l'esprit de
conquête succède l'esprit de prosélytisme. Foyer du globe, elle a des
échos dans toutes les nations; et ce qu'un homme, du haut du balcon
papal, dit à la ville sacrée, est dit aussi pour l'univers. _Urbi et
orbi_.
Ainsi une théocratie fait l'Europe, comme une théocratie a fait
l'Afrique, comme une théocratie a fait l'Asie. Tout se résume en trois
cités, Babylone, Carthage, Rome. Un docteur dans sa chaire préside
les rois sur leurs trônes. Chef-lieu du christianisme, Rome est le
chef-lieu nécessaire de la société. Comme une mère vigilante, elle
garde la grande famille européenne, et la sauve deux fois des
irruptions du nord, des invasions du midi. Ses murs font rebrousser
Attila et les vandales. C'est elle qui forge le martel dont Charles
pulvérise Abdérame et les arabes.
On dirait même que Rome chrétienne a hérité de la haine de Rome
païenne pour l'orient. Quand elle voit l'Europe assez forte pour
combattre, elle lui prêche les croisades, guerre éclatante et
singulière, guerre de chevalerie et de religion, pour laquelle la
théocratie arme la féodalité.
Voilà deux mille ans que les choses vont ainsi. Voilà vingt
siècles que domine la civilisation européenne, la troisième grande
civilisation qui ait ombragé la terre.
Peut-être touchons-nous à sa fin. Notre édifice est bien vieux. Il se
lézarde de toutes parts. Rome n'en est plus le centre. Chaque peuple
tire de son côté. Plus d'unité, ni religieuse ni politique. L'opinion
a remplacé la foi. Le dogme n'a plus la discipline des consciences.
La révolution française a consommé l'oeuvre de la réforme; elle a
décapité le catholicisme comme la monarchie; elle a ôté la vie à Rome.
Napoléon, en rudoyant la papauté, l'a achevée; il a ôté son prestige
au fantôme. Que fera l'avenir de cette société européenne, qui perd de
plus en plus, chaque jour, sa forme papale et monarchique? Le moment
ne serait-il pas venu où la civilisation, que nous avons vue tour à
tour déserter l'Asie pour l'Afrique, l'Afrique pour l'Europe, va se
remettre en route et continuer son majestueux voyage autour du monde?
Ne semble-t-elle pas se pencher vers l'Amérique? N'a-t-elle pas
inventé des moyens de franchir l'Océan plus vite qu'elle ne traversait
autrefois la Méditerranée? D'ailleurs, lui reste-t-il beaucoup à faire
en Europe? Est-il si hasardé de supposer qu'usée et dénaturée dans
l'ancien continent, elle aille chercher une terre neuve et vierge
pour se rajeunir et la féconder? Et pour cette terre nouvelle, ne
tient-elle pas tout prêt un principe nouveau; nouveau, quoiqu'il
jaillisse aussi, lui, de cet évangile qui a deux mille ans, si
toutefois l'évangile a un âge? Nous voulons parler ici du principe
d'émancipation, de progrès et de liberté, qui semble devoir être
désormais la loi de l'humanité. C'est en Amérique que jusqu'ici l'on
en a fait les plus larges applications. Là, l'échelle d'essai est
immense. Là, les nouveautés sont à l'aise. Rien ne les gêne. Elles
ne trébuchent point à chaque pas contre des tronçons de vieilles
institutions en ruines. Aussi, si ce principe est appelé, comme nous
le croyons avec joie, à refaire la société des hommes, l'Amérique
en sera le centre. De ce foyer s'épandra sur le monde la lumière
nouvelle, qui, loin de dessécher les anciens continents, leur
redonnera peut-être chaleur, vie et jeunesse. Les quatre mondes
deviendront frères dans un perpétuel embrassement. Aux trois
théocraties successives d'Asie, d'Afrique et d'Europe succédera la
famille universelle. Le principe d'autorité fera place au principe de
liberté, qui, pour être plus humain, n'est pas moins divin.
Nous ne savons, mais, si cela doit être, si l'Amérique doit offrir
le quatrième acte de ce drame des siècles, il sera certainement bien
remarquable qu'à la même époque où naissait l'homme qui devait,
préparant l'anarchie politique par l'anarchie religieuse, introduire
le germe de mort dans la vieille société royale et pontificale
d'Europe, un autre homme ait découvert une nouvelle terre, futur asile
de la civilisation fugitive; qu'en un mot, Christophe Colomb ait
trouvé un monde au moment où Luther en allait détruire un autre.
_Aliquis providet_.
[1: Ceci n'est qu'un premier chapitre. L'auteur n'a pu y indiquer et y
classer que les faits les plus généraux et les plus sommaires. Il
n'a point négligé pour cela d'autres faits, qui, pour être du second
ordre, n'en ont pas moins une haute valeur. On verra dans la suite
du livre dont ceci est un fragment, si jamais il termine ce livre,
comment il les coordonne et les rattache à l'idée principale. Les
preuves arriveront aussi. Il y a bien des cavités à fouiller dans
l'histoire, bien des fonds perdus dans cette mer, là même où elle
a été le plus explorée, le plus sondée. Et par exemple, la grande
civilisation dominante d'Europe, celle qui d'abord apparaît aux yeux,
la civilisation grecque et romaine, n'est qu'un grand palimpseste,
sous lequel, la première couche enlevée, on retrouve les pélages, les
étrusques, les ibères et les celtes. Rien que cela ferait un livre.
1830
SUR M. DOVALLE
Il y a du talent dans les poésies de M. Dovalle; et pourtant sans
preneurs, sans coterie, sans appui extérieur, ce recueil, on peut
le prédire, aura tout de suite le succès qu'il mérite. C'est que M.
Dovalle n'a besoin maintenant de qui que ce soit pour réussir. En
littérature, le plus sûr moyen d'avoir raison, c'est d'être mort.
Et puis, ce manuscrit du poëte tué à vingt ans réveille de si
douloureux souvenirs! Tant d'émotions se soulèvent en foule sous
chacune de ces pages inachevées! On est saisi d'une si profonde pitié
au milieu de ces odes, de ces ballades orphelines, de ces chansons
toutes saignantes encore! Quelle critique faire après une si poignante
lecture? Comment raisonner ce qu'on a senti? Quelle tâche impossible
pour nous autres surtout, critiques peu déterminés, simples hommes
d'art et de poésie! Aussi, après avoir lu ce manuscrit, n'est-ce pas
de l'opinion, mais de l'impression qui m'en reste que je parlerais
volontiers.
Et d'abord, ce qui frappe en commençant cette lecture, ce qui frappe
en la terminant, c'est que tout dans ce livre d'un poëte si fatalement
prédestiné, tout est grâce, tendresse, fraîcheur, douceur harmonieuse,
suave et molle rêverie. Et, en y réfléchissant, la chose semble plus
singulière encore. Un grand mouvement, un vaste progrès, avec lequel
sympathisait complètement M. Dovalle, s'accomplit dans l'art.
Ce mouvement, nous l'avons déjà dit bien des fois, n'est qu'une
conséquence naturelle, qu'un corollaire immédiat de notre grand
mouvement social de 1789. C'est le principe de liberté qui, après
s'être établi dans l'état et y avoir changé la face de toute chose,
poursuit sa marche, passe du monde matériel au monde intellectuel,
et vient renouveler l'art comme il a renouvelé la société. Cette
régénération, comme l'autre, est générale, universelle, irrésistible.
Elle s'adresse à tout, recrée tout, réédifie tout, refait à la fois
l'ensemble et le détail, rayonne en tous sens et chemine en toutes
voies. Or (pour n'envisager ici que cette particularité), par cela
même qu'elle est complète, la révolution de l'art a ses cauchemars,
comme la révolution politique a eu ses échafauds. Cela est fatal. Il
faut les uns après les madrigaux de Dorat, comme il fallait les autres
après les petits soupers de Louis XV. Les esprits, affadis par la
comédie en paniers et l'élégie en pleureuses, avaient besoin de
secousses, et de secousses fortes. Cette soif d'émotions violentes, de
beaux et sombres génies sont venus de nos jours la satisfaire. Et
il ne faut pas leur en vouloir d'avoir jeté dans vos âmes tant de
sinistres imaginations, tant de rêves horribles, tant de visions
sanglantes. Qu'y pouvaient-ils faire? Ces hommes, qui paraissent si
fantasques et si désordonnés, ont obéi à une loi de leur nature et
de leur siècle. Leur littérature, si capricieuse qu'elle semble et
qu'elle soit, n'est pas un des résultats les moins nécessaires du
principe de liberté qui désormais gouverne et régit tout d'en haut,
même le génie. C'est de la fantaisie, soit; mais il y a une logique
dans cette fantaisie.
Et puis, le grand malheur après tout! Bonnes gens, soyons tranquilles.
Pour avoir vu 93, ne nous effrayons pas tant de la _terreur_ en fait
de révolutions littéraires. En conscience, tout _satanique_ qu'est le
premier, et tout _frénétique_ qu'est le second, Byron et Mathurin me
font moins peur que Marat et Robespierre.
Si sérieux que l'on soit, il est difficile de ne pas sourire
quelquefois en répondant aux objections que l'ancien régime littéraire
emprunte à l'ancien régime politique pour combattre toutes les
tentatives de la liberté dans l'art. Certes, après les catastrophes
qui, depuis quarante ans, ont ensanglanté la société et décimé la
famille, après une puissante révolution qui a fait des places de Grève
dans toutes nos villes et des champs de bataille dans toute l'Europe,
ce qu'il y a de triste, d'amer, de sanglant dans les esprits, et par
conséquent dans la poésie, n'a besoin ni d'être expliqué ni d'être
justifié. Sans doute la contemplation des quarante dernières années
de notre histoire, la liberté d'un grand peuple qui éclôt géante
et écrase une Bastille à son premier pas, la marche de cette haute
république qui va les pieds dans le sang et la tête dans la gloire,
sans doute ce spectacle, quand la raison nous montre qu'après tout et
enfin c'est un progrès et un bien, ne doit pas inspirer moins de joie
que de tristesse; mais, s'il nous réjouit par notre côté divin, il
nous déchire par notre côté humain, et notre joie même y est triste;
de là, pour longtemps, de sombres visions dans les imaginations et un
deuil profond mêlé de fierté et d'orgueil dans la poésie.
Heureux pour lui-même le poëte qui, né avec le goût des choses
fraîches et douces, aura su isoler son âme de toutes ces impressions
douloureuses; et, dans cette atmosphère flamboyante et sombre qui
rougit l'horizon longtemps encore après une révolution, aura conservé
rayonnant et pur son petit monde de fleurs, de rosée et de soleil!
M. Dovalle a eu ce bonheur, d'autant plus remarquable, d'autant plus
étrange chez lui, qui devait finir d'une telle fin et interrompre
sitôt sa chanson à peine commencée! Il semblerait d'abord qu'à défaut
de douloureux souvenirs, on rencontrera dans son livre quelque
pressentiment vague et sinistre. Non, rien de sombre, rien d'amer,
rien de fatal. Bien au contraire, une poésie toute jeune, enfantine
parfois; tantôt les désirs de Chérubin, tantôt une sorte de
nonchalance créole; un vers à gracieuse allure, trop peu métrique,
trop peu rhythmique, il est vrai, mais toujours plein d'une harmonie
plutôt naturelle que musicale; la joie, la volupté, l'amour; la femme
surtout, la femme divinisée, la femme faite muse; et puis partout des
fleurs, des fêtes, le printemps, le matin, la jeunesse; voilà ce
qu'on trouve dans ce portefeuille d'élégies déchiré par une balle de
pistolet.
Ou, si quelquefois cette douce muse se voile de mélancolie, c'est,
comme dans le _Premier chagrin_, un accent confus, indistinct, presque
inarticulé, à peine un soupir dans les feuilles de l'arbre, à peine
une ride à la face transparente du lac, à peine une blanche nuée dans
le ciel bleu. Si même, comme dans la touchante personnification
du _Sylphe_, l'idée de la mort se présente au poëte, elle est si
charmante encore et si suave, si loin de ce que sera la réalité, que
les larmes en viennent aux yeux.
Oh! respectez mes jeux et ma faiblesse,
Vous qui savez le secret de mon coeur!
Oh! laissez-moi pour unique richesse
De l'eau dans une fleur;
L'air frais du soir; au bois une humble couche,
Un arbre vert pour me garder du jour...
Le sylphe après ne voudra qu'une bouche
Pour y mourir d'amour.
Certes, cela ne ressemble guère à un pressentiment. Il me semble que
cette grâce, cette harmonie, cette joie qui s'épanouit à tous les
vers de M. Dovalle, donnent à cette lecture un charme et un intérêt
singuliers. André Chénier, qui est mort bien jeune également et qui
pourtant avait dix ans de plus que M. Dovalle, André Chénier a laissé
aussi un livre de douces et _folles élégies_, comme il dit lui-même,
où se rencontrent bien çà et là quelques ïambes ardents, fruit de
ses trente ans, et tout rouges des réverbérations de la lave
révolutionnaire; mais dans lequel dominent, ainsi que dans le livre
charmant de M. Dovalle, la grâce, l'amour, la volupté. Aussi quiconque
lira le recueil de M. Dovalle sera-t-il longtemps poursuivi par la
jeune et pâle figure de ce poëte, souriant comme André Chénier, et
sanglant comme lui.
Et puis cette réflexion me vient en terminant: dans ce moment de mêlée
et de tourmente littéraire, qui faut-il plaindre, ceux qui meurent
ou ceux qui combattent? Sans doute, c'est triste de voir un poëte
de vingt ans qui s'en va, une lyre qui se brise, un avenir qui
s'évanouit; mais n'est-ce pas quelque chose aussi que le repos?
N'est-il pas permis à ceux autour desquels s'amassent incessamment
calomnies, injures, haines, jalousies, sourdes menées, basses
trahisons; hommes loyaux auxquels on fait une guerre déloyale; hommes
dévoués qui ne voudraient enfin que doter le pays d'une liberté de
plus, celle de l'art, celle de l'intelligence; hommes laborieux qui
poursuivent paisiblement leur oeuvre de conscience, en proie, d'un
côté, à de viles machinations de censure et de police, en butte, de
l'autre, trop souvent, à l'ingratitude des esprits mêmes pour lesquels
ils travaillent; ne leur est-il pas permis de retourner quelquefois la
tête avec envie vers ceux qui sont tombés derrière eux et qui dorment
dans le tombeau? _Invideo_, disait Luther dans le cimetière de Worms,
_invideo, quia quiescunt_.
Qu'importe toutefois! Jeunes gens, ayons bon courage; si rude qu'on
nous veuille faire le présent, l'avenir sera beau. Le romantisme, tant
de fois mal défini, n'est, à tout prendre, et c'est là sa définition
réelle, que le _libéralisme_ en littérature. Cette vérité est déjà
comprise à peu près de tous les bons esprits, et le nombre en est
grand; et bientôt, car l'oeuvre est déjà bien avancée, le libéralisme
littéraire ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique.
La liberté dans l'art, la liberté dans la société, voilà le double but
auquel doivent tendre d'un même pas tous les esprits conséquents
et logiques; voilà la double bannière qui rallie, à bien peu
d'intelligences près (lesquelles s'éclaireront), toute la jeunesse si
forte et si patiente d'aujourd'hui; puis avec la jeunesse, et à sa
tête, l'élite de la génération qui nous a précédés, tous ces sages
vieillards qui, après le premier moment de défiance et d'examen, ont
reconnu que ce que font leurs fils est une conséquence de ce qu'ils
ont fait eux-mêmes, et que la liberté littéraire est fille de la
liberté politique. Ce principe est celui du siècle et prévaudra. Les
_ultras_ de tout genre, classiques ou monarchiques, auront beau se
prêter secours pour refaire l'ancien régime de toutes pièces, société
et littérature, chaque progrès du pays, chaque développement des
intelligences, chaque pas de la liberté fera crouler tout ce qu'ils
auront échafaudé. Et, en définitive, leurs efforts de réaction auront
été utiles. En révolution, tout mouvement fait avancer. La vérité et
la liberté ont cela d'excellent que tout ce qu'on fait pour elles et
tout ce qu'on fait contre elles les sert également. Or, après tant de
grandes choses que nos pères ont faites et que nous avons vues, nous
voilà sortis de la vieille forme sociale, comment ne sortirions-nous
pas de la vieille forme poétique? A peuple nouveau, art nouveau.
Tout en admirant la littérature de Louis XIV, si bien adaptée à
sa monarchie, elle saura bien avoir sa littérature propre, et
personnelle, et nationale, cette France actuelle, cette France du
dix-neuvième siècle, à qui Mirabeau a fait sa liberté et Napoléon sa
puissance.
1825-1832
GUERRE AUX DÉMOLISSEURS!
1825
Si les choses vont encore quelque temps de ce train, il ne restera
bientôt plus à la France d'autre monument national que celui des
_Voyages pittoresques et romantiques_, où rivalisent de grâce,
d'imagination et de poésie le crayon de Taylor et la plume de Ch.
Nodier, dont il nous est bien permis de prononcer le nom avec
admiration, quoiqu'il ait quelquefois prononcé le nôtre avec amitié.
Le moment est venu où il n'est plus permis à qui que ce soit de garder
le silence. Il faut qu'un cri universel appelle enfin la nouvelle
France au secours de l'ancienne. Tous les genres de profanation, de
dégradation et de ruine menacent à la fois le peu qui nous reste de
ces admirables monuments du moyen âge, où s'est imprimée la vieille
gloire nationale, auxquels s'attachent à la fois la mémoire des rois
et la tradition du peuple. Tandis que l'on construit à grands frais
je ne sais quels édifices bâtards, qui, avec la ridicule prétention
d'être grecs ou romains en France, ne sont ni romains ni grecs,
d'autres édifices admirables et originaux tombent sans qu'on daigne
s'en informer, et leur seul tort cependant, c'est d'être français par
leur origine, par leur histoire et par leur but. A Blois, le château
des états sert de caserne, et la belle tour octogone de Catherine
de Médicis croule ensevelie sous les charpentes d'un quartier de
cavalerie. A Orléans, le dernier vestige des murs défendus par Jeanne
vient de disparaître. A Paris, nous savons ce qu'on a fait des
vieilles tours de Vincennes, qui faisaient une si magnifique compagnie
au donjon. L'abbaye de Sorbonne, si élégante et si ornée, tombe en ce
moment sous le marteau. La belle église romane de Saint-Germain des
Prés, d'où Henri IV avait observé Paris, avait trois flèches, les
seules de ce genre qui embellissent la silhouette de la capitale.
Deux de ces aiguilles menaçaient ruine. Il fallait les étayer ou
les abattre; on a trouvé plus court de les abattre. Puis, afin de
raccorder, autant que possible, ce vénérable monument avec le mauvais
portique dans le style de Louis XIII qui en masque le portail, les
_restaurateurs_ ont remplacé quelques-unes des anciennes chapelles par
de petites bonbonnières à chapiteaux corinthiens dans le goût de celle
de Saint-Sulpice; et on a badigeonné le reste en beau jaune serin.
La cathédrale gothique d'Autun a subi le même outrage. Lorsque nous
passions à Lyon, en août 1825, il y a deux mois, on faisait également
disparaître sous une couche de détrempe rose la belle couleur que les
siècles avaient donnée à la cathédrale du primat des Gaules. Nous
avons vu démolir encore, près de Lyon, le château renommé de
l'Arbresle. Je me trompe, le propriétaire a conservé une des tours, il
la loue à la commune, elle sert de prison. Une petite ville
historique dans le Forez, Crozet, tombe en ruines, avec le manoir
des d'Aillecourt, la maison seigneuriale où naquit Tourville, et des
monuments qui embelliraient Nuremberg. A Nevers, deux églises du
onzième siècle servent d'écurie. Il y en avait une troisième du même
temps, nous ne l'avons pas vue; à notre passage, elle était effacée du
sol. Seulement nous en avons admiré à la porte d'une chaumière, où ils
étaient jetés, deux chapiteaux romans qui attestaient par leur beauté
celle de l'édifice dont ils étaient les seuls vestiges. On a détruit
l'antique église de Mauriac. A Soissons, on laisse crouler le riche
cloître de Saint-Jean et ses deux flèches si légères et si hardies.
C'est dans ces magnifiques ruines que le tailleur de pierres choisit
des matériaux. Même indifférence pour la charmante église de Braisne,
dont la voûte démantelée laisse arriver la pluie sur les dix tombes
royales qu'elle renferme.
A la Charité-sur-Loire, près Bourges, il y a une église romane qui,
par l'immensité de son enceinte et la richesse de son architecture,
rivaliserait avec les plus célèbres cathédrales de l'Europe; mais elle
est à demi ruinée. Elle tombe pierre à pierre, aussi inconnue que
les pagodes orientales dans leurs déserts de sable. Il passe là six
diligences par jour. Nous avons visité Chambord, cet Alhambra de la
France. Il chancelle déjà, miné par les eaux du ciel, qui ont filtré
à travers la pierre tendre de ses toits dégarnis de plomb. Nous le
déclarons avec douleur, si l'on n'y songe promptement, avant peu
d'années, la souscription, souscription qui, certes, méritait d'être
nationale, qui a rendu le chef-d'oeuvre du Primatice au pays aura été
inutile; et bien peu de chose restera debout de cet édifice, beau
comme un palais de fées, grand comme un palais de rois.
Nous écrivons ceci à la hâte, sans préparation et en choisissant au
hasard quelques-uns des souvenirs qui nous sont restés d'une excursion
rapide dans une petite portion de la France. Qu'on y réfléchisse, nous
n'avons dévoilé qu'un bord de la plaie. Nous n'avons cité que des
faits, et des faits que nous avions vérifiés. Que se passe-t-il
ailleurs?
On nous a dit que des anglais avaient acheté _trois cents francs_
le droit d'emballer tout ce qui leur plairait dans les débris de
l'admirable abbaye de Jumiéges. Ainsi les profanations de lord Elgin
se renouvellent chez nous, et nous en tirons profit. Les turcs ne
vendaient que les monuments grecs; nous faisons mieux, nous
vendons les nôtres. On affirme encore que le cloître si beau de
Saint-Wandrille est débité, pièce à pièce, par je ne sais quel
propriétaire ignorant et cupide, qui ne voit dans un monument qu'une
carrière de pierres. _Proh pudor!_ au moment où nous traçons ces
lignes, à Paris, au lieu même dit _École des beaux-arts_, un escalier
de bois, sculpté par les merveilleux artistes du quatorzième
siècle, sert d'échelle à des maçons; d'admirables menuiseries de la
renaissance, quelques-unes encore peintes, dorées et blasonnées, des
boiseries, des portes touchées par le ciseau si tendre et si délicat
qui a ouvré le château d'Anet, se rencontrent là, brisées, disloquées,
gisantes en tas sur le sol, dans les greniers, dans les combles, et
jusque dans l'antichambre du cabinet d'un individu qui s'est installé
là, et qui s'intitule _architecte de l'École des beaux-arts_, et qui
marche tous les jours stupidement là-dessus. Et nous allons chercher
bien loin et payer bien cher des ornements à nos musées!
Il serait temps enfin de mettre un terme à ces désordres, sur
lesquels nous appelons l'attention du pays. Quoique appauvrie par les
dévastateurs révolutionnaires, par les spéculateurs mercantiles, et
surtout par les restaurateurs classiques, la France est riche encore
en monuments français. Il faut arrêter le marteau qui mutile la face
du pays. Une loi suffirait; qu'on la fasse. Quels que soient les
droits de la propriété, la destruction d'un édifice historique et
monumental ne doit pas être permise à ces ignobles spéculateurs que
leur intérêt aveugle sur leur honneur; misérables hommes, et si
imbéciles, qu'ils ne comprennent même pas qu'ils sont des barbares!
Il y a deux choses dans un édifice, son usage et sa beauté. Son usage
appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde; c'est donc
dépasser son droit que le détruire.
Une surveillance active devrait être exercée sur nos monuments.
Avec de légers sacrifices, on sauverait des constructions qui,
indépendamment du reste, représentent des capitaux énormes. La seule
église de Brou, bâtie vers la fin du quinzième siècle, a coûté
vingt-quatre millions, à une époque où la journée d'un ouvrier se
payait deux sous. Aujourd'hui ce serait plus de cent cinquante
millions. Il ne faut pas plus de trois jours et de trois cents francs
pour la jeter bas.
Et puis, un louable regret s'emparerait de nous, nous voudrions
reconstruire ces prodigieux édifices, que nous ne le pourrions. Nous
n'avons plus le génie de ces siècles. L'industrie a remplacé l'art.
Terminons ici cette note; aussi bien c'est encore là un sujet qui
exigerait un livre. Celui qui écrit ces lignes y reviendra souvent,
à propos et hors de propos; et, comme ce vieux romain qui disait
toujours: _Hoc censeo, et delendam esse Carthaginem_, l'auteur de
cette note répétera sans cesse: Je pense cela, et qu'il ne faut pas
démolir la France.
1832.
Il faut le dire, et le dire haut, cette démolition de la vieille
France, que nous avons dénoncée plusieurs fois sous la restauration,
se continue avec plus d'acharnement et de barbarie que jamais. Depuis
la révolution de juillet, avec la démocratie, quelque ignorance a
débordé et quelque brutalité aussi. Dans beaucoup d'endroits, le
pouvoir local, l'influence municipale, la curatelle communale a passé
des gentilshommes qui ne savaient pas écrire aux paysans qui ne savent
pas lire. On est tombé d'un cran. En attendant que ces braves gens
sachent épeler, ils gouvernent. La bévue administrative, produit
naturel et normal de cette machine de Marly qu'on appelle la
_centralisation_, la bévue administrative s'engendre toujours, comme
par le passé, du maire au sous-préfet, du sous-préfet au préfet, du
préfet au ministre. Seulement elle est plus grosse.
Notre intention est de n'envisager ici qu'une seule des innombrables
formes sous lesquelles elle se produit aux yeux du pays émerveillé.
Nous ne voulons traiter de la _bévue administrative_ qu'en matière de
monuments, et encore ne ferons-nous qu'effleurer cet immense sujet,
que vingt-cinq volumes in-folio n'épuiseraient pas.
Nous posons donc en fait qu'il n'y a peut-être pas en France,
à l'heure qu'il est, une seule ville, pas un seul chef-lieu
d'arrondissement, pas un seul chef-lieu de canton, où il ne se médite,
où il ne se commence, où il ne s'achève la destruction de quelque
monument historique national, soit par le fait de l'autorité centrale,
soit par le fait de l'autorité locale de l'aveu de l'autorité
des deux moitiés de la terre, la voilà décidée. Cette réaction de
l'occident sur l'orient, déjà la Grèce l'avait tentée deux fois. Argos
avait démoli Troie. Alexandre avait été frapper l'Inde à travers la
Perse. Mais les rois grecs n'avaient détruit qu'une ville, qu'un
empire. Mais l'aventurier macédonien n'avait fait qu'une trouée dans
la vieille Asie, qui s'était promptement refermée sur lui. Pour jouer
le rôle de l'Europe dans ce drame immense, pour tuer la civilisation
orientale, il fallait plus qu'Achille, il fallait plus qu'Alexandre;
il fallait Rome.
Les esprits qui aiment à sonder les abîmes ne peuvent s'empêcher de
se demander ici ce qui serait advenu du genre humain, si Carthage
eût triomphé dans cette lutte. Le théâtre de vingt siècles eût été
déplacé. Les marchands eussent régné, et non les soldats. L'Europe eût
été laissée aux brouillards et aux forêts. Il se serait établi sur la
terre quelque chose d'inconnu.
Il n'en pouvait être ainsi. Les sables et le désert réclamaient
l'Afrique; il fallait qu'elle cédât la scène à l'Europe.
A dater de la chute de Carthage, en effet, la civilisation européenne
prévaut. Rome prend un accroissement prodigieux; elle se développe
tant, qu'elle commence à se diviser. Conquérante de l'univers connu,
quand elle ne peut plus faire la guerre étrangère, elle fait la guerre
civile. Comme un vieux chêne, elle s'élargit, mais elle se creuse.
Cependant la civilisation se fixe sur elle. Elle en a été la racine,
elle en devient la tige, elle en devient la tête. En vain les Césars,
dans la folie de leur pouvoir, veulent casser la ville éternelle et
reporter la métropole du monde à l'orient. Ce sont eux qui s'en vont;
la civilisation ne les suit pas, et ils s'en vont à la barbarie.
Byzance deviendra Stamboul. Rome restera Rome.
Le Vatican remplace le Capitole; voilà tout. Tout s'est écroulé de
vétusté autour d'elle; la cité sainte se renouvelle. Elle régnait par
la force, la voici qui règne par la croyance, plus forte que la force.
Pierre hérite de César. Rome n'agit plus, elle parle; et sa parole est
un tonnerre. Ses foudres désormais frappent les âmes. A l'esprit de
conquête succède l'esprit de prosélytisme. Foyer du globe, elle a des
échos dans toutes les nations; et ce qu'un homme, du haut du balcon
papal, dit à la ville sacrée, est dit aussi pour l'univers. _Urbi et
orbi_.
Ainsi une théocratie fait l'Europe, comme une théocratie a fait
l'Afrique, comme une théocratie a fait l'Asie. Tout se résume en trois
cités, Babylone, Carthage, Rome. Un docteur dans sa chaire préside
les rois sur leurs trônes. Chef-lieu du christianisme, Rome est le
chef-lieu nécessaire de la société. Comme une mère vigilante, elle
garde la grande famille européenne, et la sauve deux fois des
irruptions du nord, des invasions du midi. Ses murs font rebrousser
Attila et les vandales. C'est elle qui forge le martel dont Charles
pulvérise Abdérame et les arabes.
On dirait même que Rome chrétienne a hérité de la haine de Rome
païenne pour l'orient. Quand elle voit l'Europe assez forte pour
combattre, elle lui prêche les croisades, guerre éclatante et
singulière, guerre de chevalerie et de religion, pour laquelle la
théocratie arme la féodalité.
Voilà deux mille ans que les choses vont ainsi. Voilà vingt
siècles que domine la civilisation européenne, la troisième grande
civilisation qui ait ombragé la terre.
Peut-être touchons-nous à sa fin. Notre édifice est bien vieux. Il se
lézarde de toutes parts. Rome n'en est plus le centre. Chaque peuple
tire de son côté. Plus d'unité, ni religieuse ni politique. L'opinion
a remplacé la foi. Le dogme n'a plus la discipline des consciences.
La révolution française a consommé l'oeuvre de la réforme; elle a
décapité le catholicisme comme la monarchie; elle a ôté la vie à Rome.
Napoléon, en rudoyant la papauté, l'a achevée; il a ôté son prestige
au fantôme. Que fera l'avenir de cette société européenne, qui perd de
plus en plus, chaque jour, sa forme papale et monarchique? Le moment
ne serait-il pas venu où la civilisation, que nous avons vue tour à
tour déserter l'Asie pour l'Afrique, l'Afrique pour l'Europe, va se
remettre en route et continuer son majestueux voyage autour du monde?
Ne semble-t-elle pas se pencher vers l'Amérique? N'a-t-elle pas
inventé des moyens de franchir l'Océan plus vite qu'elle ne traversait
autrefois la Méditerranée? D'ailleurs, lui reste-t-il beaucoup à faire
en Europe? Est-il si hasardé de supposer qu'usée et dénaturée dans
l'ancien continent, elle aille chercher une terre neuve et vierge
pour se rajeunir et la féconder? Et pour cette terre nouvelle, ne
tient-elle pas tout prêt un principe nouveau; nouveau, quoiqu'il
jaillisse aussi, lui, de cet évangile qui a deux mille ans, si
toutefois l'évangile a un âge? Nous voulons parler ici du principe
d'émancipation, de progrès et de liberté, qui semble devoir être
désormais la loi de l'humanité. C'est en Amérique que jusqu'ici l'on
en a fait les plus larges applications. Là, l'échelle d'essai est
immense. Là, les nouveautés sont à l'aise. Rien ne les gêne. Elles
ne trébuchent point à chaque pas contre des tronçons de vieilles
institutions en ruines. Aussi, si ce principe est appelé, comme nous
le croyons avec joie, à refaire la société des hommes, l'Amérique
en sera le centre. De ce foyer s'épandra sur le monde la lumière
nouvelle, qui, loin de dessécher les anciens continents, leur
redonnera peut-être chaleur, vie et jeunesse. Les quatre mondes
deviendront frères dans un perpétuel embrassement. Aux trois
théocraties successives d'Asie, d'Afrique et d'Europe succédera la
famille universelle. Le principe d'autorité fera place au principe de
liberté, qui, pour être plus humain, n'est pas moins divin.
Nous ne savons, mais, si cela doit être, si l'Amérique doit offrir
le quatrième acte de ce drame des siècles, il sera certainement bien
remarquable qu'à la même époque où naissait l'homme qui devait,
préparant l'anarchie politique par l'anarchie religieuse, introduire
le germe de mort dans la vieille société royale et pontificale
d'Europe, un autre homme ait découvert une nouvelle terre, futur asile
de la civilisation fugitive; qu'en un mot, Christophe Colomb ait
trouvé un monde au moment où Luther en allait détruire un autre.
_Aliquis providet_.
[1: Ceci n'est qu'un premier chapitre. L'auteur n'a pu y indiquer et y
classer que les faits les plus généraux et les plus sommaires. Il
n'a point négligé pour cela d'autres faits, qui, pour être du second
ordre, n'en ont pas moins une haute valeur. On verra dans la suite
du livre dont ceci est un fragment, si jamais il termine ce livre,
comment il les coordonne et les rattache à l'idée principale. Les
preuves arriveront aussi. Il y a bien des cavités à fouiller dans
l'histoire, bien des fonds perdus dans cette mer, là même où elle
a été le plus explorée, le plus sondée. Et par exemple, la grande
civilisation dominante d'Europe, celle qui d'abord apparaît aux yeux,
la civilisation grecque et romaine, n'est qu'un grand palimpseste,
sous lequel, la première couche enlevée, on retrouve les pélages, les
étrusques, les ibères et les celtes. Rien que cela ferait un livre.
1830
SUR M. DOVALLE
Il y a du talent dans les poésies de M. Dovalle; et pourtant sans
preneurs, sans coterie, sans appui extérieur, ce recueil, on peut
le prédire, aura tout de suite le succès qu'il mérite. C'est que M.
Dovalle n'a besoin maintenant de qui que ce soit pour réussir. En
littérature, le plus sûr moyen d'avoir raison, c'est d'être mort.
Et puis, ce manuscrit du poëte tué à vingt ans réveille de si
douloureux souvenirs! Tant d'émotions se soulèvent en foule sous
chacune de ces pages inachevées! On est saisi d'une si profonde pitié
au milieu de ces odes, de ces ballades orphelines, de ces chansons
toutes saignantes encore! Quelle critique faire après une si poignante
lecture? Comment raisonner ce qu'on a senti? Quelle tâche impossible
pour nous autres surtout, critiques peu déterminés, simples hommes
d'art et de poésie! Aussi, après avoir lu ce manuscrit, n'est-ce pas
de l'opinion, mais de l'impression qui m'en reste que je parlerais
volontiers.
Et d'abord, ce qui frappe en commençant cette lecture, ce qui frappe
en la terminant, c'est que tout dans ce livre d'un poëte si fatalement
prédestiné, tout est grâce, tendresse, fraîcheur, douceur harmonieuse,
suave et molle rêverie. Et, en y réfléchissant, la chose semble plus
singulière encore. Un grand mouvement, un vaste progrès, avec lequel
sympathisait complètement M. Dovalle, s'accomplit dans l'art.
Ce mouvement, nous l'avons déjà dit bien des fois, n'est qu'une
conséquence naturelle, qu'un corollaire immédiat de notre grand
mouvement social de 1789. C'est le principe de liberté qui, après
s'être établi dans l'état et y avoir changé la face de toute chose,
poursuit sa marche, passe du monde matériel au monde intellectuel,
et vient renouveler l'art comme il a renouvelé la société. Cette
régénération, comme l'autre, est générale, universelle, irrésistible.
Elle s'adresse à tout, recrée tout, réédifie tout, refait à la fois
l'ensemble et le détail, rayonne en tous sens et chemine en toutes
voies. Or (pour n'envisager ici que cette particularité), par cela
même qu'elle est complète, la révolution de l'art a ses cauchemars,
comme la révolution politique a eu ses échafauds. Cela est fatal. Il
faut les uns après les madrigaux de Dorat, comme il fallait les autres
après les petits soupers de Louis XV. Les esprits, affadis par la
comédie en paniers et l'élégie en pleureuses, avaient besoin de
secousses, et de secousses fortes. Cette soif d'émotions violentes, de
beaux et sombres génies sont venus de nos jours la satisfaire. Et
il ne faut pas leur en vouloir d'avoir jeté dans vos âmes tant de
sinistres imaginations, tant de rêves horribles, tant de visions
sanglantes. Qu'y pouvaient-ils faire? Ces hommes, qui paraissent si
fantasques et si désordonnés, ont obéi à une loi de leur nature et
de leur siècle. Leur littérature, si capricieuse qu'elle semble et
qu'elle soit, n'est pas un des résultats les moins nécessaires du
principe de liberté qui désormais gouverne et régit tout d'en haut,
même le génie. C'est de la fantaisie, soit; mais il y a une logique
dans cette fantaisie.
Et puis, le grand malheur après tout! Bonnes gens, soyons tranquilles.
Pour avoir vu 93, ne nous effrayons pas tant de la _terreur_ en fait
de révolutions littéraires. En conscience, tout _satanique_ qu'est le
premier, et tout _frénétique_ qu'est le second, Byron et Mathurin me
font moins peur que Marat et Robespierre.
Si sérieux que l'on soit, il est difficile de ne pas sourire
quelquefois en répondant aux objections que l'ancien régime littéraire
emprunte à l'ancien régime politique pour combattre toutes les
tentatives de la liberté dans l'art. Certes, après les catastrophes
qui, depuis quarante ans, ont ensanglanté la société et décimé la
famille, après une puissante révolution qui a fait des places de Grève
dans toutes nos villes et des champs de bataille dans toute l'Europe,
ce qu'il y a de triste, d'amer, de sanglant dans les esprits, et par
conséquent dans la poésie, n'a besoin ni d'être expliqué ni d'être
justifié. Sans doute la contemplation des quarante dernières années
de notre histoire, la liberté d'un grand peuple qui éclôt géante
et écrase une Bastille à son premier pas, la marche de cette haute
république qui va les pieds dans le sang et la tête dans la gloire,
sans doute ce spectacle, quand la raison nous montre qu'après tout et
enfin c'est un progrès et un bien, ne doit pas inspirer moins de joie
que de tristesse; mais, s'il nous réjouit par notre côté divin, il
nous déchire par notre côté humain, et notre joie même y est triste;
de là, pour longtemps, de sombres visions dans les imaginations et un
deuil profond mêlé de fierté et d'orgueil dans la poésie.
Heureux pour lui-même le poëte qui, né avec le goût des choses
fraîches et douces, aura su isoler son âme de toutes ces impressions
douloureuses; et, dans cette atmosphère flamboyante et sombre qui
rougit l'horizon longtemps encore après une révolution, aura conservé
rayonnant et pur son petit monde de fleurs, de rosée et de soleil!
M. Dovalle a eu ce bonheur, d'autant plus remarquable, d'autant plus
étrange chez lui, qui devait finir d'une telle fin et interrompre
sitôt sa chanson à peine commencée! Il semblerait d'abord qu'à défaut
de douloureux souvenirs, on rencontrera dans son livre quelque
pressentiment vague et sinistre. Non, rien de sombre, rien d'amer,
rien de fatal. Bien au contraire, une poésie toute jeune, enfantine
parfois; tantôt les désirs de Chérubin, tantôt une sorte de
nonchalance créole; un vers à gracieuse allure, trop peu métrique,
trop peu rhythmique, il est vrai, mais toujours plein d'une harmonie
plutôt naturelle que musicale; la joie, la volupté, l'amour; la femme
surtout, la femme divinisée, la femme faite muse; et puis partout des
fleurs, des fêtes, le printemps, le matin, la jeunesse; voilà ce
qu'on trouve dans ce portefeuille d'élégies déchiré par une balle de
pistolet.
Ou, si quelquefois cette douce muse se voile de mélancolie, c'est,
comme dans le _Premier chagrin_, un accent confus, indistinct, presque
inarticulé, à peine un soupir dans les feuilles de l'arbre, à peine
une ride à la face transparente du lac, à peine une blanche nuée dans
le ciel bleu. Si même, comme dans la touchante personnification
du _Sylphe_, l'idée de la mort se présente au poëte, elle est si
charmante encore et si suave, si loin de ce que sera la réalité, que
les larmes en viennent aux yeux.
Oh! respectez mes jeux et ma faiblesse,
Vous qui savez le secret de mon coeur!
Oh! laissez-moi pour unique richesse
De l'eau dans une fleur;
L'air frais du soir; au bois une humble couche,
Un arbre vert pour me garder du jour...
Le sylphe après ne voudra qu'une bouche
Pour y mourir d'amour.
Certes, cela ne ressemble guère à un pressentiment. Il me semble que
cette grâce, cette harmonie, cette joie qui s'épanouit à tous les
vers de M. Dovalle, donnent à cette lecture un charme et un intérêt
singuliers. André Chénier, qui est mort bien jeune également et qui
pourtant avait dix ans de plus que M. Dovalle, André Chénier a laissé
aussi un livre de douces et _folles élégies_, comme il dit lui-même,
où se rencontrent bien çà et là quelques ïambes ardents, fruit de
ses trente ans, et tout rouges des réverbérations de la lave
révolutionnaire; mais dans lequel dominent, ainsi que dans le livre
charmant de M. Dovalle, la grâce, l'amour, la volupté. Aussi quiconque
lira le recueil de M. Dovalle sera-t-il longtemps poursuivi par la
jeune et pâle figure de ce poëte, souriant comme André Chénier, et
sanglant comme lui.
Et puis cette réflexion me vient en terminant: dans ce moment de mêlée
et de tourmente littéraire, qui faut-il plaindre, ceux qui meurent
ou ceux qui combattent? Sans doute, c'est triste de voir un poëte
de vingt ans qui s'en va, une lyre qui se brise, un avenir qui
s'évanouit; mais n'est-ce pas quelque chose aussi que le repos?
N'est-il pas permis à ceux autour desquels s'amassent incessamment
calomnies, injures, haines, jalousies, sourdes menées, basses
trahisons; hommes loyaux auxquels on fait une guerre déloyale; hommes
dévoués qui ne voudraient enfin que doter le pays d'une liberté de
plus, celle de l'art, celle de l'intelligence; hommes laborieux qui
poursuivent paisiblement leur oeuvre de conscience, en proie, d'un
côté, à de viles machinations de censure et de police, en butte, de
l'autre, trop souvent, à l'ingratitude des esprits mêmes pour lesquels
ils travaillent; ne leur est-il pas permis de retourner quelquefois la
tête avec envie vers ceux qui sont tombés derrière eux et qui dorment
dans le tombeau? _Invideo_, disait Luther dans le cimetière de Worms,
_invideo, quia quiescunt_.
Qu'importe toutefois! Jeunes gens, ayons bon courage; si rude qu'on
nous veuille faire le présent, l'avenir sera beau. Le romantisme, tant
de fois mal défini, n'est, à tout prendre, et c'est là sa définition
réelle, que le _libéralisme_ en littérature. Cette vérité est déjà
comprise à peu près de tous les bons esprits, et le nombre en est
grand; et bientôt, car l'oeuvre est déjà bien avancée, le libéralisme
littéraire ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique.
La liberté dans l'art, la liberté dans la société, voilà le double but
auquel doivent tendre d'un même pas tous les esprits conséquents
et logiques; voilà la double bannière qui rallie, à bien peu
d'intelligences près (lesquelles s'éclaireront), toute la jeunesse si
forte et si patiente d'aujourd'hui; puis avec la jeunesse, et à sa
tête, l'élite de la génération qui nous a précédés, tous ces sages
vieillards qui, après le premier moment de défiance et d'examen, ont
reconnu que ce que font leurs fils est une conséquence de ce qu'ils
ont fait eux-mêmes, et que la liberté littéraire est fille de la
liberté politique. Ce principe est celui du siècle et prévaudra. Les
_ultras_ de tout genre, classiques ou monarchiques, auront beau se
prêter secours pour refaire l'ancien régime de toutes pièces, société
et littérature, chaque progrès du pays, chaque développement des
intelligences, chaque pas de la liberté fera crouler tout ce qu'ils
auront échafaudé. Et, en définitive, leurs efforts de réaction auront
été utiles. En révolution, tout mouvement fait avancer. La vérité et
la liberté ont cela d'excellent que tout ce qu'on fait pour elles et
tout ce qu'on fait contre elles les sert également. Or, après tant de
grandes choses que nos pères ont faites et que nous avons vues, nous
voilà sortis de la vieille forme sociale, comment ne sortirions-nous
pas de la vieille forme poétique? A peuple nouveau, art nouveau.
Tout en admirant la littérature de Louis XIV, si bien adaptée à
sa monarchie, elle saura bien avoir sa littérature propre, et
personnelle, et nationale, cette France actuelle, cette France du
dix-neuvième siècle, à qui Mirabeau a fait sa liberté et Napoléon sa
puissance.
1825-1832
GUERRE AUX DÉMOLISSEURS!
1825
Si les choses vont encore quelque temps de ce train, il ne restera
bientôt plus à la France d'autre monument national que celui des
_Voyages pittoresques et romantiques_, où rivalisent de grâce,
d'imagination et de poésie le crayon de Taylor et la plume de Ch.
Nodier, dont il nous est bien permis de prononcer le nom avec
admiration, quoiqu'il ait quelquefois prononcé le nôtre avec amitié.
Le moment est venu où il n'est plus permis à qui que ce soit de garder
le silence. Il faut qu'un cri universel appelle enfin la nouvelle
France au secours de l'ancienne. Tous les genres de profanation, de
dégradation et de ruine menacent à la fois le peu qui nous reste de
ces admirables monuments du moyen âge, où s'est imprimée la vieille
gloire nationale, auxquels s'attachent à la fois la mémoire des rois
et la tradition du peuple. Tandis que l'on construit à grands frais
je ne sais quels édifices bâtards, qui, avec la ridicule prétention
d'être grecs ou romains en France, ne sont ni romains ni grecs,
d'autres édifices admirables et originaux tombent sans qu'on daigne
s'en informer, et leur seul tort cependant, c'est d'être français par
leur origine, par leur histoire et par leur but. A Blois, le château
des états sert de caserne, et la belle tour octogone de Catherine
de Médicis croule ensevelie sous les charpentes d'un quartier de
cavalerie. A Orléans, le dernier vestige des murs défendus par Jeanne
vient de disparaître. A Paris, nous savons ce qu'on a fait des
vieilles tours de Vincennes, qui faisaient une si magnifique compagnie
au donjon. L'abbaye de Sorbonne, si élégante et si ornée, tombe en ce
moment sous le marteau. La belle église romane de Saint-Germain des
Prés, d'où Henri IV avait observé Paris, avait trois flèches, les
seules de ce genre qui embellissent la silhouette de la capitale.
Deux de ces aiguilles menaçaient ruine. Il fallait les étayer ou
les abattre; on a trouvé plus court de les abattre. Puis, afin de
raccorder, autant que possible, ce vénérable monument avec le mauvais
portique dans le style de Louis XIII qui en masque le portail, les
_restaurateurs_ ont remplacé quelques-unes des anciennes chapelles par
de petites bonbonnières à chapiteaux corinthiens dans le goût de celle
de Saint-Sulpice; et on a badigeonné le reste en beau jaune serin.
La cathédrale gothique d'Autun a subi le même outrage. Lorsque nous
passions à Lyon, en août 1825, il y a deux mois, on faisait également
disparaître sous une couche de détrempe rose la belle couleur que les
siècles avaient donnée à la cathédrale du primat des Gaules. Nous
avons vu démolir encore, près de Lyon, le château renommé de
l'Arbresle. Je me trompe, le propriétaire a conservé une des tours, il
la loue à la commune, elle sert de prison. Une petite ville
historique dans le Forez, Crozet, tombe en ruines, avec le manoir
des d'Aillecourt, la maison seigneuriale où naquit Tourville, et des
monuments qui embelliraient Nuremberg. A Nevers, deux églises du
onzième siècle servent d'écurie. Il y en avait une troisième du même
temps, nous ne l'avons pas vue; à notre passage, elle était effacée du
sol. Seulement nous en avons admiré à la porte d'une chaumière, où ils
étaient jetés, deux chapiteaux romans qui attestaient par leur beauté
celle de l'édifice dont ils étaient les seuls vestiges. On a détruit
l'antique église de Mauriac. A Soissons, on laisse crouler le riche
cloître de Saint-Jean et ses deux flèches si légères et si hardies.
C'est dans ces magnifiques ruines que le tailleur de pierres choisit
des matériaux. Même indifférence pour la charmante église de Braisne,
dont la voûte démantelée laisse arriver la pluie sur les dix tombes
royales qu'elle renferme.
A la Charité-sur-Loire, près Bourges, il y a une église romane qui,
par l'immensité de son enceinte et la richesse de son architecture,
rivaliserait avec les plus célèbres cathédrales de l'Europe; mais elle
est à demi ruinée. Elle tombe pierre à pierre, aussi inconnue que
les pagodes orientales dans leurs déserts de sable. Il passe là six
diligences par jour. Nous avons visité Chambord, cet Alhambra de la
France. Il chancelle déjà, miné par les eaux du ciel, qui ont filtré
à travers la pierre tendre de ses toits dégarnis de plomb. Nous le
déclarons avec douleur, si l'on n'y songe promptement, avant peu
d'années, la souscription, souscription qui, certes, méritait d'être
nationale, qui a rendu le chef-d'oeuvre du Primatice au pays aura été
inutile; et bien peu de chose restera debout de cet édifice, beau
comme un palais de fées, grand comme un palais de rois.
Nous écrivons ceci à la hâte, sans préparation et en choisissant au
hasard quelques-uns des souvenirs qui nous sont restés d'une excursion
rapide dans une petite portion de la France. Qu'on y réfléchisse, nous
n'avons dévoilé qu'un bord de la plaie. Nous n'avons cité que des
faits, et des faits que nous avions vérifiés. Que se passe-t-il
ailleurs?
On nous a dit que des anglais avaient acheté _trois cents francs_
le droit d'emballer tout ce qui leur plairait dans les débris de
l'admirable abbaye de Jumiéges. Ainsi les profanations de lord Elgin
se renouvellent chez nous, et nous en tirons profit. Les turcs ne
vendaient que les monuments grecs; nous faisons mieux, nous
vendons les nôtres. On affirme encore que le cloître si beau de
Saint-Wandrille est débité, pièce à pièce, par je ne sais quel
propriétaire ignorant et cupide, qui ne voit dans un monument qu'une
carrière de pierres. _Proh pudor!_ au moment où nous traçons ces
lignes, à Paris, au lieu même dit _École des beaux-arts_, un escalier
de bois, sculpté par les merveilleux artistes du quatorzième
siècle, sert d'échelle à des maçons; d'admirables menuiseries de la
renaissance, quelques-unes encore peintes, dorées et blasonnées, des
boiseries, des portes touchées par le ciseau si tendre et si délicat
qui a ouvré le château d'Anet, se rencontrent là, brisées, disloquées,
gisantes en tas sur le sol, dans les greniers, dans les combles, et
jusque dans l'antichambre du cabinet d'un individu qui s'est installé
là, et qui s'intitule _architecte de l'École des beaux-arts_, et qui
marche tous les jours stupidement là-dessus. Et nous allons chercher
bien loin et payer bien cher des ornements à nos musées!
Il serait temps enfin de mettre un terme à ces désordres, sur
lesquels nous appelons l'attention du pays. Quoique appauvrie par les
dévastateurs révolutionnaires, par les spéculateurs mercantiles, et
surtout par les restaurateurs classiques, la France est riche encore
en monuments français. Il faut arrêter le marteau qui mutile la face
du pays. Une loi suffirait; qu'on la fasse. Quels que soient les
droits de la propriété, la destruction d'un édifice historique et
monumental ne doit pas être permise à ces ignobles spéculateurs que
leur intérêt aveugle sur leur honneur; misérables hommes, et si
imbéciles, qu'ils ne comprennent même pas qu'ils sont des barbares!
Il y a deux choses dans un édifice, son usage et sa beauté. Son usage
appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde; c'est donc
dépasser son droit que le détruire.
Une surveillance active devrait être exercée sur nos monuments.
Avec de légers sacrifices, on sauverait des constructions qui,
indépendamment du reste, représentent des capitaux énormes. La seule
église de Brou, bâtie vers la fin du quinzième siècle, a coûté
vingt-quatre millions, à une époque où la journée d'un ouvrier se
payait deux sous. Aujourd'hui ce serait plus de cent cinquante
millions. Il ne faut pas plus de trois jours et de trois cents francs
pour la jeter bas.
Et puis, un louable regret s'emparerait de nous, nous voudrions
reconstruire ces prodigieux édifices, que nous ne le pourrions. Nous
n'avons plus le génie de ces siècles. L'industrie a remplacé l'art.
Terminons ici cette note; aussi bien c'est encore là un sujet qui
exigerait un livre. Celui qui écrit ces lignes y reviendra souvent,
à propos et hors de propos; et, comme ce vieux romain qui disait
toujours: _Hoc censeo, et delendam esse Carthaginem_, l'auteur de
cette note répétera sans cesse: Je pense cela, et qu'il ne faut pas
démolir la France.
1832.
Il faut le dire, et le dire haut, cette démolition de la vieille
France, que nous avons dénoncée plusieurs fois sous la restauration,
se continue avec plus d'acharnement et de barbarie que jamais. Depuis
la révolution de juillet, avec la démocratie, quelque ignorance a
débordé et quelque brutalité aussi. Dans beaucoup d'endroits, le
pouvoir local, l'influence municipale, la curatelle communale a passé
des gentilshommes qui ne savaient pas écrire aux paysans qui ne savent
pas lire. On est tombé d'un cran. En attendant que ces braves gens
sachent épeler, ils gouvernent. La bévue administrative, produit
naturel et normal de cette machine de Marly qu'on appelle la
_centralisation_, la bévue administrative s'engendre toujours, comme
par le passé, du maire au sous-préfet, du sous-préfet au préfet, du
préfet au ministre. Seulement elle est plus grosse.
Notre intention est de n'envisager ici qu'une seule des innombrables
formes sous lesquelles elle se produit aux yeux du pays émerveillé.
Nous ne voulons traiter de la _bévue administrative_ qu'en matière de
monuments, et encore ne ferons-nous qu'effleurer cet immense sujet,
que vingt-cinq volumes in-folio n'épuiseraient pas.
Nous posons donc en fait qu'il n'y a peut-être pas en France,
à l'heure qu'il est, une seule ville, pas un seul chef-lieu
d'arrondissement, pas un seul chef-lieu de canton, où il ne se médite,
où il ne se commence, où il ne s'achève la destruction de quelque
monument historique national, soit par le fait de l'autorité centrale,
soit par le fait de l'autorité locale de l'aveu de l'autorité
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