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Littérature et Philosophie mêlées - 05

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   Et la victoire toujours sûre
   Se range sous ton étendard.
   Es-tu Didon, es-tu Monime,
   Avec toi nous versons des pleurs;
   Nous gémissons de tes malheurs
   Et du sort cruel qui t'opprime.
   L'art d'attendrir et de charmer
   A paré ta brillante aurore;
   Mais ton coeur est fait pour aimer,
   Et ton coeur ne dit rien encore.
   Défends ce coeur du vain désir
   De richesse et de renommée;
   L'amour seul donne le plaisir,
   Et le plaisir est d'être aimée.
   Déjà l'amour brille en tes yeux,
   Il naîtra bientôt dans ton âme;
   Bientôt un mortel amoureux
   Te fera partager sa flamme.
   Heureux! trop heureux cet amant
   Pour qui ton coeur deviendra tendre,
   Si tu goûtes le sentiment
   Comme tu sais si bien le rendre!
  De _jolis vers_ sans doute. J'avoue pourtant que j'ai peu de sympathie
  pour cette espèce de poésie. J'aime mieux Homère.
  
  
   SUR UN POËTE APPARU EN 1820
   Mai 1820.
  
   I
  
  Vous en rirez, gens du monde, vous hausserez les épaules, hommes de
  lettres, mes contemporains, car, je je vous le dis entre nous, il n'en
  est peut-être pas un de vous qui comprenne ce que c'est qu'un poëte.
  Le rencontrera-t-on dans vos palais? Le trouvera-t-on dans vos
  retraites? Et d'abord, pour ce qui regarde l'âme du poëte, la première
  condition n'est-elle pas, comme l'a dit une bouche éloquente, de
  _n'avoir jamais calculé le prix d'une bassesse ou le salaire d'un
  mensonge_? Poëtes de mon siècle, cet homme-là se voit-il parmi vous?
  Est-il dans vos rangs l'homme qui possède l'_os magna sonaturum_, la
  bouche capable de dire de grandes choses, le _ferrea vox_, la voix de
  fer? l'homme qui ne fléchira pas devant les caprices d'un tyran ou
  les fureurs d'une faction? N'avez-vous pas été tous, au contraire,
  semblables aux cordes de la lyre, dont le son varie quand le temps
  change.
  
   II
  
  Franchement, on trouvera parmi vous des affranchis, prêts à invoquer
  la licence après avoir déifié le despotisme; des transfuges, prêts à
  flatter le pouvoir après avoir chanté l'anarchie, et des insensés qui
  ont baisé hier des fers illégitimes, et, comme le serpent de la fable,
  veulent aujourd'hui briser leurs dents sur le frein des lois; mais on
  n'y découvrira pas un poëte. Car, pour ceux qui ne prostituent pas les
  titres, sans un esprit droit, sans un coeur pur, sans une âme noble et
  élevée, il n'est point de véritable poëte. Tenez-vous cela pour dit,
  non pas en mon nom, car je ne suis rien, mais au nom de tous les gens
  qui raisonnent, et qui pensent--je veux bien ne choisir mon exemple
  que dans l'antiquité--que ces mots: _Dulce et decorum est pro patria
  mori_, sonnent mal dans la bouche d'un fuyard. Je l'avouerai donc,
  j'ai cherché jusqu'ici autour de moi un poëte, et je n'en ai pas
  rencontré; de là, il s'est formé dans mon imagination un modèle idéal
  que je voudrais dépeindre, et, comme Milton aveugle, je suis tenté
  quelquefois de chanter ce soleil que je ne vois pas.
  
   III
  
  L'autre jour, j'ouvris un livre qui venait de paraître, sans nom
  d'auteur, avec ce simple titre, _Méditations poétiques_. C'étaient des
  vers.
  Je trouvai dans ces vers quelque chose d'André de Chénier. Continuant
  à les feuilleter, j'établis involontairement un parallèle entre
  l'auteur de ce livre et le malheureux poëte de _la Jeune Captive_.
  Dans tous les deux, même originalité, même fraîcheur d'idées, même
  luxe d'images neuves et vraies; seulement l'un est plus grave et même
  plus mystique dans ses peintures; l'autre a plus d'enjouement, plus de
  grâce, avec beaucoup moins de goût et de correction. Tous deux sont
  inspirés par l'amour. Mais dans Chénier ce sentiment est toujours
  profane; dans l'auteur que je lui compare, la passion terrestre est
  presque toujours épurée par l'amour divin. Le premier s'est étudié à
  donner à sa muse les formes simples et sévères de la muse antique; le
  second, qui a souvent adopté le style des pères et des prophètes, ne
  dédaigne pas de suivre quelquefois la muse rêveuse d'Ossian et les
  déesses fantastiques de Klopstock et de Schiller. Enfin, si je
  comprends bien des distinctions, du reste assez insignifiantes, le
  premier est romantique parmi les classiques, le second est classique
  parmi les romantiques.
  
   IV
  
  Voici donc enfin des poëmes d'un poëte, des poésies qui sont de la
  poésie!
  Je lus en entier ce livre singulier; je le relus encore, et, malgré
  les négligences, le néologisme, les répétitions et l'obscurité que je
  pus quelquefois y remarquer, je fus tenté de dire à l'auteur:
  --Courage, jeune homme! vous êtes de ceux que Platon voulait combler
  d'honneurs et bannir de sa république. Vous devez vous attendre aussi
  à vous voir bannir de notre terre d'anarchie et d'ignorance, et il
  manquera à votre exil le triomphe que Platon accordait du moins au
  poëte, les palmes, les fanfares et la couronne de fleurs.
  
  
   THÉATRE
  
   I
  
  On nomme _action_ au théâtre la lutte de deux forces opposées. Plus
  ces forces se contre-balancent, plus la lutte est incertaine, plus il
  y a alternative de crainte ou d'espérance, plus il y a d'intérêt. Il
  ne faut pas confondre cet intérêt qui naît de l'action avec une autre
  sorte d'intérêt que doit inspirer le héros de toute tragédie, et qui
  n'est qu'un sentiment de terreur, d'admiration ou de pitié. Ainsi, il
  se pourrait très bien que le principal personnage d'une pièce excitât
  de l'intérêt, parce que son caractère est noble et sa situation
  touchante, et que la pièce manquât d'intérêt, parce qu'il n'y aurait
  point d'alternative de crainte et d'espérance. Si cela n'était pas,
  plus une situation terrible serait prolongée, plus elle serait belle,
  et le sublime de la tragédie serait le comte Ugolin enfermé dans une
  tour avec ses fils pour y mourir de faim; scène de terreur monotone
  qui n'a pu réussir, même en Allemagne, pays de penseurs profonds,
  attentifs et fixes.
  
   II
  
  Dans une oeuvre dramatique, quand l'incertitude des événements ne naît
  plus que de l'incertitude des caractères, ce n'est plus la tragédie
  par force, mais la tragédie par faiblesse. C'est, si l'on veut, le
  spectacle de la vie humaine; les grands effets par les petites causes;
  ce sont des hommes; mais au théâtre, il faut des anges ou des géants.
  
   III
  
  Il y a des poëtes qui inventent des ressorts dramatiques, et ne savent
  pas ou ne peuvent pas les faire jouer, semblables à cet artisan grec
  qui n'eut pas la force de tendre l'arc qu'il avait forgé.
  
   IV
  
  L'amour au théâtre doit toujours marcher en première ligne, au-dessus
  de toutes les vaines considérations qui modifient d'ordinaire les
  volontés et les passions des hommes. Il est la plus petite des choses
  de la terre, s'il n'en est la plus grande. On objectera que, dans
  cette hypothèse, le Cid ne devrait point se battre avec don Gormas.
  Eh! point du tout. Le Cid connaît Chimène; il aime mieux encourir sa
  colère que son mépris, parce que le mépris tue l'amour. L'amour, dans
  les grandes âmes, c'est une estime céleste.
  
   V
  
  Il est à remarquer que le dénoûment de _Mahomet_ est plus manqué qu'on
  ne le croit généralement. Il suffit, pour s'en convaincre, de le
  comparer avec celui de _Britannicus_. La situation est semblable. Dans
  les deux tragédies, c'est un tyran qui perd sa maîtresse au moment où
  il croit s'en être assuré la possession. La pièce de Racine laisse
  dans l'âme une impression triste, mais qui n'est pas sans quelque
  consolation, parce que l'on sent que Britannicus est vengé, et que
  Néron n'est pas moins malheureux que ses victimes. Il semble qu'il
  devrait en être de même dans Voltaire; cependant le coeur, qui ne se
  trompe pas, reste abattu; et en effet Mahomet n'est nullement puni.
  Son amour pour Palmire n'est qu'une petitesse dans son caractère et
  qu'un moyen dérisoire dans l'action. Lorsque le spectateur voit cet
  homme songer à sa grandeur au moment où sa maîtresse se poignarde sous
  ses yeux, il sent bien qu'il ne l'a jamais aimée, et qu'avant deux
  heures il se sera consolé de sa perte.
  Le sujet de Racine est mieux choisi que celui de Voltaire. Pour le
  poëte tragique, il y a une profonde et radicale différence entre
  l'empereur romain et le chamelier-prophète. Néron peut être amoureux,
  Mahomet non. Néron, c'est un phallus; Mahomet, c'est un cerveau.
  
   VI
  
  Le propre des sujets bien choisis est de porter leur auteur:
  _Bérénice_ n'a pu faire tomber Racine; Lamotte n'a pu faire tomber
  _Inès_.
  
   VII
  
  La différence qui existe entre la tragédie allemande et la tragédie
  française provient de ce que les auteurs allemands voulurent créer
  tout d'abord, tandis que les français se contentèrent de corriger les
  anciens. La plupart de nos chefs-d'oeuvre ne sont parvenus au point où
  nous les voyons qu'après avoir passé par les mains des premiers hommes
  de plusieurs siècles. Voilà pourquoi il est si injuste de s'en faire
  un titre pour écraser les productions originales.
  La tragédie allemande n'est autre chose que la tragédie des grecs,
  avec les modifications qu'a dû y apporter la différence des époques.
  Les grecs aussi avaient voulu faire concourir le faste de la scène aux
  jeux du théâtre; de là, ces masques, ces choeurs, ces cothurnes; mais,
  comme chez eux les arts qui tiennent des sciences étaient dans le
  premier état d'enfance, ils furent bientôt ramenés à cette simplicité
  que nous admirons. Voyez dans Servius ce qu'il fallait faire pour
  changer une décoration sur le théâtre des anciens.
  Au contraire, les auteurs allemands, arrivant au milieu de toutes les
  inventions modernes, se servirent des moyens qui étaient à leur portée
  pour couvrir les défauts de leurs tragédies. Lorsqu'ils ne pouvaient
  parler au coeur, ils parlèrent aux yeux. Heureux s'ils avaient su se
  renfermer dans de justes bornes! Voilà pourquoi la plupart des pièces
  allemandes ou anglaises qu'on transporte sur notre scène produisent
  moins d'effet que dans l'original; on leur laisse des défauts qui
  tiennent aux plans et aux caractères, et on leur ôte cette pompe
  théâtrale qui en est la compensation.
  Mme de Staël attribue encore à une autre raison la prééminence des
  auteurs français sur les auteurs allemands, et elle a observé juste.
  Les grands hommes français étaient réunis dans le même foyer de
  lumières; et les grands hommes allemands étaient disséminés comme dans
  des patries différentes. Il en est de deux hommes de génie comme des
  deux fluides sur la batterie; il faut les mettre en contact pour
  qu'ils vous donnent la foudre.
  
   VIII
  
  On peut observer qu'il y a deux sortes de tragédies; l'une qui est
  faite avec des sentiments, l'autre qui est faite avec des événements.
  La première considère les hommes sous le point de vue des rapports
  établis entre eux par la nature; la seconde, sous le point de vue des
  rapports établis entre eux par la société. Dans l'une, l'intérêt naît
  du développement d'une des grandes affections auxquelles l'homme est
  soumis par cela même qu'il est homme, telles que l'amour, l'amitié,
  l'amour filial et paternel; dans l'autre, il s'agit toujours d'une
  volonté politique appliquée à la défense ou au renversement des
  institutions établies. Dans le premier cas, le personnage est
  évidemment passif, c'est-à-dire qu'il ne peut se soustraire à
  l'influence des objets extérieurs; un jaloux ne peut s'empêcher d'être
  jaloux, un père ne peut s'empêcher de craindre pour son fils; et peu
  importe comment ces impressions sont amenées, pourvu qu'elles soient
  intéressantes; le spectateur appartient toujours à ce qu'il craint ou
  à ce qu'il désire. Dans le second cas, au contraire, le personnage est
  essentiellement actif, parce qu'il n'a qu'une volonté immuable, et que
  la volonté ne peut se manifester que par des actions. On peut comparer
  ces deux tragédies, l'une à une statue que l'on taille dans le bloc,
  l'autre à une statue que l'on jette en fonte. Dans le premier cas, le
  bloc existe, il lui suffit pour devenir la statue d'être soumis à une
  influence extérieure; dans le second, il faut que le métal ait en
  lui-même la faculté de parcourir le moule qu'il doit remplir. A mesure
  que toutes les tragédies se rapprochent plus ou moins de ces deux
  types, elles participent plus ou moins de l'un ou de l'autre; il faut
  une forte constitution aux tragédies de tête pour se soutenir; les
  tragédies de coeur ont à peine besoin de s'astreindre à un plan. Voyez
  _Mahomet_ et _le Cid_.
  
   IX
  
  E.--vient d'écrire ceci aujourd'hui 27 avril 1819:
  «En général, une chose nous a frappés dans les compositions de cette
  jeunesse qui se presse maintenant sur nos théâtres: ils en sont encore
  à se contenter facilement d'eux-mêmes. Ils perdent à ramasser des
  couronnes un temps qu'ils devraient consacrer à de courageuses
  méditations. Ils réussissent, mais leurs rivaux sortent joyeux de
  leurs triomphes. Veillez! veillez! jeunes gens, recueillez vos forces,
  vous en aurez besoin le jour de la bataille. Les faibles oiseaux
  prennent leur vol tout d'un trait; les aigles rampent avant de
  s'élever sur leurs ailes.»
  
  
   FANTAISIE
  
   Février 1819.
  Ce que je veux, c'est ce que tout le monde veut, ce que tout le monde
  demande, c'est-à-dire du pouvoir pour le roi et des garanties pour le
  peuple.
  Et, en cela, je suis bien différent de certains honnêtes gens de
  ma connaissance, qui professent hautement la même maxime, et qui,
  lorsqu'on en vient aux applications, se trouvent n'en vouloir
  réellement, les uns qu'une moitié, les autres qu'une autre,
  c'est-à-dire les uns qu'un peu de despotisme, et les autres que
  beaucoup de licence, à peu près comme feu mon grand-oncle, qui avait
  sans cesse à la bouche le fameux précepte de l'école de Salerne:
  _manger peu, mais souvent_; mais qui n'en admettait que la première
  partie pour l'usage de la maison.
  
   Février 1819.
  L'autre jour je trouvai dans Cicéron ce passage: «Et il faut que
  l'orateur, en toutes circonstances, sache prouver le pour et le
  contre. »_In omni causa duas contrarias orationes explicari_. Eh!
  dis-je, c'est justement ce qu'il faut dans un siècle où l'on a
  découvert deux sortes de consciences, celle du coeur et celle de
  l'estomac.
  Voilà pour la conscience de l'orateur selon Cicéron, _vir probus
  dicendi peritus_. Pour ce qui est de ses moeurs,--ce que j'en écris
  ici n'est que pour l'instruction de la jeunesse de nos collèges,--on
  connaît la simplicité des moeurs antiques. Nous n'avons aucune raison
  de croire que les orateurs fissent autrement que les guerriers. Après
  qu'Achille et Patrocle ont tant pleuré Briséis, Achille, dit madame
  Dacier, conduit vers sa tente la belle Diomède, fille du sage Phorbas,
  et Patrocle s'abandonne au doux sommeil entre les bras de la jeune
  Iphis, amenée captive de Scyros. C'est comme Pétrarque, qui, après
  avoir perdu Laure, mourut de douleur à soixante-dix ans, en laissant
  un fils et une fille.
  Et à Athènes, où les pères envoyaient leurs fils à l'école
  chez Aspasie, à Athènes, cette ville de la politesse et de
  l'éloquence:--Qu'as-tu fait des cent écus que t'a valus le soufflet
  que tu reçus l'autre jour de Midias en plein théâtre? criait Eschine
  à Démosthène.--Eh quoi! athéniens, vous voulez couronner le front qui
  s'écorche lui-même à dessein d'intenter des accusations lucratives aux
  citoyens? En vérité, ce n'est pas une tête que porte cet homme sur ses
  épaules, c'est une ferme.
  Que dirai-je du barreau romain? des honnêtetés que se faisaient
  mutuellement les Scaurus et les Catulus, en présence de toute la
  canaille de Rome assemblée? On ne m'écoute pas, je suis Cassandre,
  criait Sextius. Je ne suis pas assez sur de n'être jamais lu que par
  des hommes pour rapporter la sanglante réplique de Marc-Antoine. Et au
  triomphe de César, qui était aussi un orateur: Citoyens, cachez vos
  femmes! chantaient ses propres soldats. _Urbani, claudite uxores,
  moechum caluum adducimus_.
  Je saisis cette occasion pour déclarer que je me repens bien
  sincèrement de n'être pas né dans les siècles antiques; je compte même
  écrire contre mon siècle un gros livre dont mon libraire vous prie,
  en passant, monsieur, de vouloir bien lui prendre quelques petites
  souscriptions.
  Et, en effet, ce devait être un bien beau temps que celui où, quand le
  peuple avait faim, on l'apaisait avec une fable longue, et plate,
  qui pis est! _O tempora! ô mores_! vont à leur tour s'écrier nos
  ministres.
  Et où, monsieur, pourvu que l'on ne fût ni borgne, ni bossu, ni
  boiteux, ni bancal, ni aveugle;
  Pourvu, d'ailleurs, que l'on ne fût ni trop faible ni trop puissant,
  ni trop méchant homme, ni trop homme de bien;
  Et surtout, ce qui était de rigueur, pourvu que l'on eût la précaution
  de ne point bâtir sa maison sur une butte;
  Alors, dis-je, en tant que l'on ne fût point emporté par la lèpre
  ou par la peste, on pouvait raisonnablement espérer de mourir
  tranquillement dans son lit; ce qui, à la vérité, n'est guère
  héroïque;
  Et où, monsieur, pour peu que l'on se sentit tant soit peu grand
  homme,--comme vous et moi, monsieur,--c'est-à-dire que l'on eût le
  noble désir d'être utile à la patrie par quelque action vaillante ou
  quelque invention merveilleuse,--désir qui, comme on sait, n'engage
  à rien,--alors, monsieur, il n'y avait rien aussi à quoi un honnête
  citoyen ne pût raisonnablement prétendre, qui sait? peut-être même
  à être pendu comme Phocion, ou, comme Duilius, l'accrocheur de
  vaisseaux, à être conduit par la ville avec une flûte et deux
  lanternes, à peu près comme de nos jours l'âne savant.
  
   Avril 1819.
  Il pourrait, à mon sens, jaillir des réflexions utiles de la
  comparaison entre les romans de Le Sage et ceux de Walter Scott, tous
  deux supérieurs dans leur genre. Le Sage, ce me semble, est plus
  spirituel, Walter Scott est plus original; l'un excelle à raconter
  les aventures d'un homme, l'autre mêle à l'histoire d'un individu la
  peinture de tout un peuple, de tout un siècle; le premier se rit
  de toute vérité de lieux, de moeurs, d'histoire; le second,
  scrupuleusement fidèle à cette vérité même, lui doit l'éclat magique
  de ses tableaux. Dans tous les deux, les caractères sont tracés avec
  art; mais dans Walter Scott ils paraissent mieux soutenus, parce
  qu'ils sont plus saillants, d'une nature plus fraîche et moins polie.
  Le Sage sacrifie souvent la conscience de ses héros au comique d'une
  intrigue; Walter Scott donne à ses héros des âmes plus sévères; leurs
  principes, leurs préjugés même ont quelque chose de noble en ce qu'ils
  ne savent point plier devant les événements. On s'étonne, après avoir
  lu un roman de Le Sage, de la prodigieuse variété du plan; on s'étonne
  encore plus, en achevant un roman de Scott, de la simplicité du
  canevas; c'est que le premier met son imagination dans les faits, et
  le second dans les détails. L'un peint la vie, l'autre peint le coeur.
  Enfin, la lecture des ouvrages de Le Sage donne, en quelque sorte,
  l'expérience du sort; la lecture de ceux de Walter Scott donne
  l'expérience des hommes.
  
  «C'était un homme merveilleux et aussi grotesque qu'il y en ait
  jamais eu dans le peuple latin. Il mettait ses collections dans ses
  chaussons, et quand, dans l'ardeur de la dispute, nous lui contestions
  quelque chose, il appelait son valet:--Hem, hem, hem, Dave,
  apporte-moi le chausson de la tempérance, le chausson de la justice,
  ou le chausson de Platon, ou celui d'Aristote,--selon les matières qui
  étaient mises sur le tapis. Cent choses de cette sorte me faisaient
  rire de tout mon coeur, et j'en ris encore à présent comme si j'étais
  à même.» Les savants chaussons de Giraldo Giraldi méritaient, certes,
  d'être aussi célèbres que la perruque de Kant, laquelle s'est vendue
  30,000 florins à la mort du philosophe, et n'a plus été payée que
  1,200 écus à la dernière foire de Leipzick; ce qui prouverait, à
  mon sens, que l'enthousiasme pour Kant et son idéologie diminue en
  Allemagne. Cette perruque, dans les variations de son prix, pourrait
  être considérée comme le thermomètre des progrès du système de Kant.
  
   Avril 1820.
  L'année littéraire s'annonce médiocrement. Aucun livre important,
  aucune parole forte; rien qui enseigne, rien qui émeuve. Il serait
  temps cependant que quelqu'un sortît de la foule, et dît: me voilà!
  Il serait temps qu'il parût un livre ou une doctrine, un Homère ou
  un Aristote. Les oisifs pourraient du moins se disputer, cela les
  dérouillerait.
  Mais que faire de la littérature de 1820, encore plus plate que celle
  de 1810, et plus impardonnable, puisqu'il n'y a plus là de Napoléon
  pour résorber tous les génies et en faire des généraux? Qui sait?
  Ney, Murat et Davout auraient peut-être été de grands poëtes. Ils se
  battaient comme on voudrait écrire.
  Pauvre temps que le nôtre! Force vers, point de poésie; force
  vaudevilles, point de théâtre. Talma, voilà tout.
  J'aimerais mieux Molière.
  On nous promet le _Monastère_, nouveau roman de Walter Scott. Tant
  mieux, qu'il se hâte, car tous nos faiseurs semblent possédés de la
  rage des mauvais romans. J'en ai là une pile que je n'ouvrirai jamais,
  car je ne serais pas sûr d'y trouver seulement ce que le chien dont
  parle Rabelais demandait en rongeant son os: _rien qu'ung peu de
  mouëlle_.
  L'année littéraire est médiocre, l'année politique est lugubre. M. le
  duc de Berry poignardé à l'Opéra, des révolutions partout.
  M. le duc de Berry, c'est la tragédie. Voici la parodie maintenant.
  Une grande querelle politique vient de s'émouvoir, ces jours-ci, à
  propos de M. Decazes. M. Donnadieu contre M. Decazes. M. d'Argout
  contre M. Donnadieu. M. Clausel de Coussergues contre M. d'Argout.
  M. Decazes s'en mêlera-t-il enfin lui-même? Toutes ces batailles nous
  rappellent les anciens temps où de preux chevaliers allaient provoquer
  dans son fort quelque géant félon. Au bruit du cor un nain paraissait.
  Nous avons déjà vu plusieurs nains apparaître; nous n'attendons plus
  que le géant.
  Le fait politique de l'année 1820, c'est l'assassinat de M. le duc de
  Berry; le fait littéraire, c'est je ne sais quel vaudeville. Il y a
  trop de disproportion. Quand donc ce siècle aura-t-il une littérature
  au niveau de son mouvement social, des poëtes aussi grands que ses
  événements?
  
  C'est sans doute par une conviction intime de mon ignorance que je
  tremble à l'approche d'une tête savante et que je recule à l'aspect
  d'un livre érudit. Quand le talent de critique se trouva dans mon
  cerveau, je savais tout juste assez de latin pour entendre ce que
  signifiait _genus irritabile_, et j'avais tout juste assez d'esprit
  et d'expérience pour comprendre que cette qualification s'applique
  au moins aussi bien aux savants qu'aux poëtes. Me voyant donc forcé
  d'exercer mon talent de critique sur l'une ou l'autre de ces deux
  classes constituantes du _genus irritabile_, je me promis bien de
  n'établir jamais ma juridiction que sur la dernière, parce qu'elle est
  réellement la seule qui ne puisse démontrer l'ineptie ou l'ignorance
  d'un critique. Vous dites à un poëte tout ce qui vous passe par la
  tête, vous lui dictez des arrêts, vous lui inventez des défauts. S'il
  se fâche, vous citez Aristote, Quintilien, Longin, Horace, Boileau.
  S'il n'est pas étourdi de tous ces grands noms, vous invoquez le
  _goût_; qu'a-t-il à répondre? Le goût est semblable à ces anciennes
  divinités païennes qu'on respectait d'autant plus qu'on ne savait où
  les trouver, ni sous quelle forme les adorer. Il n'en est pas de même
  avec les savants. _Ce sont gens_, comme disait Laclos, _qui ne se
  battent qu'à coups de faits_; et il est fort désagréable pour un grave
  journaliste, lequel n'a ordinairement d'un érudit que le pédantisme,
  de se voir rendre, par quelque savant irrité, les coups de férule
  qu'il lui avait administrés étourdiment. Joignez à cela qu'il n'y a
  rien de terrible comme la colère d'un savant attaqué sur son terrain
  favori. Cette espèce d'hommes-là ne sait dire d'injures que par
  in-folio; il semble que la langue ne leur fournisse point de termes
  assez forts pour exprimer leur indignation. Visdelou, cet amant
  platonique de la Lexicologie, raconte, dans son _Supplément à la
  bibliothèque orientale_, que l'impératrice chinoise Uu-Heu commit
  plusieurs _crimes_, tels que d'assassiner son mari, son frère, ses
  fils; mais un surtout qu'il appelle un _attentat inouï_, c'est d'avoir
  ordonné, au mépris de toutes les lois de la grammaire, qu'on l'appelât
  _empereur_ et non _impératrice_.
  
  Tout le monde a entendu parler de Jean Alary, l'inventeur de la
  _pierre philosophale des sciences_, voici quelques détails sur cet
  homme célèbre pour le peintre qui se proposera de faire son portrait:
  «Alary portait au milieu de la cour même une longue et épaisse barbe,
  un chapeau d'une forme haute et carrée qui n'était pas celle du temps,
  et un long manteau doublé de longue peluche qui lui descendait plus
  bas que les talons, et qu'il portait même souvent pendant les grandes
  chaleurs de l'été, ce qui le distinguait des autres hommes, et le
  faisait connaître du peuple, qui l'appelait hautement le _philosophe
  crotté_, de quoi, dit Colletet, sa modestie ne s'offensait jamais.»
  Colletet appelait Alary le _philosophe crotté_, Boileau appelait
  Colletet le _poëte crotté_. C'est qu'alors l'esprit et le savoir, ces
  deux démons si redoutés aujourd'hui, étaient de fort pauvres diables.
  Aujourd'hui ce qui salit le poëte et le philosophe, ce n'est pas la
  pauvreté, c'est la vénalité; ce n'est pas la crotte, c'est la boue.
  
  On considère maintenant en France, et avec raison, comme le
  complètement nécessaire d'une éducation élégante, une certaine
  facilité à manier ce qu'on est convenu d'appeler le style épistolaire.
  En effet, le genre auquel on donne ce nom--s'il est vrai que ce soit
  un genre--est dans la littérature comme ces champs du domaine public
  que tout le monde est en droit de cultiver. Cela vient de ce que
  le genre épistolaire tient plus de la nature que de l'art. Les
  productions de cette sorte sont, en quelque façon, comme les fleurs,
  qui croissent d'elles-mêmes, tandis que toutes les autres compositions
  de l'esprit humain ressemblent, pour ainsi dire, à des édifices
  qui, depuis leurs fondements jusqu'à leur faîte, doivent être
  laborieusement bâtis d'après des lois générales et des combinaisons
  particulières. La plupart des auteurs épistolaires ont ignoré qu'ils
  fussent auteurs; ils ont fait des ouvrages comme ce M. Jourdain, tant
  de fois cité, faisait de la prose, sans le savoir. Ils n'écrivaient
  point pour écrire, mais parce qu'ils avaient des parents et des amis,
  des affaires et des affections. Ils n'étaient nullement préoccupés,
  dans leurs correspondances, du souci de l'immortalité, mais tout
  bourgeoisement des soins matériels de la vie. Leur style est simple
  comme l'intimité, et cette simplicité en fait le charme. C'est parce
  qu'ils n'ont envoyé leurs lettres qu'à leurs familles qu'elles sont
  parvenues à la postérité. Nous croyons qu'il est impossible de dire
  quels sont les éléments du style épistolaire; les autres genres ont
  des règles, celui-là n'a que des secrets.
  
  
   SATIRIQUES ET MORALISTES
  
  Celui qui, tourmenté du généreux démon de la satire, prétend dire
  des vérités dures à son siècle, doit, pour mieux terrasser le vice,
  attaquer en face l'homme vicieux; pour le flétrir, il doit le nommer;
  mais il ne peut acquérir ce droit qu'en se nommant lui-même. De cette
  manière il s'assure en quelque sorte la victoire; car, plus son ennemi
  
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