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L'homme Qui Rit - 35
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  resplendissements de lâinconnu, celle qui lui avait fait faire
  tant de songes inavouables, celle qui lui avait écrit une si
  étrange lettre! La seule femme au monde dont il pût dire: Elle
  mâa vu, et elle veut de moi! Il avait chassĂ© les songes, il
  avait brĂ»lĂ© la lettre. Il lâavait relĂ©guĂ©e, elle; le plus loin
  quâil avait pu hors de sa rĂȘverie et de sa mĂ©moire; il nây
  pensait plus; il lâavait oubliĂ©e...
  Il la revoyait!
  Il la revoyait terrible.
  La femme nue, câest la femme armĂ©e.
  Il ne respirait plus. Il se sentait soulevé comme dans un nimbe,
  et poussĂ©. Il regardait. Cette femme devant lui! Ătait-ce
  possible?
  Au théùtre, duchesse. Ici, néréide, naïade, fée. Toujours
  apparition.
  Il essaya de fuir et sentit que cela ne se pouvait pas. Ses
  regards Ă©taient devenus deux chaĂźnes, et lâattachaient Ă cette
  vision.
  Ătait-ce une fille? Ătait-ce une vierge? Les deux. Messaline,
  prĂ©sente peut-ĂȘtre dans lâinvisible, devait sourire, et Diane
  devait veiller. Il y avait sur cette beauté la clarté de
  lâinaccessible. Pas de puretĂ© comparable Ă cette forme chaste et
  altiĂšre. Certaines neiges qui nâont jamais Ă©tĂ© touchĂ©es sont
  reconnaissables. Les blancheurs sacrées de la Yungfrau, cette
  femme les avait. Ce qui se dégageait de ce front inconscient, de
  cette vermeille chevelure éparse, de ces cils abaissés, de ces
  veines bleues vaguement visibles, de ces rondeurs sculpturales
  des seins, des hanches et des genoux modelant les affleurements
  roses de la chemise, câĂ©tait la divinitĂ© dâun sommeil auguste.
  Cette impudeur se dissolvait en rayonnement. Cette créature
  était nue avec autant de calme que si elle avait droit au cynisme
  divin, elle avait la sĂ©curitĂ© dâune olympienne qui se fait fille
  du gouffre, et qui peut dire Ă lâocĂ©an: PĂšre! et elle sâoffrait,
  inabordable et superbe, à tout ce qui passe, aux regards, aux
  désirs, aux démences, aux songes, aussi fiÚrement assoupie sur ce
  lit de boudoir que VĂ©nus dans lâimmensitĂ© de lâĂ©cume.
  Elle sâĂ©tait endormie la nuit et prolongeait son sommeil au grand
  jour; confiance commencée dans les ténÚbres et continuée dans la
  lumiÚre.
  Gwynplaine frémissait. Il admirait.
  Admiration malsaine, et qui intéresse trop.
  Il avait peur.
  La boĂźte Ă surprises du sort ne sâĂ©puise point. Gwynplaine avait
  cru ĂȘtre au bout. Il recommençait. QuâĂ©tait-ce que tous ces
  éclairs, sâabattant sur sa tĂȘte sans relĂąche, et enfin,
  foudroiement suprĂȘme, lui jetant, Ă lui, homme frissonnant, une
  dĂ©esse endormie? QuâĂ©tait-ce que toutes ces ouvertures de ciel
  successives dâoĂč finissait par sortir, dĂ©sirable et redoutable,
  son rĂȘve? QuâĂ©tait-ce que ces complaisances du tentateur inconnu
  lui apportant, lâune aprĂšs lâautre, ses aspirations vagues, ses
  vellĂ©itĂ©s confuses, jusquâĂ ses mauvaises pensĂ©es devenues chair
  vivante, et lâaccablant sous une enivrante sĂ©rie de rĂ©alitĂ©s
  tirĂ©es de lâimpossible? Y avait-il conspiration de toute lâombre
  contre lui, misĂ©rable, et quâallait-il devenir avec tous ces
  sourires de la fortune sinistre autour de lui? QuâĂ©tait-ce que
  ce vertige arrangé exprÚs? Cette femme! là ! pourquoi?
  comment? Nulle explication. Pourquoi lui? Pourquoi elle?
  Ătait-il fait pair dâAngleterre exprĂšs pour cette duchesse? Qui
  les amenait ainsi lâun Ă lâautre? qui Ă©tait dupe? qui Ă©tait
  victime? De qui abusait-on la bonne foi? Ă©tait-ce Dieu quâon
  trompait? Toutes ces choses, il ne les précisait pas, il les
  entrevoyait à travers une suite de nuages noirs dans son cerveau.
  Ce logis magique et malveillant, cet étrange palais, tenace comme
  une prison, était-il du complot? Gwynplaine subissait une sorte
  de résorption. Des forces obscures le garrottaient
  mystĂ©rieusement. Une gravitation lâenchaĂźnait. Sa volontĂ©,
  soutirĂ©e, sâen allait de lui. A quoi se retenir? Il Ă©tait
  hagard et charmé. Cette fois, il se sentait irrémédiablement
  insensĂ©. La sombre chute Ă pic dans le prĂ©cipice dâĂ©blouissement
  continuait.
  La femme dormait.
  Pour lui, lâĂ©tat de trouble sâaggravant, ce nâĂ©tait mĂȘme plus la
  lady, la duchesse, la dame; câĂ©tait la femme.
  Les dĂ©viations sont dans lâhomme Ă lâĂ©tat latent. Les vices ont
  dans notre organisme un tracĂ© invisible tout prĂ©parĂ©. MĂȘme
  innocents, et en apparence purs, nous avons cela en nous. Ătre
  sans tache, ce nâest pas ĂȘtre sans dĂ©faut. Lâamour est une loi.
  La voluptĂ© est un piĂšge. Il y a lâivresse, et il y a
  lâivrognerie. Lâivresse, câest de vouloir une femme;
  lâivrognerie, câest de vouloir la femme.
  Gwynplaine, hors de lui, tremblait.
  Que faire contre cette rencontre? Pas de flots dâĂ©toffes, pas
  dâampleurs soyeuses, pas de toilette prolixe et coquette, pas
  dâexagĂ©ration galante cachant et montrant, pas de nuage. La
  nudité dans sa concision redoutable. Sorte de sommation
  mystérieuse, effrontément édénique. Tout le cÎté ténébreux de
  lâhomme mis en demeure. Ăve pire que Satan. Lâhumain et le
  surhumain amalgamés. Extase inquiétante, aboutissant au triomphe
  brutal de lâinstinct sur le devoir. Le contour souverain de la
  beautĂ© est impĂ©rieux. Quand il sort de lâidĂ©al et quand il
  daigne ĂȘtre rĂ©el, câest pour lâhomme une proximitĂ© funeste.
  Par instants la duchesse se déplaçait mollement sur le lit, et
  avait les vagues mouvements dâune vapeur dans lâazur, changeant
  dâattitude comme la nuĂ©e change de forme. Elle ondulait,
  composant et décomposant des courbes charmantes. Toutes les
  souplesses de lâeau, la femme les a. Comme lâeau, la duchesse
  avait on ne sait quoi dâinsaisissable. Chose bizarre Ă dire,
  elle était là , chair visible, et elle restait chimérique.
  Palpable, elle semblait lointaine. Gwynplaine, effaré et pùle,
  contemplait. Il écoutait ce sein palpiter et croyait entendre
  une respiration de fantÎme. Il était attiré, il se débattait.
  Que faire contre elle? que faire contre lui?
  Il sâĂ©tait attendu Ă tout, exceptĂ© Ă cela. Un gardien fĂ©roce en
  travers de la porte, quelque furieux monstre geÎlier à combattre,
  voilà sur quoi il avait compté. Il avait prévu CerbÚre; il
  trouvait Hébé.
  Une femme nue. Une femme endormie.
  Quel sombre combat!
  Il fermait les paupiĂšres. Trop dâaurore dans lâĆil est une
  souffrance. Mais, à travers ses paupiÚres fermées, tout de suite
  il la revoyait. Plus ténébreuse, aussi belle.
  Prendre la fuite, ce nâest pas facile. Il avait essayĂ©, et
  nâavait pu. Il Ă©tait enracinĂ© comme on est dans le rĂȘve. Quand
  nous voulons rétrograder, la tentation cloue nos pieds au pavé.
  Avancer reste possible, reculer non. Les invisibles bras de la
  faute sortent de terre et nous tirent dans le glissement.
  Une banalitĂ© acceptĂ©e de tout le monde, câest que lâĂ©motion
  sâĂ©mousse. Rien nâest plus faux. Câest comme si lâon disait
  que, sous de lâacide nitrique tombant goutte Ă goutte, une plaie
  sâapaise et sâendort, et que lâĂ©cartĂšlement blase Damiens.
  La vĂ©ritĂ© est quâĂ chaque redoublement, la sensation est plus
  aiguë.
  DâĂ©tonnement en Ă©tonnement, Gwynplaine Ă©tait arrivĂ© au paroxysme.
  Ce vase, sa raison, sous cette stupeur nouvelle, débordait. Il
  sentait en lui un éveil effrayant.
  De boussole, il nâen avait plus. Une seule certitude Ă©tait
  devant lui, cette femme. On ne sait quel irrémédiable bonheur
  sâentrâouvrait, ressemblant Ă un naufrage. Plus de direction
  possible. Un courant irrĂ©sistible, et lâĂ©cueil. LâĂ©cueil, ce
  nâest pas le rocher, câest la sirĂšne. Un aimant est au fond de
  lâabĂźme. Sâarracher Ă cette attraction, Gwynplaine le voulait,
  mais comment faire? Il ne sentait plus de point dâattache. La
  fluctuation humaine est infinie. Un homme peut ĂȘtre dĂ©semparĂ©
  comme un navire. Lâancre, câest la conscience. Chose lugubre,
  la conscience peut casser.
  Il nâavait mĂȘme pas cette ressource:--Je suis dĂ©figurĂ© et
  terrible. Elle me repoussera.--Cette femme lui avait écrit
  quâelle lâaimait.
  Il y a dans les crises un instant de porte-à -faux. Quand nous
  débordons sur le mal plus que nous ne nous appuyons sur le bien,
  cette quantitĂ© de nous-mĂȘme qui est en suspens sur la faute finit
  par lâemporter et nous prĂ©cipite. Ce moment triste Ă©tait-il venu
  pour Gwynplaine?
  Comment échapper?
  Ainsi câĂ©tait elle! la duchesse! cette femme! Il lâavait
  devant lui, dans cette chambre, dans ce lieu désert, endormie,
  livrée, seule. Elle était à sa discrétion, et il était en son
  pouvoir!
  La duchesse!
  On a aperçu une Ă©toile au fond des espaces. On lâa admirĂ©e.
  Elle est si loin! que craindre dâune Ă©toile fixe? Un jour,--une
  nuit,--on la voit se déplacer. On distingue un frisson de lueur
  autour dâelle. Cet astre, quâon croyait impassible, remue. Ce
  nâest pas lâĂ©toile, câest la comĂšte. Câest lâimmense incendiaire
  du ciel. Lâastre marche, grandit, secoue une chevelure de
  pourpre, devient Ă©norme. Câest de votre cĂŽtĂ© quâil se dirige. O
  terreur, il vient à vous! La comÚte vous connaßt, la comÚte vous
  dĂ©sire, la comĂšte vous veut. Ăpouvantable approche cĂ©leste. Ce
  qui arrive sur vous, câest le trop de lumiĂšre, qui est
  lâaveuglement; câest lâexcĂšs de vie, qui est la mort. Cette
  avance que vous fait le zénith, vous la refusez. Cette offre
  dâamour du gouffre, vous la rejetez. Vous mettez votre main sur
  vos paupiÚres, vous vous cachez, vous vous dérobez, vous vous
  croyez sauvĂ©. Vous rouvrez les yeux...--LâĂ©toile redoutable est
  lĂ . Elle nâest plus Ă©toile, elle est monde. Monde ignorĂ©.
  Monde de lave et de braise. Dévorant prodige des profondeurs.
  Elle emplit le ciel. Il nây a plus quâelle. Lâescarboucle du
  fond de lâinfini, diamant de loin, de prĂšs est fournaise. Vous
  ĂȘtes dans sa flamme.
  Et vous sentez commencer votre combustion par une chaleur de
  paradis.
 Â
 Â
  IV
  SATAN
 Â
  Tout à coup la dormeuse se réveilla. Elle se dressa sur son
  séant avec une majesté brusque et harmonieuse; ses cheveux de
  blonde soie floche se répandirent avec un doux tumulte sur ses
  reins; sa chemise tombante laissa voir son épaule trÚs bas; elle
  toucha de sa main délicate son orteil rose, et regarda quelques
  instants son pied nu, digne dâĂȘtre adorĂ© par PĂ©riclĂ©s et copiĂ©
  par Phidias; puis elle sâĂ©tira et bĂąilla comme une tigresse au
  soleil levant.
  Il est probable que Gwynplaine respirait, comme lorsquâon retient
  son souffle, avec effort.
  --Est-ce quâil y a lĂ quelquâun? dit-elle.
  Elle dit cela tout en bĂąillant, et câĂ©tait plein de grĂące.
  Gwynplaine entendit cette voix quâil ne connaissait pas. Voix de
  charmeuse; accent dĂ©licieusement hautain; lâintonation de la
  caresse tempĂ©rant lâhabitude du commandement.
  En mĂȘme temps, se dressant sur ses genoux, il y a une statue
  antique ainsi agenouillée dans mille plis transparents, elle tira
  à elle la robe de chambre et se jeta à bas du lit, nue et debout,
  le temps de voir passer une flÚche, et tout de suite enveloppée.
  En un clin dâĆil la robe de soie la couvrit. Les manches, trĂšs
  longues, lui cachaient les mains. On ne voyait plus que le bout
  des doigts de ses pieds, blancs avec de petits ongles, comme des
  pieds dâenfant.
  Elle sâĂŽta du dos un flot de cheveux quâelle rejeta sur sa robe,
  puis elle courut derriĂšre le lit, au fond de lâalcĂŽve, et
  appliqua son oreille au miroir peint qui vraisemblablement
  recouvrait une porte.
  Elle frappa contre la glace avec le petit coude que fait lâindex
  replié.
  --Y a-t-il quelquâun? Lord David! est-ce que ce serait dĂ©jĂ
  vous? Quelle heure est-il donc? Est-ce toi, Barkilphedro?
  Elle se retourna.
  --Mais non. Ce nâest pas de ce cĂŽtĂ©-ci. Est-ce quâil y a
  quelquâun dans la chambre de bain? Mais rĂ©pondez donc! Au fait,
  non, personne ne peut venir par là .
  Elle alla au rideau de toile dâargent, lâouvrit du bout de son
  pied, lâĂ©carta dâun mouvement dâĂ©paule, et entra dans la chambre
  de marbre.
  Gwynplaine sentit comme un froid dâagonie. Nul abri. Il Ă©tait
  trop tard pour fuir. Dâailleurs il nâen avait pas la force. Il
  eût voulu que le pavé se fendßt, et tomber sous terre. Aucun
  moyen de ne pas ĂȘtre vu.
  Elle le vit.
  Elle le regarda, prodigieusement étonnée, mais sans aucun
  tressaillement, avec une nuance de bonheur et de mépris:
  --Tiens, dit-elle, Gwynplaine!
  Puis, subitement, dâun bond violent, car cette chatte Ă©tait une
  panthÚre, elle se jeta à son cou.
  Elle lui pressa la tĂȘte entre ses bras nus dont les manches, dans
  cet emportement, sâĂ©taient relevĂ©es.
  Et tout à coup le repoussant, abattant sur les deux épaules de
  Gwynplaine ses petites mains comme des serres, elle debout devant
  lui, lui debout devant elle, elle se mit à le regarder
  étrangement.
  Elle regarda, fatale, avec ses yeux dâAldĂ©baran, rayon visuel
  mixte, ayant on ne sait quoi de louche et de sidéral. Gwynplaine
  contemplait cette prunelle bleue et cette prunelle noire, éperdu
  sous la double fixité de ce regard de ciel et de ce regard
  dâenfer. Cette femme et cet homme se renvoyaient lâĂ©blouissement
  sinistre. Ils se fascinaient lâun lâautre, lui par la
  difformitĂ©, elle par la beautĂ©, tous deux par lâhorreur.
  Il se taisait, comme sous un poids impossible à soulever. Elle
  sâĂ©cria:
  --Tu as de lâesprit. Tu es venu. Tu as su que jâavais Ă©tĂ©
  forcĂ©e de partir de Londres. Tu mâas suivie. Tu as bien fait.
  Tu es extraordinaire dâĂȘtre ici.
  Une prise de possession réciproque, cela jette une sorte
  dâĂ©clair. Gwynplaine, confusĂ©ment averti par une vague crainte
  sauvage et honnĂȘte, recula, mais les ongles roses crispĂ©s sur son
  épaule le tenaient. Quelque chose dâinexorable sâĂ©bauchait. Il
  était dans lâantre de la femme fauve, homme fauve lui-mĂȘme.
  Elle reprit:
  --Anne, cette sotte,--tu sais? la reine,--elle mâa fait venir Ă
  Windsor sans savoir pourquoi. Quand je suis arrivée, elle était
  enfermée avec son idiot de chancelier. Mais comment as-tu fait
  pour pĂ©nĂ©trer jusquâĂ moi? VoilĂ ce que jâappelle ĂȘtre un homme.
  Des obstacles. Il nây en a pas. On est appelĂ©, on accourt. Tu
  tâes renseignĂ©? Mon nom, la duchesse Josiane, je pense que tu le
  savais. Qui est-ce qui tâa introduit? Câest le mousse sans
  doute. Il est intelligent. Je lui donnerai cent guinées.
  Comment tây es-tu pris? dis-moi cela. Non, ne me le dis pas.
  Je ne veux pas le savoir. Expliquer rapetisse. Je tâaime mieux
  surprenant. Tu es assez monstrueux pour ĂȘtre merveilleux. Tu
  tombes de lâempyrĂ©e, voilĂ , ou tu montes du troisiĂšme dessous, Ă
  travers la trappe de lâĂrĂšbe. Rien de plus simple, le plafond
  sâest Ă©cartĂ© ou le plancher sâest ouvert. Une descente par les
  nuĂ©es ou une ascension dans un flamboiement de soufre, câest
  ainsi que tu arrives. Tu mĂ©rites dâentrer comme les dieux.
  Câest dit, tu es mon amant.
  Gwynplaine, égaré, écoutait, sentant de plus en plus sa pensée
  osciller. CâĂ©tait fini. Et impossible de douter. La lettre de
  la nuit, cette femme la confirmait. Lui, Gwynplaine, amant dâune
  duchesse, amant aimĂ©! lâimmense orgueil aux mille tĂȘtes sombres
  remua dans ce cĆur infortunĂ©.
  La vanité, force énorme en nous, contre nous.
  La duchesse continua:
  --Puisque tu es lĂ , câest que câest voulu. Je nâen demande pas
  davantage. Il y a quelquâun en haut, ou en bas, qui nous jette
  lâun Ă lâautre. Fiançailles du Styx et de lâAurore. Fiançailles
  effrĂ©nĂ©es hors de toutes les lois! Le jour oĂč je tâai vu, jâai
  dit:--Câest lui. Je le reconnais. Câest le monstre de mes rĂȘves.
  Il sera Ă moi.--Il faut aider le destin. Câest pourquoi je tâai
  écrit. Une question, Gwynplaine? crois-tu à la prédestination?
  Jây crois, moi, depuis que jâai lu le Songe de Scipion dans
  Cicéron. Tiens, je ne remarquais pas. Un habit de gentilhomme.
  Tu tâes habillĂ© en seigneur. Pourquoi pas? Tu es saltimbanque.
  Raison de plus. Un bateleur vaut un lord. Dâailleurs, quâest-ce
  que les lords? des clowns. Tu as une noble taille, tu es trÚs
  bien fait. Câest inouĂŻ que tu sois ici! Quand es-tu arrivĂ©?
  Depuis combien de temps es-tu lĂ ? Est-ce que tu mâas vue nue?
  je suis belle, nâest-ce pas? Jâallais prendre mon bain. Oh! je
  tâaime. Tu as lu ma lettre! Lâas-tu lue toi-mĂȘme? Te lâa-t-on
  lue? Sais-tu lire? Tu dois ĂȘtre ignorant. Je te fais des
  questions, mais nây rĂ©ponds pas. Je nâaime pas ton son de voix.
  Il est doux. Un ĂȘtre incomparable comme toi ne devrait pas
  parler, mais grincer. Tu chantes, câest harmonieux. Je hais
  cela. Câest la seule chose en toi qui me dĂ©plaise. Tout le
  reste est formidable, tout le reste est superbe. Dans lâInde, tu
  serais dieu. Est-ce que tu es né avec ce rire épouvantable sur
  la face? Non, nâest-ce pas? Câest sans doute une mutilation
  pĂ©nale. JâespĂšre bien que tu as commis quelque crime. Viens
  dans mes bras.
  Elle se laissa tomber sur le canapĂ© et le fit tomber prĂšs dâelle.
  Ils se trouvĂšrent lâun prĂšs de lâautre sans savoir comment. Ce
  quâelle disait passait sur Gwynplaine comme un grand vent. Il
  percevait à peine le sens de ce tourbillon de mots forcenés.
  Elle avait lâadmiration dans les yeux. Elle parlait en tumulte,
  frĂ©nĂ©tiquement, dâune voix Ă©perdue et tendre. Sa parole Ă©tait
  une musique, mais Gwynplaine entendait cette musique comme une
  tempĂȘte.
  Elle appuya de nouveau sur lui son regard fixe.
  --Je me sens dĂ©gradĂ©e prĂšs de toi, quel bonheur! Ătre altesse,
  comme câest fade! Je suis auguste, rien de plus fatigant.
  DĂ©choir repose. Je suis si saturĂ©e de respect que jâai besoin de
  mépris. Nous sommes toutes un peu des extravagantes, à commencer
  par Vénus, Cléopùtre, mesdames de Chevreuse et de Longueville, et
  à finir par moi. Je tâafficherai, je le dĂ©clare. VoilĂ une
  amourette qui fera une contusion à la royale famille Stuart dont
  je suis. Ah! je respire! Jâai trouvĂ© lâissue. Je suis hors de
  lĂ majestĂ©. Ătre dĂ©classĂ©e, câest ĂȘtre dĂ©livrĂ©e. Tout rompre,
  tout braver, tout faire, tout dĂ©faire, câest vivre. Ăcoute, je
  tâaime.
  Elle sâinterrompit, et eut un effrayant sourire.
  --Je tâaime non seulement parce que tu es difforme, mais parce
  que tu es vil. Jâaime le monstre, et jâaime lâhistrion. Un
  amant humilié, bafoué, grotesque, hideux, exposé aux rires sur ce
  pilori quâon appelle un théùtre, cela a une saveur
  extraordinaire. Câest mordre au fruit de lâabĂźme. Un amant
  infamant, câest exquis. Avoir sous la dent la pomme, non du
  paradis, mais de lâenfer, voilĂ ce qui me tente, jâai cette faim
  et cette soif, et je suis cette Ăve-lĂ . LâĂve du gouffre. Tu es
  probablement, sans le savoir, un démon. Je me suis gardée à un
  masque du songe. Tu es un pantin dont un spectre tient les fils.
  Tu es la vision du grand rire infernal. Tu es le maßtre que
  jâattendais. Il me fallait un amour comme en ont les MĂ©dĂ©es et
  les Canidies. JâĂ©tais sĂ»re quâil mâarriverait une de ces
  immenses aventures de la nuit. Tu es ce que je voulais. Je te
  dis là un tas de choses que tu ne dois pas comprendre.
  Gwynplaine, personne ne mâa possĂ©dĂ©e, je me donne Ă toi pure
  comme la braise ardente. Tu ne me crois évidemment pas, mais si
  tu savais comme cela mâest Ă©gal!
  Ses paroles avaient le pĂȘle-mĂȘle de lâĂ©ruption. Une piqĂ»re au
  flanc de lâEtna donnerait lâidĂ©e de ce jet de flamme.
  Gwynplaine balbutia:
  --Madame...
  Elle lui mit la main sur la bouche.
  --Silence! je te contemple. Gwynplaine, je suis lâimmaculĂ©e
  effrĂ©nĂ©e. Je suis la vestale bacchante. Aucun homme ne mâa
  connue, et je pourrais ĂȘtre Pythie Ă Delphes, et avoir sous mon
  talon nu le trĂ©pied de bronze oĂč les prĂȘtres, accoudĂ©s sur la
  peau de Python, chuchotent des questions au dieu invisible. Mon
  cĆur est de pierre, mais il ressemble Ă ces cailloux mystĂ©rieux
  que la mer roule au pied du rocher Huntly Nabb, Ă lâembouchure de
  la Thees, et dans lesquels, si on les casse, on trouve un
  serpent. Ce serpent, câest mon amour. Amour tout-puissant, car
  il tâa fait venir. La distance impossible Ă©tait entre nous.
  JâĂ©tais dans Sirius et tu Ă©tais dans Allioth. Tu as fait la
  traversĂ©e dĂ©mesurĂ©e, et te voilĂ . Câest bien. Tais-toi.
  Prends-moi.
  Elle sâarrĂȘta. Il frissonnait. Elle se remit Ă sourire.
  --Vois-tu, Gwynplaine, rĂȘver, câest crĂ©er. Un souhait est un
  appel. Construire une chimĂšre, câest provoquer la rĂ©alitĂ©.
  Lâombre toute-puissante et terrible ne se laisse pas dĂ©fier.
  Elle nous satisfait. Te voilà . Oserai-je me perdre? oui.
  Oserai-je ĂȘtre ta maĂźtresse, ta concubine, ton esclave, ta chose?
  avec joie. Gwynplaine, je suis la femme. La femme, câest de
  lâargile qui dĂ©sire ĂȘtre fange. Jâai besoin de me mĂ©priser.
  Cela assaisonne lâorgueil. Lâalliage de la grandeur, câest la
  bassesse. Rien ne se combine mieux. MĂ©prise-moi, toi quâoĂč
  mĂ©prise. Lâavilissement sous lâavilissement, quelle voluptĂ©! la
  fleur double de lâignominie! je la cueille. Foule-moi aux
  pieds. Tu ne mâen aimeras que mieux. Je le sais, moi. Sais-tu
  pourquoi je tâidolĂątre? parce que je te dĂ©daigne. Tu es si
  au-dessous de moi que je te mets sur un autel. MĂȘler le haut et
  le bas, câest le chaos, et le chaos me plaĂźt. Tout commence et
  finit par le chaos. Quâest-ce que le chaos? une immense
  souillure. Et avec cette souillure, Dieu a fait la lumiÚre, et
  avec cet égout, Dieu a fait le monde. Tu ne sais pas à quel
  point je suis perverse. Pétris un astre dans de la boue, ce sera
  moi.
  Ainsi parlait cette femme formidable, montrant nu, par sa robe
  défaite, son torse de vierge.
  Elle poursuivit:
  --Louve pour tous, chienne pour toi. Comme on va sâĂ©tonner!
  lâĂ©tonnement des imbĂ©ciles est doux. Moi, je me comprends.
  Suis-je une dĂ©esse? Amphitrite sâest donnĂ©e au Cyclope.
  _Fluctivoma Amphitrite._ Suis-je une fĂ©e? UrgĂšle sâest livrĂ©e Ă
  Bugryx, lâandroptĂšre aux huit mains palmĂ©es. Suis-je une
  princesse? Marie Stuart a eu Rizzio. Trois belles, trois
  monstres. Je suis plus grande quâelles, car tu es pire quâeux.
  Gwynplaine, nous sommes faits lâun pour lâautre. Le monstre que
  tu es dehors, je le suis dedans. De là mon amour. Caprice,
  soit. Quâest-ce que lâouragan? un caprice. Il y a entre nous
  une affinitĂ© sidĂ©rale; lâun et lâautre nous sommes de la nuit,
  toi par la face, moi par lâintelligence. A ton tour tu me crĂ©es.
  Tu arrives, voilà mon ùme dehors. Je ne la connaissais pas.
  Elle est surprenante. Ton approche fait sortir lâhydre de moi,
  déesse. Tu me révÚles ma vraie nature. Tu me fais faire la
  dĂ©couverte de moi-mĂȘme. Vois comme je te ressemble. Regarde
  dans moi comme dans un miroir. Ton visage, câest mon Ăąme. Je ne
  savais pas ĂȘtre Ă ce point terrible. Moi aussi je suis donc un
  monstre! O Gwynplaine, tu me désennuies.
  Elle eut un Ă©trange rire dâenfant, sâapprocha de son oreille et
  lui dit tout bas:
  --Veux-tu voir une femme folle? câest moi.
  Son regard entrait dans Gwynplaine. Un regard est un philtre.
  Sa robe avait des dĂ©rangements redoutables. Lâextase aveugle et
  bestiale envahissait Gwynplaine. Extase oĂč il y avait de
  lâagonie.
  Pendant que cette femme parlait, il sentait comme des
  éclaboussures de feu. Il sentait sourdre lâirrĂ©parable. Il
  nâavait pas la force de dire un mot. Elle sâinterrompait, elle
  le considérait: O monstre! murmurait-elle. Elle était farouche.
  Brusquement, elle lui saisit les mains.
  --Gwynplaine, je suis le trÎne, tu es le tréteau. Mettons-nous
  de plain-pied. Ah! je suis heureuse, me voilà tombée. Je
  voudrais que tout le monde pût savoir à quel point je suis
  abjecte. Ou sâen prosternerait davantage, car plus on abhorre,
  plus on rampe. Ainsi est fait le genre humain. Hostile, mais
  reptile. Dragon, mais ver. Oh! je suis dépravée comme les
  dieux. On ne peut toujours pas mâĂŽter cela dâĂȘtre la bĂątarde
  dâun roi. Jâagis en reine. QuâĂ©tait-ce que Rhodope? Une reine
  qui aima PhtĂšh, lâhomme Ă la tĂȘte de crocodile. Elle a bĂąti en
  son honneur la troisiÚme pyramide. Penthésilée a aimé le
  centaure, qui sâappelle le Sagittaire, et qui est une
  constellation. Et que dis-tu dâAnne dâAutriche? Mazarin
  était-il assez laid! Tu nâes pas laid, toi, tu es difforme. Le
  laid est petit, le difforme est grand. Le laid, câest la grimace
  du diable derriĂšre le beau. Le difforme est lâenvers du sublime.
  Câest lâautre cĂŽtĂ©. LâOlympe a deux versants; lâun, dans la
  clartĂ©, donne Apollon; lâautre, dans la nuit, donne PolyphĂšme.
  Toi, tu es Titan. Tu serais BĂ©hĂ©moth dans la forĂȘt, LĂ©viathan
  dans lâocĂ©an, Typhon dans le cloaque. Tu es suprĂȘme. Il y a de
  la foudre dans ta difformité. Ton visage a été dérangé par un
  coup de tonnerre. Ce qui est sur ta face, câest la torsion
  courroucĂ©e du grand poing de flamme. Il tâa pĂ©tri et il a passĂ©.
  La vaste colÚre obscure a, dans un accÚs de rage, englué ton ùme
  sous cette effroyable figure surhumaine. Lâenfer est un rĂ©chaud
  pĂ©nal oĂč chauffe ce fer rouge quâon appelle la FatalitĂ©; tu es
  marquĂ© de ce fer-lĂ . Tâaimer, câest comprendre le grand. Jâai
  ce triomphe. Ătre amoureuse dâApollon, le bel effort! La gloire
  se mesure Ă lâĂ©tonnement. Je tâaime. Jâai rĂȘvĂ© de toi des
  nuits, des nuits, des nuits! Câest ici un palais Ă moi. Tu
  verras mes jardins. Il y a des sources sous les feuilles, des
  grottes oĂč lâon peut sâembrasser, et de trĂšs beaux groupes de
  marbre qui sont du cavalier Bernin. Et des fleurs! Il y en a
  trop. Au printemps, câest un incendie de roses. Tâai-je dit que
  la reine Ă©tait ma sĆur? Fais de moi ce que tu voudras. Je suis
  faite pour que Jupiter baise mes pieds et pour que Satan me
  crache au visage. As-tu une religion? Moi je suis papiste. Mon
  pÚre Jacques II est mort en France avec un tas de jésuites autour
  de lui. Jamais je nâai ressenti ce que jâĂ©prouve auprĂšs de toi.
  Oh! je voudrais ĂȘtre le soir avec toi, pendant quâon ferait de
  la musique, tous deux adossĂ©s au mĂȘme coussin, sous le tendelet
  de pourpre dâune galĂšre dâor, au milieu des douceurs infinies de
  la mer. Insulte-moi. Bats-moi. Paye-moi. Traite-moi comme une
  crĂ©ature. Je tâadore. Les caresses peuvent rugir. En
  doutez-vous? entrez chez les lions. Lâhorreur Ă©tait dans cette
  femme et se combinait avec la grùce. Rien de plus tragique. On
  sentait la griffe, on sentait le velours. CâĂ©tait lâattaque
  fĂ©line, mĂȘlĂ©e de retraite. Il y avait du jeu et du meurtre dans
  ce va-et-vient. Elle idolùtrait, insolemment. Le résultat,
  câĂ©tait la dĂ©mence communiquĂ©e. Fatal langage, inexprimablement
  violent et doux. Ce qui insultait nâinsultait pas. Ce qui
  adorait outrageait. Ce qui souffletait déifiait. Son accent
  imprimait à ses paroles furieuses et amoureuses on ne sait quelle
  grandeur promĂ©thĂ©enne. Les fĂȘtes de la Grande DĂ©esse, chantĂ©es
  par Eschyle, donnaient aux femmes cherchant les satyres sous les
  étoiles cette sombre rage épique. Ces paroxysmes compliquaient
  les danses obscures sous les branches de Dodone. Cette femme
  était comme transfigurĂ©e, sâil est possible quâon se transfigure
  du cÎté opposé au ciel. Ses cheveux avaient des frissons de
  criniÚre; sa robe se refermait, puis se rouvrait; rien de
  charmant comme ce sein plein de cris sauvages, les rayons de son
  Ćil bleu se mĂȘlaient aux flamboiements de son Ćil noir, elle
  était surnaturelle. Gwynplaine, défaillant, se sentait vaincu
  par la pĂ©nĂ©tration profonde dâune telle approche.
  --Je tâaime! cria-t-elle.
  Et elle le mordit dâun baiser.
  HomĂšre a des nuages qui peut-ĂȘtre allaient devenir nĂ©cessaires
  sur Gwynplaine et Josiane comme sur Jupiter et Junon. Pour
  Gwynplaine, ĂȘtre aimĂ© par une femme qui avait un regard et qui le
  voyait, avoir sur sa bouche informe une pression de lÚvres
  divines, câĂ©tait exquis et fulgurant. Il sentait devant cette
  femme pleine dâĂ©nigmes tout sâĂ©vanouir en lui. Le souvenir de
  Dea se débattait dans cette ombre avec de petits cris. Il y a un
  bas-relief antique qui représente le sphinx mangeant un amour;
  les ailes du doux ĂȘtre cĂ©leste saignent entre ces dents fĂ©roces
  et souriantes.
  Est-ce que Gwynplaine aimait cette femme? Est-ce que lâhomme a,
  comme le globe, deux pÎles? Sommes-nous, sur notre axe
  inflexible, la sphĂšre tournante, astre de loin, boue de prĂšs, oĂč
  alternent le jour et la nuit? Le cĆur a-t-il deux cĂŽtĂ©s, lâun
  qui aime dans la lumiĂšre, lâautre qui aime dans les tĂ©nĂšbres?
 Â
  tant de songes inavouables, celle qui lui avait écrit une si
  étrange lettre! La seule femme au monde dont il pût dire: Elle
  mâa vu, et elle veut de moi! Il avait chassĂ© les songes, il
  avait brĂ»lĂ© la lettre. Il lâavait relĂ©guĂ©e, elle; le plus loin
  quâil avait pu hors de sa rĂȘverie et de sa mĂ©moire; il nây
  pensait plus; il lâavait oubliĂ©e...
  Il la revoyait!
  Il la revoyait terrible.
  La femme nue, câest la femme armĂ©e.
  Il ne respirait plus. Il se sentait soulevé comme dans un nimbe,
  et poussĂ©. Il regardait. Cette femme devant lui! Ătait-ce
  possible?
  Au théùtre, duchesse. Ici, néréide, naïade, fée. Toujours
  apparition.
  Il essaya de fuir et sentit que cela ne se pouvait pas. Ses
  regards Ă©taient devenus deux chaĂźnes, et lâattachaient Ă cette
  vision.
  Ătait-ce une fille? Ătait-ce une vierge? Les deux. Messaline,
  prĂ©sente peut-ĂȘtre dans lâinvisible, devait sourire, et Diane
  devait veiller. Il y avait sur cette beauté la clarté de
  lâinaccessible. Pas de puretĂ© comparable Ă cette forme chaste et
  altiĂšre. Certaines neiges qui nâont jamais Ă©tĂ© touchĂ©es sont
  reconnaissables. Les blancheurs sacrées de la Yungfrau, cette
  femme les avait. Ce qui se dégageait de ce front inconscient, de
  cette vermeille chevelure éparse, de ces cils abaissés, de ces
  veines bleues vaguement visibles, de ces rondeurs sculpturales
  des seins, des hanches et des genoux modelant les affleurements
  roses de la chemise, câĂ©tait la divinitĂ© dâun sommeil auguste.
  Cette impudeur se dissolvait en rayonnement. Cette créature
  était nue avec autant de calme que si elle avait droit au cynisme
  divin, elle avait la sĂ©curitĂ© dâune olympienne qui se fait fille
  du gouffre, et qui peut dire Ă lâocĂ©an: PĂšre! et elle sâoffrait,
  inabordable et superbe, à tout ce qui passe, aux regards, aux
  désirs, aux démences, aux songes, aussi fiÚrement assoupie sur ce
  lit de boudoir que VĂ©nus dans lâimmensitĂ© de lâĂ©cume.
  Elle sâĂ©tait endormie la nuit et prolongeait son sommeil au grand
  jour; confiance commencée dans les ténÚbres et continuée dans la
  lumiÚre.
  Gwynplaine frémissait. Il admirait.
  Admiration malsaine, et qui intéresse trop.
  Il avait peur.
  La boĂźte Ă surprises du sort ne sâĂ©puise point. Gwynplaine avait
  cru ĂȘtre au bout. Il recommençait. QuâĂ©tait-ce que tous ces
  éclairs, sâabattant sur sa tĂȘte sans relĂąche, et enfin,
  foudroiement suprĂȘme, lui jetant, Ă lui, homme frissonnant, une
  dĂ©esse endormie? QuâĂ©tait-ce que toutes ces ouvertures de ciel
  successives dâoĂč finissait par sortir, dĂ©sirable et redoutable,
  son rĂȘve? QuâĂ©tait-ce que ces complaisances du tentateur inconnu
  lui apportant, lâune aprĂšs lâautre, ses aspirations vagues, ses
  vellĂ©itĂ©s confuses, jusquâĂ ses mauvaises pensĂ©es devenues chair
  vivante, et lâaccablant sous une enivrante sĂ©rie de rĂ©alitĂ©s
  tirĂ©es de lâimpossible? Y avait-il conspiration de toute lâombre
  contre lui, misĂ©rable, et quâallait-il devenir avec tous ces
  sourires de la fortune sinistre autour de lui? QuâĂ©tait-ce que
  ce vertige arrangé exprÚs? Cette femme! là ! pourquoi?
  comment? Nulle explication. Pourquoi lui? Pourquoi elle?
  Ătait-il fait pair dâAngleterre exprĂšs pour cette duchesse? Qui
  les amenait ainsi lâun Ă lâautre? qui Ă©tait dupe? qui Ă©tait
  victime? De qui abusait-on la bonne foi? Ă©tait-ce Dieu quâon
  trompait? Toutes ces choses, il ne les précisait pas, il les
  entrevoyait à travers une suite de nuages noirs dans son cerveau.
  Ce logis magique et malveillant, cet étrange palais, tenace comme
  une prison, était-il du complot? Gwynplaine subissait une sorte
  de résorption. Des forces obscures le garrottaient
  mystĂ©rieusement. Une gravitation lâenchaĂźnait. Sa volontĂ©,
  soutirĂ©e, sâen allait de lui. A quoi se retenir? Il Ă©tait
  hagard et charmé. Cette fois, il se sentait irrémédiablement
  insensĂ©. La sombre chute Ă pic dans le prĂ©cipice dâĂ©blouissement
  continuait.
  La femme dormait.
  Pour lui, lâĂ©tat de trouble sâaggravant, ce nâĂ©tait mĂȘme plus la
  lady, la duchesse, la dame; câĂ©tait la femme.
  Les dĂ©viations sont dans lâhomme Ă lâĂ©tat latent. Les vices ont
  dans notre organisme un tracĂ© invisible tout prĂ©parĂ©. MĂȘme
  innocents, et en apparence purs, nous avons cela en nous. Ătre
  sans tache, ce nâest pas ĂȘtre sans dĂ©faut. Lâamour est une loi.
  La voluptĂ© est un piĂšge. Il y a lâivresse, et il y a
  lâivrognerie. Lâivresse, câest de vouloir une femme;
  lâivrognerie, câest de vouloir la femme.
  Gwynplaine, hors de lui, tremblait.
  Que faire contre cette rencontre? Pas de flots dâĂ©toffes, pas
  dâampleurs soyeuses, pas de toilette prolixe et coquette, pas
  dâexagĂ©ration galante cachant et montrant, pas de nuage. La
  nudité dans sa concision redoutable. Sorte de sommation
  mystérieuse, effrontément édénique. Tout le cÎté ténébreux de
  lâhomme mis en demeure. Ăve pire que Satan. Lâhumain et le
  surhumain amalgamés. Extase inquiétante, aboutissant au triomphe
  brutal de lâinstinct sur le devoir. Le contour souverain de la
  beautĂ© est impĂ©rieux. Quand il sort de lâidĂ©al et quand il
  daigne ĂȘtre rĂ©el, câest pour lâhomme une proximitĂ© funeste.
  Par instants la duchesse se déplaçait mollement sur le lit, et
  avait les vagues mouvements dâune vapeur dans lâazur, changeant
  dâattitude comme la nuĂ©e change de forme. Elle ondulait,
  composant et décomposant des courbes charmantes. Toutes les
  souplesses de lâeau, la femme les a. Comme lâeau, la duchesse
  avait on ne sait quoi dâinsaisissable. Chose bizarre Ă dire,
  elle était là , chair visible, et elle restait chimérique.
  Palpable, elle semblait lointaine. Gwynplaine, effaré et pùle,
  contemplait. Il écoutait ce sein palpiter et croyait entendre
  une respiration de fantÎme. Il était attiré, il se débattait.
  Que faire contre elle? que faire contre lui?
  Il sâĂ©tait attendu Ă tout, exceptĂ© Ă cela. Un gardien fĂ©roce en
  travers de la porte, quelque furieux monstre geÎlier à combattre,
  voilà sur quoi il avait compté. Il avait prévu CerbÚre; il
  trouvait Hébé.
  Une femme nue. Une femme endormie.
  Quel sombre combat!
  Il fermait les paupiĂšres. Trop dâaurore dans lâĆil est une
  souffrance. Mais, à travers ses paupiÚres fermées, tout de suite
  il la revoyait. Plus ténébreuse, aussi belle.
  Prendre la fuite, ce nâest pas facile. Il avait essayĂ©, et
  nâavait pu. Il Ă©tait enracinĂ© comme on est dans le rĂȘve. Quand
  nous voulons rétrograder, la tentation cloue nos pieds au pavé.
  Avancer reste possible, reculer non. Les invisibles bras de la
  faute sortent de terre et nous tirent dans le glissement.
  Une banalitĂ© acceptĂ©e de tout le monde, câest que lâĂ©motion
  sâĂ©mousse. Rien nâest plus faux. Câest comme si lâon disait
  que, sous de lâacide nitrique tombant goutte Ă goutte, une plaie
  sâapaise et sâendort, et que lâĂ©cartĂšlement blase Damiens.
  La vĂ©ritĂ© est quâĂ chaque redoublement, la sensation est plus
  aiguë.
  DâĂ©tonnement en Ă©tonnement, Gwynplaine Ă©tait arrivĂ© au paroxysme.
  Ce vase, sa raison, sous cette stupeur nouvelle, débordait. Il
  sentait en lui un éveil effrayant.
  De boussole, il nâen avait plus. Une seule certitude Ă©tait
  devant lui, cette femme. On ne sait quel irrémédiable bonheur
  sâentrâouvrait, ressemblant Ă un naufrage. Plus de direction
  possible. Un courant irrĂ©sistible, et lâĂ©cueil. LâĂ©cueil, ce
  nâest pas le rocher, câest la sirĂšne. Un aimant est au fond de
  lâabĂźme. Sâarracher Ă cette attraction, Gwynplaine le voulait,
  mais comment faire? Il ne sentait plus de point dâattache. La
  fluctuation humaine est infinie. Un homme peut ĂȘtre dĂ©semparĂ©
  comme un navire. Lâancre, câest la conscience. Chose lugubre,
  la conscience peut casser.
  Il nâavait mĂȘme pas cette ressource:--Je suis dĂ©figurĂ© et
  terrible. Elle me repoussera.--Cette femme lui avait écrit
  quâelle lâaimait.
  Il y a dans les crises un instant de porte-à -faux. Quand nous
  débordons sur le mal plus que nous ne nous appuyons sur le bien,
  cette quantitĂ© de nous-mĂȘme qui est en suspens sur la faute finit
  par lâemporter et nous prĂ©cipite. Ce moment triste Ă©tait-il venu
  pour Gwynplaine?
  Comment échapper?
  Ainsi câĂ©tait elle! la duchesse! cette femme! Il lâavait
  devant lui, dans cette chambre, dans ce lieu désert, endormie,
  livrée, seule. Elle était à sa discrétion, et il était en son
  pouvoir!
  La duchesse!
  On a aperçu une Ă©toile au fond des espaces. On lâa admirĂ©e.
  Elle est si loin! que craindre dâune Ă©toile fixe? Un jour,--une
  nuit,--on la voit se déplacer. On distingue un frisson de lueur
  autour dâelle. Cet astre, quâon croyait impassible, remue. Ce
  nâest pas lâĂ©toile, câest la comĂšte. Câest lâimmense incendiaire
  du ciel. Lâastre marche, grandit, secoue une chevelure de
  pourpre, devient Ă©norme. Câest de votre cĂŽtĂ© quâil se dirige. O
  terreur, il vient à vous! La comÚte vous connaßt, la comÚte vous
  dĂ©sire, la comĂšte vous veut. Ăpouvantable approche cĂ©leste. Ce
  qui arrive sur vous, câest le trop de lumiĂšre, qui est
  lâaveuglement; câest lâexcĂšs de vie, qui est la mort. Cette
  avance que vous fait le zénith, vous la refusez. Cette offre
  dâamour du gouffre, vous la rejetez. Vous mettez votre main sur
  vos paupiÚres, vous vous cachez, vous vous dérobez, vous vous
  croyez sauvĂ©. Vous rouvrez les yeux...--LâĂ©toile redoutable est
  lĂ . Elle nâest plus Ă©toile, elle est monde. Monde ignorĂ©.
  Monde de lave et de braise. Dévorant prodige des profondeurs.
  Elle emplit le ciel. Il nây a plus quâelle. Lâescarboucle du
  fond de lâinfini, diamant de loin, de prĂšs est fournaise. Vous
  ĂȘtes dans sa flamme.
  Et vous sentez commencer votre combustion par une chaleur de
  paradis.
 Â
 Â
  IV
  SATAN
 Â
  Tout à coup la dormeuse se réveilla. Elle se dressa sur son
  séant avec une majesté brusque et harmonieuse; ses cheveux de
  blonde soie floche se répandirent avec un doux tumulte sur ses
  reins; sa chemise tombante laissa voir son épaule trÚs bas; elle
  toucha de sa main délicate son orteil rose, et regarda quelques
  instants son pied nu, digne dâĂȘtre adorĂ© par PĂ©riclĂ©s et copiĂ©
  par Phidias; puis elle sâĂ©tira et bĂąilla comme une tigresse au
  soleil levant.
  Il est probable que Gwynplaine respirait, comme lorsquâon retient
  son souffle, avec effort.
  --Est-ce quâil y a lĂ quelquâun? dit-elle.
  Elle dit cela tout en bĂąillant, et câĂ©tait plein de grĂące.
  Gwynplaine entendit cette voix quâil ne connaissait pas. Voix de
  charmeuse; accent dĂ©licieusement hautain; lâintonation de la
  caresse tempĂ©rant lâhabitude du commandement.
  En mĂȘme temps, se dressant sur ses genoux, il y a une statue
  antique ainsi agenouillée dans mille plis transparents, elle tira
  à elle la robe de chambre et se jeta à bas du lit, nue et debout,
  le temps de voir passer une flÚche, et tout de suite enveloppée.
  En un clin dâĆil la robe de soie la couvrit. Les manches, trĂšs
  longues, lui cachaient les mains. On ne voyait plus que le bout
  des doigts de ses pieds, blancs avec de petits ongles, comme des
  pieds dâenfant.
  Elle sâĂŽta du dos un flot de cheveux quâelle rejeta sur sa robe,
  puis elle courut derriĂšre le lit, au fond de lâalcĂŽve, et
  appliqua son oreille au miroir peint qui vraisemblablement
  recouvrait une porte.
  Elle frappa contre la glace avec le petit coude que fait lâindex
  replié.
  --Y a-t-il quelquâun? Lord David! est-ce que ce serait dĂ©jĂ
  vous? Quelle heure est-il donc? Est-ce toi, Barkilphedro?
  Elle se retourna.
  --Mais non. Ce nâest pas de ce cĂŽtĂ©-ci. Est-ce quâil y a
  quelquâun dans la chambre de bain? Mais rĂ©pondez donc! Au fait,
  non, personne ne peut venir par là .
  Elle alla au rideau de toile dâargent, lâouvrit du bout de son
  pied, lâĂ©carta dâun mouvement dâĂ©paule, et entra dans la chambre
  de marbre.
  Gwynplaine sentit comme un froid dâagonie. Nul abri. Il Ă©tait
  trop tard pour fuir. Dâailleurs il nâen avait pas la force. Il
  eût voulu que le pavé se fendßt, et tomber sous terre. Aucun
  moyen de ne pas ĂȘtre vu.
  Elle le vit.
  Elle le regarda, prodigieusement étonnée, mais sans aucun
  tressaillement, avec une nuance de bonheur et de mépris:
  --Tiens, dit-elle, Gwynplaine!
  Puis, subitement, dâun bond violent, car cette chatte Ă©tait une
  panthÚre, elle se jeta à son cou.
  Elle lui pressa la tĂȘte entre ses bras nus dont les manches, dans
  cet emportement, sâĂ©taient relevĂ©es.
  Et tout à coup le repoussant, abattant sur les deux épaules de
  Gwynplaine ses petites mains comme des serres, elle debout devant
  lui, lui debout devant elle, elle se mit à le regarder
  étrangement.
  Elle regarda, fatale, avec ses yeux dâAldĂ©baran, rayon visuel
  mixte, ayant on ne sait quoi de louche et de sidéral. Gwynplaine
  contemplait cette prunelle bleue et cette prunelle noire, éperdu
  sous la double fixité de ce regard de ciel et de ce regard
  dâenfer. Cette femme et cet homme se renvoyaient lâĂ©blouissement
  sinistre. Ils se fascinaient lâun lâautre, lui par la
  difformitĂ©, elle par la beautĂ©, tous deux par lâhorreur.
  Il se taisait, comme sous un poids impossible à soulever. Elle
  sâĂ©cria:
  --Tu as de lâesprit. Tu es venu. Tu as su que jâavais Ă©tĂ©
  forcĂ©e de partir de Londres. Tu mâas suivie. Tu as bien fait.
  Tu es extraordinaire dâĂȘtre ici.
  Une prise de possession réciproque, cela jette une sorte
  dâĂ©clair. Gwynplaine, confusĂ©ment averti par une vague crainte
  sauvage et honnĂȘte, recula, mais les ongles roses crispĂ©s sur son
  épaule le tenaient. Quelque chose dâinexorable sâĂ©bauchait. Il
  était dans lâantre de la femme fauve, homme fauve lui-mĂȘme.
  Elle reprit:
  --Anne, cette sotte,--tu sais? la reine,--elle mâa fait venir Ă
  Windsor sans savoir pourquoi. Quand je suis arrivée, elle était
  enfermée avec son idiot de chancelier. Mais comment as-tu fait
  pour pĂ©nĂ©trer jusquâĂ moi? VoilĂ ce que jâappelle ĂȘtre un homme.
  Des obstacles. Il nây en a pas. On est appelĂ©, on accourt. Tu
  tâes renseignĂ©? Mon nom, la duchesse Josiane, je pense que tu le
  savais. Qui est-ce qui tâa introduit? Câest le mousse sans
  doute. Il est intelligent. Je lui donnerai cent guinées.
  Comment tây es-tu pris? dis-moi cela. Non, ne me le dis pas.
  Je ne veux pas le savoir. Expliquer rapetisse. Je tâaime mieux
  surprenant. Tu es assez monstrueux pour ĂȘtre merveilleux. Tu
  tombes de lâempyrĂ©e, voilĂ , ou tu montes du troisiĂšme dessous, Ă
  travers la trappe de lâĂrĂšbe. Rien de plus simple, le plafond
  sâest Ă©cartĂ© ou le plancher sâest ouvert. Une descente par les
  nuĂ©es ou une ascension dans un flamboiement de soufre, câest
  ainsi que tu arrives. Tu mĂ©rites dâentrer comme les dieux.
  Câest dit, tu es mon amant.
  Gwynplaine, égaré, écoutait, sentant de plus en plus sa pensée
  osciller. CâĂ©tait fini. Et impossible de douter. La lettre de
  la nuit, cette femme la confirmait. Lui, Gwynplaine, amant dâune
  duchesse, amant aimĂ©! lâimmense orgueil aux mille tĂȘtes sombres
  remua dans ce cĆur infortunĂ©.
  La vanité, force énorme en nous, contre nous.
  La duchesse continua:
  --Puisque tu es lĂ , câest que câest voulu. Je nâen demande pas
  davantage. Il y a quelquâun en haut, ou en bas, qui nous jette
  lâun Ă lâautre. Fiançailles du Styx et de lâAurore. Fiançailles
  effrĂ©nĂ©es hors de toutes les lois! Le jour oĂč je tâai vu, jâai
  dit:--Câest lui. Je le reconnais. Câest le monstre de mes rĂȘves.
  Il sera Ă moi.--Il faut aider le destin. Câest pourquoi je tâai
  écrit. Une question, Gwynplaine? crois-tu à la prédestination?
  Jây crois, moi, depuis que jâai lu le Songe de Scipion dans
  Cicéron. Tiens, je ne remarquais pas. Un habit de gentilhomme.
  Tu tâes habillĂ© en seigneur. Pourquoi pas? Tu es saltimbanque.
  Raison de plus. Un bateleur vaut un lord. Dâailleurs, quâest-ce
  que les lords? des clowns. Tu as une noble taille, tu es trÚs
  bien fait. Câest inouĂŻ que tu sois ici! Quand es-tu arrivĂ©?
  Depuis combien de temps es-tu lĂ ? Est-ce que tu mâas vue nue?
  je suis belle, nâest-ce pas? Jâallais prendre mon bain. Oh! je
  tâaime. Tu as lu ma lettre! Lâas-tu lue toi-mĂȘme? Te lâa-t-on
  lue? Sais-tu lire? Tu dois ĂȘtre ignorant. Je te fais des
  questions, mais nây rĂ©ponds pas. Je nâaime pas ton son de voix.
  Il est doux. Un ĂȘtre incomparable comme toi ne devrait pas
  parler, mais grincer. Tu chantes, câest harmonieux. Je hais
  cela. Câest la seule chose en toi qui me dĂ©plaise. Tout le
  reste est formidable, tout le reste est superbe. Dans lâInde, tu
  serais dieu. Est-ce que tu es né avec ce rire épouvantable sur
  la face? Non, nâest-ce pas? Câest sans doute une mutilation
  pĂ©nale. JâespĂšre bien que tu as commis quelque crime. Viens
  dans mes bras.
  Elle se laissa tomber sur le canapĂ© et le fit tomber prĂšs dâelle.
  Ils se trouvĂšrent lâun prĂšs de lâautre sans savoir comment. Ce
  quâelle disait passait sur Gwynplaine comme un grand vent. Il
  percevait à peine le sens de ce tourbillon de mots forcenés.
  Elle avait lâadmiration dans les yeux. Elle parlait en tumulte,
  frĂ©nĂ©tiquement, dâune voix Ă©perdue et tendre. Sa parole Ă©tait
  une musique, mais Gwynplaine entendait cette musique comme une
  tempĂȘte.
  Elle appuya de nouveau sur lui son regard fixe.
  --Je me sens dĂ©gradĂ©e prĂšs de toi, quel bonheur! Ătre altesse,
  comme câest fade! Je suis auguste, rien de plus fatigant.
  DĂ©choir repose. Je suis si saturĂ©e de respect que jâai besoin de
  mépris. Nous sommes toutes un peu des extravagantes, à commencer
  par Vénus, Cléopùtre, mesdames de Chevreuse et de Longueville, et
  à finir par moi. Je tâafficherai, je le dĂ©clare. VoilĂ une
  amourette qui fera une contusion à la royale famille Stuart dont
  je suis. Ah! je respire! Jâai trouvĂ© lâissue. Je suis hors de
  lĂ majestĂ©. Ătre dĂ©classĂ©e, câest ĂȘtre dĂ©livrĂ©e. Tout rompre,
  tout braver, tout faire, tout dĂ©faire, câest vivre. Ăcoute, je
  tâaime.
  Elle sâinterrompit, et eut un effrayant sourire.
  --Je tâaime non seulement parce que tu es difforme, mais parce
  que tu es vil. Jâaime le monstre, et jâaime lâhistrion. Un
  amant humilié, bafoué, grotesque, hideux, exposé aux rires sur ce
  pilori quâon appelle un théùtre, cela a une saveur
  extraordinaire. Câest mordre au fruit de lâabĂźme. Un amant
  infamant, câest exquis. Avoir sous la dent la pomme, non du
  paradis, mais de lâenfer, voilĂ ce qui me tente, jâai cette faim
  et cette soif, et je suis cette Ăve-lĂ . LâĂve du gouffre. Tu es
  probablement, sans le savoir, un démon. Je me suis gardée à un
  masque du songe. Tu es un pantin dont un spectre tient les fils.
  Tu es la vision du grand rire infernal. Tu es le maßtre que
  jâattendais. Il me fallait un amour comme en ont les MĂ©dĂ©es et
  les Canidies. JâĂ©tais sĂ»re quâil mâarriverait une de ces
  immenses aventures de la nuit. Tu es ce que je voulais. Je te
  dis là un tas de choses que tu ne dois pas comprendre.
  Gwynplaine, personne ne mâa possĂ©dĂ©e, je me donne Ă toi pure
  comme la braise ardente. Tu ne me crois évidemment pas, mais si
  tu savais comme cela mâest Ă©gal!
  Ses paroles avaient le pĂȘle-mĂȘle de lâĂ©ruption. Une piqĂ»re au
  flanc de lâEtna donnerait lâidĂ©e de ce jet de flamme.
  Gwynplaine balbutia:
  --Madame...
  Elle lui mit la main sur la bouche.
  --Silence! je te contemple. Gwynplaine, je suis lâimmaculĂ©e
  effrĂ©nĂ©e. Je suis la vestale bacchante. Aucun homme ne mâa
  connue, et je pourrais ĂȘtre Pythie Ă Delphes, et avoir sous mon
  talon nu le trĂ©pied de bronze oĂč les prĂȘtres, accoudĂ©s sur la
  peau de Python, chuchotent des questions au dieu invisible. Mon
  cĆur est de pierre, mais il ressemble Ă ces cailloux mystĂ©rieux
  que la mer roule au pied du rocher Huntly Nabb, Ă lâembouchure de
  la Thees, et dans lesquels, si on les casse, on trouve un
  serpent. Ce serpent, câest mon amour. Amour tout-puissant, car
  il tâa fait venir. La distance impossible Ă©tait entre nous.
  JâĂ©tais dans Sirius et tu Ă©tais dans Allioth. Tu as fait la
  traversĂ©e dĂ©mesurĂ©e, et te voilĂ . Câest bien. Tais-toi.
  Prends-moi.
  Elle sâarrĂȘta. Il frissonnait. Elle se remit Ă sourire.
  --Vois-tu, Gwynplaine, rĂȘver, câest crĂ©er. Un souhait est un
  appel. Construire une chimĂšre, câest provoquer la rĂ©alitĂ©.
  Lâombre toute-puissante et terrible ne se laisse pas dĂ©fier.
  Elle nous satisfait. Te voilà . Oserai-je me perdre? oui.
  Oserai-je ĂȘtre ta maĂźtresse, ta concubine, ton esclave, ta chose?
  avec joie. Gwynplaine, je suis la femme. La femme, câest de
  lâargile qui dĂ©sire ĂȘtre fange. Jâai besoin de me mĂ©priser.
  Cela assaisonne lâorgueil. Lâalliage de la grandeur, câest la
  bassesse. Rien ne se combine mieux. MĂ©prise-moi, toi quâoĂč
  mĂ©prise. Lâavilissement sous lâavilissement, quelle voluptĂ©! la
  fleur double de lâignominie! je la cueille. Foule-moi aux
  pieds. Tu ne mâen aimeras que mieux. Je le sais, moi. Sais-tu
  pourquoi je tâidolĂątre? parce que je te dĂ©daigne. Tu es si
  au-dessous de moi que je te mets sur un autel. MĂȘler le haut et
  le bas, câest le chaos, et le chaos me plaĂźt. Tout commence et
  finit par le chaos. Quâest-ce que le chaos? une immense
  souillure. Et avec cette souillure, Dieu a fait la lumiÚre, et
  avec cet égout, Dieu a fait le monde. Tu ne sais pas à quel
  point je suis perverse. Pétris un astre dans de la boue, ce sera
  moi.
  Ainsi parlait cette femme formidable, montrant nu, par sa robe
  défaite, son torse de vierge.
  Elle poursuivit:
  --Louve pour tous, chienne pour toi. Comme on va sâĂ©tonner!
  lâĂ©tonnement des imbĂ©ciles est doux. Moi, je me comprends.
  Suis-je une dĂ©esse? Amphitrite sâest donnĂ©e au Cyclope.
  _Fluctivoma Amphitrite._ Suis-je une fĂ©e? UrgĂšle sâest livrĂ©e Ă
  Bugryx, lâandroptĂšre aux huit mains palmĂ©es. Suis-je une
  princesse? Marie Stuart a eu Rizzio. Trois belles, trois
  monstres. Je suis plus grande quâelles, car tu es pire quâeux.
  Gwynplaine, nous sommes faits lâun pour lâautre. Le monstre que
  tu es dehors, je le suis dedans. De là mon amour. Caprice,
  soit. Quâest-ce que lâouragan? un caprice. Il y a entre nous
  une affinitĂ© sidĂ©rale; lâun et lâautre nous sommes de la nuit,
  toi par la face, moi par lâintelligence. A ton tour tu me crĂ©es.
  Tu arrives, voilà mon ùme dehors. Je ne la connaissais pas.
  Elle est surprenante. Ton approche fait sortir lâhydre de moi,
  déesse. Tu me révÚles ma vraie nature. Tu me fais faire la
  dĂ©couverte de moi-mĂȘme. Vois comme je te ressemble. Regarde
  dans moi comme dans un miroir. Ton visage, câest mon Ăąme. Je ne
  savais pas ĂȘtre Ă ce point terrible. Moi aussi je suis donc un
  monstre! O Gwynplaine, tu me désennuies.
  Elle eut un Ă©trange rire dâenfant, sâapprocha de son oreille et
  lui dit tout bas:
  --Veux-tu voir une femme folle? câest moi.
  Son regard entrait dans Gwynplaine. Un regard est un philtre.
  Sa robe avait des dĂ©rangements redoutables. Lâextase aveugle et
  bestiale envahissait Gwynplaine. Extase oĂč il y avait de
  lâagonie.
  Pendant que cette femme parlait, il sentait comme des
  éclaboussures de feu. Il sentait sourdre lâirrĂ©parable. Il
  nâavait pas la force de dire un mot. Elle sâinterrompait, elle
  le considérait: O monstre! murmurait-elle. Elle était farouche.
  Brusquement, elle lui saisit les mains.
  --Gwynplaine, je suis le trÎne, tu es le tréteau. Mettons-nous
  de plain-pied. Ah! je suis heureuse, me voilà tombée. Je
  voudrais que tout le monde pût savoir à quel point je suis
  abjecte. Ou sâen prosternerait davantage, car plus on abhorre,
  plus on rampe. Ainsi est fait le genre humain. Hostile, mais
  reptile. Dragon, mais ver. Oh! je suis dépravée comme les
  dieux. On ne peut toujours pas mâĂŽter cela dâĂȘtre la bĂątarde
  dâun roi. Jâagis en reine. QuâĂ©tait-ce que Rhodope? Une reine
  qui aima PhtĂšh, lâhomme Ă la tĂȘte de crocodile. Elle a bĂąti en
  son honneur la troisiÚme pyramide. Penthésilée a aimé le
  centaure, qui sâappelle le Sagittaire, et qui est une
  constellation. Et que dis-tu dâAnne dâAutriche? Mazarin
  était-il assez laid! Tu nâes pas laid, toi, tu es difforme. Le
  laid est petit, le difforme est grand. Le laid, câest la grimace
  du diable derriĂšre le beau. Le difforme est lâenvers du sublime.
  Câest lâautre cĂŽtĂ©. LâOlympe a deux versants; lâun, dans la
  clartĂ©, donne Apollon; lâautre, dans la nuit, donne PolyphĂšme.
  Toi, tu es Titan. Tu serais BĂ©hĂ©moth dans la forĂȘt, LĂ©viathan
  dans lâocĂ©an, Typhon dans le cloaque. Tu es suprĂȘme. Il y a de
  la foudre dans ta difformité. Ton visage a été dérangé par un
  coup de tonnerre. Ce qui est sur ta face, câest la torsion
  courroucĂ©e du grand poing de flamme. Il tâa pĂ©tri et il a passĂ©.
  La vaste colÚre obscure a, dans un accÚs de rage, englué ton ùme
  sous cette effroyable figure surhumaine. Lâenfer est un rĂ©chaud
  pĂ©nal oĂč chauffe ce fer rouge quâon appelle la FatalitĂ©; tu es
  marquĂ© de ce fer-lĂ . Tâaimer, câest comprendre le grand. Jâai
  ce triomphe. Ătre amoureuse dâApollon, le bel effort! La gloire
  se mesure Ă lâĂ©tonnement. Je tâaime. Jâai rĂȘvĂ© de toi des
  nuits, des nuits, des nuits! Câest ici un palais Ă moi. Tu
  verras mes jardins. Il y a des sources sous les feuilles, des
  grottes oĂč lâon peut sâembrasser, et de trĂšs beaux groupes de
  marbre qui sont du cavalier Bernin. Et des fleurs! Il y en a
  trop. Au printemps, câest un incendie de roses. Tâai-je dit que
  la reine Ă©tait ma sĆur? Fais de moi ce que tu voudras. Je suis
  faite pour que Jupiter baise mes pieds et pour que Satan me
  crache au visage. As-tu une religion? Moi je suis papiste. Mon
  pÚre Jacques II est mort en France avec un tas de jésuites autour
  de lui. Jamais je nâai ressenti ce que jâĂ©prouve auprĂšs de toi.
  Oh! je voudrais ĂȘtre le soir avec toi, pendant quâon ferait de
  la musique, tous deux adossĂ©s au mĂȘme coussin, sous le tendelet
  de pourpre dâune galĂšre dâor, au milieu des douceurs infinies de
  la mer. Insulte-moi. Bats-moi. Paye-moi. Traite-moi comme une
  crĂ©ature. Je tâadore. Les caresses peuvent rugir. En
  doutez-vous? entrez chez les lions. Lâhorreur Ă©tait dans cette
  femme et se combinait avec la grùce. Rien de plus tragique. On
  sentait la griffe, on sentait le velours. CâĂ©tait lâattaque
  fĂ©line, mĂȘlĂ©e de retraite. Il y avait du jeu et du meurtre dans
  ce va-et-vient. Elle idolùtrait, insolemment. Le résultat,
  câĂ©tait la dĂ©mence communiquĂ©e. Fatal langage, inexprimablement
  violent et doux. Ce qui insultait nâinsultait pas. Ce qui
  adorait outrageait. Ce qui souffletait déifiait. Son accent
  imprimait à ses paroles furieuses et amoureuses on ne sait quelle
  grandeur promĂ©thĂ©enne. Les fĂȘtes de la Grande DĂ©esse, chantĂ©es
  par Eschyle, donnaient aux femmes cherchant les satyres sous les
  étoiles cette sombre rage épique. Ces paroxysmes compliquaient
  les danses obscures sous les branches de Dodone. Cette femme
  était comme transfigurĂ©e, sâil est possible quâon se transfigure
  du cÎté opposé au ciel. Ses cheveux avaient des frissons de
  criniÚre; sa robe se refermait, puis se rouvrait; rien de
  charmant comme ce sein plein de cris sauvages, les rayons de son
  Ćil bleu se mĂȘlaient aux flamboiements de son Ćil noir, elle
  était surnaturelle. Gwynplaine, défaillant, se sentait vaincu
  par la pĂ©nĂ©tration profonde dâune telle approche.
  --Je tâaime! cria-t-elle.
  Et elle le mordit dâun baiser.
  HomĂšre a des nuages qui peut-ĂȘtre allaient devenir nĂ©cessaires
  sur Gwynplaine et Josiane comme sur Jupiter et Junon. Pour
  Gwynplaine, ĂȘtre aimĂ© par une femme qui avait un regard et qui le
  voyait, avoir sur sa bouche informe une pression de lÚvres
  divines, câĂ©tait exquis et fulgurant. Il sentait devant cette
  femme pleine dâĂ©nigmes tout sâĂ©vanouir en lui. Le souvenir de
  Dea se débattait dans cette ombre avec de petits cris. Il y a un
  bas-relief antique qui représente le sphinx mangeant un amour;
  les ailes du doux ĂȘtre cĂ©leste saignent entre ces dents fĂ©roces
  et souriantes.
  Est-ce que Gwynplaine aimait cette femme? Est-ce que lâhomme a,
  comme le globe, deux pÎles? Sommes-nous, sur notre axe
  inflexible, la sphĂšre tournante, astre de loin, boue de prĂšs, oĂč
  alternent le jour et la nuit? Le cĆur a-t-il deux cĂŽtĂ©s, lâun
  qui aime dans la lumiĂšre, lâautre qui aime dans les tĂ©nĂšbres?
 Â
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