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Littérature et Philosophie mêlées - 12

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  mineur, il nous semble que nous devons les prendre comme nous les
  trouvons et nous en contenter; car ce sont les dernières que nous
  recevrons de lui... Qu'il réussisse ou non, il est très peu probable
  qu'il condescende de nouveau à devenir auteur. Prenons donc ce qui
  nous est offert et soyons reconnaissants. De quel droit ferions-nous
  les délicats, pauvres diables que nous sommes! C'est trop d'honneur
  pour nous de tant recevoir d'un homme du rang de ce lord. Soyons
  reconnaissants, nous le répétons, et ajoutons avec le bon Sancho: Que
  Dieu bénisse celui qui nous donne! ne regardons pas le cheval à la
  bouche quand il ne coûte rien.»
  Lord Byron daigna se venger de ce misérable fatras de lieux communs,
  thème perpétuel que la médiocrité envieuse reproduit sans cesse contre
  le génie. Les auteurs de la _Revue d'Édimbourg_ furent contraints
  de reconnaître son talent sous les coups de son fouet satirique.
  L'exemple paraît bon à suivre, nous avouerons cependant que nous
  eussions mieux aimé voir lord Byron garder à leur égard le silence du
  mépris. Si ce n'eût été le conseil de son intérêt, c'eût été du moins
  celui de sa dignité.
  [4: Quelques jours après la nouvelle de la mort de lord Byron, on
  représentait encore à je ne sais quel théâtre du boulevard je ne sais
  quelle facétie de mauvais ton et de mauvais goût, où ce noble poëte
  est personnellement mis en scène sous le nom ridicule de _lord
  Trois-Étoiles_.
  
  
   IDÉES AU HASARD
  
   Juillet 1824.
  
   I
  
  Il faut bien que toutes les oreilles possibles s'habituent à
  l'entendre dire et redire, une révolution est faite dans les arts.
  Elle a commencé par la poésie, elle s'est continuée dans la musique;
  la voilà qui renouvelle la peinture; et avant peu elle ressuscitera
  infailliblement la sculpture et l'architecture, depuis longtemps
  mortes comme meurent toujours les arts, en pleine académie. Au reste,
  cette révolution n'est qu'un retour universel à la nature et à la
  vérité. C'est l'extirpation du faux goût qui, depuis près de trois
  siècles, substituant sans cesse les conventions de l'école à toutes
  les réalités, a vicié tant de beaux génies. La génération nouvelle a
  décidément jeté là le haillon classique, la guenille philosophique,
  l'oripeau mythologique. Elle a revêtu la robe virile, et s'est
  débarrassée des préjugés, tout en étudiant les traditions.
  Il est risible d'entendre disserter, sur un changement invinciblement
  amené par le cours des événements, cette tourbe innombrable d'esprits
  faux, de petits docteurs, de grands pédants, de lourds railleurs, de
  _jugeurs_ à verbe haut, de critiques superficiels, également propres
  à raisonner sur tout parce qu'ils ignorent tout au même degré;
  d'artistes médiocres, qui ne connaissent le talent que par l'envie
  dont il les tourmente et l'impuissance dont il les accable. Ces bonnes
  gens s'imaginent qu'à force de cris, de colère et d'anathèmes, ils
  parviendront à détruire ou à modifier selon leur fantaisie un ordre
  d'idées qui résulte nécessairement d'un ordre de choses. Ils
  ne comprennent pas que, de même qu'un orage change l'état de
  l'atmosphère, une révolution change l'état de la société. On les voit
  s'évertuant en efforts inutiles pour corriger la littérature et les
  arts nés de cette révolution. Je serais curieux de savoir comment ils
  s'y prendraient pour repeindre l'arc-en-ciel.
  En attendant qu'ils aient résolu ce problème, l'arc-en-ciel brillera,
  et ce siècle sera ce qu'il est dans sa destinée d'être.
  Que la nouvelle génération laisse donc des critiques accrédités ou non
  affirmer, avec une grotesque assurance, que _l'art est chez nous en
  pleine décadence_. Il faut se souvenir que l'académie a condamné _le
  Cid_; que MM. Morellet et Hoffman ont donné des férules à l'auteur du
  _Génie du christianisme_; que la _Revue d'Édimbourg_ a renvoyé lord
  Byron à l'école; il faut laisser la médiocrité peser de toutes ses
  petites forces sur le talent naissant. Elle ne l'étouffera pas. Et, à
  tout prendre, est-ce donc un spectacle moins amusant qu'un autre, que
  de voir un homme de génie foudroyé par un professeur de gazette ou
  d'athénée? C'est l'aigle dans les serres du moineau franc.
  
   II
  
  L'expression de l'amour, dans les poëtes de l'école antique (à quelque
  nation et à quelque époque qu'ils appartiennent), manque en général de
  chasteté et de pudeur. Cette observation, peu importante au premier
  aspect, se rattache cependant aux plus hautes considérations. Si nous
  voulions l'examiner sérieusement, nous trouverions au fond de cette
  question toutes les sociétés païennes et tous les cultes idolâtriques.
  L'_absence de chasteté dans l'amour_ est peut-être le signe
  caractéristique des civilisations et des littératures que n'a point
  purifiées le christianisme. Sans parler de ces poésies monstrueuses
  par lesquelles Anacréon, Horace, Virgile même ont immortalisé
  d'infâmes débauches et de honteuses habitudes, les chants amoureux des
  poëtes païens anciens et modernes, de Catulle, de Tibulle, de Bertin,
  de Bernis, de Parny, ne nous offrent rien de cette délicatesse, de
  cette modestie, de cette retenue sans lesquelles l'amour n'est plus
  qu'un instinct animal et qu'un appétit charnel. Il est vrai que
  l'amour chez ces poëtes est aussi raffiné qu'il est grossier. Il est
  difficile d'exprimer plus ingénieusement ce que sentent les brutes; et
  c'est sans doute pour qu'il y ait une différence entre leurs amours et
  ceux des animaux que ces galants diseurs font des élégies. Ils en sont
  même venus à convertir en _science_ ce qu'il y a de plus naturel au
  monde; et _l'art d'aimer_ a été enseigné par Ovide aux païens du
  siècle d'Auguste, par Gentil Bernard aux païens du siècle de Voltaire.
  Avec quelque attention, on reconnaît qu'il existe une différence entre
  les premiers et les derniers _artistes_ en amour. A une nuance près,
  leur vermillon est le même. Tous chantent la volupté matérielle. Mais
  les poëtes païens, grecs et romains, semblent le plus souvent des
  maîtres qui commandent à des _esclaves_, tandis que les poëtes païens
  français sont toujours des esclaves implorant leurs _maîtresses_.
  Et le secret des deux civilisations différentes est tout entier
  là-dedans. Les sociétés polies, mais idolâtres, de Rome et d'Athènes
  ignoraient la céleste dignité de la femme, révélée plus tard aux
  hommes par le Dieu qui voulut naître d'une fille d'Ève. Aussi l'amour,
  chez ces peuples, ne s'adressant qu'aux esclaves et aux courtisanes,
  avait-il quelque chose d'impérieux et de méprisant. Tout, dans la
  civilisation chrétienne, tend au contraire à l'ennoblissement du sexe
  faible et beau; et l'évangile paraît avoir rendu leur rang aux femmes,
  afin qu'elles conduisissent les hommes au plus haut degré possible de
  perfectionnement social. Ce sont elles qui ont créé la chevalerie;
  et cette institution merveilleuse, en disparaissant des monarchies
  modernes, y a laissé l'honneur comme une âme; l'honneur, cet instinct
  de nature, qui est aussi une superstition de société; cette seule
  puissance dont un français, supporte patiemment la tyrannie; ce
  sentiment mystérieux inconnu aux anciens justes, qui est tout à la
  fois plus et moins que la vertu. A l'heure qu'il est, remarquons bien
  ceci, l'_honneur_ est ignoré des peuples à qui l'évangile n'a pas
  encore été révélé, ou chez lesquels l'influence morale des femmes est
  nulle. Dans notre civilisation, si les lois donnent la première
  place à l'homme, l'honneur donne le premier rang à la femme. Tout
  l'équilibre des sociétés chrétiennes est là.
  
   III
  
  Je ne sais par quelle bizarre manie on prétend aujourd'hui refuser
  au génie le droit d'admirer hautement le génie; on insulte à
  l'enthousiasme que le chant du poëte inspire à un poëte; et l'on veut
  que ceux qui ont du talent ne soient jugés que par ceux qui n'en ont
  pas. On dirait que, depuis le siècle dernier, nous ne sommes plus
  accoutumés qu'aux jalousies littéraires. Notre âge envieux se raille
  de cette fraternité poétique, si douce et si noble entre rivaux. Il a
  oublié l'exemple de ces antiques amitiés qui se resserraient dans
  la gloire; et il accueillerait d'un rire dédaigneux l'allocution
  touchante qu'Horace adressait au vaisseau de Virgile.
  
   IV
  
  La composition poétique résulte de deux phénomènes intellectuels,
  la méditation et l'inspiration. La méditation est une faculté;
  l'inspiration est un don. Tous les hommes, jusqu'à un certain degré,
  peuvent méditer; bien peu sont inspirés. _Spiritus flat ubi vult_.
  Dans la méditation, l'esprit agit; dans l'inspiration, il obéit; parce
  que la première est en l'homme, tandis que la seconde vient de plus
  haut. Celui qui nous donne cette force est plus fort que nous. Ces
  deux opérations de la pensée se lient intimement dans l'âme du poëte.
  Le poëte appelle l'inspiration par la méditation, comme les prophètes
  s'élevaient à l'extase par la prière. Pour que la muse se révèle à
  lui, il faut qu'il ait en quelque sorte dépouillé toute son existence
  matérielle dans le calme, dans le silence et dans le recueillement.
  Il faut qu'il se soit isolé de la vie extérieure, pour jouir avec
  plénitude de cette vie intérieure qui développe en lui comme un être
  nouveau; et ce n'est que lorsque le monde physique a tout à fait
  disparu de ses yeux, que le monde idéal peut lui être manifesté. Il
  semble que l'exaltation poétique ait quelque chose de trop sublime
  pour la nature commune de l'homme. L'enfantement du génie ne saurait
  s'accomplir, si l'âme ne s'est d'abord purifiée de toutes ces
  préoccupations vulgaires que l'on traîne après soi dans la vie; car
  la pensée ne peut prendre des ailes avant d'avoir déposé son fardeau.
  Voilà sans doute pourquoi l'inspiration ne vient que précédée de la
  méditation. Chez les juifs, ce peuple dont l'histoire est si féconde
  en symboles mystérieux, quand le prêtre avait édifié l'autel, il y
  allumait le feu terrestre, et c'est alors seulement que le rayon divin
  y descendait du ciel.
  Si l'on s'accoutumait à considérer les compositions littéraires sous
  ce point de vue, la critique prendrait probablement une direction
  nouvelle; car il est certain que le véritable poëte, s'il est maître
  du choix de ses méditations, ne l'est nullement de la nature de ses
  inspirations. Son génie, qu'il a reçu et qu'il n'a point acquis, le
  domine le plus souvent; et il serait singulier et peut-être vrai de
  dire que l'on est parfois étranger comme homme à ce que l'on a écrit
  comme poëte. Cette idée paraîtra sans doute paradoxale au premier
  aperçu. C'est pourtant une question, de savoir jusqu'à quel point le
  chant appartient à la voix, et la poésie au poëte.
  Heureux celui qui sent dans sa pensée cette double puissance de
  méditation et d'inspiration, qui est le génie! Quel que soit son
  siècle, quel que soit son pays, fût-il né au sein des calamités
  domestiques, fût-il jeté dans un temps de révolutions, ou, ce qui
  est plus déplorable encore, dans une époque d'indifférence, qu'il se
  confie à l'avenir; car si le présent appartient aux autres hommes,
  l'avenir est à lui. Il est du nombre de ces êtres choisis qui doivent
  venir à un jour marqué. Tôt ou tard ce jour arrive, et c'est alors
  que, nourri de pensées et abreuvé d'inspirations, il peut se montrer
  hardiment à la foule, en répétant le cri sublime du poëte:
   Voici mon orient; peuples, levez les yeux!
  
   V
  
  Si jamais composition littéraire a profondément porté l'empreinte
  ineffaçable de la méditation et de l'inspiration, c'est le _Paradis
  perdu_. Une idée morale, qui touche à la fois aux deux natures de
  l'homme; une leçon terrible donnée en vers sublimes; une des plus
  hautes vérités de la religion et de la philosophie, développée dans
  une des plus belles fictions de la poésie; l'échelle entière de la
  création parcourue depuis le degré le plus élevé jusqu'au degré le
  plus bas; une action qui commence par Jésus et se termine par Satan;
  Ève entraînée par la curiosité, la compassion et l'imprudence, jusqu'à
  la perdition; la première femme en contact avec le premier démon;
  voilà ce que présente l'oeuvre de Milton; drame simple et immense,
  dont tous les ressorts sont des sentiments; tableau magique qui fait
  graduellement succéder à toutes les teintes de lumière toutes les
  nuances de ténèbres; poëme singulier, qui charme et qui effraye!
  
   VI
  
  Quand les défauts d'une tragédie ont cela de particulier qu'il faut,
  pour en être choqué, avoir lu l'histoire et connaître les règles, le
  grand nombre des spectateurs s'en aperçoit peu, parce qu'il ne sait
  que sentir. Aussi le grand nombre juge-t-il toujours bien. Et en
  effet, pourquoi trouver si mauvais qu'un auteur tragique viole
  quelquefois l'histoire? Si cette licence n'est pas poussée trop loin,
  que m'importe la vérité historique, pourvu que la vérité morale soit
  observée! Voulez-vous donc que l'on dise de l'histoire ce qu'on a
  dit de la _Poétique_ d'Aristote: _elle fait faire de bien mauvaises
  tragédies_? Soyez peintre fidèle de la nature et des caractères, et
  non copiste servile de l'histoire. Sur la scène, j'aime mieux l'homme
  vrai que le fait vrai.
  
   VII
  
  Quand on suit attentivement et siècle par siècle, dans les fastes
  de la France, l'histoire des arts, si étroitement liée à l'histoire
  politique des peuples, on est frappé, en arrivant jusqu'à notre temps,
  d'un phénomène singulier. Après avoir retrouvé sur les vitraux des
  merveilleuses cathédrales du moyen âge comme un reflet de cette belle
  époque de la grande féodalité, des croisades, de la chevalerie, époque
  qui n'a laissé ni dans la mémoire des hommes, ni sur la face de la
  terre, aucun vestige qui n'ait quelque chose de monumental, on passe
  au règne de François 1er, si étourdiment appelé _ère de la renaissance
  des arts_. On voit distinctement le fil qui lie ce siècle ingénieux
  au moyen âge. Ce sont déjà, moins leur pureté et leur originalité
  propres, les formes grecques; mais c'est toujours l'imagination
  gothique. La poésie, naïve encore dans Marot, a pourtant cessé d'être
  populaire pour devenir mythologique. On sent qu'on vient de changer
  de route. Déjà les études classiques ont gâté le goût national. Sous
  Louis XIII, la dégénération est sensible; on subit les conséquences
  du mauvais système où les arts se sont engagés. On n'a plus de Jean
  Goujon, plus de Jean Cousin, plus de Germain Pilon; et les types
  vicieux, que leur génie corrigeait par tant de grâce et d'élégance,
  redeviennent lourds et bâtards entre les mains de leurs copistes.
  A cette décadence se mêle je ne sais quel faux goût florentin,
  naturalisé en France par les Médicis. Tout se relève sous le sceptre
  éclatant de Louis XIV, mais rien ne se redresse. Au contraire, le
  principe de l'_imitation des anciens_ devient loi pour les arts, et
  les arts restent froids, parce qu'ils restent faux. Quoique imposant,
  il faut le dire, le génie de ce siècle illustre est incomplet. Sa
  richesse n'est que de la pompe, sa grandeur n'est que de la majesté.
  Enfin, sous Louis XV, tous les germes ont porté leurs fruits. Les
  arts selon Aristote tombent de décrépitude avec la monarchie selon
  Richelieu. Cette noblesse factice que leur imprimait Louis XIV meurt
  avec lui. L'esprit philosophique achève de mûrir l'oeuvre classique;
  et, dans ce siècle de turpitudes, les arts ne sont qu'une turpitude de
  plus. Architecture, sculpture, peinture, poésie, musique, tout, à bien
  peu d'exceptions près, montre les mêmes difformités. Voltaire amuse
  une courtisane régnante des tortures d'une vierge martyre. Les vers de
  Dorat naissent pour les bergères de Boucher. Siècle ignoble quand
  il n'est pas ridicule, ridicule quand il n'est pas hideux; et qui,
  commençant au cabaret pour finir à la guillotine, couronnant ses fêtes
  par des massacres et ses danses par la carmagnole, ne mérite place
  qu'entre le chaos et le néant.
  Le siècle de Louis XIV ressemble à une cérémonie de cour réglée par
  l'étiquette; le siècle de Louis XV est une orgie de taverne, où la
  démence s'accouple au vice. Cependant, quelque différentes qu'elles
  paraissent au premier abord, une cohésion intime existe entre ces deux
  époques. D'une solennité d'apparat ôtez l'étiquette, il vous restera
  une cohue; du règne de Louis XIV ôtez la dignité, vous aurez le règne
  de Louis XV.
  Heureusement, et c'est là que nous voulions en venir, le même lien
  est loin d'enchaîner le dix-neuvième siècle au dix-huitième. Chose
  étrange! quand on compare notre époque si austère, si contemplative,
  et déjà si féconde en événements prodigieux, aux trois siècles qui
  l'ont précédée, et surtout à son devancier immédiat, on a d'abord
  peine à comprendre comment il se fait qu'elle vienne à leur suite; et
  son histoire, après la leur, a l'air d'un livre dépareillé. On serait
  tenté de croire que Dieu s'est trompé de siècle dans sa distribution
  alternative des temps. De notre siècle à l'autre, on ne peut découvrir
  la transition. C'est qu'en effet il n'en existe pas. Entre Frédéric et
  Bonaparte, Voltaire et Byron, Vanloo et Géricault, Boucher et Charlet,
  il y a un abîme, la révolution.
  
  
   1827
  
   FRAGMENT D'HISTOIRE
  
  Ce ne serait pas, à notre avis, un tableau sans grandeur et sans
  nouveauté que celui où l'on essayerait de dérouler sous nos yeux
  l'histoire entière de la civilisation. On pourrait la montrer se
  propageant par degrés de siècle en siècle sur le globe, et envahissant
  tour à tour toutes les parties du monde. On la verrait poindre en
  Asie, dans cette Inde centrale et mystérieuse où la tradition des
  peuples a placé le paradis terrestre. Comme le jour, la civilisation
  a son aurore en orient. Peu à peu elle s'éveille et s'étend dans son
  vieux berceau asiatique. D'un bras, elle dépose dans un coin du monde
  la Chine, avec les hiéroglyphes, l'artillerie et l'imprimerie, comme
  une première ébauche de ses oeuvres futures, comme un immuable
  échantillon de ce qu'elle fera un jour. De l'autre, elle jette à
  l'occident ces grands empires d'Assyrie, de Perse, de Chaldée, ces
  villes prodigieuses, Babylone, Suse, Persépolis, métropoles de la
  terre, qui n'a pas même gardé leur trace. Alors, tandis que tout le
  reste du globe est submergé sous de profondes ténèbres, resplendit
  dans tout son éclat cette haute civilisation théocratique de l'orient,
  dont on entrevoit à peine, à travers tant de siècles, quelques rayons
  éblouissants, quelques gigantesques vestiges, et qui nous paraît
  fabuleuse, tant elle est lointaine, vague et confuse! Cependant la
  civilisation marche et se développe toujours. L'intérieur des terres
  ne lui suffit plus, elle colonise le bord des mers. Aux populations
  de laboureurs et de bergers succèdent des races de pêcheurs et de
  commerçants. De là, les phéniciens, les phrygiens, Sidon, Troie,
  Sarepta, et Tyr, qui bat les mers, comme dit l'Écriture, avec les
  _ailes de mille vaisseaux_. Enfin, prête à déborder l'Asie, elle fonde
  sur la limite de l'Afrique cette énigmatique Égypte, ce peuple de
  prêtres et de marchands, de laboureurs et de matelots, qui est
  en quelque sorte la transition de la civilisation asiatique à la
  civilisation africaine, des empires théocratiques aux républiques
  commerçantes, de Babylone à Carthage.
  Sur l'Égypte, en effet, s'appuient les trois civilisations successives
  d'Asie, d'Afrique et d'Europe. L'Égypte est la clef de voûte de
  l'ancien continent.
  Ici la civilisation se bifurque, pour ainsi parler. Elle prend deux
  routes, l'une au nord, l'autre au couchant; et, tandis que l'Égypte
  crée la Grèce en Europe, Sidon apporte Carthage en Afrique. Alors
  la scène change. L'Asie s'éteint. C'est le tour de l'Afrique. Les
  carthaginois complètent l'oeuvre des phéniciens, leurs pères. Pendant
  que derrière eux s'élèvent, comme les arcs-boutants de leur empire,
  ces royaumes de Nubie, d'Abyssinie, de Nigritie, d'Éthiopie, de
  Numidie; pendant que se peuple et se féconde cette terre de feu qui
  doit porter les Juba et les Jugurtha, Carthage s'empare des mers et
  court les aventures. Elle débarque en Sicile, en Corse, en Sardaigne.
  Puis la Méditerranée ne lui suffit plus. Ses innombrables vaisseaux
  franchissent les colonnes d'Hercule, où plus tard la timide navigation
  des grecs et des romains croira voir les bornes du monde. Bientôt les
  colonies carthaginoises, risquées sur l'océan, dépassent la péninsule
  hispanique. Elles montent hardiment vers le nord, et, tout en côtoyant
  la rive occidentale de l'Europe, apportent le dialecte phénicien,
  d'abord en Biscaye, où on le retrouve colorant de mots étranges
  l'ancienne langue ibérique, puis en Irlande, au pays de Galles, en
  Armorique, où il subsiste encore aujourd'hui, mêlé au celte primitif.
  Elles enseignent à ces sauvages peuplades quelque chose de leurs arts,
  de leur commerce, de leur religion; le culte monstrueux du Saturne
  carthaginois, qui devient le Teutatès celte; les sacrifices humains;
  et jusqu'au mode de ces sacrifices, les victimes brûlées vives dans
  des cages d'osier à forme humaine. Ainsi Carthage donne aux celtes
  ce qu'elle a de la théocratie asiatique, dénaturé par sa féroce
  civilisation. Les druides sont des mages; seulement ils ont passé par
  l'Afrique. Tout, chez ces peuples, se ressent de leur contact avec
  l'orient. Leurs monuments bruts prennent quelque chose d'égyptien.
  De grossiers hiéroglyphes, les caractères runiques, commencent à en
  marquer la face, que jusque-là le fer n'avait pas touchée; et il n'est
  pas prouvé que ce ne soit point la puissante navigation carthaginoise
  qui ait déposé sur la grève armoricaine cet autre hiéroglyphe
  monumental, Karnac, livre colossal et éternel dont les siècles ont
  perdu le sens et dont chaque lettre est un obélisque de granit. Comme
  Thèbes, la Bretagne a son palais de Karnac.
  L'audace punique ne s'est peut-être pas arrêtée là. Qui sait jusqu'où
  est allée Carthage? N'est-il pas étrange qu'après tant de siècles on
  ait retrouvé vivant en Amérique le culte du soleil, le Bélus assyrien,
  le Mithra persan? N'est-il pas étonnant qu'on y ait retrouvé des
  vestales (les filles du soleil), débris du sacerdoce asiatique et
  africain, emprunté aussi par Rome à Carthage? N'est-il pas merveilleux
  enfin que ces ruines du Pérou et du Mexique, magnifiques témoins d'une
  ancienne civilisation éteinte, ressemblent si fort par leur caractère
  et par leurs ornements aux monuments syriaques; par leur forme et par
  leurs hiéroglyphes, à l'architecture égyptienne?...
  Quoi qu'il en soit, le colosse carthaginois, maître des mers, héritier
  de la civilisation d'Asie, d'un bras s'appuyant sur l'Egypte, de
  l'autre environnant déjà l'Europe, est un moment le centre des
  nations, le pivot du globe. L'Afrique domine le monde.
  Cependant la civilisation a déposé son germe en Grèce[1]. Il y a pris
  racine, il s'y est développé, et du premier jet a produit un peuple
  capable de le défendre contre les irruptions de l'Asie, contre les
  revendications hautaines de cette vieille mère des nations. Mais,
  si ce peuple a su défendre le feu sacré, il ne saurait le propager.
  Manquant de métropole et d'unité, divisée en petites républiques qui
  luttent entre elles, et dans l'intérieur desquelles se heurtent
  déjà toutes les formes de gouvernement, démocratie, oligarchie,
  aristocratie, royauté, ici énervée par des arts précoces, là nouée
  par des lois étroites, la société grecque a plus de beauté que de
  puissance, plus d'élégance que de grandeur, et la civilisation s'y
  raffine avant de se fortifier. Aussi Rome se hâte-t-elle d'arracher à
  la Grèce le flambeau de l'Europe, elle le secoue du haut du Capitole
  et lui fait jeter des rayons inattendus. Rome, pareille à l'aigle, son
  redoutable symbole, étend largement ses ailes, déploie puissamment ses
  serres, saisit la foudre et s'envole. Carthage est le soleil du monde,
  c'est sur Carthage que se fixent ses yeux. Carthage est maîtresse des
  océans, maîtresse des royaumes, maîtresse des nations. C'est une ville
  magnifique, pleine de splendeur et d'opulence, toute rayonnante des
  arts étranges de l'orient. C'est une société complète, finie, achevée,
  à laquelle rien ne manque du travail du temps et des hommes. Enfin, la
  métropole d'Afrique est à l'apogée de sa civilisation, elle ne peut
  plus monter, et chaque progrès désormais sera un déclin. Rome au
  contraire n'a rien. Elle a bien pris déjà tout ce qui était à sa
  portée; mais elle a pris pour prendre plutôt que pour s'enrichir. Elle
  est à demi sauvage, à demi barbare. Elle a son éducation ensemble et
  sa fortune à faire. Tout devant elle, rien derrière.
  Quelque temps les deux peuples existent de front. L'un se repose dans
  sa splendeur, l'autre grandit dans l'ombre. Mais peu à peu l'air et la
  place leur manquent à tous deux pour se développer. Rome commence à
  gêner Carthage. Il y a longtemps que Carthage importune Rome. Assises
  sur les deux rives opposées de la Méditerranée, les deux cités se
  regardent en face. Cette mer ne suffit plus pour les séparer. L'Europe
  et l'Afrique pèsent l'une sur l'autre. Comme deux nuages surchargés
  d'électricité, elles se côtoient de trop près. Elles vont se mêler
  dans la foudre.
  Ici est la péripétie de ce grand drame. Quels acteurs sont en
  présence! deux races, celle-ci de marchands et de marins, celle-là de
  laboureurs et de soldats; deux peuples, l'un régnant par l'or,
  l'autre par le fer; deux républiques, l'une théocratique, l'autre
  aristocratique; Rome et Carthage; Rome avec son armée, Carthage avec
  sa flotte; Carthage vieille, riche, rusée, Rome jeune, pauvre et
  forte; le passé et l'avenir; l'esprit de découverte et l'esprit de
  conquête; le génie des voyages et du commerce, le démon de la guerre
  et de l'ambition; l'orient et le midi d'une part, l'occident et le
  nord de l'autre; enfin, deux mondes, la civilisation d'Afrique et la
  civilisation d'Europe.
  Toutes deux se mesurent des yeux. Leur attitude avant le combat est
  également formidable. Rome, déjà à l'étroit dans ce qu'elle connaît du
  monde, ramasse toutes ses forces et tous ses peuples. Carthage, qui
  tient en laisse l'Espagne, l'Armorique et cette Bretagne que les
  romains croyaient au fond de l'univers, Carthage a déjà jeté son ancre
  d'abordage sur l'Europe.
  La bataille éclate. Rome copie grossièrement la marine de sa rivale.
  La guerre s'allume d'abord dans la Péninsule et dans les îles. Rome
  heurte Carthage dans cette Sicile où déjà la Grèce a rencontré
  l'Égypte, dans cette Espagne où plus tard lutteront encore l'Europe et
  l'Afrique, l'orient et l'occident, le midi et le septentrion.
  Peu à peu le combat s'engage, le monde prend feu. Les colosses
  s'attaquent corps à corps, ils se prennent, se quittent, se
  reprennent. Ils se cherchent et se repoussent. Carthage franchit les
  Alpes, Rome passe les mers. Les deux peuples, personnifiés en deux
  hommes, Annibal et Scipion, s'étreignent et s'acharnent pour en finir.
  C'est un duel à outrance, un combat à mort. Rome chancelle, elle
  pousse un cri d'angoisse: _Annibal ad portas_! Mais elle se relève,
  épuise ses forces pour un dernier coup, se jette sur Carthage, et
  l'efface du monde.
  C'est là le plus grand spectacle qui soit dans l'histoire. Ce n'est
  pas seulement un trône qui tombe, une ville qui s'écroule, un peuple
  qui meurt. C'est une chose qu'on n'a vue qu'une fois, c'est un astre
  qui s'éteint; c'est tout un monde qui s'en va; c'est une société qui
  en étouffe une autre.
  Elle l'étouffé sans pitié. Il faut qu'il ne reste rien de Carthage.
  Les siècles futurs, ne sauront d'elle que ce qu'il plaira à son
  implacable rivale. Ils ne distingueront qu'à travers d'épaisses
  ténèbres cette capitale de l'Afrique, sa civilisation barbare, son
  gouvernement difforme, sa religion sanglante, son peuple, ses arts,
  ses monuments gigantesques, ses flottes qui vomissaient le feu
  grégeois, et cet autre univers connu de ses pilotes, et que
  l'antiquité romaine nommera dédaigneusement le _monde perdu_.
  Rien n'en restera. Seulement, longtemps après encore, Rome, haletant
  et comme essoufflée de sa victoire, se recueillera en elle-même, et
  dira dans une sorte de rêverie profonde: _Africa portentosa_!
  
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