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L'homme Qui Rit - 44
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  tout, et tout le ciel fut noir, infini et doux. Le fleuve
  sâĂ©largissait, et ses deux rives Ă droite et Ă gauche nâĂ©taient
  plus que deux minces lignes brunes presque amalgamées à la nuit.
  De toute cette ombre sortait un profond apaisement. Gwynplaine
  sâĂ©tait assis Ă demi, tenant Dea embrassĂ©e. Ils parlaient,
  sâĂ©criaient, jasaient, chuchotaient. Dialogue Ă©perdu. Comment
  vous peindre, Î joie?
  --Ma vie!
  --Mon ciel!
  --Mon amour!
  --Tout mon bonheur!
  --Gwynplaine!
  --Dea! je suis ivre. Laisse-moi baiser tes pieds.
  --Câest toi donc!
  --En ce moment-ci, jâai trop Ă dire Ă la fois. Je ne sais par oĂč
  commencer.
  --Un baiser!
  --O ma femme!
  --Gwynplaine, ne me dis pas que je suis belle. Câest toi qui es
  beau.
  --Je te retrouve, je tâai sur mon cĆur. Cela est. Tu es Ă moi.
  Je ne rĂȘve pas. Câest bien toi. Est-ce possible? oui. Je
  reprends possession de la vie. Si tu savais, il y a eu toutes
  sortes dâĂ©vĂ©nements. Dea!
  --Gwynplaine!
  --Je tâaime!
  Et Ursus murmurait:
  --Jâai une joie de grand-pĂšre.
  Homo Ă©tait sorti de dessous la cahute, et, allant de lâun Ă
  lâautre, discrĂštement, nâexigeant pas quâon fit attention Ă lui,
  il donnait des coups de langue à tort et à travers, tantÎt aux
  gros souliers dâUrsus, tantĂŽt au capingot de Gwynplaine, tantĂŽt Ă
  la robe de Dea, tantĂŽt au matelas. CâĂ©tait sa façon Ă lui de
  bénir.
  On avait dĂ©passĂ© Chatham et lâembouchure de la Medway. On
  approchait de la mer. La sĂ©rĂ©nitĂ© tĂ©nĂ©breuse de lâĂ©tendue Ă©tait
  telle que la descente de la Tamise se faisait sans complication;
  aucune manĆuvre nâĂ©tait nĂ©cessaire, et aucun matelot nâavait Ă©tĂ©
  appelĂ© sur le pont. A lâautre extrĂ©mitĂ© du navire, le patron,
  toujours seul Ă la barre, gouvernait. A lâarriĂšre, il nây avait
  que cet homme; Ă lâavant, la lanterne Ă©clairait lâheureux groupe
  de ces ĂȘtres qui venaient de faire, au fond du malheur subitement
  changé en félicité, cette jonction inespérée.
 Â
 Â
  IV
  NON. LA-HAUT
 Â
  Tout Ă coup, Dea, se dĂ©gageant de lâembrassement de Gwynplaine,
  se souleva. Elle appuyait ses deux mains sur son cĆur, comme
  pour lâempĂȘcher de se dĂ©ranger.
  --Quâest-ce que jâai? dit-elle. Jâai quelque chose. La joie,
  cela Ă©touffe. Ce nâest rien. Câest bon. En reparaissant, ĂŽ mon
  Gwynplaine, tu mâas donnĂ© un coup. Un coup de bonheur. Tout le
  ciel qui vous entre dans le cĆur, câest un enivrement. Toi
  absent, je me sentais expirer. La vraie vie qui sâen allait, tu
  me lâas rendue. Jâai eu en moi comme un dĂ©chirement, le
  dĂ©chirement des tĂ©nĂšbres, et jâai senti monter la vie, une vie
  ardente, une vie de fiĂšvre et de dĂ©lices. Câest extraordinaire,
  cette vie-là , que tu viens de me donner. Elle est si céleste
  quâon souffre un peu. Câest comme si lâĂąme grandissait et avait
  de la peine à tenir dans notre corps. Cette vie des séraphins,
  cette plĂ©nitude, elle reflue jusquâĂ ma tĂȘte, et me pĂ©nĂštre.
  Jâai comme un battement dâailes dans la poitrine. Je me sens
  étrange, mais bien heureuse. Gwynplaine, tu mâas ressuscitĂ©e.
  Elle rougit, puis pùlit, puis rougit encore, et tomba.
  --HĂ©las! dit Ursus, tu lâas tuĂ©e.
  Gwynplaine Ă©tendit les bras vers Dea. Lâangoisse suprĂȘme
  survenant dans la suprĂȘme extase, quel choc! Il fĂ»t lui-mĂȘme
  tombĂ©, sâil nâeĂ»t eu Ă la soutenir.
  --Dea! cria-t-il frĂ©missant, quâest-ce que tu as?
  --Rien, dit-elle. Je tâaime.
  Elle Ă©tait dans les bras de Gwynplaine comme un linge quâon a
  ramassé. Ses mains pendaient.
  Gwynplaine et Ursus couchÚrent Dea sur le matelas. Elle dit
  faiblement:
  --Je ne respire pas couchée.
  Ils la mirent sur son séant.
  Ursus dit:
  --Un oreiller!
  Elle répondit:
  --Pourquoi? jâai Gwynplaine.
  Et elle posa sa tĂȘte sur lâĂ©paule de Gwynplaine, assis derriĂšre
  elle et la soutenant, lâĆil plein dâun Ă©garement infortunĂ©.
  --Ah! dit-elle, comme je suis bien!
  Ursus lui avait saisi le poignet, et comptait les pulsations de
  lâartĂšre. Il ne hochait pas le front, il ne disait rien, et lâon
  ne pouvait deviner ce quâil pensait quâaux rapides mouvements de
  ses paupiĂšres, sâouvrant et se refermant convulsivement, comme
  pour empĂȘcher un flot de larmes de sortir.
  --Quâa-t-elle? demanda Gwynplaine.
  Ursus appuya son oreille contre le flanc gauche de Dea.
  Gwynplaine rĂ©pĂ©ta ardemment sa question, en tremblant quâUrsus ne
  lui répondit.
  Ursus regarda Gwynplaine, puis Dea. Il était livide. Il dit:
  --Nous devons ĂȘtre Ă la hauteur de Canterbury. La distance dâici
  à Gravesend nâest pas trĂšs grande. Nous aurons beau temps toute
  la nuit. Il nây a pas Ă craindre dâattaque en mer, parce que les
  flottes de guerre sont sur la cĂŽte dâEspagne. Nous aurons un bon
  passage.
  Dea, ployée et de plus en plus pùle, pétrissait dans ses doigts
  convulsifs lâĂ©toffe de sa robe. Elle eut un soupir
  inexprimablement pensif, et murmura:
  --Je comprends ce que câest. Je meurs.
  Gwynplaine se leva terrible. Ursus soutint Dea.
  --Mourir! Toi mourir! non, cela ne sera pas. Tu ne peux pas
  mourir. Mourir Ă prĂ©sent! mourir tout de suite! câest
  impossible. Dieu nâest pas fĂ©roce. Te rendre et te reprendre
  dans la mĂȘme minute! Non. Ces choses-lĂ ne se font pas. Alors
  câest que Dieu voudrait quâon doute de lui. Alors câest que tout
  serait un piÚge, la terre, le ciel, le berceau des enfants,
  lâallaitement des mĂšres, le cĆur humain, lâamour, les Ă©toiles!
  câest que Dieu serait un traĂźtre et lâhomme une dupe! câest
  quâil nây aurait rien! câest quâil faudrait insulter la
  crĂ©ation! câest que tout serait un abĂźme! Tu ne sais ce que tu
  dis, Dea! tu vivras. Jâexige que tu vives. Tu dois mâobĂ©ir.
  Je suis ton mari et ton maßtre. Je te défends de me quitter. Ah
  ciel! Ah misérables hommes! Non, cela ne se peut pas. Et je
  resterais sur cette terre aprÚs toi! Cela est tellement
  monstrueux quâil nây aurait plus de soleil. Dea, Dea,
  remets-toi. Câest un petit moment dâangoisse qui va passer. On
  a quelquefois des frissons, et puis on nây pense plus. Jâai
  absolument besoin que tu te portes bien et que tu ne souffres
  plus. Toi mourir! quâest-ce que je tâai fait? Dây penser, ma
  raison sâen va. Nous sommes lâun Ă lâautre, nous nous aimons.
  Tu nâas pas de motif de tâen aller. Ce serait injuste. Ai-je
  commis des crimes? Tu mâas pardonnĂ© dâailleurs. Oh! tu ne veux
  pas que je devienne un désespéré, un scélérat, un furieux, un
  damnĂ©! Dea! je tâen prie, je tâen conjure, je tâen supplie Ă
  mains jointes, ne meurs pas.
  Et, crispant ses poings dans ses cheveux, agonisant dâĂ©pouvantĂ©,
  étouffé de pleurs, il se jeta à ses pieds.
  --Mon Gwynplaine, dit Dea, ce nâest pas ma faute.
  Il lui vint aux lĂšvres un peu dâĂ©cume rose quâUrsus essuya dâun
  pan de la robe sans que Gwynplaine prosterné le vßt. Gwynplaine
  tenait les pieds de Dea embrassĂ©s, et lâimplorait avec toutes
  sortes de mots confus.
  --Je te dis que je ne veux pas. Toi, mourir! je nâen ai pas la
  force. Mourir oui, mais ensemble. Pas autrement. Toi mourir,
  Dea! Il nây a pas moyen que jây consente. Ma divinitĂ©! mon
  amour! comprends donc que je suis là . Je te jure que tu vivras.
  Mourir! mais câest quâalors tu ne te figures pas ce que je
  deviendrais aprĂšs ta mort. Si tu avais lâidĂ©e du besoin que jâai
  de ne pas te perdre, tu verrais que câest positivement
  impossible, Dea! Je nâai que toi, vois-tu. Ce qui mâest arrivĂ©
  est extraordinaire. Tu ne tâimagines pas que je viens de
  traverser toute la vie en quelques heures. Jâai reconnu une
  chose, câest quâil nây avait rien du tout. Toi, tu existes. Si
  tu nây es pas, lâunivers nâa plus de sens. Reste. Aie pitiĂ© de
  moi. Puisque tu mâaimes, vis. Je viens de te retrouver, câest
  pour te garder. Attends un peu. On ne sâen va pas comme cela
  quand on est à peine ensemble depuis quelques instants. Ne
  tâimpatiente pas. Ah! mon Dieu, que je souffre! Tu ne mâen
  veux pas, nâest-ce pas? Tu comprends bien que je nâai pas pu
  faire autrement puisque câest le wapentake qui est venu me
  chercher. Tu vas voir que tu vas respirer mieux tout Ă lâheure.
  Dea, tout vient de sâarranger. Nous allons ĂȘtre heureux. Ne me
  mets pas au dĂ©sespoir. Dea! je ne tâai rien fait!
  Ces paroles nâĂ©taient pas dites, mais sanglotĂ©es. On y sentait
  un mĂ©lange dâaccablement et de rĂ©volte. Il sortait de la
  poitrine de Gwynplaine un gémissement qui eût attiré des colombes
  et un rugissement qui eût fait reculer des lions.
  Dea lui rĂ©pondit, dâune voix de moins en moins distincte,
  sâarrĂȘtant presque Ă chaque mot:
  --HĂ©las! câest inutile. Mon bien-aimĂ©, je vois bien que tu fais
  ce que tu peux. Il y a une heure, je voulais mourir, à présent
  je ne voudrais plus. Gwynplaine, mon Gwynplaine adoré, comme
  nous avons Ă©tĂ© heureux! Dieu tâavait mis dans ma vie, il me
  retire de la tienne. VoilĂ que je mâen vais. Tu te souviendras
  de la Green-Box, nâest-ce pas? et de ta pauvre petite Dea
  aveugle? Tu te souviendras de ma chanson. Nâoublie pas mon son
  de voix, et la maniĂšre dont je te disais: Je tâaime! Je
  reviendrai te le dire, la nuit, quand tu dormiras. Nous nous
  étions retrouvĂ©s, mais câĂ©tait trop de joie. Cela devait finir
  tout de suite. Câest dĂ©cidĂ©ment moi qui pars la premiĂšre.
  Jâaime bien mon pĂšre Ursus, et notre frĂšre Homo. Vous ĂȘtes bons.
  Lâair manque ici. Ouvrez la fenĂȘtre. Mon Gwynplaine, je ne te
  lâai pas dit, mais parce quâil y a eu une fois une femme qui est
  venue, jâai Ă©tĂ© jalouse. Tu ne sais mĂȘme pas de qui je veux
  parler. Pas vrai? Couvrez-moi les bras. Jâai un peu froid. Et
  Fibi? et Vinos? oĂč sont-elles? On finit par aimer tout le
  monde. On prend en amitiĂ© les personnes qui vous ont vu ĂȘtre
  heureux. On leur sait grĂ© dâavoir Ă©tĂ© lĂ pendant quâon Ă©tait
  content. Pourquoi tout cela est-il passĂ©? Je nâai pas bien
  compris ce qui est arrivé depuis deux jours. Maintenant je
  meurs. Vous me laisserez dans ma robe. TantÎt en la mettant je
  pensais bien que ce serait mon suaire. Je veux la garder. Il y
  a des baisers de Gwynplaine dessus. Oh! jâaurais pourtant bien
  voulu vivre encore. Quelle vie charmante nous avions dans notre
  pauvre cabane qui roulait! On chantait. JâĂ©coutais les
  battements de mains! Comme câĂ©tait bon, nâĂȘtre jamais sĂ©parĂ©s!
  Il me semblait que jâĂ©tais dans un nuage avec vous, je me rendais
  bien compte de tout, je distinguais un jour de lâautre, quoique
  aveugle, je reconnaissais que câĂ©tait le matin parce que
  jâentendais Gwynplaine, je reconnaissais que câĂ©tait la nuit
  parce que je rĂȘvais de Gwynplaine. Je sentais autour de moi une
  enveloppe qui était son ùme. Nous nous sommes doucement adorés.
  Tout cela sâen va, et il nây aura plus de chansons. HĂ©las! ce
  nâest donc pas possible de vivre encore! Tu penseras Ă moi, mon
  bien-aimé.
  Sa voix allait sâaffaiblissant. La dĂ©croissance lugubre de
  lâagonie lui ĂŽtait lâhaleine. Elle repliait son pouce sous ses
  doigts, signe que la derniÚre minute approche. Le bégaiement de
  lâange commençant semblait sâĂ©baucher dans le doux rĂąle de la
  vierge.
  Elle murmura:
  --Vous vous souviendrez, nâest-ce pas, parce que ce serait bien
  triste que je sois morte si lâon ne se souvenait pas de moi.
  Jâai quelquefois Ă©tĂ© mĂ©chante. Je vous demandĂ©e tous pardon. Je
  suis bien certaine que, si le bon Dieu avait voulu, comme nous ne
  tenons pas beaucoup de place, nous aurions encore été heureux,
  mon Gwynplaine, puisquâon aurait gagnĂ© sa vie et quâon aurait Ă©tĂ©
  ensemble dans un autre pays, mais le bon Dieu nâa pas voulu. Je
  ne sais pas du tout pourquoi je meurs. Puisque je ne me
  plaignais pas dâĂȘtre aveugle, je nâoffensais personne. Je
  nâaurais pas mieux demandĂ© que de rester toujours aveugle Ă cĂŽtĂ©
  de toi. Oh! comme câest triste de sâen aller!
  Ses paroles haletaient, et sâĂ©teignaient lâune aprĂšs lâautre,
  comme si lâon eĂ»t soufflĂ© dessus. On ne lâentendait presque
  plus.
  --Gwynplaine, reprit-elle, nâest-ce pas? tu penseras Ă moi.
  Jâen aurai besoin, quand je serai morte.
  Et elle ajouta:
  --Oh! retenez-moi!
  Puis, aprÚs un silence, elle dit:
  --Viens me rejoindre le plus tĂŽt que tu pourras. Je vais ĂȘtre
  bien malheureuse sans toi, mĂȘme avec Dieu. Ne me laisse pas trop
  longtemps seule, mon doux Gwynplaine! Câest ici quâĂ©tait le
  paradis. LĂ -haut, ce nâest que le ciel. Ah! jâĂ©touffe! Mon
  bien-aimé, mon bien-aimé, mon bien-aimé!
  --Grùce! cria Gwynplaine.
  --Adieu! dit-elle.
  --Grùce! répéta Gwynplaine.
  Et il colla sa bouche aux belles mains glacées de Dea.
  Elle fut un moment comme si elle ne respirait plus.
  Puis elle se haussa sur ses coudes, un profond éclair traversa
  ses yeux, et elle eut un ineffable sourire. Sa voix éclata,
  vivante.
  --LumiÚre! cria-t-elle. Je vois.
  Et elle expira.
  Elle retomba étendue et immobile sur le matelas.
  --Morte, dit Ursus.
  Et le pauvre vieux bonhomme, comme sâĂ©croulant sous le dĂ©sespoir,
  prosterna sa tĂȘte chauve et enfouit son visage sanglotant dans
  les plis de la robe aux pieds de Dea. Il demeura là , évanoui.
  Alors Gwynplaine fut effrayant.
  Il se dressa debout, leva le front, et considéra au-dessus de sa
  tĂȘte lâimmense nuit.
  Puis, vu de personne, regardĂ© pourtant peut-ĂȘtre dans ces
  tĂ©nĂšbres par quelquâun dâinvisible, il Ă©tendit les bras vers la
  profondeur dâen haut, et dit:
  --Je viens.
  Et il se mit à marcher, dans la direction du bord, sur le pont du
  navire, comme si une vision lâattirait.
  A quelques pas câĂ©tait lâabĂźme.
  Il marchait lentement, il ne regardait pas à ses pieds.
  Il avait le sourire que Dea venait dâavoir.
  Il allait droit devant lui. Il semblait voir quelque chose. Il
  avait dans la prunelle une lueur qui était comme la réverbération
  dâune Ăąme aperçue au loin.
  Il cria:--Oui!
  A chaque pas il se rapprochait du bord.
  Il marchait tout dâune piĂšce, les bras levĂ©s, la tĂȘte renversĂ©e
  en arriĂšre, lâĆil fixe, avec un mouvement de fantĂŽme.
  Il avançait sans hùte et sans hésitation, avec une précision
  fatale, comme sâil nâeĂ»t pas eu tout prĂšs le gouffre bĂ©ant et la
  tombe ouverte.
  Il murmurait:--Sois tranquille. Je te suis. Je distingue trÚs
  bien le signe que tu me fais.
  Il ne quittait pas des yeux un point du ciel, au plus haut de
  lâombre. Il souriait.
  Le ciel Ă©tait absolument noir, il nây avait plus dâĂ©toiles, mais
  évidemment il en voyait une.
  Il traversa le tillac.
  AprĂšs quelques pas rigides et sinistres, il parvint Ă lâextrĂȘme
  bord.
  --Jâarrive, dit-il. Dea, me voilĂ .
  Et il continua de marcher. Il nây avait pas de parapet. Le vide
  était devant lui. Il y mit le pied.
  Il tomba.
  La nuit Ă©tait Ă©paisse et sourde, lâeau Ă©tait profonde. Il
  sâengloutit. Ce fut une disparition calme et sombre. Personne
  ne vit ni nâentendit rien. Le navire continua de voguer et le
  fleuve de couler.
  Peu aprĂšs le navire entra dans lâocĂ©an.
  Quand Ursus revint à lui, il ne vit plus Gwynplaine, et il
  aperçut prĂšs du bord Homo qui hurlait dans lâombre en regardant
  la mer.
  * * * * *
  Au bas de la derniĂšre page du manuscrit de lâ_Homme qui Rit_, se
  trouve la note suivante:
  Terminé le 23 août 1868, à dix heures et demie du matin.
  Bruxelles, 4, place des Barricades.
  Ce livre, dont la plus grande partie a été écrite à Guernesey,
  a Ă©tĂ© commencĂ© Ă Bruxelles le 21 juillet 1866, et fini Ă
  Bruxelles le 23 août 1868.
  sâĂ©largissait, et ses deux rives Ă droite et Ă gauche nâĂ©taient
  plus que deux minces lignes brunes presque amalgamées à la nuit.
  De toute cette ombre sortait un profond apaisement. Gwynplaine
  sâĂ©tait assis Ă demi, tenant Dea embrassĂ©e. Ils parlaient,
  sâĂ©criaient, jasaient, chuchotaient. Dialogue Ă©perdu. Comment
  vous peindre, Î joie?
  --Ma vie!
  --Mon ciel!
  --Mon amour!
  --Tout mon bonheur!
  --Gwynplaine!
  --Dea! je suis ivre. Laisse-moi baiser tes pieds.
  --Câest toi donc!
  --En ce moment-ci, jâai trop Ă dire Ă la fois. Je ne sais par oĂč
  commencer.
  --Un baiser!
  --O ma femme!
  --Gwynplaine, ne me dis pas que je suis belle. Câest toi qui es
  beau.
  --Je te retrouve, je tâai sur mon cĆur. Cela est. Tu es Ă moi.
  Je ne rĂȘve pas. Câest bien toi. Est-ce possible? oui. Je
  reprends possession de la vie. Si tu savais, il y a eu toutes
  sortes dâĂ©vĂ©nements. Dea!
  --Gwynplaine!
  --Je tâaime!
  Et Ursus murmurait:
  --Jâai une joie de grand-pĂšre.
  Homo Ă©tait sorti de dessous la cahute, et, allant de lâun Ă
  lâautre, discrĂštement, nâexigeant pas quâon fit attention Ă lui,
  il donnait des coups de langue à tort et à travers, tantÎt aux
  gros souliers dâUrsus, tantĂŽt au capingot de Gwynplaine, tantĂŽt Ă
  la robe de Dea, tantĂŽt au matelas. CâĂ©tait sa façon Ă lui de
  bénir.
  On avait dĂ©passĂ© Chatham et lâembouchure de la Medway. On
  approchait de la mer. La sĂ©rĂ©nitĂ© tĂ©nĂ©breuse de lâĂ©tendue Ă©tait
  telle que la descente de la Tamise se faisait sans complication;
  aucune manĆuvre nâĂ©tait nĂ©cessaire, et aucun matelot nâavait Ă©tĂ©
  appelĂ© sur le pont. A lâautre extrĂ©mitĂ© du navire, le patron,
  toujours seul Ă la barre, gouvernait. A lâarriĂšre, il nây avait
  que cet homme; Ă lâavant, la lanterne Ă©clairait lâheureux groupe
  de ces ĂȘtres qui venaient de faire, au fond du malheur subitement
  changé en félicité, cette jonction inespérée.
 Â
 Â
  IV
  NON. LA-HAUT
 Â
  Tout Ă coup, Dea, se dĂ©gageant de lâembrassement de Gwynplaine,
  se souleva. Elle appuyait ses deux mains sur son cĆur, comme
  pour lâempĂȘcher de se dĂ©ranger.
  --Quâest-ce que jâai? dit-elle. Jâai quelque chose. La joie,
  cela Ă©touffe. Ce nâest rien. Câest bon. En reparaissant, ĂŽ mon
  Gwynplaine, tu mâas donnĂ© un coup. Un coup de bonheur. Tout le
  ciel qui vous entre dans le cĆur, câest un enivrement. Toi
  absent, je me sentais expirer. La vraie vie qui sâen allait, tu
  me lâas rendue. Jâai eu en moi comme un dĂ©chirement, le
  dĂ©chirement des tĂ©nĂšbres, et jâai senti monter la vie, une vie
  ardente, une vie de fiĂšvre et de dĂ©lices. Câest extraordinaire,
  cette vie-là , que tu viens de me donner. Elle est si céleste
  quâon souffre un peu. Câest comme si lâĂąme grandissait et avait
  de la peine à tenir dans notre corps. Cette vie des séraphins,
  cette plĂ©nitude, elle reflue jusquâĂ ma tĂȘte, et me pĂ©nĂštre.
  Jâai comme un battement dâailes dans la poitrine. Je me sens
  étrange, mais bien heureuse. Gwynplaine, tu mâas ressuscitĂ©e.
  Elle rougit, puis pùlit, puis rougit encore, et tomba.
  --HĂ©las! dit Ursus, tu lâas tuĂ©e.
  Gwynplaine Ă©tendit les bras vers Dea. Lâangoisse suprĂȘme
  survenant dans la suprĂȘme extase, quel choc! Il fĂ»t lui-mĂȘme
  tombĂ©, sâil nâeĂ»t eu Ă la soutenir.
  --Dea! cria-t-il frĂ©missant, quâest-ce que tu as?
  --Rien, dit-elle. Je tâaime.
  Elle Ă©tait dans les bras de Gwynplaine comme un linge quâon a
  ramassé. Ses mains pendaient.
  Gwynplaine et Ursus couchÚrent Dea sur le matelas. Elle dit
  faiblement:
  --Je ne respire pas couchée.
  Ils la mirent sur son séant.
  Ursus dit:
  --Un oreiller!
  Elle répondit:
  --Pourquoi? jâai Gwynplaine.
  Et elle posa sa tĂȘte sur lâĂ©paule de Gwynplaine, assis derriĂšre
  elle et la soutenant, lâĆil plein dâun Ă©garement infortunĂ©.
  --Ah! dit-elle, comme je suis bien!
  Ursus lui avait saisi le poignet, et comptait les pulsations de
  lâartĂšre. Il ne hochait pas le front, il ne disait rien, et lâon
  ne pouvait deviner ce quâil pensait quâaux rapides mouvements de
  ses paupiĂšres, sâouvrant et se refermant convulsivement, comme
  pour empĂȘcher un flot de larmes de sortir.
  --Quâa-t-elle? demanda Gwynplaine.
  Ursus appuya son oreille contre le flanc gauche de Dea.
  Gwynplaine rĂ©pĂ©ta ardemment sa question, en tremblant quâUrsus ne
  lui répondit.
  Ursus regarda Gwynplaine, puis Dea. Il était livide. Il dit:
  --Nous devons ĂȘtre Ă la hauteur de Canterbury. La distance dâici
  à Gravesend nâest pas trĂšs grande. Nous aurons beau temps toute
  la nuit. Il nây a pas Ă craindre dâattaque en mer, parce que les
  flottes de guerre sont sur la cĂŽte dâEspagne. Nous aurons un bon
  passage.
  Dea, ployée et de plus en plus pùle, pétrissait dans ses doigts
  convulsifs lâĂ©toffe de sa robe. Elle eut un soupir
  inexprimablement pensif, et murmura:
  --Je comprends ce que câest. Je meurs.
  Gwynplaine se leva terrible. Ursus soutint Dea.
  --Mourir! Toi mourir! non, cela ne sera pas. Tu ne peux pas
  mourir. Mourir Ă prĂ©sent! mourir tout de suite! câest
  impossible. Dieu nâest pas fĂ©roce. Te rendre et te reprendre
  dans la mĂȘme minute! Non. Ces choses-lĂ ne se font pas. Alors
  câest que Dieu voudrait quâon doute de lui. Alors câest que tout
  serait un piÚge, la terre, le ciel, le berceau des enfants,
  lâallaitement des mĂšres, le cĆur humain, lâamour, les Ă©toiles!
  câest que Dieu serait un traĂźtre et lâhomme une dupe! câest
  quâil nây aurait rien! câest quâil faudrait insulter la
  crĂ©ation! câest que tout serait un abĂźme! Tu ne sais ce que tu
  dis, Dea! tu vivras. Jâexige que tu vives. Tu dois mâobĂ©ir.
  Je suis ton mari et ton maßtre. Je te défends de me quitter. Ah
  ciel! Ah misérables hommes! Non, cela ne se peut pas. Et je
  resterais sur cette terre aprÚs toi! Cela est tellement
  monstrueux quâil nây aurait plus de soleil. Dea, Dea,
  remets-toi. Câest un petit moment dâangoisse qui va passer. On
  a quelquefois des frissons, et puis on nây pense plus. Jâai
  absolument besoin que tu te portes bien et que tu ne souffres
  plus. Toi mourir! quâest-ce que je tâai fait? Dây penser, ma
  raison sâen va. Nous sommes lâun Ă lâautre, nous nous aimons.
  Tu nâas pas de motif de tâen aller. Ce serait injuste. Ai-je
  commis des crimes? Tu mâas pardonnĂ© dâailleurs. Oh! tu ne veux
  pas que je devienne un désespéré, un scélérat, un furieux, un
  damnĂ©! Dea! je tâen prie, je tâen conjure, je tâen supplie Ă
  mains jointes, ne meurs pas.
  Et, crispant ses poings dans ses cheveux, agonisant dâĂ©pouvantĂ©,
  étouffé de pleurs, il se jeta à ses pieds.
  --Mon Gwynplaine, dit Dea, ce nâest pas ma faute.
  Il lui vint aux lĂšvres un peu dâĂ©cume rose quâUrsus essuya dâun
  pan de la robe sans que Gwynplaine prosterné le vßt. Gwynplaine
  tenait les pieds de Dea embrassĂ©s, et lâimplorait avec toutes
  sortes de mots confus.
  --Je te dis que je ne veux pas. Toi, mourir! je nâen ai pas la
  force. Mourir oui, mais ensemble. Pas autrement. Toi mourir,
  Dea! Il nây a pas moyen que jây consente. Ma divinitĂ©! mon
  amour! comprends donc que je suis là . Je te jure que tu vivras.
  Mourir! mais câest quâalors tu ne te figures pas ce que je
  deviendrais aprĂšs ta mort. Si tu avais lâidĂ©e du besoin que jâai
  de ne pas te perdre, tu verrais que câest positivement
  impossible, Dea! Je nâai que toi, vois-tu. Ce qui mâest arrivĂ©
  est extraordinaire. Tu ne tâimagines pas que je viens de
  traverser toute la vie en quelques heures. Jâai reconnu une
  chose, câest quâil nây avait rien du tout. Toi, tu existes. Si
  tu nây es pas, lâunivers nâa plus de sens. Reste. Aie pitiĂ© de
  moi. Puisque tu mâaimes, vis. Je viens de te retrouver, câest
  pour te garder. Attends un peu. On ne sâen va pas comme cela
  quand on est à peine ensemble depuis quelques instants. Ne
  tâimpatiente pas. Ah! mon Dieu, que je souffre! Tu ne mâen
  veux pas, nâest-ce pas? Tu comprends bien que je nâai pas pu
  faire autrement puisque câest le wapentake qui est venu me
  chercher. Tu vas voir que tu vas respirer mieux tout Ă lâheure.
  Dea, tout vient de sâarranger. Nous allons ĂȘtre heureux. Ne me
  mets pas au dĂ©sespoir. Dea! je ne tâai rien fait!
  Ces paroles nâĂ©taient pas dites, mais sanglotĂ©es. On y sentait
  un mĂ©lange dâaccablement et de rĂ©volte. Il sortait de la
  poitrine de Gwynplaine un gémissement qui eût attiré des colombes
  et un rugissement qui eût fait reculer des lions.
  Dea lui rĂ©pondit, dâune voix de moins en moins distincte,
  sâarrĂȘtant presque Ă chaque mot:
  --HĂ©las! câest inutile. Mon bien-aimĂ©, je vois bien que tu fais
  ce que tu peux. Il y a une heure, je voulais mourir, à présent
  je ne voudrais plus. Gwynplaine, mon Gwynplaine adoré, comme
  nous avons Ă©tĂ© heureux! Dieu tâavait mis dans ma vie, il me
  retire de la tienne. VoilĂ que je mâen vais. Tu te souviendras
  de la Green-Box, nâest-ce pas? et de ta pauvre petite Dea
  aveugle? Tu te souviendras de ma chanson. Nâoublie pas mon son
  de voix, et la maniĂšre dont je te disais: Je tâaime! Je
  reviendrai te le dire, la nuit, quand tu dormiras. Nous nous
  étions retrouvĂ©s, mais câĂ©tait trop de joie. Cela devait finir
  tout de suite. Câest dĂ©cidĂ©ment moi qui pars la premiĂšre.
  Jâaime bien mon pĂšre Ursus, et notre frĂšre Homo. Vous ĂȘtes bons.
  Lâair manque ici. Ouvrez la fenĂȘtre. Mon Gwynplaine, je ne te
  lâai pas dit, mais parce quâil y a eu une fois une femme qui est
  venue, jâai Ă©tĂ© jalouse. Tu ne sais mĂȘme pas de qui je veux
  parler. Pas vrai? Couvrez-moi les bras. Jâai un peu froid. Et
  Fibi? et Vinos? oĂč sont-elles? On finit par aimer tout le
  monde. On prend en amitiĂ© les personnes qui vous ont vu ĂȘtre
  heureux. On leur sait grĂ© dâavoir Ă©tĂ© lĂ pendant quâon Ă©tait
  content. Pourquoi tout cela est-il passĂ©? Je nâai pas bien
  compris ce qui est arrivé depuis deux jours. Maintenant je
  meurs. Vous me laisserez dans ma robe. TantÎt en la mettant je
  pensais bien que ce serait mon suaire. Je veux la garder. Il y
  a des baisers de Gwynplaine dessus. Oh! jâaurais pourtant bien
  voulu vivre encore. Quelle vie charmante nous avions dans notre
  pauvre cabane qui roulait! On chantait. JâĂ©coutais les
  battements de mains! Comme câĂ©tait bon, nâĂȘtre jamais sĂ©parĂ©s!
  Il me semblait que jâĂ©tais dans un nuage avec vous, je me rendais
  bien compte de tout, je distinguais un jour de lâautre, quoique
  aveugle, je reconnaissais que câĂ©tait le matin parce que
  jâentendais Gwynplaine, je reconnaissais que câĂ©tait la nuit
  parce que je rĂȘvais de Gwynplaine. Je sentais autour de moi une
  enveloppe qui était son ùme. Nous nous sommes doucement adorés.
  Tout cela sâen va, et il nây aura plus de chansons. HĂ©las! ce
  nâest donc pas possible de vivre encore! Tu penseras Ă moi, mon
  bien-aimé.
  Sa voix allait sâaffaiblissant. La dĂ©croissance lugubre de
  lâagonie lui ĂŽtait lâhaleine. Elle repliait son pouce sous ses
  doigts, signe que la derniÚre minute approche. Le bégaiement de
  lâange commençant semblait sâĂ©baucher dans le doux rĂąle de la
  vierge.
  Elle murmura:
  --Vous vous souviendrez, nâest-ce pas, parce que ce serait bien
  triste que je sois morte si lâon ne se souvenait pas de moi.
  Jâai quelquefois Ă©tĂ© mĂ©chante. Je vous demandĂ©e tous pardon. Je
  suis bien certaine que, si le bon Dieu avait voulu, comme nous ne
  tenons pas beaucoup de place, nous aurions encore été heureux,
  mon Gwynplaine, puisquâon aurait gagnĂ© sa vie et quâon aurait Ă©tĂ©
  ensemble dans un autre pays, mais le bon Dieu nâa pas voulu. Je
  ne sais pas du tout pourquoi je meurs. Puisque je ne me
  plaignais pas dâĂȘtre aveugle, je nâoffensais personne. Je
  nâaurais pas mieux demandĂ© que de rester toujours aveugle Ă cĂŽtĂ©
  de toi. Oh! comme câest triste de sâen aller!
  Ses paroles haletaient, et sâĂ©teignaient lâune aprĂšs lâautre,
  comme si lâon eĂ»t soufflĂ© dessus. On ne lâentendait presque
  plus.
  --Gwynplaine, reprit-elle, nâest-ce pas? tu penseras Ă moi.
  Jâen aurai besoin, quand je serai morte.
  Et elle ajouta:
  --Oh! retenez-moi!
  Puis, aprÚs un silence, elle dit:
  --Viens me rejoindre le plus tĂŽt que tu pourras. Je vais ĂȘtre
  bien malheureuse sans toi, mĂȘme avec Dieu. Ne me laisse pas trop
  longtemps seule, mon doux Gwynplaine! Câest ici quâĂ©tait le
  paradis. LĂ -haut, ce nâest que le ciel. Ah! jâĂ©touffe! Mon
  bien-aimé, mon bien-aimé, mon bien-aimé!
  --Grùce! cria Gwynplaine.
  --Adieu! dit-elle.
  --Grùce! répéta Gwynplaine.
  Et il colla sa bouche aux belles mains glacées de Dea.
  Elle fut un moment comme si elle ne respirait plus.
  Puis elle se haussa sur ses coudes, un profond éclair traversa
  ses yeux, et elle eut un ineffable sourire. Sa voix éclata,
  vivante.
  --LumiÚre! cria-t-elle. Je vois.
  Et elle expira.
  Elle retomba étendue et immobile sur le matelas.
  --Morte, dit Ursus.
  Et le pauvre vieux bonhomme, comme sâĂ©croulant sous le dĂ©sespoir,
  prosterna sa tĂȘte chauve et enfouit son visage sanglotant dans
  les plis de la robe aux pieds de Dea. Il demeura là , évanoui.
  Alors Gwynplaine fut effrayant.
  Il se dressa debout, leva le front, et considéra au-dessus de sa
  tĂȘte lâimmense nuit.
  Puis, vu de personne, regardĂ© pourtant peut-ĂȘtre dans ces
  tĂ©nĂšbres par quelquâun dâinvisible, il Ă©tendit les bras vers la
  profondeur dâen haut, et dit:
  --Je viens.
  Et il se mit à marcher, dans la direction du bord, sur le pont du
  navire, comme si une vision lâattirait.
  A quelques pas câĂ©tait lâabĂźme.
  Il marchait lentement, il ne regardait pas à ses pieds.
  Il avait le sourire que Dea venait dâavoir.
  Il allait droit devant lui. Il semblait voir quelque chose. Il
  avait dans la prunelle une lueur qui était comme la réverbération
  dâune Ăąme aperçue au loin.
  Il cria:--Oui!
  A chaque pas il se rapprochait du bord.
  Il marchait tout dâune piĂšce, les bras levĂ©s, la tĂȘte renversĂ©e
  en arriĂšre, lâĆil fixe, avec un mouvement de fantĂŽme.
  Il avançait sans hùte et sans hésitation, avec une précision
  fatale, comme sâil nâeĂ»t pas eu tout prĂšs le gouffre bĂ©ant et la
  tombe ouverte.
  Il murmurait:--Sois tranquille. Je te suis. Je distingue trÚs
  bien le signe que tu me fais.
  Il ne quittait pas des yeux un point du ciel, au plus haut de
  lâombre. Il souriait.
  Le ciel Ă©tait absolument noir, il nây avait plus dâĂ©toiles, mais
  évidemment il en voyait une.
  Il traversa le tillac.
  AprĂšs quelques pas rigides et sinistres, il parvint Ă lâextrĂȘme
  bord.
  --Jâarrive, dit-il. Dea, me voilĂ .
  Et il continua de marcher. Il nây avait pas de parapet. Le vide
  était devant lui. Il y mit le pied.
  Il tomba.
  La nuit Ă©tait Ă©paisse et sourde, lâeau Ă©tait profonde. Il
  sâengloutit. Ce fut une disparition calme et sombre. Personne
  ne vit ni nâentendit rien. Le navire continua de voguer et le
  fleuve de couler.
  Peu aprĂšs le navire entra dans lâocĂ©an.
  Quand Ursus revint à lui, il ne vit plus Gwynplaine, et il
  aperçut prĂšs du bord Homo qui hurlait dans lâombre en regardant
  la mer.
  * * * * *
  Au bas de la derniĂšre page du manuscrit de lâ_Homme qui Rit_, se
  trouve la note suivante:
  Terminé le 23 août 1868, à dix heures et demie du matin.
  Bruxelles, 4, place des Barricades.
  Ce livre, dont la plus grande partie a été écrite à Guernesey,
  a Ă©tĂ© commencĂ© Ă Bruxelles le 21 juillet 1866, et fini Ă
  Bruxelles le 23 août 1868.
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