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L'homme Qui Rit - 30

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  Sous cette transfiguration croulant sur lui à coups de tonnerre,
  Gwynplaine s’évanouit.
  
  
  II
  CE QUI ERRE NE SE TROMPE PAS
  
  Toute cette aventure Ă©tait venue d’un soldat qui avait trouvĂ© une
  bouteille au bord de la mer.
  Racontons le fait.
  A tout fait se rattache un engrenage.
  Un jour un des quatre canonniers composant la garnison du chùteau
  de Calshor avait ramassé dans le sable à marée basse une gourde
  d’osier jetĂ©e lĂ  par le flux. Cette gourde, toute moisie, Ă©tait
  bouchĂ©e d’un bouchon goudronnĂ©. Le soldat avait portĂ© l’épave au
  colonel du chñteau, et le colonel l’avait transmise à l’amiral
  d’Angleterre. L’amiral, c’était l’amirautĂ©; pour les Ă©paves,
  l’amirautĂ©, c’était Barkilphedro. Barkilphedro avait ouvert et
  dĂ©bouchĂ© la gourde, et l’avait portĂ©e Ă  la reine. La reine avait
  immédiatement avisé. Deux conseillers considérables avaient été
  informés et consultés, le lord-chancelier, qui est, de par la
  loi, «gardien de la conscience du roi d’Angleterre», et le
  lord-maréchal, qui est «juge des armes et de la descente de la
  noblesse». Thomas Howard, duc de Norfolk, pair catholique, qui
  était hĂ©rĂ©ditairement haut-marĂ©chal d’Angleterre, avait fait dire
  par son député-comte-maréchal Henri Howard, comte de Bindon,
  qu’il serait de l’avis du lord-chancelier. Quant au
  lord-chancelier, c’était William Cowper. Il ne faut point
  confondre ce chancelier avec son homonyme et son contemporain
  William Cowper, l’anatomiste commentateur de Bidloo, qui publia
  en Angleterre le _TraitĂ© des muscles_ presque au moment oĂč
  Étienne Abeille publiait en France l’_Histoire des os_; un
  chirurgien est distinct d’un lord. Lord William Cowper Ă©tait
  cĂ©lĂšbre pour avoir, Ă  propos de l’affaire de Talbot Yelverton,
  vicomte Longueville, Ă©mis cette sentence: «qu’au respect de la
  constitution d’Angleterre, la restauration d’un pair importait
  plus que la restauration d’un roi». La gourde trouvĂ©e Ă  Calshor
  avait Ă©veillĂ© au plus haut point son attention. L’auteur d’une
  maxime aime les occasions de l’appliquer. C’était un cas de
  restauration d’un pair. Des recherches avaient Ă©tĂ© faites.
  Gwynplaine, ayant écriteau sur rue, était facile à trouver.
  Hardquanonne aussi. Il n’était pas mort. La prison pourrit
  l’homme, mais le conserve, si garder c’est conserver. Les gens
  confiés aux bastilles y étaient rarement dérangés. On ne
  changeait guùre plus de cachot qu’on ne change de cercueil.
  Hardquanonne Ă©tait encore dans le donjon de Chatham. On n’eut
  qu’à mettre la main dessus. On le transfĂ©ra de Chatham Ă 
  Londres. En mĂȘme temps on s’informait en Suisse. Les faits
  furent reconnus exacts. On leva, dans les greffes locaux, à
  Vevey, à Lausanne, l’acte de mariage de lord Linnaeus en exil,
  l’acte de naissance de l’enfant, les actes de dĂ©cĂšs du pĂšre et de
  la mĂšre, et l’on en eut «pour servir ce que de besoin» de doubles
  expĂ©ditions, dĂ»ment certifiĂ©es. Tout cela s’exĂ©cuta dans le plus
  sĂ©vĂšre secret, avec ce qu’on appelait alors _la promptitude
  royale_, et avec le «silence de taupe» recommandé et pratiqué par
  Bacon, et plus tard érigé en loi par Blackstone, pour les
  affaires de chancellerie et d’état, et pour les choses qualifiĂ©es
  sénatoriales.
  Le _jussu regis_ et la signature _Jeffreys_ furent vérifiés.
  Pour qui a étudié pathologiquement les cas de caprice dits «bon
  plaisir», ce _jussu regis_ est tout simple. Pourquoi Jacques II,
  qui, ce semble, eût dû cacher de tels actes, en laissait-il, au
  risque mĂȘme de compromettre la rĂ©ussite, des traces Ă©crites?
  Cynisme. IndiffĂ©rence hautaine. Ah! vous croyez qu’il n’y a
  que les filles d’impudiques! la raison d’état l’est aussi. _Et
  se cupit ante videri._ Commettre un crime et s’en blasonner,
  c’est là toute l’histoire. Le roi se tatoue, comme le forçat.
  On a intĂ©rĂȘt Ă  Ă©chapper au gendarme et Ă  l’histoire, on en serait
  bien fĂąchĂ©, on tient Ă  ĂȘtre connu et reconnu. Voyez mon bras,
  remarquez ce dessin, un temple de l’amour et un cƓur enflammĂ©
  percĂ© d’une flĂšche, c’est moi qui suis Lacenaire. _Jussu regis._
  C’est moi qui suis Jacques II. On accomplit une mauvaise action,
  on met sa marque dessus. Se complĂ©ter par l’effronterie, se
  dĂ©noncer soi-mĂȘme, faire imperdable son mĂ©fait, c’est la bravade
  insolente du malfaiteur. Christine saisit Monaldeschi, le fait
  confesser et assassiner, et dit: _Je suis reine de SuÚde chez le
  roi de France_. Il y a le tyran qui se cache, comme TibÚre, et
  le tyran qui se vante, comme Philippe II. L’un est plus
  scorpion, l’autre est plus lĂ©opard. Jacques II Ă©tait de cette
  derniÚre variété. Il avait, on le sait, le visage ouvert et gai,
  différent en cela de Philippe II. Philippe était lugubre,
  Jacques Ă©tait jovial. On est tout de mĂȘme fĂ©roce. Jacques II
  était le tigre bonasse. Il avait, comme Philippe II, la
  tranquillité de ses forfaits. Il était monstre par la grùce de
  Dieu. Donc il n’avait rien Ă  dissimuler et Ă  attĂ©nuer, et ses
  assassinats étaient de droit divin. Il eût volontiers, lui
  aussi, laissé derriÚre lui ses archives de Simancas avec tous ses
  attentats numérotés, datés, classés, étiquetés et mis en ordre,
  chacun dans son compartiment, comme les poisons dans l’officine
  d’un pharmacien. Signer ses crimes, c’est royal.
  Toute action commise est une traite tirée sur le grand payeur
  ignorĂ©. Celle-ci venait d’arriver Ă  Ă©chĂ©ance avec l’endos
  sinistre _Jussu regis_.
  La reine Anne, point femme d’un cĂŽtĂ©, en ce qu’elle excellait Ă 
  garder un secret, avait demandé, sur cette grave affaire, au
  lord-chancelier un rapport confidentiel du genre qualifié
  «rapport Ă  l’oreille royale». Les rapports de cette sorte ont
  toujours été usités dans les monarchies. A Vienne, il y avait le
  _conseiller de l’oreille_, personnage aulique. C’était une
  ancienne dignitĂ© carlovingienne, l’_auricularius_ des vieilles
  chartes palatines. Celui qui parle bas à l’empereur.
  William, baron Cowper, chancelier d’Angleterre, que la reine
  croyait, parce qu’il Ă©tait myope comme elle et plus qu’elle,
  avait rédigé un mémoire commençant ainsi: «Deux oiseaux étaient
  aux ordres de Salomon, une huppe, la hudbud, qui parlait toutes
  les langues, et un aigle, le simourganka, qui couvrait d’ombre
  avec ses ailes une caravane de vingt mille hommes. De mĂȘme, sous
  une autre forme, la providence», etc. Le lord-chancelier
  constatait le fait d’un hĂ©ritier de pairie enlevĂ© et mutilĂ©, puis
  retrouvé. Il ne blùmait point Jacques II, pÚre de la reine aprÚs
  tout. Il donnait mĂȘme des raisons. PremiĂšrement, il y a les
  anciennes maximes monarchiques. _E senioratu eripimus. In
  roturagio cadat_. DeuxiÚmement, le droit royal de mutilation
  existe. Chamberlayne l’a constatĂ©. _Corpora et bona nostrorum
  subjectorum nostra sunt[1]_, a dit Jacques Ier, de glorieuse et
  docte mémoire. Il a été crevé les yeux à des ducs de sang royal
  pour le bien du royaume. Certains princes, trop voisins du
  trÎne, ont été utilement étouffés entre deux matelas, ce qui a
  passĂ© pour apoplexie. Or, Ă©touffer, c’est plus que mutiler. Le
  roi de Tunis a arraché les yeux à son pÚre, Muley-Assem, et ses
  ambassadeurs n’en ont pas moins Ă©tĂ© reçus par l’empereur. Donc
  le roi peut ordonner une suppression de membre comme une
  suppression d’état, etc., c’est lĂ©gal, etc. Mais une lĂ©galitĂ© ne
  dĂ©truit pas l’autre. «Si le noyĂ© revient sur l’eau et n’est pas
  mort, c’est Dieu qui retouche l’action du roi. Si l’hĂ©ritier se
  retrouve, que la couronne lui soit rendue. Ainsi il fut fait
  pour lord Alla, roi de Northumbre, qui lui aussi avait été
  bateleur. Ainsi il doit ĂȘtre fait pour Gwynplaine, qui lui aussi
  est roi, c’est-Ă -dire lord. La bassesse du mĂ©tier, traversĂ©e et
  subie par force majeure, ne ternit point le blason; témoin
  Abdolonyme; qui était roi et qui fut jardinier; témoin Joseph,
  qui était saint et qui fut menuisier; témoin Apollon, qui était
  dieu et qui fut berger.» Bref, le savant chancelier concluait à
  la réintégration en tous ses biens et dignités de Fermain, lord
  Clancharlie, faussement appelé Gwynplaine, «à la seule condition
  qu’il fĂ»t confrontĂ© avec le malfaiteur Hardquanonne, et reconnu
  par ledit». Et sur ce, le chancelier, garde constitutionnel de
  la conscience royale, rassurait cette conscience.
   [2] «La vie et les membres des sujets dépendent du roi.»
   (Chamberlayne, 2e partie, chap. iv, p. 76.)
  Le lord-chancelier rappelait, en post-scriptum, que, au cas oĂč
  Hardquanonne refuserait de rĂ©pondre, il devait ĂȘtre appliquĂ© Ă 
  «la peine forte et dure», auquel cas, pour atteindre la période
  dite de _frodmortell_ voulue par la charte du roi Adelstan, la
  confrontation devait avoir lieu le quatriÚme jour; ce qui a bien
  un peu l’inconvĂ©nient que, si le patient murte le second ou le
  troisiÚme jour, la confrontation devient difficile; mais la loi
  doit ĂȘtre exĂ©cutĂ©e. L’inconvĂ©nient de la loi fait partie de la
  loi.
  Du reste, dans l’esprit du lord-chancelier, la reconnaissance de
  Gwynplaine par Hardquanonne ne faisait aucun doute.
  Anne, suffisamment informée de la difformité de Gwynplaine, ne
  voulant point faire tort Ă  sa sƓur, Ă  laquelle avaient Ă©tĂ©
  substitués les biens des Clancharlie, décida avec bonheur que la
  duchesse Josiane serait Ă©pousĂ©e par le nouveau lord, c’est-Ă -dire
  par Gwynplaine.
  La réintégration de lord Fermain Clancharlie était du reste un
  cas trĂšs simple, l’hĂ©ritier Ă©tant lĂ©gitime et direct. Pour les
  filiations douteuses ou pour les pairies «in abeyance»
  revendiquĂ©es par des collatĂ©raux, la chambre des lords doit ĂȘtre
  consultée. Ainsi, sans remonter plus haut, elle le fut en 1782
  pour la baronnie de Sidney, rĂ©clamĂ©e par Élisabeth Perry; en
  1798, pour la baronnie de Beaumont, réclamée par Thomas
  Stapleton; en 1803, pour la baronnie de Chandos, réclamée par le
  révérend Tymewell Brydges; en 1813, pour la pairie-comté de
  Banbury, réclamée par le lieutenant général Knollys, etc.; mais
  ici rien de pareil. Aucun litige; une légitimité évidente; un
  droit clair et certain; il n’y avait point lieu à saisir la
  chambre, et la reine, assistée du lord-chancelier, suffisait pour
  reconnaßtre et admettre le nouveau lord.
  Barkilphedro mena tout.
  L’affaire, grñce à lui, resta tellement souterraine, le secret
  fut si hermétiquement gardé, que ni Josiane, ni lord David
  n’eurent vent du prodigieux fait qui se creusait sous eux.
  Josiane, trÚs altiÚre, avait un escarpement qui la rendait aisée
  à bloquer. Elle s’isolait d’elle-mĂȘme. Quant Ă  lord David, on
  l’envoya en mer, sur les cîtes de Flandre. Il allait perdre la
  lordship et ne s’en doutait pas. Notons ici un dĂ©tail. Il
  advint qu’à dix lieues du mouillage de la station navale
  commandée par lord David, un capitaine nommé Halyburton força la
  flotte française. Le comte de Pembroke, président du conseil,
  porta sur une proposition de promotion de contre-amiraux ce
  capitaine Halyburton. Anne raya Halyburton et mit lord David
  Dirry-Moir à sa place, afin que lord David eût au moins,
  lorsqu’il apprendrait qu’il n’était plus pair, la consolation
  d’ĂȘtre contre-amiral.
  Anne se sentit contente. Un mari horrible à sa sƓur, un beau
  grade à lord David. Malice et bonté.
  Sa majesté allait se donner la comédie. En outre, elle se disait
  qu’elle rĂ©parait un abus de pouvoir de son auguste pĂšre, qu’elle
  restituait un membre à la pairie, qu’elle agissait en grande
  reine, qu’elle protĂ©geait l’innocence selon la volontĂ© de Dieu,
  que la providence dans ses saintes et impénétrables voies, etc.
  C’est bien doux de faire une action juste, qui est dĂ©sagrĂ©able Ă 
  quelqu’un qu’on n’aime pas.
  Du reste, savoir que le futur mari de sa sƓur Ă©tait difforme
  avait suffi à la reine. De quelle façon ce Gwynplaine était-il
  difforme, quel genre de laideur Ă©tait-ce? Barkilphedro n’avait
  pas tenu Ă  en informer la reine, et Anne n’avait pas daignĂ© s’en
  enquĂ©rir. Profond dĂ©dain royal. Qu’importait d’ailleurs? La
  chambre des lords ne pouvait qu’ĂȘtre reconnaissante. Le
  lord-chancelier, l’oracle, avait parlĂ©. Restaurer un pair, c’est
  restaurer toute la pairie. La royauté, en cette occasion, se
  montrait bonne et respectueuse gardienne du privilÚge de la
  pairie. Quel que fĂ»t le visage du nouveau lord, un visage n’est
  pas une objection contre un droit. Anne se dit plus ou moins
  tout cela, et alla simplement à son but, à ce grand but féminin
  et royal, se satisfaire.
  La reine était alors à Windsor, ce qui mettait une certaine
  distance entre les intrigues de cour et le public.
  Les personnes seules d’absolue nĂ©cessitĂ© furent dans le secret de
  ce qui allait se passer.
  Quant à Barkilphedro, il fut joyeux, ce qui ajouta à son visage
  une expression lugubre.
  La chose en ce monde qui peut le plus ĂȘtre hideuse, c’est la
  joie.
  Il eut cette volupté de déguster le premier la gourde de
  Hardquanonne. Il eut l’air peu surpris, l’étonnement Ă©tant d’un
  petit esprit. D’ailleurs, n’est-ce pas? cela lui Ă©tait bien dĂ»,
  à lui qui depuis si longtemps faisait faction à la porte du
  hasard. Puisqu’il attendait, il fallait bien que quelque chose
  arrivùt.
  Ce _nil mirari_ faisait partie de sa contenance. Au fond,
  disons-le, il avait Ă©tĂ© Ă©merveillĂ©. Quelqu’un qui eĂ»t pu lui
  Îter le masque qu’il mettait sur sa conscience devant Dieu mĂȘme,
  eût trouvé ceci: Précisément, en cet instant-là, Barkilphedro
  commençait Ă  ĂȘtre convaincu qu’il lui serait dĂ©cidĂ©ment
  impossible, à lui ennemi intime et infime, de faire une fracture
  à cette haute existence de la duchesse Josiane. De là un accÚs
  frĂ©nĂ©tique d’animositĂ© latente. Il Ă©tait parvenu Ă  ce paroxysme
  qu’on appelle le dĂ©couragement. D’autant plus furieux qu’il
  désespérait. Ronger son frein, expression tragique et vraie! un
  mĂ©chant rongeant l’impuissance. Barkilphedro Ă©tait peut-ĂȘtre au
  moment de renoncer, non à vouloir du mal à Josiane, mais à lui en
  faire; non à la rage, mais à la morsure. Pourtant, quelle chute,
  lùcher prise! garder désormais sa haine dans le fourreau, comme
  un poignard de musée! Rude humiliation.
  Tout Ă  coup, Ă  point nommĂ©,--l’immense aventure universelle se
  plaßt à ces coïncidences,--la gourde de Hardquanonne vient, de
  vague en vague, se placer entre ses mains. Il y a dans l’inconnu
  on ne sait quoi d’apprivoisĂ© qui semble ĂȘtre aux ordres du mal.
  Barkilphedro, assisté des deux témoins quelconques, jurés
  indiffĂ©rents de l’amirautĂ©, dĂ©bouche la gourde, trouve le
  parchemin, le dĂ©ploie, lit...--Qu’on se reprĂ©sente cet
  épanouissement monstrueux!
  Il est étrange de penser que la mer, le vent, les espaces, les
  flux et les reflux, les orages, les calmes, les souffles, peuvent
  se donner beaucoup de peine pour arriver à faire le bonheur d’un
  mĂ©chant. Cette complicitĂ© avait durĂ© quinze ans. ƒuvre
  mystĂ©rieuse. Pendant ces quinze annĂ©es, l’ocĂ©an n’avait pas Ă©tĂ©
  une minute sans y travailler. Les flots s’étaient transmis de
  l’un Ă  l’autre la bouteille surnageante, les Ă©cueils avaient
  esquivĂ© le choc du verre, aucune fĂȘlure n’avait lĂ©zardĂ© la
  gourde, aucun frottement n’avait usĂ© le bouchon, les algues
  n’avaient point pourri l’osier, les coquillages n’avaient point
  rongĂ© le mot _Hardquanonne_, l’eau n’avait pas pĂ©nĂ©trĂ© dans
  l’épave, la moisissure n’avait pas dissous le parchemin,
  l’humiditĂ© n’avait pas effacĂ© l’écriture, que de soins l’abĂźme
  avait dû se donner! Et de cette façon, ce que Gernardus avait
  jetĂ© Ă  l’ombre, l’ombre l’avait remis Ă  Barkilphedro, et le
  message envoyé à Dieu était parvenu au démon. Il y avait eu abus
  de confiance dans l’immensitĂ©, et l’ironie obscure mĂȘlĂ©e aux
  choses s’était arrangĂ©e de telle sorte qu’elle avait compliquĂ© ce
  triomphe loyal, l’enfant perdu Gwynplaine redevenant lord
  Clancharlie, d’une victoire venimeuse, qu’elle avait fait
  mĂ©chamment une bonne action, et qu’elle avait mis la justice au
  service de l’iniquitĂ©. Retirer sa victime Ă  Jacques II, c’était
  donner une proie Ă  Barkilphedro. Relever Gwynplaine, c’était
  livrer Josiane. Barkilphedro rĂ©ussissait; et c’était pour cela
  que pendant tant d’annĂ©es les vagues, les lames, les rafales,
  avaient ballotté, secoué, poussé, jeté, tourmenté et respecté
  cette bulle de verre oĂč il y avait tant d’existences mĂȘlĂ©es!
  c’était pour cela qu’il y avait eu entente cordiale entre les
  vents, les marĂ©es et les tempĂȘtes! La vaste agitation du prodige
  complaisante pour un misĂ©rable! l’infini collaborateur d’un ver
  de terre! la destinée a de ces volontés sombres.
  Barkilphedro eut un Ă©clair d’orgueil titanique. Il se dit que
  tout cela avait été exécuté à son intention. Il se sentit centre
  et but.
  Il se trompait. RĂ©habilitons le hasard. Ce n’était point lĂ  le
  vrai sens du fait remarquable dont profitait la haine de
  Barkilphedro. L’ocĂ©an se faisant pĂšre et mĂšre d’un orphelin,
  envoyant la tourmente à ses bourreaux, brisant la barque qui a
  repoussĂ© l’enfant, engloutissant les mains jointes des naufragĂ©s,
  refusant toutes leurs supplications et n’acceptant d’eux que leur
  repentir, la tempĂȘte recevant un dĂ©pĂŽt des mains de la mort, le
  robuste navire oĂč Ă©tait le forfait remplacĂ© par la fiole fragile
  oĂč est la rĂ©paration, la mer changeant de rĂŽle, comme une
  panthÚre qui se ferait nourrice, et se mettant à bercer, non
  l’enfant, mais sa destinĂ©e, pendant qu’il grandit ignorant de
  tout ce que le gouffre fait pour lui, les vagues, à qui a été
  jetée la gourde, veillant sur ce passé dans lequel il y a un
  avenir, l’ouragan soufflant dessus avec bontĂ©, les courants
  dirigeant la frĂȘle Ă©pave Ă  travers l’insondable itinĂ©raire de
  l’eau, les mĂ©nagements des algues, des houles, des rochers, toute
  la vaste Ă©cume de l’abĂźme prenant sous sa protection un innocent,
  l’onde imperturbable comme une conscience, le chaos rĂ©tablissant
  l’ordre, le monde des tĂ©nĂšbres aboutissant Ă  une clartĂ©, toute
  l’ombre employĂ©e Ă  cette sortie d’astre, la vĂ©ritĂ©; le proscrit
  consolĂ© dans sa tombe, l’hĂ©ritier rendu Ă  l’hĂ©ritage, le crime du
  roi cassé, la préméditation divine obéie, le petit, le faible,
  l’abandonnĂ©, ayant l’infini pour tuteur; voilĂ  ce que
  Barkilphedro eĂ»t pu voir dans l’évĂ©nement dont il triomphait;
  voilĂ  ce qu’il ne vit pas. Il ne se dit point que tout avait Ă©tĂ©
  fait pour Gwynplaine; il se dit que tout avait été fait pour
  Barkilphedro; et qu’il en valait la peine. Tels sont les satans.
  Du reste, pour s’étonner qu’une Ă©pave fragile ait pu nager quinze
  ans sans ĂȘtre avariĂ©e, il faudrait peu connaĂźtre la profonde
  douceur de l’ocĂ©an. Quinze ans, ce n’est rien. Le 4 octobre
  1867, dans le Morbihan, entre l’üle de Groix, la pointe de la
  presqu’üle de Gavres et le rocher des Errants, des pĂȘcheurs de
  Port-Louis ont trouvé une amphore romaine du quatriÚme siÚcle,
  couverte d’arabesques par les incrustations de la mer. Cette
  amphore avait flotté quinze cents ans.
  Quelque apparence flegmatique que voulût garder Barkilphedro, sa
  stupéfaction avait égalé sa joie.
  Tout s’offrait; tout Ă©tait comme prĂ©parĂ©. Les tronçons de
  l’aventure qui allait satisfaire sa haine Ă©taient d’avance Ă©pars
  à sa portĂ©e. Il n’y avait qu’à les rapprocher et Ă  faire les
  soudures. Ajustage amusant à exécuter. Ciselure.
  Gwynplaine! il connaissait ce nom. _Masca ridens!_ Comme tout
  le monde, il avait Ă©tĂ© voir l’Homme qui Rit. Il avait lu
  l’enseigne-Ă©criteau accrochĂ©e Ă  l’inn Tadcaster ainsi qu’on lit
  une affiche de spectacle qui attire la foule; il l’avait
  remarquée; il se la rappela sur-le-champ dans les moindres
  dĂ©tails, quitte d’ailleurs Ă  vĂ©rifier ensuite; cette affiche,
  dans l’évocation Ă©lectrique qui se fit en lui, reparut devant son
  Ɠil profond et vint se placer Ă  cĂŽtĂ© du parchemin des naufragĂ©s,
  comme la réponse à cÎté de la question, comme le mot à cÎté de
  l’énigme, et ces lignes: «Ici l’on voit Gwynplaine abandonnĂ© Ă 
  l’ñge de dix ans, la nuit du 29 janvier 1690, au bord de la mer,
  à Portland», prirent brusquement sous son regard un
  resplendissement d’apocalyse. Il eut cette vision, le
  flamboiement de _Mane Thecel PharÚs_ sur un boniment de la foire.
  C’en Ă©tait fait de tout cet Ă©chafaudage qui Ă©tait l’existence de
  Josiane. Écroulement subit. L’enfant perdu Ă©tait retrouvĂ©. Il
  y avait un lord Clancharlie. David Dirry-Moir était vidé. La
  pairie, la richesse, la puissance, le rang, tout cela sortait de
  lord David et entrait dans Gwynplaine. Tout, chùteaux, chasses,
  forĂȘts, hĂŽtels, palais, domaines, y compris Josiane, Ă©tait Ă 
  Gwynplaine. Et Josiane, quelle solution! Qui maintenant
  avait-elle devant elle? Illustre et hautaine, un histrion; belle
  et précieuse, un monstre. Eût-on jamais espéré cela? La vérité
  est que Barkilphedro Ă©tait dans l’enthousiasme. Toutes les
  combinaisons les plus haineuses peuvent ĂȘtre dĂ©passĂ©es par la
  munificence infernale de l’imprĂ©vu. Quand la rĂ©alitĂ© veut, elle
  fait des chefs-d’Ɠuvre. Barkilphedro trouvait bĂȘtes tous ses
  rĂȘves. Il avait mieux.
  Le changement qui allait se faire par lui se fût-il fait contre
  lui, il ne l’eĂ»t pas moins voulu. Il existe de fĂ©roces insectes
  dĂ©sintĂ©ressĂ©s qui piquent sachant qu’ils mourront de la piqĂ»re.
  Barkilphedro était cette vermine-là.
  Mais cette fois, il n’avait pas le mĂ©rite du dĂ©sintĂ©ressement.
  Lord David Dirry-Moir ne lui devait rien, et lord Fermain
  Clancharlie allait lui devoir tout. De protégé, Barkilphedro
  allait devenir protecteur. Et protecteur de qui? d’un pair
  d’Angleterre. Il aurait un lord à lui! un lord qui serait sa
  créature! Le premier pli, Barkilphedro comptait bien le lui
  donner. Et ce lord serait le beau-frÚre morganatique de la
  reine! Étant si laid, il plairait à la reine de toute la
  quantité dont il déplairait à Josiane. Poussé par cette faveur,
  et en mettant des habits graves et modestes, Barkilphedro pouvait
  devenir un personnage. Il s’était toujours destinĂ© Ă  l’église.
  Il avait une vague envie d’ĂȘtre Ă©vĂȘque.
  En attendant, il était heureux.
  Quel beau succÚs! et comme toute cette quantité de besogne du
  hasard était bien faite! Sa vengeance, car il appelait cela sa
  vengeance, lui Ă©tait mollement apportĂ©e par le flot. Il n’avait
  pas été vainement embusqué.
  L’écueil, c’était lui. L’épave, c’était Josiane. Josiane venait
  s’échouer sur Barkilphedro! Profonde extase scĂ©lĂ©rate.
  Il Ă©tait habile Ă  cet art qu’on appelle la suggestion, et qui
  consiste Ă  faire dans l’esprit des autres une petite incision oĂč
  l’on met une idĂ©e Ă  soi; tout en se tenant Ă  l’écart, et sans
  avoir l’air de s’en mĂȘler, il s’arrangea de façon Ă  ce que
  Josiane allùt à la baraque Green-Box et vßt Gwynplaine. Cela ne
  pouvait pas nuire. Le saltimbanque vu en sa bassesse, bon
  ingrédient dans la combinaison. Plus tard, cela assaisonnerait.
  Il avait silencieusement tout apprĂȘtĂ© d’avance. Ce qu’il
  voulait, c’était on ne sait quoi de soudain. Le travail qu’il
  avait exĂ©cutĂ© ne pourrait ĂȘtre exprimĂ© que par ces mots Ă©tranges:
  construire un coup de foudre.
  Les préliminaires achevés, il avait veillé à ce que toutes les
  formalités voulues fussent accomplies dans les formes légales.
  Le secret n’en avait point souffert, le silence faisant partie de
  la loi.
  La confrontation de Hardquanonne avec Gwynplaine avait eu lieu;
  Barkilphedro y avait assistĂ©. On vient d’en voir le rĂ©sultat.
  Le mĂȘme jour, un carrosse de poste de la reine vint brusquement,
  de la part de sa majesté, chercher lady Josiane à Londres pour la
  conduire Ă  Windsor oĂč Anne en ce moment passait la saison.
  Josiane, pour quelque chose qu’elle avait dans l’esprit, eĂ»t bien
  souhaitĂ© dĂ©sobĂ©ir, ou du moins retarder d’un jour son obĂ©issance
  et remettre ce départ au lendemain, mais la vie de cour ne
  comporte point ces résistances-là. Elle dut se mettre
  immédiatement en route, et abandonner sa résidence de Londres,
  Hunkerville-house, pour sa résidence de Windsor, Corleone-lodge.
  La duchesse Josiane avait quittĂ© Londres au moment mĂȘme oĂč le
  wapentake se prĂ©sentait Ă  l’inn Tadcaster pour enlever Gwynplaine
  et le mener à la cave pénale de Southwark.
  Quand elle arriva à Windsor, l’huissier de la verge noire, qui
  garde la porte de la chambre de prĂ©sence, l’informa que sa
  majesté était enfermée avec le lord chancelier, et ne pourrait la
  recevoir que le lendemain; qu’elle eĂ»t en consĂ©quence Ă  se tenir,
  à Corleone-lodge, à la disposition de sa majesté, et que sa
  majesté lui enverrait directement ses ordres le lendemain matin à
  son réveil. Josiane rentra chez elle fort dépitée, soupa de
  mauvaise humeur, eut la migraine, congédia tout le monde, son
  mousse exceptĂ©, puis le congĂ©dia lui-mĂȘme, et se coucha qu’il
  faisait encore jour.
  En arrivant elle avait appris que, ce mĂȘme lendemain, lord David
  Dirry-Moir, ayant reçu en mer l’ordre de venir immĂ©diatement
  prendre les ordres de la reine, était attendu à Windsor.
  
  
  III
  AUCUN HOMME NE PASSERAIT BRUSQUEMENT DE LA SIBÉRIE AU SÉNÉGAL
  SANS PERDRE CONNAISSANCE. (Humboldt.)
  
  L’évanouissement d’un homme, mĂȘme le plus ferme et le plus
  énergique, sous un brusque coup de massue de la fortune, n’a rien
  qui doive surprendre. Un homme s’assomme par l’imprĂ©vu comme un
  bƓuf par le merlin. François d’Albescola, le mĂȘme qui arrachait
  aux ports turcs leur chaßne de fer, demeura, quand on le fit
  pape, un jour entier sans connaissance. Or, du cardinal au pape
  l’enjambĂ©e est moindre que du saltimbanque au pair d’Angleterre.
  Rien de violent comme les ruptures d’équilibre.
  Quand Gwynplaine revint à lui et rouvrit les yeux, il était nuit.
  Gwynplaine Ă©tait dans un fauteuil au milieu d’une vaste chambre
  toute tendue de velours pourpre, murs, plafond et plancher. On
  marchait sur du velours. PrĂšs de lui se tenait debout, tĂȘte nue,
  l’homme au gros ventre et au manteau de voyage qui Ă©tait sorti de
  derriÚre un pilier dans la cave de Southwark. Gwynplaine était
  seul dans cette chambre avec cet homme. De son fauteuil, en
  étendant le bras, il pouvait toucher deux tables, portant chacune
  une girandole de six chandelles de cire allumĂ©es. Sur l’une de
  ces tables, il y avait des papiers et une cassette; sur l’autre
  un en-cas, volaille froide, vin, brandy, servi sur un plateau de
  vermeil.
  Par le vitrage d’une longue fenĂȘtre allant du plancher au
  plafond, un clair ciel nocturne d’avril faisait entrevoir au
  dehors un demi-cercle de colonnes autour d’une cour d’honneur
  fermĂ©e d’un portail Ă  trois portes, une fort large et deux
  basses; la porte cochÚre, trÚs grande, au milieu; à droite, la
  porte chevaliÚre, moindre; à gauche, la porte piétonne, petite.
  Ces portes étaient fermées de grilles dont les pointes
  brillaient; une haute sculpture couronnait la porte centrale.
  Les colonnes étaient probablement en marbre blanc, ainsi que le
  pavage de la cour, qui faisait un effet de neige et qui encadrait
  de sa nappe de lames plates une mosaïque confusément distincte
  dans l’ombre; cette mosaĂŻque, sans doute, vue le jour, eĂ»t offert
  au regard, avec tous ses émaux et toutes ses couleurs, un
  gigantesque blason, selon la mode florentine. Des zigzags de
  balustres montaient et descendaient, indiquant des escaliers de
  terrasses. Au-dessus de la cour se dressait une immense
  architecture brumeuse et vague à cause de la nuit. Des
  intervalles de ciel, pleins d’étoiles, dĂ©coupaient une silhouette
  de palais.
  On apercevait un toit démesuré, des pignons à volutes, des
  mansardes à visiÚres comme des casques, des cheminées pareilles à
  des tours, et des entablements couverts de dieux et de déesses
  immobiles. A travers la colonnade jaillissait dans la pénombre
  une de ces fontaines de féerie, doucement bruyantes, qui se
  versent de vasque en vasque, mĂȘlent la pluie Ă  la cascade,
  ressemblent Ă  une dispersion d’écrin, et font au vent une folle
  distribution de leurs diamants et de leurs perles comme pour
  désennuyer les statues qui les entourent. De longues rangées de
  fenĂȘtres se profilaient, sĂ©parĂ©es par des panoplies en ronde
  bosse, et par des bustes sur des piédouches. Sur les acrotÚres,
  des trophées et des morions à panaches de pierre alternaient avec
  les dieux.
  Dans la chambre oĂč Ă©tait Gwynplaine, au fond, en face de la
  fenĂȘtre, on voyait d’un cĂŽtĂ© une cheminĂ©e aussi haute que la
  muraille, et de l’autre, sous un dais, un de ces spacieux lits
  fĂ©odaux oĂč l’on monte avec une Ă©chelle et oĂč l’on peut se coucher
  
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