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L'homme Qui Rit - 35

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  resplendissements de l’inconnu, celle qui lui avait fait faire
  tant de songes inavouables, celle qui lui avait écrit une si
  étrange lettre! La seule femme au monde dont il pût dire: Elle
  m’a vu, et elle veut de moi! Il avait chassĂ© les songes, il
  avait brĂ»lĂ© la lettre. Il l’avait relĂ©guĂ©e, elle; le plus loin
  qu’il avait pu hors de sa rĂȘverie et de sa mĂ©moire; il n’y
  pensait plus; il l’avait oubliĂ©e...
  Il la revoyait!
  Il la revoyait terrible.
  La femme nue, c’est la femme armĂ©e.
  Il ne respirait plus. Il se sentait soulevé comme dans un nimbe,
  et poussĂ©. Il regardait. Cette femme devant lui! Était-ce
  possible?
  Au théùtre, duchesse. Ici, néréide, naïade, fée. Toujours
  apparition.
  Il essaya de fuir et sentit que cela ne se pouvait pas. Ses
  regards Ă©taient devenus deux chaĂźnes, et l’attachaient Ă  cette
  vision.
  Était-ce une fille? Était-ce une vierge? Les deux. Messaline,
  prĂ©sente peut-ĂȘtre dans l’invisible, devait sourire, et Diane
  devait veiller. Il y avait sur cette beauté la clarté de
  l’inaccessible. Pas de puretĂ© comparable Ă  cette forme chaste et
  altiĂšre. Certaines neiges qui n’ont jamais Ă©tĂ© touchĂ©es sont
  reconnaissables. Les blancheurs sacrées de la Yungfrau, cette
  femme les avait. Ce qui se dégageait de ce front inconscient, de
  cette vermeille chevelure éparse, de ces cils abaissés, de ces
  veines bleues vaguement visibles, de ces rondeurs sculpturales
  des seins, des hanches et des genoux modelant les affleurements
  roses de la chemise, c’était la divinitĂ© d’un sommeil auguste.
  Cette impudeur se dissolvait en rayonnement. Cette créature
  était nue avec autant de calme que si elle avait droit au cynisme
  divin, elle avait la sĂ©curitĂ© d’une olympienne qui se fait fille
  du gouffre, et qui peut dire Ă  l’ocĂ©an: PĂšre! et elle s’offrait,
  inabordable et superbe, à tout ce qui passe, aux regards, aux
  désirs, aux démences, aux songes, aussi fiÚrement assoupie sur ce
  lit de boudoir que VĂ©nus dans l’immensitĂ© de l’écume.
  Elle s’était endormie la nuit et prolongeait son sommeil au grand
  jour; confiance commencée dans les ténÚbres et continuée dans la
  lumiÚre.
  Gwynplaine frémissait. Il admirait.
  Admiration malsaine, et qui intéresse trop.
  Il avait peur.
  La boĂźte Ă  surprises du sort ne s’épuise point. Gwynplaine avait
  cru ĂȘtre au bout. Il recommençait. Qu’était-ce que tous ces
  éclairs, s’abattant sur sa tĂȘte sans relĂąche, et enfin,
  foudroiement suprĂȘme, lui jetant, Ă  lui, homme frissonnant, une
  dĂ©esse endormie? Qu’était-ce que toutes ces ouvertures de ciel
  successives d’oĂč finissait par sortir, dĂ©sirable et redoutable,
  son rĂȘve? Qu’était-ce que ces complaisances du tentateur inconnu
  lui apportant, l’une aprùs l’autre, ses aspirations vagues, ses
  vellĂ©itĂ©s confuses, jusqu’à ses mauvaises pensĂ©es devenues chair
  vivante, et l’accablant sous une enivrante sĂ©rie de rĂ©alitĂ©s
  tirĂ©es de l’impossible? Y avait-il conspiration de toute l’ombre
  contre lui, misĂ©rable, et qu’allait-il devenir avec tous ces
  sourires de la fortune sinistre autour de lui? Qu’était-ce que
  ce vertige arrangé exprÚs? Cette femme! là! pourquoi?
  comment? Nulle explication. Pourquoi lui? Pourquoi elle?
  Était-il fait pair d’Angleterre exprùs pour cette duchesse? Qui
  les amenait ainsi l’un Ă  l’autre? qui Ă©tait dupe? qui Ă©tait
  victime? De qui abusait-on la bonne foi? Ă©tait-ce Dieu qu’on
  trompait? Toutes ces choses, il ne les précisait pas, il les
  entrevoyait à travers une suite de nuages noirs dans son cerveau.
  Ce logis magique et malveillant, cet étrange palais, tenace comme
  une prison, était-il du complot? Gwynplaine subissait une sorte
  de résorption. Des forces obscures le garrottaient
  mystĂ©rieusement. Une gravitation l’enchaĂźnait. Sa volontĂ©,
  soutirĂ©e, s’en allait de lui. A quoi se retenir? Il Ă©tait
  hagard et charmé. Cette fois, il se sentait irrémédiablement
  insensĂ©. La sombre chute Ă  pic dans le prĂ©cipice d’éblouissement
  continuait.
  La femme dormait.
  Pour lui, l’état de trouble s’aggravant, ce n’était mĂȘme plus la
  lady, la duchesse, la dame; c’était la femme.
  Les dĂ©viations sont dans l’homme Ă  l’état latent. Les vices ont
  dans notre organisme un tracĂ© invisible tout prĂ©parĂ©. MĂȘme
  innocents, et en apparence purs, nous avons cela en nous. Être
  sans tache, ce n’est pas ĂȘtre sans dĂ©faut. L’amour est une loi.
  La voluptĂ© est un piĂšge. Il y a l’ivresse, et il y a
  l’ivrognerie. L’ivresse, c’est de vouloir une femme;
  l’ivrognerie, c’est de vouloir la femme.
  Gwynplaine, hors de lui, tremblait.
  Que faire contre cette rencontre? Pas de flots d’étoffes, pas
  d’ampleurs soyeuses, pas de toilette prolixe et coquette, pas
  d’exagĂ©ration galante cachant et montrant, pas de nuage. La
  nudité dans sa concision redoutable. Sorte de sommation
  mystérieuse, effrontément édénique. Tout le cÎté ténébreux de
  l’homme mis en demeure. Ève pire que Satan. L’humain et le
  surhumain amalgamés. Extase inquiétante, aboutissant au triomphe
  brutal de l’instinct sur le devoir. Le contour souverain de la
  beautĂ© est impĂ©rieux. Quand il sort de l’idĂ©al et quand il
  daigne ĂȘtre rĂ©el, c’est pour l’homme une proximitĂ© funeste.
  Par instants la duchesse se déplaçait mollement sur le lit, et
  avait les vagues mouvements d’une vapeur dans l’azur, changeant
  d’attitude comme la nuĂ©e change de forme. Elle ondulait,
  composant et décomposant des courbes charmantes. Toutes les
  souplesses de l’eau, la femme les a. Comme l’eau, la duchesse
  avait on ne sait quoi d’insaisissable. Chose bizarre à dire,
  elle était là, chair visible, et elle restait chimérique.
  Palpable, elle semblait lointaine. Gwynplaine, effaré et pùle,
  contemplait. Il écoutait ce sein palpiter et croyait entendre
  une respiration de fantÎme. Il était attiré, il se débattait.
  Que faire contre elle? que faire contre lui?
  Il s’était attendu Ă  tout, exceptĂ© Ă  cela. Un gardien fĂ©roce en
  travers de la porte, quelque furieux monstre geÎlier à combattre,
  voilà sur quoi il avait compté. Il avait prévu CerbÚre; il
  trouvait Hébé.
  Une femme nue. Une femme endormie.
  Quel sombre combat!
  Il fermait les paupiùres. Trop d’aurore dans l’Ɠil est une
  souffrance. Mais, à travers ses paupiÚres fermées, tout de suite
  il la revoyait. Plus ténébreuse, aussi belle.
  Prendre la fuite, ce n’est pas facile. Il avait essayĂ©, et
  n’avait pu. Il Ă©tait enracinĂ© comme on est dans le rĂȘve. Quand
  nous voulons rétrograder, la tentation cloue nos pieds au pavé.
  Avancer reste possible, reculer non. Les invisibles bras de la
  faute sortent de terre et nous tirent dans le glissement.
  Une banalitĂ© acceptĂ©e de tout le monde, c’est que l’émotion
  s’émousse. Rien n’est plus faux. C’est comme si l’on disait
  que, sous de l’acide nitrique tombant goutte à goutte, une plaie
  s’apaise et s’endort, et que l’écartĂšlement blase Damiens.
  La vĂ©ritĂ© est qu’à chaque redoublement, la sensation est plus
  aiguë.
  D’étonnement en Ă©tonnement, Gwynplaine Ă©tait arrivĂ© au paroxysme.
  Ce vase, sa raison, sous cette stupeur nouvelle, débordait. Il
  sentait en lui un éveil effrayant.
  De boussole, il n’en avait plus. Une seule certitude Ă©tait
  devant lui, cette femme. On ne sait quel irrémédiable bonheur
  s’entr’ouvrait, ressemblant à un naufrage. Plus de direction
  possible. Un courant irrĂ©sistible, et l’écueil. L’écueil, ce
  n’est pas le rocher, c’est la sirùne. Un aimant est au fond de
  l’abüme. S’arracher à cette attraction, Gwynplaine le voulait,
  mais comment faire? Il ne sentait plus de point d’attache. La
  fluctuation humaine est infinie. Un homme peut ĂȘtre dĂ©semparĂ©
  comme un navire. L’ancre, c’est la conscience. Chose lugubre,
  la conscience peut casser.
  Il n’avait mĂȘme pas cette ressource:--Je suis dĂ©figurĂ© et
  terrible. Elle me repoussera.--Cette femme lui avait écrit
  qu’elle l’aimait.
  Il y a dans les crises un instant de porte-à-faux. Quand nous
  débordons sur le mal plus que nous ne nous appuyons sur le bien,
  cette quantitĂ© de nous-mĂȘme qui est en suspens sur la faute finit
  par l’emporter et nous prĂ©cipite. Ce moment triste Ă©tait-il venu
  pour Gwynplaine?
  Comment échapper?
  Ainsi c’était elle! la duchesse! cette femme! Il l’avait
  devant lui, dans cette chambre, dans ce lieu désert, endormie,
  livrée, seule. Elle était à sa discrétion, et il était en son
  pouvoir!
  La duchesse!
  On a aperçu une Ă©toile au fond des espaces. On l’a admirĂ©e.
  Elle est si loin! que craindre d’une Ă©toile fixe? Un jour,--une
  nuit,--on la voit se déplacer. On distingue un frisson de lueur
  autour d’elle. Cet astre, qu’on croyait impassible, remue. Ce
  n’est pas l’étoile, c’est la comĂšte. C’est l’immense incendiaire
  du ciel. L’astre marche, grandit, secoue une chevelure de
  pourpre, devient Ă©norme. C’est de votre cĂŽtĂ© qu’il se dirige. O
  terreur, il vient à vous! La comÚte vous connaßt, la comÚte vous
  dĂ©sire, la comĂšte vous veut. Épouvantable approche cĂ©leste. Ce
  qui arrive sur vous, c’est le trop de lumiùre, qui est
  l’aveuglement; c’est l’excùs de vie, qui est la mort. Cette
  avance que vous fait le zénith, vous la refusez. Cette offre
  d’amour du gouffre, vous la rejetez. Vous mettez votre main sur
  vos paupiÚres, vous vous cachez, vous vous dérobez, vous vous
  croyez sauvĂ©. Vous rouvrez les yeux...--L’étoile redoutable est
  lĂ . Elle n’est plus Ă©toile, elle est monde. Monde ignorĂ©.
  Monde de lave et de braise. Dévorant prodige des profondeurs.
  Elle emplit le ciel. Il n’y a plus qu’elle. L’escarboucle du
  fond de l’infini, diamant de loin, de prùs est fournaise. Vous
  ĂȘtes dans sa flamme.
  Et vous sentez commencer votre combustion par une chaleur de
  paradis.
  
  
  IV
  SATAN
  
  Tout à coup la dormeuse se réveilla. Elle se dressa sur son
  séant avec une majesté brusque et harmonieuse; ses cheveux de
  blonde soie floche se répandirent avec un doux tumulte sur ses
  reins; sa chemise tombante laissa voir son épaule trÚs bas; elle
  toucha de sa main délicate son orteil rose, et regarda quelques
  instants son pied nu, digne d’ĂȘtre adorĂ© par PĂ©riclĂ©s et copiĂ©
  par Phidias; puis elle s’étira et bĂąilla comme une tigresse au
  soleil levant.
  Il est probable que Gwynplaine respirait, comme lorsqu’on retient
  son souffle, avec effort.
  --Est-ce qu’il y a là quelqu’un? dit-elle.
  Elle dit cela tout en bĂąillant, et c’était plein de grĂące.
  Gwynplaine entendit cette voix qu’il ne connaissait pas. Voix de
  charmeuse; accent dĂ©licieusement hautain; l’intonation de la
  caresse tempĂ©rant l’habitude du commandement.
  En mĂȘme temps, se dressant sur ses genoux, il y a une statue
  antique ainsi agenouillée dans mille plis transparents, elle tira
  à elle la robe de chambre et se jeta à bas du lit, nue et debout,
  le temps de voir passer une flÚche, et tout de suite enveloppée.
  En un clin d’Ɠil la robe de soie la couvrit. Les manches, trùs
  longues, lui cachaient les mains. On ne voyait plus que le bout
  des doigts de ses pieds, blancs avec de petits ongles, comme des
  pieds d’enfant.
  Elle s’îta du dos un flot de cheveux qu’elle rejeta sur sa robe,
  puis elle courut derriùre le lit, au fond de l’alcîve, et
  appliqua son oreille au miroir peint qui vraisemblablement
  recouvrait une porte.
  Elle frappa contre la glace avec le petit coude que fait l’index
  replié.
  --Y a-t-il quelqu’un? Lord David! est-ce que ce serait dĂ©jĂ 
  vous? Quelle heure est-il donc? Est-ce toi, Barkilphedro?
  Elle se retourna.
  --Mais non. Ce n’est pas de ce cĂŽtĂ©-ci. Est-ce qu’il y a
  quelqu’un dans la chambre de bain? Mais rĂ©pondez donc! Au fait,
  non, personne ne peut venir par là.
  Elle alla au rideau de toile d’argent, l’ouvrit du bout de son
  pied, l’écarta d’un mouvement d’épaule, et entra dans la chambre
  de marbre.
  Gwynplaine sentit comme un froid d’agonie. Nul abri. Il Ă©tait
  trop tard pour fuir. D’ailleurs il n’en avait pas la force. Il
  eût voulu que le pavé se fendßt, et tomber sous terre. Aucun
  moyen de ne pas ĂȘtre vu.
  Elle le vit.
  Elle le regarda, prodigieusement étonnée, mais sans aucun
  tressaillement, avec une nuance de bonheur et de mépris:
  --Tiens, dit-elle, Gwynplaine!
  Puis, subitement, d’un bond violent, car cette chatte Ă©tait une
  panthÚre, elle se jeta à son cou.
  Elle lui pressa la tĂȘte entre ses bras nus dont les manches, dans
  cet emportement, s’étaient relevĂ©es.
  Et tout à coup le repoussant, abattant sur les deux épaules de
  Gwynplaine ses petites mains comme des serres, elle debout devant
  lui, lui debout devant elle, elle se mit à le regarder
  étrangement.
  Elle regarda, fatale, avec ses yeux d’AldĂ©baran, rayon visuel
  mixte, ayant on ne sait quoi de louche et de sidéral. Gwynplaine
  contemplait cette prunelle bleue et cette prunelle noire, éperdu
  sous la double fixité de ce regard de ciel et de ce regard
  d’enfer. Cette femme et cet homme se renvoyaient l’éblouissement
  sinistre. Ils se fascinaient l’un l’autre, lui par la
  difformitĂ©, elle par la beautĂ©, tous deux par l’horreur.
  Il se taisait, comme sous un poids impossible à soulever. Elle
  s’écria:
  --Tu as de l’esprit. Tu es venu. Tu as su que j’avais Ă©tĂ©
  forcĂ©e de partir de Londres. Tu m’as suivie. Tu as bien fait.
  Tu es extraordinaire d’ĂȘtre ici.
  Une prise de possession réciproque, cela jette une sorte
  d’éclair. Gwynplaine, confusĂ©ment averti par une vague crainte
  sauvage et honnĂȘte, recula, mais les ongles roses crispĂ©s sur son
  épaule le tenaient. Quelque chose d’inexorable s’ébauchait. Il
  était dans l’antre de la femme fauve, homme fauve lui-mĂȘme.
  Elle reprit:
  --Anne, cette sotte,--tu sais? la reine,--elle m’a fait venir à
  Windsor sans savoir pourquoi. Quand je suis arrivée, elle était
  enfermée avec son idiot de chancelier. Mais comment as-tu fait
  pour pĂ©nĂ©trer jusqu’à moi? VoilĂ  ce que j’appelle ĂȘtre un homme.
  Des obstacles. Il n’y en a pas. On est appelĂ©, on accourt. Tu
  t’es renseignĂ©? Mon nom, la duchesse Josiane, je pense que tu le
  savais. Qui est-ce qui t’a introduit? C’est le mousse sans
  doute. Il est intelligent. Je lui donnerai cent guinées.
  Comment t’y es-tu pris? dis-moi cela. Non, ne me le dis pas.
  Je ne veux pas le savoir. Expliquer rapetisse. Je t’aime mieux
  surprenant. Tu es assez monstrueux pour ĂȘtre merveilleux. Tu
  tombes de l’empyrĂ©e, voilĂ , ou tu montes du troisiĂšme dessous, Ă 
  travers la trappe de l’Érùbe. Rien de plus simple, le plafond
  s’est Ă©cartĂ© ou le plancher s’est ouvert. Une descente par les
  nuĂ©es ou une ascension dans un flamboiement de soufre, c’est
  ainsi que tu arrives. Tu mĂ©rites d’entrer comme les dieux.
  C’est dit, tu es mon amant.
  Gwynplaine, égaré, écoutait, sentant de plus en plus sa pensée
  osciller. C’était fini. Et impossible de douter. La lettre de
  la nuit, cette femme la confirmait. Lui, Gwynplaine, amant d’une
  duchesse, amant aimĂ©! l’immense orgueil aux mille tĂȘtes sombres
  remua dans ce cƓur infortunĂ©.
  La vanité, force énorme en nous, contre nous.
  La duchesse continua:
  --Puisque tu es là, c’est que c’est voulu. Je n’en demande pas
  davantage. Il y a quelqu’un en haut, ou en bas, qui nous jette
  l’un à l’autre. Fiançailles du Styx et de l’Aurore. Fiançailles
  effrĂ©nĂ©es hors de toutes les lois! Le jour oĂč je t’ai vu, j’ai
  dit:--C’est lui. Je le reconnais. C’est le monstre de mes rĂȘves.
  Il sera à moi.--Il faut aider le destin. C’est pourquoi je t’ai
  écrit. Une question, Gwynplaine? crois-tu à la prédestination?
  J’y crois, moi, depuis que j’ai lu le Songe de Scipion dans
  Cicéron. Tiens, je ne remarquais pas. Un habit de gentilhomme.
  Tu t’es habillĂ© en seigneur. Pourquoi pas? Tu es saltimbanque.
  Raison de plus. Un bateleur vaut un lord. D’ailleurs, qu’est-ce
  que les lords? des clowns. Tu as une noble taille, tu es trÚs
  bien fait. C’est inouĂŻ que tu sois ici! Quand es-tu arrivĂ©?
  Depuis combien de temps es-tu là? Est-ce que tu m’as vue nue?
  je suis belle, n’est-ce pas? J’allais prendre mon bain. Oh! je
  t’aime. Tu as lu ma lettre! L’as-tu lue toi-mĂȘme? Te l’a-t-on
  lue? Sais-tu lire? Tu dois ĂȘtre ignorant. Je te fais des
  questions, mais n’y rĂ©ponds pas. Je n’aime pas ton son de voix.
  Il est doux. Un ĂȘtre incomparable comme toi ne devrait pas
  parler, mais grincer. Tu chantes, c’est harmonieux. Je hais
  cela. C’est la seule chose en toi qui me dĂ©plaise. Tout le
  reste est formidable, tout le reste est superbe. Dans l’Inde, tu
  serais dieu. Est-ce que tu es né avec ce rire épouvantable sur
  la face? Non, n’est-ce pas? C’est sans doute une mutilation
  pĂ©nale. J’espĂšre bien que tu as commis quelque crime. Viens
  dans mes bras.
  Elle se laissa tomber sur le canapĂ© et le fit tomber prĂšs d’elle.
  Ils se trouvùrent l’un prùs de l’autre sans savoir comment. Ce
  qu’elle disait passait sur Gwynplaine comme un grand vent. Il
  percevait à peine le sens de ce tourbillon de mots forcenés.
  Elle avait l’admiration dans les yeux. Elle parlait en tumulte,
  frĂ©nĂ©tiquement, d’une voix Ă©perdue et tendre. Sa parole Ă©tait
  une musique, mais Gwynplaine entendait cette musique comme une
  tempĂȘte.
  Elle appuya de nouveau sur lui son regard fixe.
  --Je me sens dĂ©gradĂ©e prĂšs de toi, quel bonheur! Être altesse,
  comme c’est fade! Je suis auguste, rien de plus fatigant.
  DĂ©choir repose. Je suis si saturĂ©e de respect que j’ai besoin de
  mépris. Nous sommes toutes un peu des extravagantes, à commencer
  par Vénus, Cléopùtre, mesdames de Chevreuse et de Longueville, et
  à finir par moi. Je t’afficherai, je le dĂ©clare. VoilĂ  une
  amourette qui fera une contusion à la royale famille Stuart dont
  je suis. Ah! je respire! J’ai trouvĂ© l’issue. Je suis hors de
  lĂ  majestĂ©. Être dĂ©classĂ©e, c’est ĂȘtre dĂ©livrĂ©e. Tout rompre,
  tout braver, tout faire, tout dĂ©faire, c’est vivre. Écoute, je
  t’aime.
  Elle s’interrompit, et eut un effrayant sourire.
  --Je t’aime non seulement parce que tu es difforme, mais parce
  que tu es vil. J’aime le monstre, et j’aime l’histrion. Un
  amant humilié, bafoué, grotesque, hideux, exposé aux rires sur ce
  pilori qu’on appelle un théùtre, cela a une saveur
  extraordinaire. C’est mordre au fruit de l’abüme. Un amant
  infamant, c’est exquis. Avoir sous la dent la pomme, non du
  paradis, mais de l’enfer, voilà ce qui me tente, j’ai cette faim
  et cette soif, et je suis cette Ève-là. L’Ève du gouffre. Tu es
  probablement, sans le savoir, un démon. Je me suis gardée à un
  masque du songe. Tu es un pantin dont un spectre tient les fils.
  Tu es la vision du grand rire infernal. Tu es le maßtre que
  j’attendais. Il me fallait un amour comme en ont les MĂ©dĂ©es et
  les Canidies. J’étais sĂ»re qu’il m’arriverait une de ces
  immenses aventures de la nuit. Tu es ce que je voulais. Je te
  dis là un tas de choses que tu ne dois pas comprendre.
  Gwynplaine, personne ne m’a possĂ©dĂ©e, je me donne Ă  toi pure
  comme la braise ardente. Tu ne me crois évidemment pas, mais si
  tu savais comme cela m’est Ă©gal!
  Ses paroles avaient le pĂȘle-mĂȘle de l’éruption. Une piqĂ»re au
  flanc de l’Etna donnerait l’idĂ©e de ce jet de flamme.
  Gwynplaine balbutia:
  --Madame...
  Elle lui mit la main sur la bouche.
  --Silence! je te contemple. Gwynplaine, je suis l’immaculĂ©e
  effrĂ©nĂ©e. Je suis la vestale bacchante. Aucun homme ne m’a
  connue, et je pourrais ĂȘtre Pythie Ă  Delphes, et avoir sous mon
  talon nu le trĂ©pied de bronze oĂč les prĂȘtres, accoudĂ©s sur la
  peau de Python, chuchotent des questions au dieu invisible. Mon
  cƓur est de pierre, mais il ressemble Ă  ces cailloux mystĂ©rieux
  que la mer roule au pied du rocher Huntly Nabb, à l’embouchure de
  la Thees, et dans lesquels, si on les casse, on trouve un
  serpent. Ce serpent, c’est mon amour. Amour tout-puissant, car
  il t’a fait venir. La distance impossible Ă©tait entre nous.
  J’étais dans Sirius et tu Ă©tais dans Allioth. Tu as fait la
  traversĂ©e dĂ©mesurĂ©e, et te voilĂ . C’est bien. Tais-toi.
  Prends-moi.
  Elle s’arrĂȘta. Il frissonnait. Elle se remit Ă  sourire.
  --Vois-tu, Gwynplaine, rĂȘver, c’est crĂ©er. Un souhait est un
  appel. Construire une chimĂšre, c’est provoquer la rĂ©alitĂ©.
  L’ombre toute-puissante et terrible ne se laisse pas dĂ©fier.
  Elle nous satisfait. Te voilà. Oserai-je me perdre? oui.
  Oserai-je ĂȘtre ta maĂźtresse, ta concubine, ton esclave, ta chose?
  avec joie. Gwynplaine, je suis la femme. La femme, c’est de
  l’argile qui dĂ©sire ĂȘtre fange. J’ai besoin de me mĂ©priser.
  Cela assaisonne l’orgueil. L’alliage de la grandeur, c’est la
  bassesse. Rien ne se combine mieux. MĂ©prise-moi, toi qu’oĂč
  mĂ©prise. L’avilissement sous l’avilissement, quelle voluptĂ©! la
  fleur double de l’ignominie! je la cueille. Foule-moi aux
  pieds. Tu ne m’en aimeras que mieux. Je le sais, moi. Sais-tu
  pourquoi je t’idolĂątre? parce que je te dĂ©daigne. Tu es si
  au-dessous de moi que je te mets sur un autel. MĂȘler le haut et
  le bas, c’est le chaos, et le chaos me plaüt. Tout commence et
  finit par le chaos. Qu’est-ce que le chaos? une immense
  souillure. Et avec cette souillure, Dieu a fait la lumiÚre, et
  avec cet égout, Dieu a fait le monde. Tu ne sais pas à quel
  point je suis perverse. Pétris un astre dans de la boue, ce sera
  moi.
  Ainsi parlait cette femme formidable, montrant nu, par sa robe
  défaite, son torse de vierge.
  Elle poursuivit:
  --Louve pour tous, chienne pour toi. Comme on va s’étonner!
  l’étonnement des imbĂ©ciles est doux. Moi, je me comprends.
  Suis-je une dĂ©esse? Amphitrite s’est donnĂ©e au Cyclope.
  _Fluctivoma Amphitrite._ Suis-je une fĂ©e? UrgĂšle s’est livrĂ©e Ă 
  Bugryx, l’androptĂšre aux huit mains palmĂ©es. Suis-je une
  princesse? Marie Stuart a eu Rizzio. Trois belles, trois
  monstres. Je suis plus grande qu’elles, car tu es pire qu’eux.
  Gwynplaine, nous sommes faits l’un pour l’autre. Le monstre que
  tu es dehors, je le suis dedans. De là mon amour. Caprice,
  soit. Qu’est-ce que l’ouragan? un caprice. Il y a entre nous
  une affinitĂ© sidĂ©rale; l’un et l’autre nous sommes de la nuit,
  toi par la face, moi par l’intelligence. A ton tour tu me crĂ©es.
  Tu arrives, voilà mon ùme dehors. Je ne la connaissais pas.
  Elle est surprenante. Ton approche fait sortir l’hydre de moi,
  déesse. Tu me révÚles ma vraie nature. Tu me fais faire la
  dĂ©couverte de moi-mĂȘme. Vois comme je te ressemble. Regarde
  dans moi comme dans un miroir. Ton visage, c’est mon ñme. Je ne
  savais pas ĂȘtre Ă  ce point terrible. Moi aussi je suis donc un
  monstre! O Gwynplaine, tu me désennuies.
  Elle eut un Ă©trange rire d’enfant, s’approcha de son oreille et
  lui dit tout bas:
  --Veux-tu voir une femme folle? c’est moi.
  Son regard entrait dans Gwynplaine. Un regard est un philtre.
  Sa robe avait des dĂ©rangements redoutables. L’extase aveugle et
  bestiale envahissait Gwynplaine. Extase oĂč il y avait de
  l’agonie.
  Pendant que cette femme parlait, il sentait comme des
  éclaboussures de feu. Il sentait sourdre l’irrĂ©parable. Il
  n’avait pas la force de dire un mot. Elle s’interrompait, elle
  le considérait: O monstre! murmurait-elle. Elle était farouche.
  Brusquement, elle lui saisit les mains.
  --Gwynplaine, je suis le trÎne, tu es le tréteau. Mettons-nous
  de plain-pied. Ah! je suis heureuse, me voilà tombée. Je
  voudrais que tout le monde pût savoir à quel point je suis
  abjecte. Ou s’en prosternerait davantage, car plus on abhorre,
  plus on rampe. Ainsi est fait le genre humain. Hostile, mais
  reptile. Dragon, mais ver. Oh! je suis dépravée comme les
  dieux. On ne peut toujours pas m’îter cela d’ĂȘtre la bĂątarde
  d’un roi. J’agis en reine. Qu’était-ce que Rhodope? Une reine
  qui aima PhtĂšh, l’homme Ă  la tĂȘte de crocodile. Elle a bĂąti en
  son honneur la troisiÚme pyramide. Penthésilée a aimé le
  centaure, qui s’appelle le Sagittaire, et qui est une
  constellation. Et que dis-tu d’Anne d’Autriche? Mazarin
  était-il assez laid! Tu n’es pas laid, toi, tu es difforme. Le
  laid est petit, le difforme est grand. Le laid, c’est la grimace
  du diable derriùre le beau. Le difforme est l’envers du sublime.
  C’est l’autre cĂŽtĂ©. L’Olympe a deux versants; l’un, dans la
  clartĂ©, donne Apollon; l’autre, dans la nuit, donne PolyphĂšme.
  Toi, tu es Titan. Tu serais BĂ©hĂ©moth dans la forĂȘt, LĂ©viathan
  dans l’ocĂ©an, Typhon dans le cloaque. Tu es suprĂȘme. Il y a de
  la foudre dans ta difformité. Ton visage a été dérangé par un
  coup de tonnerre. Ce qui est sur ta face, c’est la torsion
  courroucĂ©e du grand poing de flamme. Il t’a pĂ©tri et il a passĂ©.
  La vaste colÚre obscure a, dans un accÚs de rage, englué ton ùme
  sous cette effroyable figure surhumaine. L’enfer est un rĂ©chaud
  pĂ©nal oĂč chauffe ce fer rouge qu’on appelle la FatalitĂ©; tu es
  marquĂ© de ce fer-lĂ . T’aimer, c’est comprendre le grand. J’ai
  ce triomphe. Être amoureuse d’Apollon, le bel effort! La gloire
  se mesure Ă  l’étonnement. Je t’aime. J’ai rĂȘvĂ© de toi des
  nuits, des nuits, des nuits! C’est ici un palais à moi. Tu
  verras mes jardins. Il y a des sources sous les feuilles, des
  grottes oĂč l’on peut s’embrasser, et de trĂšs beaux groupes de
  marbre qui sont du cavalier Bernin. Et des fleurs! Il y en a
  trop. Au printemps, c’est un incendie de roses. T’ai-je dit que
  la reine Ă©tait ma sƓur? Fais de moi ce que tu voudras. Je suis
  faite pour que Jupiter baise mes pieds et pour que Satan me
  crache au visage. As-tu une religion? Moi je suis papiste. Mon
  pÚre Jacques II est mort en France avec un tas de jésuites autour
  de lui. Jamais je n’ai ressenti ce que j’éprouve auprĂšs de toi.
  Oh! je voudrais ĂȘtre le soir avec toi, pendant qu’on ferait de
  la musique, tous deux adossĂ©s au mĂȘme coussin, sous le tendelet
  de pourpre d’une galùre d’or, au milieu des douceurs infinies de
  la mer. Insulte-moi. Bats-moi. Paye-moi. Traite-moi comme une
  crĂ©ature. Je t’adore. Les caresses peuvent rugir. En
  doutez-vous? entrez chez les lions. L’horreur Ă©tait dans cette
  femme et se combinait avec la grùce. Rien de plus tragique. On
  sentait la griffe, on sentait le velours. C’était l’attaque
  fĂ©line, mĂȘlĂ©e de retraite. Il y avait du jeu et du meurtre dans
  ce va-et-vient. Elle idolùtrait, insolemment. Le résultat,
  c’était la dĂ©mence communiquĂ©e. Fatal langage, inexprimablement
  violent et doux. Ce qui insultait n’insultait pas. Ce qui
  adorait outrageait. Ce qui souffletait déifiait. Son accent
  imprimait à ses paroles furieuses et amoureuses on ne sait quelle
  grandeur promĂ©thĂ©enne. Les fĂȘtes de la Grande DĂ©esse, chantĂ©es
  par Eschyle, donnaient aux femmes cherchant les satyres sous les
  étoiles cette sombre rage épique. Ces paroxysmes compliquaient
  les danses obscures sous les branches de Dodone. Cette femme
  était comme transfigurĂ©e, s’il est possible qu’on se transfigure
  du cÎté opposé au ciel. Ses cheveux avaient des frissons de
  criniÚre; sa robe se refermait, puis se rouvrait; rien de
  charmant comme ce sein plein de cris sauvages, les rayons de son
  Ɠil bleu se mĂȘlaient aux flamboiements de son Ɠil noir, elle
  était surnaturelle. Gwynplaine, défaillant, se sentait vaincu
  par la pĂ©nĂ©tration profonde d’une telle approche.
  --Je t’aime! cria-t-elle.
  Et elle le mordit d’un baiser.
  HomĂšre a des nuages qui peut-ĂȘtre allaient devenir nĂ©cessaires
  sur Gwynplaine et Josiane comme sur Jupiter et Junon. Pour
  Gwynplaine, ĂȘtre aimĂ© par une femme qui avait un regard et qui le
  voyait, avoir sur sa bouche informe une pression de lÚvres
  divines, c’était exquis et fulgurant. Il sentait devant cette
  femme pleine d’énigmes tout s’évanouir en lui. Le souvenir de
  Dea se débattait dans cette ombre avec de petits cris. Il y a un
  bas-relief antique qui représente le sphinx mangeant un amour;
  les ailes du doux ĂȘtre cĂ©leste saignent entre ces dents fĂ©roces
  et souriantes.
  Est-ce que Gwynplaine aimait cette femme? Est-ce que l’homme a,
  comme le globe, deux pÎles? Sommes-nous, sur notre axe
  inflexible, la sphĂšre tournante, astre de loin, boue de prĂšs, oĂč
  alternent le jour et la nuit? Le cƓur a-t-il deux cĂŽtĂ©s, l’un
  qui aime dans la lumiĂšre, l’autre qui aime dans les tĂ©nĂšbres?
  
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