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L'homme Qui Rit - 40
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  En ce moment, Gwynplaine, pris dâune Ă©motion poignante, sentit
  lui monter à la gorge les sanglots.
  Ce qui fit, chose sinistre, quâil Ă©clata de rire.
  La contagion fut immĂ©diate. Il y avait sur lâassemblĂ©e un nuage;
  il pouvait crever en épouvante; il creva en joie. Le rire, cette
  dĂ©mence Ă©panouie, prit toute la chambre. Les cĂ©nacles dâhommes
  souverains ne demandent pas mieux que de bouffonner. Ils se
  vengent ainsi de leur sérieux.
  Un rire de rois ressemble à un rire de dieux; cela a toujours une
  pointe cruelle. Les lords se mirent à jouer. Le ricanement
  aiguisa le rire. On battit des mains autour de celui qui
  parlait, et on lâoutragea. Un pĂȘle-mĂȘle dâinterjections joyeuses
  lâassaillit, grĂȘle gaie et meurtrissante.
  --Bravo, Gwynplaine!--Bravo, lâHomme qui Rit!--Bravo, le museau
  de la Green-Box!--Bravo, la hure du Tarrinzeau-field!--Tu viens
  nous donner une reprĂ©sentation. Câest bon! bavarde!--En voilĂ
  un qui mâamuse!--Mais rit-il bien, cet animal-lĂ !--Bonjour,
  pantin!--Salut Ă lord Clown!--Harangue, va!--Câest un pair
  dâAngleterre, ça!--Continue!--Non! non!--Si! si!
  Le lord-chancelier était assez mal à son aise.
  Un lord sourd, James Butler, duc dâOrmond, faisant de sa main Ă
  son oreille un cornet acoustique, demandait à Charles Beauclerk,
  duc de Saint-Albans:
  --Comment a-t-il voté?
  Saint-Albans répondait:
  --Non content.
  --Parbleu, disait Ormond, je le crois bien. Avec ce visage-là !
  Une foule échappée--et les assemblées sont des
  foules--ressaisissez-la donc. LâĂ©loquence est un mors; si le
  mors casse, lâauditoire sâemporte, et rue jusquâĂ ce quâil ait
  dĂ©sarçonnĂ© lâorateur. Lâauditoire hait lâorateur. On ne sait
  pas assez cela. Se raidir sur la bride semble une ressource, et
  nâen est pas une. Tout orateur lâessaie. Câest lâinstinct.
  Gwynplaine lâessaya.
  Il considéra un moment ces hommes qui riaient.
  --Alors, cria-t-il, vous insultez la misÚre. Silence, pairs
  dâAngleterre! juges, Ă©coutez la plaidoirie. Oh! je vous en
  conjure, ayez pitié! Pitié pour qui? Pitié pour vous. Qui est
  en danger? Câest vous. Est-ce que vous ne voyez pas que vous
  ĂȘtes dans une balance et quâil y a dans un plateau votre
  puissance et dans lâautre votre responsabilitĂ©? Dieu vous pĂšse.
  Oh! ne riez pas. Méditez. Cette oscillation de la balance de
  Dieu, câest le tremblement de la conscience. Vous nâĂȘtes pas
  mĂ©chants. Vous ĂȘtes des hommes comme les autres, ni meilleurs,
  ni pires. Vous vous croyez des dieux, soyez malades demain, et
  regardez frissonner dans la fiÚvre votre divinité. Nous nous
  valons tous. Je mâadresse aux esprits honnĂȘtes, il y en a ici;
  je mâadresse aux intelligences Ă©levĂ©es, il y en a; je mâadresse
  aux Ăąmes gĂ©nĂ©reuses, il y en a. Vous ĂȘtes pĂšres, fils et frĂšres,
  donc vous ĂȘtes souvent attendris. Celui de vous qui a regardĂ© ce
  matin le rĂ©veil de son petit enfant est bon. Les cĆurs sont les
  mĂȘmes. LâhumanitĂ© nâest pas autre chose quâun cĆur. Entre ceux
  qui oppriment et ceux qui sont opprimĂ©s, il nây a de diffĂ©rence
  que lâendroit oĂč ils sont situĂ©s. Vos pieds marchent sur des
  tĂȘtes, ce nâest pas votre faute. Câest la faute de la Babel
  sociale. Construction manquée, toute en surplombs. Un étage
  accable lâautre. Ăcoutez-moi, je vais vous dire. Oh! puisque
  vous ĂȘtes puissants, soyez fraternels; puisque vous ĂȘtes grands,
  soyez doux. Si vous saviez ce que jâai vu! HĂ©las! en bas, quel
  tourment! Le genre humain est au cachot. Que de damnés, qui
  sont des innocents! Le jour manque, lâair manque, la vertu
  manque; on nâespĂšre pas; et, ce qui est redoutable, on attend.
  Rendez-vous compte de ces dĂ©tresses. Il y a des ĂȘtres qui vivent
  dans la mort. Il y a des petites filles qui commencent à huit
  ans par la prostitution et qui finissent à vingt ans par la
  vieillesse. Quant aux sévérités pénales, elles sont
  épouvantables. Je parle un peu au hasard, et je ne choisis pas.
  Je dis ce qui me vient Ă lâesprit. Pas plus tard quâhier, moi
  qui suis ici, jâai vu un homme enchaĂźnĂ© et nu, avec des pierres
  sur le ventre, expirer dans là torture. Savez-vous cela? non.
  Si vous saviez ce qui se passe, aucun de vous nâoserait ĂȘtre
  heureux. Qui est-ce qui est allé à Newcastle-on-Tyne? Il y a
  dans les mines des hommes qui mĂąchent du charbon pour sâemplir
  lâestomac et tromper la faim. Tenez, dans le comtĂ© de Lancastre,
  Ribblechester, Ă force dâindigence, de ville est devenue village.
  Je ne trouve pas que le prince Georges de Danemark ait besoin de
  cent mille guinĂ©es de plus. Jâaimerais mieux recevoir Ă
  lâhĂŽpital lâindigent malade sans lui faire payer dâavance son
  enterrement. En Caernarvon, à Traith-maur comme à Traith-bichan,
  lâĂ©puisement des pauvres est horrible. A Strafford, on ne peut
  dessĂ©cher le marais, faute dâargent. Les fabriques de draperie
  sont fermées dans tout le Lancashire. ChÎmage partout.
  Savez-vous que les pĂȘcheurs de hareng de Harlech mangent de
  lâherbe quand la pĂšche manque? Savez-vous quâĂ Burton-Lazers il
  y a encore des lépreux traqués, et auxquels on tire des coups de
  fusil sâils sortent de leurs taniĂšres? A Ailesbury, ville dont
  un de vous est lord, la disette est en permanence. A Penckridge
  en Coventry, dont vous venez de doter la cathĂ©drale et dâenrichir
  lâĂ©vĂȘque, on nâa pas de lits dans les cabanes, et lâon creuse des
  trous dans la terre pour y coucher les petits enfants, de sorte
  quâau lieu de commencer par le berceau, ils commencent par la
  tombe. Jâai vu ces choses-lĂ . Milords, les impĂŽts que vous
  votez, savez-vous qui les paie? Ceux qui expirent. Hélas! vous
  vous trompez. Vous faites fausse route. Vous augmentez la
  pauvretĂ© du pauvre pour augmenter la richesse du riche. Câest le
  contraire quâil faudrait faire. Quoi, prendre au travailleur
  pour donner Ă lâoisif, prendre au dĂ©guenillĂ© pour donner au repu,
  prendre Ă lâindigent pour donner au prince! Oh, oui, jâai du
  vieux sang rĂ©publicain dans les veines. Jâai horreur de cela.
  Ces rois, je les exÚcre! Et que les femmes sont effrontées! On
  mâa contĂ© une triste histoire. Oh! je hais Charles II! Une
  femme que mon pĂšre avait aimĂ©e sâest donnĂ©e Ă ce roi, pendant que
  mon pÚre mourait en exil, la prostituée! Charles II, Jacques II;
  aprĂšs un vaurien, un scĂ©lĂ©rat! Quây a-t-il dans le roi? un
  homme, un faible et chétif sujet des besoins et des infirmités.
  A quoi bon le roi? Cette royauté parasite, vous la gavez. Ce
  ver de terre, vous le faites boa. Ce ténia, vous le faites
  dragon. GrĂące pour les pauvres! Vous alourdissez lâimpĂŽt au
  profit du trÎne. Prenez garde aux lois que vous décrétez.
  Prenez garde au fourmillement douloureux que vous écrasez.
  Baissez les yeux. Regardez à vos pieds. O grands, il y a des
  petits! ayez pitié. Oui! pitié de vous! car les multitudes
  agonisent, et le bas en mourant fait mourir le haut. La mort est
  une cessation qui nâexcepte aucun membre. Quand la nuit vient,
  personne ne garde son coin de jour. Ătes-vous Ă©goĂŻstes? sauvez
  les autres. La perdition du navire nâest indiffĂ©rente Ă aucun
  passager. Il nây a pas naufrage de ceux-ci sans quâil y ait
  engloutissement de ceux-lĂ . Oh! sachez-le, lâabĂźme est pour
  tous.
  Le rire redoubla, irrésistible. Du reste, pour égayer une
  assemblée, il suffisait de ce que ces paroles avaient
  dâextravagant.
  Ătre comique au dehors, et tragique au dedans, pas de souffrance
  plus humiliante, pas de colÚre plus profonde. Gwynplaine avait
  cela en lui. Ses paroles voulaient agir dans un sens, son visage
  agissait dans lâautre; situation affreuse. Sa voix eut tout Ă
  coup des éclats stridents.
  --Ils sont joyeux, ces hommes! Câest bon. Lâironie fait face Ă
  lâagonie. Le ricanement outrage le rĂąle. Ils sont
  tout-puissants! Câest possible. Soit. On verra. Ah! je suis
  un des leurs. Je suis aussi un des vÎtres, Î vous les pauvres!
  Un roi mâa vendu, un pauvre mâa recueilli. Qui mâa mutilĂ©? Un
  prince. Qui mâa guĂ©ri et nourri? Un meurt-de-faim. Je suis
  lord Clancharlie, mais je reste Gwynplaine. Je tiens aux grands,
  et jâappartiens aux petits. Je suis parmi ceux qui jouissent et
  avec ceux qui souffrent. Ah! cette société est fausse. Un jour
  viendra la sociĂ©tĂ© vraie. Alors il nây aura plus de seigneurs,
  il y aura des vivants libres. Il nây aura plus de maĂźtres, il y
  aura des pĂšres. Ceci est lâavenir. Plus de prosternement, plus
  de bassesse, plus dâignorance, plus dâhommes bĂȘtes de somme, plus
  de courtisans, plus de valets, plus de rois, la lumiÚre! En
  attendant, me voici. Jâai un droit, jâen use. Est-ce un droit?
  Non, si jâen use pour moi. Oui, si jâen use pour tous. Je
  parlerai aux lords, en Ă©tant un. O mes frĂšres dâen bas, je leur
  dirai votre dénûment. Je me dresserai avec la poignée des
  haillons du peuple dans la main, et je secouerai sur les maßtres
  la misÚre des esclaves, et ils ne pourront plus, eux les
  favorisés et les arrogants, se débarrasser du souvenir des
  infortunés, et se délivrer, eux les princes, de la cuisson des
  pauvres, et tant pis si câest de la vermine, et tant mieux si
  elle tombe sur des lions!
  Ici Gwynplaine se tourna vers les sous-clercs agenouillés qui
  écrivaient sur le quatriÚme sac de laine.
  --Quâest-ce que câest que ces gens qui sont Ă genoux? Quâest-ce
  que vous faites lĂ ? Levez-vous, vous ĂȘtes des hommes.
  Cette brusque apostrophe Ă des subalternes quâun lord ne doit pas
  mĂȘme apercevoir, mit le comble aux joies. On avait criĂ© bravo,
  on cria hurrah! Du battement des mains on passa au trépignement.
  On eût pu se croire à la Green-Box. Seulement, à la Green-Box le
  rire fĂȘtait Gwynplaine, ici il lâexterminait. Tuer, câest
  lâeffort du ridicule. Le rire des hommes fait quelquefois tout
  ce quâil peut pour assassiner.
  Le rire était devenu une voie de fait. Les quolibets pleuvaient.
  Câest la bĂȘtise des assemblĂ©es dâavoir de lâesprit. Leur
  ricanement ingénieux et imbécile écarte les faits au lieu de les
  étudier et condamne les questions au lieu de les résoudre. Un
  incident est un point dâinterrogation. En rire, câest rire de
  lâĂ©nigme. Le sphinx, qui ne rit pas, est derriĂšre.
  On entendait des clameurs contradictoires:
  --Assez! assez!--Encore! encore!
  William Farmer, baron Leimpster, jetait Ă Gwynplaine lâaffront de
  Ryc-Quiney à Shakespeare:
  --_Histrio! mima!_
  Lord Vaughan, homme sentencieux, le vingt-neuviÚme du banc des
  barons, sâĂ©criait:
  --Nous revoici au temps oĂč les animaux pĂ©roraient. Au milieu des
  bouches humaines, une mùchoire bestiale a la parole.
  --Ăcoutons lâĂąne de Balaam, ajoutait lord Yarmouth.
  Lord Yarmouth avait lâair sagace que donne un nez rond et une
  bouche de travers.
  --Le rebelle Linnaeus est chùtié dans son tombeau. Le fils est
  la punition du pĂšre, disait John Hough, Ă©vĂȘque de Lichfield et de
  Coventry, dont Gwynplaine avait effleuré la prébende.
  --Il ment, affirmait lord Cholmley, le législateur légiste. Ce
  quâil appelle la torture, câest la peine forte et dure, trĂšs
  bonne peine. La torture nâexiste pas en Angleterre.
  Thomas Wentworth, baron Raby, apostrophait le chancelier.
  --Milord chancelier, levez la séance!
  --Non! non! non! quâil continue! il nous amuse! hurrah!
  hep! hep! hep!
  Ainsi criaient les jeunes lords; leur gaßté était de la fureur.
  Quatre surtout Ă©taient en pleine exaspĂ©ration dâhilaritĂ© et de
  haine. CâĂ©taient Laurence Hyde, comte de Rochester, Thomas
  Tufton, comte de Thanet, et le vicomte de Hatton, et le duc de
  Montagu.
  --A la niche, Gwynplaine! disait Rochester.
  --A bas! à bas! à bas! criait Thanet.
  Le vicomte Hatton tirait de sa poche un penny, et le jetait Ă
  Gwynplaine.
  Et John Campbell, comte de Greenwich, Savage, comte Rivers,
  Thompson, baron Haversham, Warrigton, Escrik, Rolleston,
  Rockingham, Carteret, Langdale, Banester Maynard, Hundson,
  Caernarvon, Cavendish, Burlington, Robert Darcy, comte de
  Holderness, Other Windsor, comte de Plymouth, applaudissaient.
  Tumulte de pandémonium ou de panthéon dans lequel se perdaient
  les paroles de Gwynplaine. On nây distinguait que ce mot: Prenez
  garde!
  Ralph, duc de Montagu, rĂ©cemment sorti dâOxford et ayant encore
  sa premiĂšre moustache, descendit du banc des ducs oĂč il siĂ©geait
  dix-neuviÚme, et alla se poser les bras croisés en face de
  Gwynplaine. Il y a dans une lame lâendroit qui coupe le plus et
  dans une voix lâaccent qui insulte le mieux. Montagu prit cet
  accent-là , et, ricanant au nez de Gwynplaine, lui cria:
  --Quâest-ce que tu dis?
  --Je prédis, répondit Gwynplaine.
  Le rire fit explosion de nouveau. Et sous ce rire grondait la
  colÚre en basse continue. Un des pairs mineurs, Lionel Cranseild
  Sackville, comte de Dorset et de Middlesex, se leva debout sur
  son banc, ne riant pas, grave comme il sied à un futur
  législateur, et, sans dire un mot, regarda Gwynplaine avec son
  frais visage de douze ans en haussant les épaules. Ce qui fit
  que lâĂ©vĂȘque de Saint-Asaph se pencha Ă lâoreille de lâĂ©vĂȘque de
  Saint-David assis à cÎté de lui, et lui dit, en montrant
  Gwynplaine:--VoilĂ le fou! et en montrant lâenfant: VoilĂ le
  sage!
  Du chaos des ricanements se dégageaient des exclamations
  confuses,--Face de gorgone!--Que signifie cette
  aventure?--Insulte Ă la Chambre!--Quelle exception quâun tel
  homme!--Honte! honte!--Quâon lĂšve la sĂ©ance!--Non! quâil
  achÚve!--Parle, bouffon!
  Lord Lewis de Duras, les mains sur les hanches, criait:--Ah! que
  câest bon de rire! ma rate est heureuse. Je propose un vote
  dâactions de grĂąces ainsi conçu: La Chambre des lords remercie la
  Green-Box.
  Gwynplaine, on sâen souvient, avait rĂȘvĂ© un autre accueil.
  Qui a gravi dans le sable une pente à pic toute friable au-dessus
  dâune profondeur vertigineuse, qui a senti sous ses mains, sous
  ses ongles, sous ses coudes, sous ses genoux, sous ses pieds,
  fuir et se dĂ©rober le point dâappui, qui, reculant au lieu
  dâavancer sur cet escarpement rĂ©fractaire, en proie Ă lâangoisse
  du glissement, sâenfonçant au lieu de gravir, descendant au lieu
  de monter, augmentant la certitude du naufrage par lâeffort vers
  le sommet, et se perdant un peu plus à chaque mouvement pour se
  tirer de pĂ©ril, a senti lâapproche formidable de lâabĂźme, et a eu
  dans les os le froid sombre de la chute, gueule ouverte
  au-dessous de vous, celui-lĂ a Ă©prouvĂ© ce quâĂ©prouvait
  Gwynplaine.
  Il sentait son ascension crouler sous lui, et son auditoire était
  un précipice.
  Il y a toujours quelquâun qui dit le mot oĂč tout se rĂ©sume.
  Lord Scarsdale traduisit en un cri lâimpression de lâassemblĂ©e:
  --Quâest-ce que ce monstre vient faire ici?
  Gwynplaine se dressa, éperdu et indigné, dans une sorte de
  convulsion suprĂȘme. Il les regarda tous fixement.
  --Ce que je viens faire ici? Je viens ĂȘtre terrible. Je suis un
  monstre, dites-vous. Non, je suis le peuple. Je suis une
  exception? Non, je suis tout le monde. Lâexception, câest vous.
  Vous ĂȘtes la chimĂšre, et je suis la rĂ©alitĂ©. Je suis lâHomme.
  Je suis lâeffrayant Homme qui Rit. Qui rit de quoi? De vous.
  De lui. De tout. Quâest-ce que son rire? Votre crime, et son
  supplice. Ce crime, il vous le jette à la face; ce supplice, il
  vous le crache au visage. Je ris, cela veut dire: Je pleure.
  Il sâarrĂȘta. On se taisait. Les rires continuaient, mais bas.
  Il put croire Ă une certaine reprise dâattention. Il respira, et
  poursuivit:
  --Ce rire qui est sur mon front, câest un roi qui lây a mis. Ce
  rire exprime la désolation universelle. Ce rire veut dire haine,
  silence contraint, rage, désespoir. Ce rire est un produit des
  tortures. Ce rire est un rire de force. Si Satan avait ce rire,
  ce rire condamnerait Dieu. Mais lâĂ©ternel ne ressemble point aux
  pĂ©rissables; Ă©tant lâabsolu, il est le juste; et Dieu hait ce que
  font les rois. Ah! vous me prenez pour une exception! Je suis
  un symbole. O tout-puissants imbĂ©ciles que vous ĂȘtes, ouvrez les
  yeux. Jâincarne tout. Je reprĂ©sente lâhumanitĂ© telle que ses
  maĂźtres lâont faite. Lâhomme est un mutilĂ©. Ce quâon mâa fait,
  on lâa fait au genre humain. On lui a dĂ©formĂ© le droit, la
  justice, la vĂ©ritĂ©, la raison, lâintelligence, comme Ă moi les
  yeux, les narines et les oreilles; comme à moi, on lui a mis au
  cĆur un cloaque de colĂšre et de douleur, et sur la face un
  masque de contentement. OĂč sâĂ©tait posĂ© le doigt de Dieu, sâest
  appuyĂ©e la griffe du roi. Monstrueuse superposition. ĂvĂȘques,
  pairs et princes, le peuple, câest le souffrant profond qui rit Ă
  la surface. Milords, je vous le dis, le peuple, câest moi.
  Aujourdâhui, vous lâopprimez, aujourdâhui vous me huez. Mais
  lâavenir, câest le dĂ©gel sombre. Ce qui Ă©tait pierre devient
  flot. Lâapparence solide se change en submersion. Un
  craquement, et tout est dit. Il viendra une heure oĂč une
  convulsion brisera votre oppression, oĂč un rugissement rĂ©pliquera
  à vos huées. Cette heure est déjà venue,--tu en étais, Î mon
  pĂšre!--cette heure de Dieu est venue, et sâest appelĂ©e
  RĂ©publique, on lâa chassĂ©e, elle reviendra. En attendant,
  souvenez-vous que la sĂ©rie des rois armĂ©s de lâĂ©pĂ©e est
  interrompue par Cromwell armé de la hache. Tremblez. Les
  incorruptibles solutions approchent, les ongles coupés
  repoussent, les langues arrachĂ©es sâenvolent, et deviennent des
  langues de feu éparses au vent des ténÚbres, et hurlent dans
  lâinfini; ceux qui ont faim montrent leurs dents oisives, les
  paradis bùtis sur les enfers chancellent, on souffre, on souffre,
  on souffre, et ce qui est en haut penche, et ce qui est en bas
  sâentrâouvre, lâombre demande Ă devenir lumiĂšre, le damnĂ© discute
  lâĂ©lu, câest le peuple qui vient, vous dis-je, câest lâhomme qui
  monte, câest la fin qui commence, câest la rouge aurore de la
  catastrophe, et voilĂ ce quâil y a dans ce rire, dont vous riez!
  Londres est une fĂȘte perpĂ©tuelle. Soit. LâAngleterre est dâun
  bout Ă lâautre une acclamation. Oui. Mais Ă©coutez: Tout ce que
  vous voyez, câest moi. Vous avez des fĂȘtes, câest mon rire.
  Vous avez des joies publiques, câest mon rire. Vous avez des
  mariages, des sacres et des couronnements, câest mon rire. Vous
  avez des naissances de princes, câest mon rire. Vous avez
  au-dessus de vous le tonnerre, câest mon rire.
  Le moyen de tenir à de telles choses! le rire recommença, cette
  fois accablant. De toutes les laves que jette la bouche humaine,
  ce cratĂšre, la plus corrosive, câest la joie. Faire du mal
  joyeusement, aucune foule ne résiste à cette contagion. Toutes
  les exécutions ne se font pas sur des échafauds, et les hommes,
  dĂšs quâils sont rĂ©unis, quâils soient multitude ou assemblĂ©e, ont
  toujours au milieu dâeux un bourreau tout prĂȘt, qui est le
  sarcasme. Pas de supplice comparable à celui du misérable
  risible. Ce supplice, Gwynplaine le subissait. LâallĂ©gresse,
  sur lui, était lapidation et mitraille. Il était hochet et
  mannequin, tĂȘte de turc, cible. On bondissait, on criait bis, on
  se roulait. On battait du pied. On sâempoignait au rabat. La
  majesté du lieu, la pourpre des robes, la pudeur des hermines,
  lâin-folio des perruques, nây faisait rien. Les lords riaient,
  les évoques riaient, les juges riaient. Le banc des vieillards
  se dĂ©ridait, le banc des enfants se tordait. LâarchevĂȘque de
  Canterbury poussait du coude lâarchevĂȘque dâYork. Henry Compton,
  évĂȘque de Londres, frĂšre du comte de Northampton, se tenait les
  cÎtes. Le lord-chancelier baissait les yeux pour cacher son rire
  probable. Et Ă la barre, la statue du respect, lâhuissier de la
  verge noire, riait.
  Gwynplaine, pùle, avait croisé les bras; et, entouré de toutes
  ces figures, jeunes et vieilles, oĂč rayonnait la grande
  jubilation homérique, dans ce tourbillon de battements de mains,
  de trépignements et de hourras, dans cette frénésie bouffonne
  dont il était le centre, dans ce splendide épanchement
  dâhilaritĂ©, au milieu de cette gaĂźtĂ© Ă©norme, il avait en lui le
  sĂ©pulcre. CâĂ©tait fini. Il ne pouvait plus maĂźtriser ni sa face
  qui le trahissait, ni son auditoire que lâinsultait.
  Jamais lâĂ©ternelle loi fatale, le grotesque cramponnĂ© au sublime,
  le rire répercutant le rugissement, la parodie en croupe du
  dĂ©sespoir, le contre-sens entre ce quâon semble et ce quâon est,
  nâavait Ă©clatĂ© avec plus dâhorreur. Jamais lueur plus sinistre
  nâavait Ă©clairĂ© la profonde nuit humaine.
  Gwynplaine assistait Ă lâeffraction dĂ©finitive de sa destinĂ©e par
  un Ă©clat de rire. LâirrĂ©mĂ©diable Ă©tait lĂ . On se relĂšve tombĂ©,
  on ne se relÚve pas pulvérisé. Cette moquerie inepte et
  souveraine le mettait en poussiÚre. Rien de possible désormais.
  Tout est selon le milieu. Ce qui était triomphe à la Green-Box
  était chute et catastrophe à la chambre des lords.
  Lâapplaudissement lĂ -bas Ă©tait ici imprĂ©cation. Il sentait
  quelque chose comme le revers de son masque. Dâun cĂŽtĂ© de ce
  masque, il y avait la sympathie du peuple acceptant Gwynplaine,
  de lâautre la haine des grands rejetant lord Fermain Clancharlie.
  Dâun cĂŽtĂ© lâattraction, de lâautre la rĂ©pulsion, toutes deux le
  ramenant vers lâombre. Il se sentait comme frappĂ© par derriĂšre.
  Le sort a des coups de trahison. Tout sâexpliquera plus tard,
  mais, en attendant, la destinĂ©e est piĂšge et lâhomme tombe dans
  des chausse-trapes. Il avait cru monter, ce rire lâaccueillait;
  les apothéoses ont des aboutissements lugubres. Il y a un mot
  sombre, ĂȘtre dĂ©grisĂ©. Sagesse tragique, celle qui naĂźt de
  lâivresse. Gwynplaine, enveloppĂ© de cette tempĂȘte gaie et
  féroce, songeait.
  A vau-lâeau, câest le fou rire. Une assemblĂ©e en gaitĂ©, câest la
  boussole perdue. On ne savait plus oĂč lâon allait, ni ce quâon
  faisait. Il fallut lever la séance.
  Le lord-chancelier, «attendu lâincident», ajourna la suite du
  vote au lendemain. La chambre se sépara. Les lords firent la
  rĂ©vĂ©rence Ă la chaise royale et sâen allĂšrent. On entendit les
  rires se prolonger et se perdre dans les couloirs. Les
  assemblées, outre leurs portes officielles, ont dans les
  tapisseries, dans les reliefs et dans les moulures, toutes sortes
  de portes dĂ©robĂ©es par oĂč elles se vident comme un vase par des
  fĂȘlures. En peu de temps, la salle fut dĂ©serte. Cela se fait
  trÚs vite, et presque sans transition. Ces lieux de tumulte sont
  tout de suite repris par le silence.
  Lâenfoncement dans la rĂȘverie mĂšne loin, et lâon finit, Ă force
  de songer, par ĂȘtre comme dans une autre planĂšte. Gwynplaine
  tout à coup eut une sorte de réveil. Il était seul. La salle
  était vide. Il nâavait pas mĂȘme vu que la sĂ©ance avait Ă©tĂ©
  levĂ©e. Tous les pairs avaient disparu, mĂȘme ses deux parrains.
  Il nây avait plus ça et lĂ que quelques bas officiers de la
  chambre attendant pour mettre les housses et éteindre les lampes
  que «sa seigneurie» fût partie. Il mit machinalement son chapeau
  sur sa tĂȘte, sortit de son banc, et se dirigea vers la grande
  porte ouverte sur la galerie. Au moment oĂč il franchit la
  coupure de la barre, un door-keeper le débarrassa de sa robe de
  pair. Il sâen aperçut Ă peine. Un instant aprĂšs, il Ă©tait dans
  la galerie.
  Les hommes de service qui étaient là remarquÚrent avec étonnement
  que ce lord était sorti sans saluer le trÎne.
 Â
 Â
  VIII
  SERAIT BON FRĂRE SâIL NâĂTAIT BON FILS
 Â
  Il nây avait plus personne dans la galerie. Gwynplaine traversa
  le rond-point, dâoĂč lâon avait enlevĂ© le fauteuil et les tables,
  et oĂč il ne restait plus trace de son investiture. Des
  candélabres et des lustres de distance en distance indiquaient
  lâitinĂ©raire de sortie.
  Grùce à ce cordon de lumiÚre, il put aisément retrouver, dans
  lâenchaĂźnement des salons et des galeries, la route quâil avait
  suivie en arrivant avec le roi dâarmes et lâhuissier de la verge
  noire. Il ne faisait aucune rencontre, si ce nâest ça et lĂ
  quelque vieux lord tardigrade sâen allant pesamment et tournant
  le dos.
  Tout à coup, dans le silence de toutes ces grandes salles
  dĂ©sertes, des Ă©clats de parole indistincts arrivĂšrent jusquâĂ
  lui, sorte de tapage nocturne singulier en un tel lieu. Il se
  dirigea du cĂŽtĂ© oĂč il entendait ce bruit, et brusquement il se
  trouva dans un spacieux vestibule faiblement éclairé qui était
  une des issues de la chambre. On apercevait une large porte
  vitrée ouverte, un perron, des laquais et des flambeaux; on
  voyait dehors une place; quelques carrosses attendaient au bas du
  perron.
  Câest de lĂ que venait le bruit quâil avait entendu.
  En dedans de la porte, sous le réverbÚre du vestibule, il y avait
  un groupe tumultueux et un orage de gestes et de voix.
  Gwynplaine, dans la pénombre, approcha.
  CâĂ©tait une querelle. Dâun cĂŽtĂ© il y avait dix ou douze jeunes
  lords voulant sortir, de lâautre un homme, le chapeau sur la tĂȘte
  comme eux, droit et le front haut, et leur barrant le passage.
  Qui était cet homme? Tom-Jim-Jack.
  Quelques-uns de ces lords étaient encore en robe de pair;
  dâautres avaient quittĂ© lâhabit de parlement et Ă©taient en habit
  de ville.
  Tom-Jim-Jack avait un chapeau à plumes, non blanches, comme les
  pairs, mais vertes et frisĂ©es dâorange; il Ă©tait brodĂ© et galonnĂ©
  de la tĂȘte aux pieds, avec des flots de rubans et de dentelles
  aux manches et au cou, et il maniait fiévreusement de son poing
  gauche la poignĂ©e dâune Ă©pĂ©e quâil portait en civadiĂšre, et dont
  le baudrier et le fourreau Ă©taient passementĂ©s dâancres dâamiral.
  CâĂ©tait lui qui parlait, il apostrophait tous ces jeunes lords,
  et Gwynplaine entendit ceci:
  --Je vous ai dit que vous étiez des lùches. Vous voulez que je
  retire mes paroles. Soit. Vous nâĂȘtes pas des lĂąches. Vous
  ĂȘtes des idiots. Vous vous ĂȘtes mis tous contre un. Ce nâest
  pas couardise. Bon. Alors câest ineptie. On vous a parlĂ©, vous
  nâavez pas compris. Ici, les vieux sont sourds de lâoreille, et
  les jeunes, de lâintelligence. Je suis assez un des vĂŽtres pour
  vous dire vos vérités. Ce nouveau venu est étrange, et il a
  dĂ©bitĂ© un tas de folies, jâen conviens, mais dans ces folies il y
  avait des choses vraies. CâĂ©tait confus, indigeste, mal dit;
  soit; il a répété trop souvent savez-vous, savez-vous; mais un
  homme qui Ă©tait hier grimacier de la foire nâest pas forcĂ© de
  parler comme Aristote et comme le docteur Gilbert Burnet Ă©vĂȘque
  de Sarum. La vermine, les lions, lâapostrophe au sous-clerc,
  tout cela était de mauvais goût. Parbleu! qui vous dit le
  contraire? CâĂ©tait une harangue insensĂ©e et dĂ©cousue et qui
  allait tout de travers, mais il en sortait ça et là des faits
  rĂ©els. Câest dĂ©jĂ beaucoup de parler comme cela quand on nâen
  fait pas son mĂ©tier, je voudrais vous y voir, vous! Ce quâil a
  raconté des lépreux de Burton-Lazers est incontestable;
  dâailleurs il ne serait pas le premier qui aurait dit des
  sottises; enfin, moi, milords, je nâaime pas quâon sâacharne
  plusieurs sur un seul, telle est mon humeur, et je demande à vos
  seigneuries la permission dâĂȘtre offensĂ©. Vous mâavez dĂ©plu,
  jâen suis fĂąchĂ©. Moi, je ne crois pas beaucoup en Dieu, mais ce
  qui mây ferait croire, câest quand il fait de bonnes actions, ce
  qui ne lui arrive pas tous les jours. Ainsi je lui sais grĂ©, Ă
  ce bon Dieu, sâil existe, dâavoir tirĂ© du fond de cette existence
  basse ce pair dâAngleterre, et dâavoir rendu son hĂ©ritage Ă cet
  hĂ©ritier, et, sans mâinquiĂ©ter si cela arrange ou non mes
  affaires, je trouve beau de voir subitement le cloporte se
  changer en aigle et Gwynplaine en Clancharlie. Milords, je vous
  dĂ©fends dâĂȘtre dâun autre avis que moi. Je regrette que Lewis de
  Duras ne soit pas lĂ . Je lâinsulterais avec plaisir. Milords,
  Fermain Clancharlie a été le lord, et vous avez été les
  saltimbanques. Quant Ă son rire, ce nâest pas sa faute. Vous
  avez ri de ce rire. On ne rit pas dâun malheur. Vous ĂȘtes des
  niais. Et des niais cruels. Si vous croyez quâon ne peut pas
  rire de vous aussi, vous vous trompez; vous ĂȘtes laids, et vous
  vous habillez mal. Milord Haversham, jâai vu lâautre jour ta
  maßtresse, elle est hideuse. Duchesse, mais guenon. Messieurs
  les rieurs, je répÚte que je voudrais bien vous voir essayer de
  dire quatre mots de suite. Beaucoup dâhommes jasent, trĂšs peu
  parlent. Vous vous imaginez savoir quelque chose parce que vous
 Â
  lui monter à la gorge les sanglots.
  Ce qui fit, chose sinistre, quâil Ă©clata de rire.
  La contagion fut immĂ©diate. Il y avait sur lâassemblĂ©e un nuage;
  il pouvait crever en épouvante; il creva en joie. Le rire, cette
  dĂ©mence Ă©panouie, prit toute la chambre. Les cĂ©nacles dâhommes
  souverains ne demandent pas mieux que de bouffonner. Ils se
  vengent ainsi de leur sérieux.
  Un rire de rois ressemble à un rire de dieux; cela a toujours une
  pointe cruelle. Les lords se mirent à jouer. Le ricanement
  aiguisa le rire. On battit des mains autour de celui qui
  parlait, et on lâoutragea. Un pĂȘle-mĂȘle dâinterjections joyeuses
  lâassaillit, grĂȘle gaie et meurtrissante.
  --Bravo, Gwynplaine!--Bravo, lâHomme qui Rit!--Bravo, le museau
  de la Green-Box!--Bravo, la hure du Tarrinzeau-field!--Tu viens
  nous donner une reprĂ©sentation. Câest bon! bavarde!--En voilĂ
  un qui mâamuse!--Mais rit-il bien, cet animal-lĂ !--Bonjour,
  pantin!--Salut Ă lord Clown!--Harangue, va!--Câest un pair
  dâAngleterre, ça!--Continue!--Non! non!--Si! si!
  Le lord-chancelier était assez mal à son aise.
  Un lord sourd, James Butler, duc dâOrmond, faisant de sa main Ă
  son oreille un cornet acoustique, demandait à Charles Beauclerk,
  duc de Saint-Albans:
  --Comment a-t-il voté?
  Saint-Albans répondait:
  --Non content.
  --Parbleu, disait Ormond, je le crois bien. Avec ce visage-là !
  Une foule échappée--et les assemblées sont des
  foules--ressaisissez-la donc. LâĂ©loquence est un mors; si le
  mors casse, lâauditoire sâemporte, et rue jusquâĂ ce quâil ait
  dĂ©sarçonnĂ© lâorateur. Lâauditoire hait lâorateur. On ne sait
  pas assez cela. Se raidir sur la bride semble une ressource, et
  nâen est pas une. Tout orateur lâessaie. Câest lâinstinct.
  Gwynplaine lâessaya.
  Il considéra un moment ces hommes qui riaient.
  --Alors, cria-t-il, vous insultez la misÚre. Silence, pairs
  dâAngleterre! juges, Ă©coutez la plaidoirie. Oh! je vous en
  conjure, ayez pitié! Pitié pour qui? Pitié pour vous. Qui est
  en danger? Câest vous. Est-ce que vous ne voyez pas que vous
  ĂȘtes dans une balance et quâil y a dans un plateau votre
  puissance et dans lâautre votre responsabilitĂ©? Dieu vous pĂšse.
  Oh! ne riez pas. Méditez. Cette oscillation de la balance de
  Dieu, câest le tremblement de la conscience. Vous nâĂȘtes pas
  mĂ©chants. Vous ĂȘtes des hommes comme les autres, ni meilleurs,
  ni pires. Vous vous croyez des dieux, soyez malades demain, et
  regardez frissonner dans la fiÚvre votre divinité. Nous nous
  valons tous. Je mâadresse aux esprits honnĂȘtes, il y en a ici;
  je mâadresse aux intelligences Ă©levĂ©es, il y en a; je mâadresse
  aux Ăąmes gĂ©nĂ©reuses, il y en a. Vous ĂȘtes pĂšres, fils et frĂšres,
  donc vous ĂȘtes souvent attendris. Celui de vous qui a regardĂ© ce
  matin le rĂ©veil de son petit enfant est bon. Les cĆurs sont les
  mĂȘmes. LâhumanitĂ© nâest pas autre chose quâun cĆur. Entre ceux
  qui oppriment et ceux qui sont opprimĂ©s, il nây a de diffĂ©rence
  que lâendroit oĂč ils sont situĂ©s. Vos pieds marchent sur des
  tĂȘtes, ce nâest pas votre faute. Câest la faute de la Babel
  sociale. Construction manquée, toute en surplombs. Un étage
  accable lâautre. Ăcoutez-moi, je vais vous dire. Oh! puisque
  vous ĂȘtes puissants, soyez fraternels; puisque vous ĂȘtes grands,
  soyez doux. Si vous saviez ce que jâai vu! HĂ©las! en bas, quel
  tourment! Le genre humain est au cachot. Que de damnés, qui
  sont des innocents! Le jour manque, lâair manque, la vertu
  manque; on nâespĂšre pas; et, ce qui est redoutable, on attend.
  Rendez-vous compte de ces dĂ©tresses. Il y a des ĂȘtres qui vivent
  dans la mort. Il y a des petites filles qui commencent à huit
  ans par la prostitution et qui finissent à vingt ans par la
  vieillesse. Quant aux sévérités pénales, elles sont
  épouvantables. Je parle un peu au hasard, et je ne choisis pas.
  Je dis ce qui me vient Ă lâesprit. Pas plus tard quâhier, moi
  qui suis ici, jâai vu un homme enchaĂźnĂ© et nu, avec des pierres
  sur le ventre, expirer dans là torture. Savez-vous cela? non.
  Si vous saviez ce qui se passe, aucun de vous nâoserait ĂȘtre
  heureux. Qui est-ce qui est allé à Newcastle-on-Tyne? Il y a
  dans les mines des hommes qui mĂąchent du charbon pour sâemplir
  lâestomac et tromper la faim. Tenez, dans le comtĂ© de Lancastre,
  Ribblechester, Ă force dâindigence, de ville est devenue village.
  Je ne trouve pas que le prince Georges de Danemark ait besoin de
  cent mille guinĂ©es de plus. Jâaimerais mieux recevoir Ă
  lâhĂŽpital lâindigent malade sans lui faire payer dâavance son
  enterrement. En Caernarvon, à Traith-maur comme à Traith-bichan,
  lâĂ©puisement des pauvres est horrible. A Strafford, on ne peut
  dessĂ©cher le marais, faute dâargent. Les fabriques de draperie
  sont fermées dans tout le Lancashire. ChÎmage partout.
  Savez-vous que les pĂȘcheurs de hareng de Harlech mangent de
  lâherbe quand la pĂšche manque? Savez-vous quâĂ Burton-Lazers il
  y a encore des lépreux traqués, et auxquels on tire des coups de
  fusil sâils sortent de leurs taniĂšres? A Ailesbury, ville dont
  un de vous est lord, la disette est en permanence. A Penckridge
  en Coventry, dont vous venez de doter la cathĂ©drale et dâenrichir
  lâĂ©vĂȘque, on nâa pas de lits dans les cabanes, et lâon creuse des
  trous dans la terre pour y coucher les petits enfants, de sorte
  quâau lieu de commencer par le berceau, ils commencent par la
  tombe. Jâai vu ces choses-lĂ . Milords, les impĂŽts que vous
  votez, savez-vous qui les paie? Ceux qui expirent. Hélas! vous
  vous trompez. Vous faites fausse route. Vous augmentez la
  pauvretĂ© du pauvre pour augmenter la richesse du riche. Câest le
  contraire quâil faudrait faire. Quoi, prendre au travailleur
  pour donner Ă lâoisif, prendre au dĂ©guenillĂ© pour donner au repu,
  prendre Ă lâindigent pour donner au prince! Oh, oui, jâai du
  vieux sang rĂ©publicain dans les veines. Jâai horreur de cela.
  Ces rois, je les exÚcre! Et que les femmes sont effrontées! On
  mâa contĂ© une triste histoire. Oh! je hais Charles II! Une
  femme que mon pĂšre avait aimĂ©e sâest donnĂ©e Ă ce roi, pendant que
  mon pÚre mourait en exil, la prostituée! Charles II, Jacques II;
  aprĂšs un vaurien, un scĂ©lĂ©rat! Quây a-t-il dans le roi? un
  homme, un faible et chétif sujet des besoins et des infirmités.
  A quoi bon le roi? Cette royauté parasite, vous la gavez. Ce
  ver de terre, vous le faites boa. Ce ténia, vous le faites
  dragon. GrĂące pour les pauvres! Vous alourdissez lâimpĂŽt au
  profit du trÎne. Prenez garde aux lois que vous décrétez.
  Prenez garde au fourmillement douloureux que vous écrasez.
  Baissez les yeux. Regardez à vos pieds. O grands, il y a des
  petits! ayez pitié. Oui! pitié de vous! car les multitudes
  agonisent, et le bas en mourant fait mourir le haut. La mort est
  une cessation qui nâexcepte aucun membre. Quand la nuit vient,
  personne ne garde son coin de jour. Ătes-vous Ă©goĂŻstes? sauvez
  les autres. La perdition du navire nâest indiffĂ©rente Ă aucun
  passager. Il nây a pas naufrage de ceux-ci sans quâil y ait
  engloutissement de ceux-lĂ . Oh! sachez-le, lâabĂźme est pour
  tous.
  Le rire redoubla, irrésistible. Du reste, pour égayer une
  assemblée, il suffisait de ce que ces paroles avaient
  dâextravagant.
  Ătre comique au dehors, et tragique au dedans, pas de souffrance
  plus humiliante, pas de colÚre plus profonde. Gwynplaine avait
  cela en lui. Ses paroles voulaient agir dans un sens, son visage
  agissait dans lâautre; situation affreuse. Sa voix eut tout Ă
  coup des éclats stridents.
  --Ils sont joyeux, ces hommes! Câest bon. Lâironie fait face Ă
  lâagonie. Le ricanement outrage le rĂąle. Ils sont
  tout-puissants! Câest possible. Soit. On verra. Ah! je suis
  un des leurs. Je suis aussi un des vÎtres, Î vous les pauvres!
  Un roi mâa vendu, un pauvre mâa recueilli. Qui mâa mutilĂ©? Un
  prince. Qui mâa guĂ©ri et nourri? Un meurt-de-faim. Je suis
  lord Clancharlie, mais je reste Gwynplaine. Je tiens aux grands,
  et jâappartiens aux petits. Je suis parmi ceux qui jouissent et
  avec ceux qui souffrent. Ah! cette société est fausse. Un jour
  viendra la sociĂ©tĂ© vraie. Alors il nây aura plus de seigneurs,
  il y aura des vivants libres. Il nây aura plus de maĂźtres, il y
  aura des pĂšres. Ceci est lâavenir. Plus de prosternement, plus
  de bassesse, plus dâignorance, plus dâhommes bĂȘtes de somme, plus
  de courtisans, plus de valets, plus de rois, la lumiÚre! En
  attendant, me voici. Jâai un droit, jâen use. Est-ce un droit?
  Non, si jâen use pour moi. Oui, si jâen use pour tous. Je
  parlerai aux lords, en Ă©tant un. O mes frĂšres dâen bas, je leur
  dirai votre dénûment. Je me dresserai avec la poignée des
  haillons du peuple dans la main, et je secouerai sur les maßtres
  la misÚre des esclaves, et ils ne pourront plus, eux les
  favorisés et les arrogants, se débarrasser du souvenir des
  infortunés, et se délivrer, eux les princes, de la cuisson des
  pauvres, et tant pis si câest de la vermine, et tant mieux si
  elle tombe sur des lions!
  Ici Gwynplaine se tourna vers les sous-clercs agenouillés qui
  écrivaient sur le quatriÚme sac de laine.
  --Quâest-ce que câest que ces gens qui sont Ă genoux? Quâest-ce
  que vous faites lĂ ? Levez-vous, vous ĂȘtes des hommes.
  Cette brusque apostrophe Ă des subalternes quâun lord ne doit pas
  mĂȘme apercevoir, mit le comble aux joies. On avait criĂ© bravo,
  on cria hurrah! Du battement des mains on passa au trépignement.
  On eût pu se croire à la Green-Box. Seulement, à la Green-Box le
  rire fĂȘtait Gwynplaine, ici il lâexterminait. Tuer, câest
  lâeffort du ridicule. Le rire des hommes fait quelquefois tout
  ce quâil peut pour assassiner.
  Le rire était devenu une voie de fait. Les quolibets pleuvaient.
  Câest la bĂȘtise des assemblĂ©es dâavoir de lâesprit. Leur
  ricanement ingénieux et imbécile écarte les faits au lieu de les
  étudier et condamne les questions au lieu de les résoudre. Un
  incident est un point dâinterrogation. En rire, câest rire de
  lâĂ©nigme. Le sphinx, qui ne rit pas, est derriĂšre.
  On entendait des clameurs contradictoires:
  --Assez! assez!--Encore! encore!
  William Farmer, baron Leimpster, jetait Ă Gwynplaine lâaffront de
  Ryc-Quiney à Shakespeare:
  --_Histrio! mima!_
  Lord Vaughan, homme sentencieux, le vingt-neuviÚme du banc des
  barons, sâĂ©criait:
  --Nous revoici au temps oĂč les animaux pĂ©roraient. Au milieu des
  bouches humaines, une mùchoire bestiale a la parole.
  --Ăcoutons lâĂąne de Balaam, ajoutait lord Yarmouth.
  Lord Yarmouth avait lâair sagace que donne un nez rond et une
  bouche de travers.
  --Le rebelle Linnaeus est chùtié dans son tombeau. Le fils est
  la punition du pĂšre, disait John Hough, Ă©vĂȘque de Lichfield et de
  Coventry, dont Gwynplaine avait effleuré la prébende.
  --Il ment, affirmait lord Cholmley, le législateur légiste. Ce
  quâil appelle la torture, câest la peine forte et dure, trĂšs
  bonne peine. La torture nâexiste pas en Angleterre.
  Thomas Wentworth, baron Raby, apostrophait le chancelier.
  --Milord chancelier, levez la séance!
  --Non! non! non! quâil continue! il nous amuse! hurrah!
  hep! hep! hep!
  Ainsi criaient les jeunes lords; leur gaßté était de la fureur.
  Quatre surtout Ă©taient en pleine exaspĂ©ration dâhilaritĂ© et de
  haine. CâĂ©taient Laurence Hyde, comte de Rochester, Thomas
  Tufton, comte de Thanet, et le vicomte de Hatton, et le duc de
  Montagu.
  --A la niche, Gwynplaine! disait Rochester.
  --A bas! à bas! à bas! criait Thanet.
  Le vicomte Hatton tirait de sa poche un penny, et le jetait Ă
  Gwynplaine.
  Et John Campbell, comte de Greenwich, Savage, comte Rivers,
  Thompson, baron Haversham, Warrigton, Escrik, Rolleston,
  Rockingham, Carteret, Langdale, Banester Maynard, Hundson,
  Caernarvon, Cavendish, Burlington, Robert Darcy, comte de
  Holderness, Other Windsor, comte de Plymouth, applaudissaient.
  Tumulte de pandémonium ou de panthéon dans lequel se perdaient
  les paroles de Gwynplaine. On nây distinguait que ce mot: Prenez
  garde!
  Ralph, duc de Montagu, rĂ©cemment sorti dâOxford et ayant encore
  sa premiĂšre moustache, descendit du banc des ducs oĂč il siĂ©geait
  dix-neuviÚme, et alla se poser les bras croisés en face de
  Gwynplaine. Il y a dans une lame lâendroit qui coupe le plus et
  dans une voix lâaccent qui insulte le mieux. Montagu prit cet
  accent-là , et, ricanant au nez de Gwynplaine, lui cria:
  --Quâest-ce que tu dis?
  --Je prédis, répondit Gwynplaine.
  Le rire fit explosion de nouveau. Et sous ce rire grondait la
  colÚre en basse continue. Un des pairs mineurs, Lionel Cranseild
  Sackville, comte de Dorset et de Middlesex, se leva debout sur
  son banc, ne riant pas, grave comme il sied à un futur
  législateur, et, sans dire un mot, regarda Gwynplaine avec son
  frais visage de douze ans en haussant les épaules. Ce qui fit
  que lâĂ©vĂȘque de Saint-Asaph se pencha Ă lâoreille de lâĂ©vĂȘque de
  Saint-David assis à cÎté de lui, et lui dit, en montrant
  Gwynplaine:--VoilĂ le fou! et en montrant lâenfant: VoilĂ le
  sage!
  Du chaos des ricanements se dégageaient des exclamations
  confuses,--Face de gorgone!--Que signifie cette
  aventure?--Insulte Ă la Chambre!--Quelle exception quâun tel
  homme!--Honte! honte!--Quâon lĂšve la sĂ©ance!--Non! quâil
  achÚve!--Parle, bouffon!
  Lord Lewis de Duras, les mains sur les hanches, criait:--Ah! que
  câest bon de rire! ma rate est heureuse. Je propose un vote
  dâactions de grĂąces ainsi conçu: La Chambre des lords remercie la
  Green-Box.
  Gwynplaine, on sâen souvient, avait rĂȘvĂ© un autre accueil.
  Qui a gravi dans le sable une pente à pic toute friable au-dessus
  dâune profondeur vertigineuse, qui a senti sous ses mains, sous
  ses ongles, sous ses coudes, sous ses genoux, sous ses pieds,
  fuir et se dĂ©rober le point dâappui, qui, reculant au lieu
  dâavancer sur cet escarpement rĂ©fractaire, en proie Ă lâangoisse
  du glissement, sâenfonçant au lieu de gravir, descendant au lieu
  de monter, augmentant la certitude du naufrage par lâeffort vers
  le sommet, et se perdant un peu plus à chaque mouvement pour se
  tirer de pĂ©ril, a senti lâapproche formidable de lâabĂźme, et a eu
  dans les os le froid sombre de la chute, gueule ouverte
  au-dessous de vous, celui-lĂ a Ă©prouvĂ© ce quâĂ©prouvait
  Gwynplaine.
  Il sentait son ascension crouler sous lui, et son auditoire était
  un précipice.
  Il y a toujours quelquâun qui dit le mot oĂč tout se rĂ©sume.
  Lord Scarsdale traduisit en un cri lâimpression de lâassemblĂ©e:
  --Quâest-ce que ce monstre vient faire ici?
  Gwynplaine se dressa, éperdu et indigné, dans une sorte de
  convulsion suprĂȘme. Il les regarda tous fixement.
  --Ce que je viens faire ici? Je viens ĂȘtre terrible. Je suis un
  monstre, dites-vous. Non, je suis le peuple. Je suis une
  exception? Non, je suis tout le monde. Lâexception, câest vous.
  Vous ĂȘtes la chimĂšre, et je suis la rĂ©alitĂ©. Je suis lâHomme.
  Je suis lâeffrayant Homme qui Rit. Qui rit de quoi? De vous.
  De lui. De tout. Quâest-ce que son rire? Votre crime, et son
  supplice. Ce crime, il vous le jette à la face; ce supplice, il
  vous le crache au visage. Je ris, cela veut dire: Je pleure.
  Il sâarrĂȘta. On se taisait. Les rires continuaient, mais bas.
  Il put croire Ă une certaine reprise dâattention. Il respira, et
  poursuivit:
  --Ce rire qui est sur mon front, câest un roi qui lây a mis. Ce
  rire exprime la désolation universelle. Ce rire veut dire haine,
  silence contraint, rage, désespoir. Ce rire est un produit des
  tortures. Ce rire est un rire de force. Si Satan avait ce rire,
  ce rire condamnerait Dieu. Mais lâĂ©ternel ne ressemble point aux
  pĂ©rissables; Ă©tant lâabsolu, il est le juste; et Dieu hait ce que
  font les rois. Ah! vous me prenez pour une exception! Je suis
  un symbole. O tout-puissants imbĂ©ciles que vous ĂȘtes, ouvrez les
  yeux. Jâincarne tout. Je reprĂ©sente lâhumanitĂ© telle que ses
  maĂźtres lâont faite. Lâhomme est un mutilĂ©. Ce quâon mâa fait,
  on lâa fait au genre humain. On lui a dĂ©formĂ© le droit, la
  justice, la vĂ©ritĂ©, la raison, lâintelligence, comme Ă moi les
  yeux, les narines et les oreilles; comme à moi, on lui a mis au
  cĆur un cloaque de colĂšre et de douleur, et sur la face un
  masque de contentement. OĂč sâĂ©tait posĂ© le doigt de Dieu, sâest
  appuyĂ©e la griffe du roi. Monstrueuse superposition. ĂvĂȘques,
  pairs et princes, le peuple, câest le souffrant profond qui rit Ă
  la surface. Milords, je vous le dis, le peuple, câest moi.
  Aujourdâhui, vous lâopprimez, aujourdâhui vous me huez. Mais
  lâavenir, câest le dĂ©gel sombre. Ce qui Ă©tait pierre devient
  flot. Lâapparence solide se change en submersion. Un
  craquement, et tout est dit. Il viendra une heure oĂč une
  convulsion brisera votre oppression, oĂč un rugissement rĂ©pliquera
  à vos huées. Cette heure est déjà venue,--tu en étais, Î mon
  pĂšre!--cette heure de Dieu est venue, et sâest appelĂ©e
  RĂ©publique, on lâa chassĂ©e, elle reviendra. En attendant,
  souvenez-vous que la sĂ©rie des rois armĂ©s de lâĂ©pĂ©e est
  interrompue par Cromwell armé de la hache. Tremblez. Les
  incorruptibles solutions approchent, les ongles coupés
  repoussent, les langues arrachĂ©es sâenvolent, et deviennent des
  langues de feu éparses au vent des ténÚbres, et hurlent dans
  lâinfini; ceux qui ont faim montrent leurs dents oisives, les
  paradis bùtis sur les enfers chancellent, on souffre, on souffre,
  on souffre, et ce qui est en haut penche, et ce qui est en bas
  sâentrâouvre, lâombre demande Ă devenir lumiĂšre, le damnĂ© discute
  lâĂ©lu, câest le peuple qui vient, vous dis-je, câest lâhomme qui
  monte, câest la fin qui commence, câest la rouge aurore de la
  catastrophe, et voilĂ ce quâil y a dans ce rire, dont vous riez!
  Londres est une fĂȘte perpĂ©tuelle. Soit. LâAngleterre est dâun
  bout Ă lâautre une acclamation. Oui. Mais Ă©coutez: Tout ce que
  vous voyez, câest moi. Vous avez des fĂȘtes, câest mon rire.
  Vous avez des joies publiques, câest mon rire. Vous avez des
  mariages, des sacres et des couronnements, câest mon rire. Vous
  avez des naissances de princes, câest mon rire. Vous avez
  au-dessus de vous le tonnerre, câest mon rire.
  Le moyen de tenir à de telles choses! le rire recommença, cette
  fois accablant. De toutes les laves que jette la bouche humaine,
  ce cratĂšre, la plus corrosive, câest la joie. Faire du mal
  joyeusement, aucune foule ne résiste à cette contagion. Toutes
  les exécutions ne se font pas sur des échafauds, et les hommes,
  dĂšs quâils sont rĂ©unis, quâils soient multitude ou assemblĂ©e, ont
  toujours au milieu dâeux un bourreau tout prĂȘt, qui est le
  sarcasme. Pas de supplice comparable à celui du misérable
  risible. Ce supplice, Gwynplaine le subissait. LâallĂ©gresse,
  sur lui, était lapidation et mitraille. Il était hochet et
  mannequin, tĂȘte de turc, cible. On bondissait, on criait bis, on
  se roulait. On battait du pied. On sâempoignait au rabat. La
  majesté du lieu, la pourpre des robes, la pudeur des hermines,
  lâin-folio des perruques, nây faisait rien. Les lords riaient,
  les évoques riaient, les juges riaient. Le banc des vieillards
  se dĂ©ridait, le banc des enfants se tordait. LâarchevĂȘque de
  Canterbury poussait du coude lâarchevĂȘque dâYork. Henry Compton,
  évĂȘque de Londres, frĂšre du comte de Northampton, se tenait les
  cÎtes. Le lord-chancelier baissait les yeux pour cacher son rire
  probable. Et Ă la barre, la statue du respect, lâhuissier de la
  verge noire, riait.
  Gwynplaine, pùle, avait croisé les bras; et, entouré de toutes
  ces figures, jeunes et vieilles, oĂč rayonnait la grande
  jubilation homérique, dans ce tourbillon de battements de mains,
  de trépignements et de hourras, dans cette frénésie bouffonne
  dont il était le centre, dans ce splendide épanchement
  dâhilaritĂ©, au milieu de cette gaĂźtĂ© Ă©norme, il avait en lui le
  sĂ©pulcre. CâĂ©tait fini. Il ne pouvait plus maĂźtriser ni sa face
  qui le trahissait, ni son auditoire que lâinsultait.
  Jamais lâĂ©ternelle loi fatale, le grotesque cramponnĂ© au sublime,
  le rire répercutant le rugissement, la parodie en croupe du
  dĂ©sespoir, le contre-sens entre ce quâon semble et ce quâon est,
  nâavait Ă©clatĂ© avec plus dâhorreur. Jamais lueur plus sinistre
  nâavait Ă©clairĂ© la profonde nuit humaine.
  Gwynplaine assistait Ă lâeffraction dĂ©finitive de sa destinĂ©e par
  un Ă©clat de rire. LâirrĂ©mĂ©diable Ă©tait lĂ . On se relĂšve tombĂ©,
  on ne se relÚve pas pulvérisé. Cette moquerie inepte et
  souveraine le mettait en poussiÚre. Rien de possible désormais.
  Tout est selon le milieu. Ce qui était triomphe à la Green-Box
  était chute et catastrophe à la chambre des lords.
  Lâapplaudissement lĂ -bas Ă©tait ici imprĂ©cation. Il sentait
  quelque chose comme le revers de son masque. Dâun cĂŽtĂ© de ce
  masque, il y avait la sympathie du peuple acceptant Gwynplaine,
  de lâautre la haine des grands rejetant lord Fermain Clancharlie.
  Dâun cĂŽtĂ© lâattraction, de lâautre la rĂ©pulsion, toutes deux le
  ramenant vers lâombre. Il se sentait comme frappĂ© par derriĂšre.
  Le sort a des coups de trahison. Tout sâexpliquera plus tard,
  mais, en attendant, la destinĂ©e est piĂšge et lâhomme tombe dans
  des chausse-trapes. Il avait cru monter, ce rire lâaccueillait;
  les apothéoses ont des aboutissements lugubres. Il y a un mot
  sombre, ĂȘtre dĂ©grisĂ©. Sagesse tragique, celle qui naĂźt de
  lâivresse. Gwynplaine, enveloppĂ© de cette tempĂȘte gaie et
  féroce, songeait.
  A vau-lâeau, câest le fou rire. Une assemblĂ©e en gaitĂ©, câest la
  boussole perdue. On ne savait plus oĂč lâon allait, ni ce quâon
  faisait. Il fallut lever la séance.
  Le lord-chancelier, «attendu lâincident», ajourna la suite du
  vote au lendemain. La chambre se sépara. Les lords firent la
  rĂ©vĂ©rence Ă la chaise royale et sâen allĂšrent. On entendit les
  rires se prolonger et se perdre dans les couloirs. Les
  assemblées, outre leurs portes officielles, ont dans les
  tapisseries, dans les reliefs et dans les moulures, toutes sortes
  de portes dĂ©robĂ©es par oĂč elles se vident comme un vase par des
  fĂȘlures. En peu de temps, la salle fut dĂ©serte. Cela se fait
  trÚs vite, et presque sans transition. Ces lieux de tumulte sont
  tout de suite repris par le silence.
  Lâenfoncement dans la rĂȘverie mĂšne loin, et lâon finit, Ă force
  de songer, par ĂȘtre comme dans une autre planĂšte. Gwynplaine
  tout à coup eut une sorte de réveil. Il était seul. La salle
  était vide. Il nâavait pas mĂȘme vu que la sĂ©ance avait Ă©tĂ©
  levĂ©e. Tous les pairs avaient disparu, mĂȘme ses deux parrains.
  Il nây avait plus ça et lĂ que quelques bas officiers de la
  chambre attendant pour mettre les housses et éteindre les lampes
  que «sa seigneurie» fût partie. Il mit machinalement son chapeau
  sur sa tĂȘte, sortit de son banc, et se dirigea vers la grande
  porte ouverte sur la galerie. Au moment oĂč il franchit la
  coupure de la barre, un door-keeper le débarrassa de sa robe de
  pair. Il sâen aperçut Ă peine. Un instant aprĂšs, il Ă©tait dans
  la galerie.
  Les hommes de service qui étaient là remarquÚrent avec étonnement
  que ce lord était sorti sans saluer le trÎne.
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 Â
  VIII
  SERAIT BON FRĂRE SâIL NâĂTAIT BON FILS
 Â
  Il nây avait plus personne dans la galerie. Gwynplaine traversa
  le rond-point, dâoĂč lâon avait enlevĂ© le fauteuil et les tables,
  et oĂč il ne restait plus trace de son investiture. Des
  candélabres et des lustres de distance en distance indiquaient
  lâitinĂ©raire de sortie.
  Grùce à ce cordon de lumiÚre, il put aisément retrouver, dans
  lâenchaĂźnement des salons et des galeries, la route quâil avait
  suivie en arrivant avec le roi dâarmes et lâhuissier de la verge
  noire. Il ne faisait aucune rencontre, si ce nâest ça et lĂ
  quelque vieux lord tardigrade sâen allant pesamment et tournant
  le dos.
  Tout à coup, dans le silence de toutes ces grandes salles
  dĂ©sertes, des Ă©clats de parole indistincts arrivĂšrent jusquâĂ
  lui, sorte de tapage nocturne singulier en un tel lieu. Il se
  dirigea du cĂŽtĂ© oĂč il entendait ce bruit, et brusquement il se
  trouva dans un spacieux vestibule faiblement éclairé qui était
  une des issues de la chambre. On apercevait une large porte
  vitrée ouverte, un perron, des laquais et des flambeaux; on
  voyait dehors une place; quelques carrosses attendaient au bas du
  perron.
  Câest de lĂ que venait le bruit quâil avait entendu.
  En dedans de la porte, sous le réverbÚre du vestibule, il y avait
  un groupe tumultueux et un orage de gestes et de voix.
  Gwynplaine, dans la pénombre, approcha.
  CâĂ©tait une querelle. Dâun cĂŽtĂ© il y avait dix ou douze jeunes
  lords voulant sortir, de lâautre un homme, le chapeau sur la tĂȘte
  comme eux, droit et le front haut, et leur barrant le passage.
  Qui était cet homme? Tom-Jim-Jack.
  Quelques-uns de ces lords étaient encore en robe de pair;
  dâautres avaient quittĂ© lâhabit de parlement et Ă©taient en habit
  de ville.
  Tom-Jim-Jack avait un chapeau à plumes, non blanches, comme les
  pairs, mais vertes et frisĂ©es dâorange; il Ă©tait brodĂ© et galonnĂ©
  de la tĂȘte aux pieds, avec des flots de rubans et de dentelles
  aux manches et au cou, et il maniait fiévreusement de son poing
  gauche la poignĂ©e dâune Ă©pĂ©e quâil portait en civadiĂšre, et dont
  le baudrier et le fourreau Ă©taient passementĂ©s dâancres dâamiral.
  CâĂ©tait lui qui parlait, il apostrophait tous ces jeunes lords,
  et Gwynplaine entendit ceci:
  --Je vous ai dit que vous étiez des lùches. Vous voulez que je
  retire mes paroles. Soit. Vous nâĂȘtes pas des lĂąches. Vous
  ĂȘtes des idiots. Vous vous ĂȘtes mis tous contre un. Ce nâest
  pas couardise. Bon. Alors câest ineptie. On vous a parlĂ©, vous
  nâavez pas compris. Ici, les vieux sont sourds de lâoreille, et
  les jeunes, de lâintelligence. Je suis assez un des vĂŽtres pour
  vous dire vos vérités. Ce nouveau venu est étrange, et il a
  dĂ©bitĂ© un tas de folies, jâen conviens, mais dans ces folies il y
  avait des choses vraies. CâĂ©tait confus, indigeste, mal dit;
  soit; il a répété trop souvent savez-vous, savez-vous; mais un
  homme qui Ă©tait hier grimacier de la foire nâest pas forcĂ© de
  parler comme Aristote et comme le docteur Gilbert Burnet Ă©vĂȘque
  de Sarum. La vermine, les lions, lâapostrophe au sous-clerc,
  tout cela était de mauvais goût. Parbleu! qui vous dit le
  contraire? CâĂ©tait une harangue insensĂ©e et dĂ©cousue et qui
  allait tout de travers, mais il en sortait ça et là des faits
  rĂ©els. Câest dĂ©jĂ beaucoup de parler comme cela quand on nâen
  fait pas son mĂ©tier, je voudrais vous y voir, vous! Ce quâil a
  raconté des lépreux de Burton-Lazers est incontestable;
  dâailleurs il ne serait pas le premier qui aurait dit des
  sottises; enfin, moi, milords, je nâaime pas quâon sâacharne
  plusieurs sur un seul, telle est mon humeur, et je demande à vos
  seigneuries la permission dâĂȘtre offensĂ©. Vous mâavez dĂ©plu,
  jâen suis fĂąchĂ©. Moi, je ne crois pas beaucoup en Dieu, mais ce
  qui mây ferait croire, câest quand il fait de bonnes actions, ce
  qui ne lui arrive pas tous les jours. Ainsi je lui sais grĂ©, Ă
  ce bon Dieu, sâil existe, dâavoir tirĂ© du fond de cette existence
  basse ce pair dâAngleterre, et dâavoir rendu son hĂ©ritage Ă cet
  hĂ©ritier, et, sans mâinquiĂ©ter si cela arrange ou non mes
  affaires, je trouve beau de voir subitement le cloporte se
  changer en aigle et Gwynplaine en Clancharlie. Milords, je vous
  dĂ©fends dâĂȘtre dâun autre avis que moi. Je regrette que Lewis de
  Duras ne soit pas lĂ . Je lâinsulterais avec plaisir. Milords,
  Fermain Clancharlie a été le lord, et vous avez été les
  saltimbanques. Quant Ă son rire, ce nâest pas sa faute. Vous
  avez ri de ce rire. On ne rit pas dâun malheur. Vous ĂȘtes des
  niais. Et des niais cruels. Si vous croyez quâon ne peut pas
  rire de vous aussi, vous vous trompez; vous ĂȘtes laids, et vous
  vous habillez mal. Milord Haversham, jâai vu lâautre jour ta
  maßtresse, elle est hideuse. Duchesse, mais guenon. Messieurs
  les rieurs, je répÚte que je voudrais bien vous voir essayer de
  dire quatre mots de suite. Beaucoup dâhommes jasent, trĂšs peu
  parlent. Vous vous imaginez savoir quelque chose parce que vous
 Â
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