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L'homme Qui Rit - 21
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  carthaginois. Voyez Plaute. Dâailleurs, au spectacle comme Ă la
  messe, la langue latine ou autre que lâauditoire ne comprenait
  pas, nâembarrassait personne. On sâen tirait en lâaccompagnant
  gaßment de paroles connues. Notre vieille France gauloise
  particuliĂšrement avait cette maniĂšre-lĂ dâĂȘtre dĂ©vote. A
  lâĂ©glise, sur un _Immolatus_ les fidĂšles chantaient _Liesse
  prendrai_, et sur un _Sanctus_, _Baise-moi, ma mie_. Il fallut
  le concile de Trente pour mettre fin à ces familiarités.
  Ursus avait fait spécialement pour Gwynplaine un interlude, dont
  il Ă©tait content. CâĂ©tait son Ćuvre capitale. Il sây Ă©tait mis
  tout entier. Donner sa somme dans son produit, câest le triomphe
  de quiconque crée. La crapaude qui fait un crapaud fait un
  chef-dâĆuvre. Vous doutez? Essayez dâen faire autant.
  Ursus avait heaucoup léché cet interlude. Cet ourson était
  intitulé: _Chaos vaincu_.
  Voici ce que câĂ©tait:
  Un effet de nuit. Au moment oĂč la triveline sâĂ©cartait, la foule
  massée devant la Green-Box ne voyait que du noir. Dans ce noir
  se mouvaient, Ă lâĂ©tat reptile, trois formes confuses, un loup,
  un ours et un homme. Le loup Ă©tait le loup, Ursus Ă©tait lâours,
  Gwynplaine Ă©tait lâhomme. Le loup et lâours reprĂ©sentaient les
  forces fĂ©roces de la nature, les faims inconscientes, lâobscuritĂ©
  sauvage, et tous deux se ruaient sur Gwynplaine, et câĂ©tait le
  chaos combattant lâhomme. On ne distinguait la figure dâaucun.
  Gwynplaine se dĂ©batait couvert dâun linceul, et son visage Ă©tait
  cachĂ© par ses Ă©pais cheveux tombants. Dâailleurs tout Ă©tait
  tĂ©nĂšbres. Lâours grondait, le loup grinçait, lâhomme criait.
  Lâhomme avait le dessous, les deux bĂȘtes lâaccablaient; il
  demandait aide et secours, il jetait dans lâinconnu un profond
  appel. Il rĂąlait. On assistait Ă cette agonie de lâhomme
  ébauche, encore Ă peine distinct des brutes; câĂ©tait lugubre, la
  foule regardait haletante; une minute de plus, les fauves
  triomphaient, et le chaos allait rĂ©sorber lâhomme. Lutte, cris,
  hurlements, et tout Ă coup silence. Un chant dans lâombre. Un
  souffle avait passé, on entendait une voix. Des musiques
  mystĂ©rieuses flottaient, accompagnant ce chant de lâinvisible, et
  subitement, sans quâon sut dâoĂč ni comment, une blancheur
  surgissait. Cette blancheur était une lumiÚre, cette lumiÚre
  était une femme, cette femme Ă©tait lâesprit. Dea, calme,
  candide, belle, formidable de sérénité et de douceur,
  apparaissait au centre dâun nimbe. Silhouette de clartĂ© dans de
  lâaurore. La voix, câĂ©tait elle. Voix lĂ©gĂšre, profonde,
  ineffable. Dâinvisible faite visible, dans cette aube elle
  chantait. On croyait entendre une chanson dâange ou un hymne
  dâoiseau. A cette apparition, lâhomme, dressĂ© dans un sursaut
  dâĂ©blouissement, abattait ses deux poings sur les deux brutes
  terrassées.
  Alors la vision, portée sur un glissement difficile à comprendre
  et dâautant plus admirĂ©, chantait ces vers, dâune puretĂ©
  espagnole suffisante pour les matelots anglais qui écoutaient:
  Ora! Hora!
  De palabra
  Nace razon,
  Da luze el son[1].
  [1] Prie! pleure! Du verbe naßt la raison. Le chant crée la
  lumiÚre.
  Puis elle baissait les yeux au-dessous dâelle comme si elle eĂ»t
  vu un gouffre, et reprenait:
  Noche quitta te de alli
  El alba canta hallali[2].
  [2] Nuit! va-tâen! Lâaube chante hallali!
  A mesure quâelle chantait, lâhomme se levait de plus en plus, et,
  de gisant, il était maintenant agenouillé, les mains levées vers
  la vision, ses deux genoux posĂ©s sur les deux bĂȘtes immobiles et
  comme foudroyées. Elle continuait, tournée vers lui:
  Es menester a cielos ir,
  Y tu que llorabas reir[3].
  [3] Il faut aller au ciel,--et rire, toi qui pleurais.
  Et sâapprochant, avec une majestĂ© dâastre, elle ajoutait:
  Gebra barzon!
  Dexa, monstro,
  A tu negro
  Caparazon[4].
  [4] Brise le joug!--quitte, monstre,--ta noire--carapace.
  Et elle lui posait la main sur le front.
  Alors une autre voix sâĂ©levait, plus profonde et par consĂ©quent
  plus douce encore, voix navrĂ©e et ravie, dâune gravitĂ© tendre et
  farouche, et câĂ©tait le chant humain rĂ©pondant au chant sidĂ©ral.
  Gwynplaine, toujours agenouillĂ© dans lâobscuritĂ© sur lâours et le
  loup vaincus, la tĂȘte sous la main de Dea, chantait:
  O ven! ama!
  Eres alma,
  Soy corazon[5].
  [5] Oh! viens! aime!--tu es Ăąme,--je suis cĆur.
  Et brusquement, dans cette ombre, un jet de lumiÚre frappait
  Gwynplaine en pleine face.
  On voyait dans ces ténÚbres le monstre épanoui.
  Dire la commotion de la foule est impossible. Un soleil de rire
  surgissant, tel Ă©tait lâeffet. Le rire naĂźt de lâinattendu, et
  rien de plus inattendu que ce dénoûment. Pas de saisissement
  comparable à ce soufflet de lumiÚre sur ce masque bouffon et
  terrible. On riait autour de ce rire; partout, en haut, en bas,
  sur le devant, au fond, les hommes, les femmes, les vieilles
  faces chauves, les roses figures dâenfants, les bons, les
  mĂ©chants, les gens gais, les gens tristes, tout le monde; et mĂȘme
  dans la rue, les passants, ceux qui ne voyaient pas, en entendant
  rire, riaient. Et ce rire sâachevait en battements de mains et
  en trépignements. La triveline refermée, on rappelait Gwynplaine
  avec frénésie. De là un succÚs énorme. Avez-vous vu _Chaos
  vaincu?_ On courait à Gwynplaine. Les insouciances venaient
  rire, les mélancolies venaient rire, les mauvaises consciences
  venaient rire. Rire si irrésistible que par moments il pouvait
  sembler maladif. Mais sâil y a une peste que lâhomme ne fuit
  pas, câest la contagion de la joie. Le succĂšs au surplus ne
  dĂ©passait point la populace. Grosse foule, câest petit peuple.
  On voyait _Chaos vaincu_ pour un penny. Le beau monde ne va pas
  oĂč lâon va pour un sou.
  Ursus ne haĂŻssait point cette Ćuvre, longtemps couvĂ©e par lui.
  --Câest dans le genre dâun nommĂ© Shakespeare, disait-il avec
  modestie.
  La juxtaposition de Dea ajoutait Ă lâinexprimable effet de
  Gwynplaine. Cette blanche figure à cÎté de ce gnome représentait
  ce quâon pourrait appeler lâĂ©tonnement divin. Le peuple
  regardait Dea avec une sorte dâanxiĂ©tĂ© mystĂ©rieuse. Elle avait
  ce je ne sais quoi de suprĂȘme de la vierge et de la prĂȘtresse,
  qui ignore lâhomme et connaĂźt Dieu. On voyait quâelle Ă©tait
  aveugle et lâon sentait quâelle Ă©tait voyante. Elle semblait
  debout sur le seuil du surnaturel. Elle paraissait ĂȘtre Ă moitiĂ©
  dans notre lumiĂšre et Ă moitiĂ© dans lâautre clartĂ©. Elle venait
  travailler sur la terre, et travailler de la façon dont travaille
  le ciel, avec de lâaurore. Elle trouvait une hydre et faisait
  une Ăąme. Elle avait lâair de la puissance crĂ©atrice, satisfaite
  et stupéfaite de sa création; on croyait voir sur son visage
  adorablement effaré la volonté de la cause et la surprise du
  rĂ©sultat. On sentait quâelle aimait son monstre. Le savait-elle
  monstre? Oui, puisquâelle le touchait. Non, puisquâelle
  lâacceptait. Toute cette nuit et tout ce jour mĂȘlĂ©s se
  rĂ©solvaient dans lâesprit du spectateur en un clair-obscur oĂč
  apparaissaient des perspectives infinies. Comment la divinité
  adhĂšre Ă lâĂ©bauche, de quelle façon sâaccomplit la pĂ©nĂ©tration de
  lâĂąme dans la matiĂšre, comment le rayon solaire est un cordon
  ombilical, comment le dĂ©figurĂ© se transfigure, comment lâinforme
  devient paradisiaque, tous ces mystÚres entrevus compliquaient
  dâune Ă©motion presque cosmique la convulsion dâhilaritĂ© soulevĂ©e
  par Gwynplaine. Sans aller au fond, car le spectateur nâaime
  point la fatigue de lâapprofondissement, on comprenait quelque
  chose au delĂ de ce quâon apercevait, et ce spectacle Ă©trange
  avait une transparence dâavatar.
  Quant Ă Dea, ce quâelle Ă©prouvait Ă©chappe Ă la parole humaine.
  Elle se sentait au milieu dâune foule, et ne savait ce que
  câĂ©tait quâune foule. Elle entendait une rumeur, et câest tout.
  Pour elle une foule Ă©tait un souffle; et au fond ce nâest que
  cela. Les gĂ©nĂ©rations sont des baleines qui passent. Lâbomme
  respire, aspire et expire. Dans cette foule, Dea se sentait
  seule, et avait le frisson dâune suspension au-dessus dâun
  prĂ©cipice. Tout Ă coup, dans ce trouble de lâinnocent en
  dĂ©tresse prĂȘt Ă accuser lâinconnu, dans ce mĂ©contentement de la
  chute possible, Dea, sereine pourtant, et supérieure à la vague
  angoisse du péril, mais intérieurement frémissante de son
  isolement, retrouvait sa certitude et son support; elle
  ressaisissait son fil de sauvetage dans lâunivers des tĂ©nĂšbres,
  elle posait sa main sur la puissante tĂȘte de Gwynplaine. Joie
  inouĂŻe! elle appuyait ses doigts roses sur cette forĂȘt de
  cheveux crépus. La laine touchée éveille une idée de douceur.
  Dea touchait un mouton quâelle savait ĂȘtre un lion. Tout son
  cĆur se fondait en un ineffable amour. Elle se sentait hors de
  danger, elle trouvait le sauveur. Le public croyait voir le
  contraire. Pour les spectateurs, lâĂȘtre sauvĂ©, câĂ©tait
  Gwynplaine, et lâĂȘtre sauveur, câĂ©tait Dea. Quâimporte! pensait
  Ursus, pour qui le cĆur de Dea Ă©tait visible. Et Dea, rassurĂ©e,
  consolĂ©e, ravie, adorait lâange, pendant que le peuple
  contemplait le monstre, et subissait, fasciné lui aussi, mais en
  sens inverse, cet immense rire prométhéen.
  Lâamour vrai ne se blase point. Ătant tout Ăąme, il ne peut
  sâattiĂ©dir. Une braise se couvre de cendre, une Ă©toile non. Ces
  impressions exquises se renouvelaient tous les soirs pour Dea, et
  elle Ă©tait prĂȘte Ă pleurer de tendresse pendant quâon se tordait
  de rire. Autour dâelle, on nâĂ©tait que joyeux; elle, elle Ă©tait
  heureuse.
  Du reste lâeffet de gaĂźtĂ©, dĂ» au rictus imprĂ©vu et stupĂ©fiant de
  Gwynplaine, nâĂ©tait Ă©videmment pas voulu par Ursus. Il eĂ»t
  préféré plus de sourire et moins de rire, et une admiration plus
  littéraire. Mais triomphe console. Il se réconciliait tous les
  soirs avec son succÚs excessif, en comptant combien les piles de
  farthings faisaient de shellings, et combien les piles de
  shellings faisaient de pounds. Et puis il se disait quâaprĂšs
  tout, ce rire passé, _Chaos vaincu_ se retrouvait au fond des
  esprits et quâil leur en restait quelque chose. Il ne se
  trompait peut-ĂȘtre point tout Ă fait; le tassement dâune Ćuvre
  se fait dans le public. La vérité est que cette populace,
  attentive à ce loup, à cet ours, à cet homme, puis à cette
  musique, Ă ces hurlements domptĂ©s par lâharmonie, Ă cette nuit
  dissipĂ©e par lâaube, Ă ce chant dĂ©gageant la lumiĂšre, acceptait
  avec une sympathie confuse et profonde, et mĂȘme avec un certain
  respect attendri, ce drame-poëme de _Chaos vaincu_, cette
  victoire de lâesprit sur la matiĂšre, aboutissant Ă la joie de
  lâhomme.
  Tels étaient les plaisirs grossiers du peuple.
  Ils lui suffisaient. Le peuple nâavait pas le moyen dâaller aux
  «nobles matches» de la gentry, et ne pouvait, comme les seigneurs
  et gentilshommes, parier mille guinées pour Helmsgail contre
  Phelem-ghe-madone.
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 Â
  X
  COUP DâĆIL DE CELUI QUI EST HORS DE TOUT SUR LES CHOSES ET SUR
  LES HOMMES
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  Lâhomme a une pensĂ©e, se venger du plaisir quâon lui fait. De lĂ
  le mépris pour le comédien.
  Cet ĂȘtre me charme, me divertit, mâenseigne, mâenchante, me
  console, me verse lâidĂ©al, mâest agrĂ©able et utile, quel mal
  puis-je lui rendre? Lâhumiliation. Le dĂ©dain, câest le soufflet
  à distance. Souffletons-le. Il me plaßt, donc il est vil. Il
  me sert, donc je le hais. OĂč y a-t-il une pierre que je la lui
  jette? PrĂȘtre, donne la tienne. Philosophe, donne la tienne.
  Bossuet, excommunie-le. Rousseau, insulte-le. Orateur,
  crache-lui les cailloux de ta bouche. Ours, lance-lui ton pavé.
  Lapidons lâarbre, meurtrissons le fruit, et mangeons-le. Bravo!
  et A bas! Dire les vers des poĂ«tes, câest ĂȘtre pestifĂ©rĂ©.
  Histrion, va! mettons-le au carcan dans son succÚs.
  Achevons-lui son triomphe en huĂ©e. Quâil amasse la foule et
  quâil crĂ©e la solitude. Et câest ainsi que les classes riches,
  dites hautes classes, ont inventé pour le comédien cette forme
  dâisolement, lâapplaudissement.
  La populace est moins féroce. Elle ne haïssait point Gwynplaine.
  Elle ne le méprisait pas non plus. Seulement le dernier calfat
  du dernier équipage de la derniÚre caraque amarrée dans le
  dernier des ports dâAngleterre se considĂ©rait comme
  incommensurablement supérieur à cet amuseur de «la canaille», et
  estimait quâun calfat est autant audessus dâun saltimbanque quâun
  lord est au-dessus dâun calfat.
  Gwynplaine était donc, comme tous les comédiens, applaudi et
  isolĂ©. Du reste, ici-bas tout succĂšs est crime, et sâexpie. Qui
  a la médaille a le revers.
  Pour Gwynplaine il nây avait point de revers. En ce sens que les
  deux cÎtés de son succÚs lui agréaient. Il était satisfait de
  lâapplaudissement, et content de lâisolement. Par
  lâapplaudissement, il Ă©tait riche; par lâisolement, il Ă©tait
  heureux.
  Ătre riche, dans ces bas-fonds, câest nâĂȘtre plus misĂ©rable.
  Câest nâavoir plus de trous Ă ses vĂȘtements, plus de froid dans
  son Ăątre, plus de vide dans son estomac. Câest manger Ă son
  appĂ©tit et boire Ă sa soif. Câest avoir tout le nĂ©cessaire, y
  compris un sou a donner a un pauvre. Cette richesse indigente,
  suffisante Ă la libertĂ©, Gwynplaine lâavait.
  Du cĂŽtĂ© de lâĂąme, il Ă©tait opulent. Il avait lâamour. Que
  pouvait-il désirer?
  Il ne désirait rien.
  La difformitĂ© de moins, il semble que ce pouvait ĂȘtre lĂ une
  offre Ă lui faire. Comme il lâeĂ»t repoussĂ©e! Quitter ce masque
  et reprendre son visage, redevenir ce quâil avait Ă©tĂ© peut-ĂȘtre,
  beau et charmant, certes, il nâeĂ»t pas voulu! Et avec quoi
  eût-il nourri Dea? que fût devenue la pauvre et douce aveugle
  qui lâaimait? Sans ce rictus qui faisait de lui un clown unique,
  il ne serait plus quâun saltimbanque comme un autre, le premier
  équilibriste venu, un ramasseur de liards entre les fentes des
  pavĂ©s, et Dea nâaurait peut-ĂȘtre pas du pain tous les jours! Il
  se sentait avec un profond orgueil de tendresse le protecteur de
  cette infirme céleste. Nuit, Solitude, Dénûment, Impuissance,
  Ignorance, Faim et Soif, les sept gueules béantes de la misÚre se
  dressaient autour dâelle, et il Ă©tait le saint Georges combattant
  ce dragon. Et il triomphait de la misÚre. Comment? par sa
  difformité. Par sa difformité, il était utile, secourable,
  victorieux, grand. Il nâavait quâĂ se montrer, et lâargent
  venait. Il était le maßtre des foules; il se constatait le
  souverain des populaces. Il pouvait tout pour Dea. Ses besoins,
  il y pourvoyait; ses désirs, ses envies, ses fantaisies, dans la
  sphÚre limitée des souhaits possibles à un aveugle, il les
  contentait. Gwynplaine et Dea Ă©taient, nous lâavons montrĂ© dĂ©jĂ ,
  la providence lâun de lâautre. Il se sentait enlevĂ© sur ses
  ailes, elle se sentait portée dans ses bras. Protéger qui vous
  aime, donner le nĂ©cessaire Ă qui vous donne les Ă©toiles, il nâest
  rien de plus doux. Gwynplaine avait cette fĂ©licitĂ© suprĂȘme. Et
  il la devait à sa difformité. Cette difformité le faisait
  supérieur à tout. Par elle il gagnait sa vie, et la vie des
  autres; par elle il avait lâindĂ©pendance, la libertĂ©, la
  célébrité, la satisfaction intime, la fierté. Dans cette
  difformité il était inaccessible. Les fatalités ne pouvaient
  rien contre lui au delĂ de ce coup oĂč elles sâĂ©taient Ă©puisĂ©es,
  et qui lui avait tourné en triomphe. Ce fond du malheur était
  devenu un sommet élyséen. Gwynplaine était emprisonné dans sa
  difformitĂ©, mais avec Dea. CâĂ©tait, nous lâavons dit, ĂȘtre au
  cachot dans le paradis. Il y avait entre eux et le monde des
  vivants une muraille. Tant mieux. Cette muraille les parquait,
  mais les défendait. Que pouvait-on contre Dea, que pouvait-on
  contre Gwynplaine, avec une telle fermeture de la vie autour
  dâeux? Lui ĂŽter le succĂšs? impossible. Il eĂ»t fallu lui ĂŽter
  sa face. Lui ĂŽter lâamour? impossible. Dea ne le voyait point.
  Lâaveuglement de Dea Ă©tait divinement incurable. Quel
  inconvénient avait pour Gwynplaine sa difformité? Aucun. Quel
  avantage avait-elle? Tous. Il était aimé malgré cette horreur,
  et peut-ĂȘtre Ă cause dâelle. InfirmitĂ© et difformitĂ© sâĂ©taient,
  dâinstinct, rapprochĂ©es et accouplĂ©es. Ătre aimĂ©, est-ce que ce
  nâest pas tout? Gwynplaine ne songeait Ă sa dĂ©figuration quâavec
  reconnaissance. Il était béni dans ce stigmate. Il le sentait
  avec joie imperdable et éternel, Quelle chance que ce bienfait
  fĂ»t irrĂ©mĂ©diable! Tant quâil y aurait des carrefours, des champs
  de foire, des routes oĂč aller devant soi, du peuple en bas, du
  ciel en haut, on serait sûr de vivre, Dea ne manquerait de rien,
  on aurait lâamour! Gwynplaine nâeĂ»t pas changĂ© de visage avec
  Apollon. Ătre monstre Ă©tait pour lui la forme du bonheur.
  Aussi disions-nous en commençant que la destinĂ©e lâavait comblĂ©.
  Ce réprouvé était un préféré.
  Il Ă©tait si heureux quâil en venait Ă plaindre les hommes autour
  de lui. Il avait de la pitiĂ© de reste. CâĂ©tait dâailleurs son
  instinct de regarder un peu dehors, car aucun homme nâest tout
  dâune piĂšce et une nature nâest pas une abstraction; il Ă©tait
  ravi dâĂȘtre murĂ©, mais de temps en temps il levait la tĂȘte
  par-dessus le mur. Il nâen rentrait quâavec plus de joie dans
  son isolement prÚs de Dea, aprÚs avoir comparé.
  Que voyait-il autour de lui? QuâĂ©tait-ce que ces vivants dont
  son existence nomade lui montrait tous les échantillons, chaque
  jour remplacĂ©s par dâautres? Toujours de nouvelles foules, et
  toujours la mĂȘme multitude. Toujours de nouveaux visages et
  toujours les mĂȘmes infortunes. Une promiscuitĂ© de ruines.
  Chaque soir toutes les fatalités sociales venaient faire cercle
  autour de sa félicité.
  La Green-Box était populaire.
  Le bas prix appelle la basse classe. Ce qui venait à lui
  câĂ©taient les faibles, les pauvres, les petits. On allait Ă
  Gwynplaine comme on va au gin. On venait acheter pour deux sous
  dâoubli. Du haut de son trĂ©teau, Gwynplaine passait en revue le
  sombre peuple. Son esprit sâemplissait de toutes ces apparitions
  successives de lâimmense misĂšre. La physionomie humaine est
  faite par la conscience et par la vie, et est la rĂ©sultante dâune
  foule de creusements mystérieux. Pas une souffrance, pas une
  colÚre, pas une ignominie, pas un désespoir, dont Gwynplaine ne
  vĂźt la ride. Ces bouches dâenfants nâavaient pas mangĂ©. Cet
  homme était un pÚre, cette femme était une mÚre, et derriÚre eux
  on devinait des familles en perdition. Tel visage sortait du
  vice et entrait au crime; et lâon comprenait le pourquoi:
  ignorance et indigence. Tel autre offrait une empreinte de bonté
  premiĂšre raturĂ©e par lâaccablement social et devenue haine. Sur
  ce front de vieille femme on voyait la famine; sur ce front de
  jeune fille on voyait la prostitution. Le mĂȘme fait, offrant
  chez la jeune la ressource, et plus lugubre là . Dans cette cohue
  il y avait des bras, mais pas dâoutils; ces travailleurs ne
  demandaient pas mieux, mais le travail manquait. Parfois prÚs de
  lâouvrier un soldat venait sâasseoir, quelquefois un invalide, et
  Gwynplaine apercevait ce spectre, la guerre. Ici Gwynplaine
  lisait chÎmage, là exploitation, là servitude. Sur certains
  fronts il constatait on ne sait quel refoulement vers
  lâanimalitĂ©, et ce lent retour de lâhomme Ă la bĂȘte produit en
  bas par la pression des pesanteurs obcures du bonheur dâen haut.
  Dans ces ténÚbres, il y avait pour Gwynplaine un soupirail. Ils
  avaient, lui et Dea, du bonheur par un jour de souffrance. Tout
  le reste était damnation. Gwynplaine sentait au-dessus de lui le
  piétinement inconscient des puissants, des opulents, des
  magnifiques, des grands, des élus du hasard; au-dessous, il
  distinguait le tas de faces pùles des déshérités; il se voyait,
  lui et Dea, avec leur tout petit bonheur, si immense, entre deux
  mondes; en haut le monde allant et venant, libre, joyeux,
  dansant, foulant aux pieds; en haut, le monde qui marche; en bas,
  le monde sur qui lâon marche. Chose fatale, et qui indique un
  profond mal social, la lumiĂšre Ă©crase lâombre! Gwynplaine
  constatait ce deuil. Quoi! une destinĂ©e si reptile! Lâhomme se
  traßnant ainsi! une telle adhérence à la poussiÚre et à la
  fange, un tel dégoût, une telle abdication, et une telle
  abjection, quâon a envie de mettre le pied dessus! de quel
  papillon cette vie terrestre est-elle donc la chenille? Quoi!
  dans cette foule qui a faim et qui ignore, partout, devant tous,
  le point dâinterrogation du crime ou de la honte!
  lâinflexibilitĂ© des lois produisant lâamollissement des
  consciences! pas un enfant qui ne croisse pour le rapetissement!
  pas une vierge qui ne grandisse pour lâoffre! pas une rose qui
  ne naisse pour la bave! Ses yeux parfois, curieux dâune
  curiositĂ© Ă©mue, cherchaient Ă voir jusquâau fond de cette
  obscuritĂ© oĂč agonisaient tant dâefforts inutiles et oĂč luttaient
  tant de lassitudes, familles dĂ©vorĂ©es par la sociĂ©tĂ©, mĆurs
  torturées par les lois, plaies faites gangrÚnes par la pénalité,
  indigences rongĂ©es par lâimpĂŽt, intelligences Ă vau-lâeau dans un
  engloutissement dâignorance, radeaux en dĂ©tresse couverts
  dâaffamĂ©s, guerres, disettes, rĂąles, cris, disparitions; et il
  sentait le vague saisissement de cette poignante angoisse
  universelle. Il avait la vision de toute cette écume du malheur
  sur le sombre pĂȘle-mĂȘle humain. Lui, il Ă©tait au port, et il
  regardait autour de lui ce naufrage. Par moment, il prenait dans
  ses mains sa tĂȘte dĂ©figurĂ©e, et songeait.
  Quelle folie que dâĂȘtre heureux! comme on rĂȘve! il lui venait
  des idĂ©es. Lâabsurde lui traversait le cerveau. Parce quâil
  avait autrefois secouru un enfant, il sentait des velléités de
  secourir le monde. Des nuages de rĂȘverie lui obscurcissaient
  parfois sa propre réalité; il perdait le sentiment de la
  proportion jusquâĂ se dire: Que pourrait-on faire pour ce pauvre
  peuple? Quelquefois son absorption Ă©tait telle quâil le disait
  tout haut. Alors Ursus haussait les épaules et le regardait
  fixement. Et Gwynplaine continuait de rĂȘver:--Oh! si jâĂ©tais
  puissant, comme je viendrais en aide aux malheureux! Mais que
  suis-je? un atome. Que puis-je? rien.
  Il se trompait. Il pouvait beaucoup pour les malheureux. Il les
  faisait rire.
  Et, nous lâavons dit, faire rire, câest faire oublier. Quel
  bienfaiteur sur la terre, quâun distributeur dâoubli!
 Â
 Â
  XI
  GWYNPLAINE EST DANS LE JUSTE, URSUS EST DANS LE VRAI
 Â
  Un philosophe est un espion. Ursus, guetteur de rĂȘves, Ă©tudiait
  son élÚve. Nos monologues ont sur notre front une vague
  rĂ©verbĂ©ration distincte au regard du physionomiste. Câest
  pourquoi ce qui se passait en Gwynplaine nâĂ©chappait point Ă
  Ursus. Un jour que Gwynplaine méditait, Ursus, le tirant par son
  capingot, sâĂ©cria:
  --Tu me fais lâeffet dâun observateur, imbĂ©cile! Prends-y garde,
  cela ne te regarde pas. Tu as une chose à faire, aimer Dea. Tu
  es heureux de deux bonheurs: le premier, câest que la foule voit
  ton museau, le second, câest que Dea ne le voit pas. Ce bonheur
  que tu as, tu nây as pas droit Nulle femme, voyant ta bouche,
  nâacceptera ton baiser. Et cette bouche qui fait ta fortune,
  cette face qui fait ta richesse, ça nâest pas Ă toi. Tu nâĂ©tais
  pas nĂ© avec ce visage-lĂ . Tu lâas pris Ă la grimace qui est au
  fond de lâinfini. Tu as volĂ© son masque au diable. Tu es
  hideux, contente-toi de ce quine. Il y a dans ce monde, qui est
  une chose trÚs bien faite, les heureux de droit et les heureux de
  raccroc. Tu es un heureux de raccroc. Tu es dans une cave oĂč se
  trouve prise une Ă©toile. La pauvre Ă©toile est Ă toi. Nâessaie
  pas de sortir de ta cave, et garde ton astre, araignée! Tu as
  dans la toile lâescarboucle VĂ©nus. Fais-moi le plaisir dâĂȘtre
  satisfait. Je te vois rĂȘvasser, câest idiot. Ăcoute, je vais te
  parler le langage de la vraie poésie: que Dea mange des tranches
  de bĆuf et des cĂŽtelelles de mouton, dans six mois elle sera
  forte comme une turque; épouse-la tout net, et fais-lui un
  enfant, deux enfants, trois enfants, une ribambelle dâenfants.
  VoilĂ ce que jâappelle philosopher. De plus, on est heureux, ce
  qui nâest pas bĂȘte. Avoir des petits, câest lĂ le bleu. Aie des
  mioches, torche-les, mouche-les, couche-les, barbouille-les et
  dĂ©barbouille-les, que tout cela grouille autour de toi; sâils
  rient, câest bien; sâils gueulent, câest mieux; crier, câest
  vivre; regarde-les tĂ©ter Ă six mois, ramper Ă un an, marcher Ă
  deux ans, grandir à quinze ans, aimer à vingt ans. Qui a ces
  joies, a tout. Moi, jâai manquĂ© cela, câest ce qui fait que je
  suis une brĂ»te. Le bon Dieu, un faiseur de beaux poĂȘmes, et qui
  est le premier des hommes de lettres, a dicté à son collaborateur
  Moïse: _Multipliez_! Tel est le texte. Multiplie, animal.
  Quant au monde, il est ce quâil est; il nâa pas besoin de toi
  pour aller mal. Nâen prends pas souci. Ne tâoccupe pas de ce
  qui est dehors. Laisse lâhorizon tranquille. Un comĂ©dien est
  fait pour ĂȘtre regardĂ©, non pour regarder. Sais-tu ce quâil y a
  dehors? les heureux de droit. Toi, je te le répÚte, tu es
  lâheureux du hasard. Tu es le filou du bonheur dont ils sont les
  propriĂ©taires. Ils sont les lĂ©gitimes, tu es lâintrus, tu vis en
  concubinage avec la chance. Que veux-tu de plus que ce que tu
  as? Que Schiboleth me soit en aide! ce polisson est un
  maroufle. Se multiplier par Dea, câest pourtant agrĂ©able. Une
  telle félicité ressemble à une escroquerie. Ceux qui ont le
  bonheur ici-bas par privilĂšge de lĂ -haut nâaiment pas quâon se
  permette dâavoir tant de joie audessous dâeux. Sâils te
  demandaient: de quel droit es-tu heureux? tu ne saurais que
  rĂ©pondre. Tu nâas pas de patente, eux ils en ont une. Jupiter,
  Allah, Vishnou, Sabaoth, nâimporte, leur a donnĂ© le visa pour
  ĂȘtre heureux. Crains-les. Ne te mĂȘle pas dâeux afin quâils ne
  se mĂȘlent pas de toi. Sais-tu ce que câest, misĂ©rable, que
  lâheureux de droit? Câest un ĂȘtre terrible, câest le lord. Ah!
  le lord, en voilĂ un qui a dĂ» intriguer dans lâinconnu du diable
  avant dâĂȘtre au monde, pour entrer dans la vie par cette
  porte-lĂ ! Comme il a dĂ» lui ĂȘtre difficile de naĂźtre! Il ne
  sâest donnĂ© que cette peine-lĂ , mais, juste ciel! câen est une!
  obtenir du destin, ce butor aveugle, quâil vous fasse dâemblĂ©e au
  berceau maĂźtre des hommes! corrompre ce buraliste pour quâil
  vous donne la meilleure place au spectacle! Lis le memento qui
  est dans la cahute que jâai mise Ă la retraite, lis ce brĂ©viaire
  de ma sagesse, et tu verras ce que câest que le lord. Un lord,
  câest celui qui a tout et qui est tout. Un lord est celui qui
  existe au-dessus de sa propre nature; un lord est celui qui a,
  jeune, les droits du vieillard, vieux, les bonnes fortunes du
  jeune homme, vicieux, le respect des gens de bien, poltron, le
  commandement des gens de cĆur, fainĂ©ant, le fruit du travail,
  ignorant, le diplĂŽme de Cambridge et dâOxford, bĂȘte, lâadmiration
  des poëtes, laid, le sourire des femmes, Thersite, le casque
  dâAchille, liĂšvre, la peau du lion. Nâabuse pas de mes paroles,
  je ne dis pas quâun lord soit nĂ©cessairement ignorant, poltron,
  laid, bĂȘte et vieux; je dis seulement quâil peut ĂȘtre tout cela
  sans que cela lui fasse du tort. Au contraire. Les lords sont
  les princes. Le roi dâAngleterre nâest quâun lord, le premier
  seigneur de la seigneurie; câest tout, câest beaucoup. Les rois
  jadis sâappelaient lords; le lord de Danemark, le lord dâIrlande,
  le lord des Iles. Le lord de NorvĂšge ne sâest appelĂ© roi que
  depuis trois cents ans. Lucius, le plus ancien roi dâAngleterre,
  était qualifié par saint Télesphore _milord Lucius_. Les lords
  sont pairs, câest-Ă -dire Ă©gaux. De qui? du roi. Je ne fais pas
  la faute de confondre les lords avec le parlement. LâassemblĂ©e
  du peuple, que les saxons, avant la conquĂȘte, intitulaient
  _wittenagemot_, les normands, aprĂšs la conquĂȘte, lâont intitulĂ©e
  _parliamentum_. Peu à peu on a mis le peuple à la porte. Les
  lettres closes du roi convoquant les communes portaient jadis _ad
  consilium impendendum_, elles portent aujourdâhui _ad
  consentiendum_. Les communes ont le droit de consentement. Dire
  oui est leur liberté. Les pairs peuvent dire non. Et la preuve,
  câest quâils lâont dit. Les pairs peuvent couper la tĂȘte au roi,
 Â
  messe, la langue latine ou autre que lâauditoire ne comprenait
  pas, nâembarrassait personne. On sâen tirait en lâaccompagnant
  gaßment de paroles connues. Notre vieille France gauloise
  particuliĂšrement avait cette maniĂšre-lĂ dâĂȘtre dĂ©vote. A
  lâĂ©glise, sur un _Immolatus_ les fidĂšles chantaient _Liesse
  prendrai_, et sur un _Sanctus_, _Baise-moi, ma mie_. Il fallut
  le concile de Trente pour mettre fin à ces familiarités.
  Ursus avait fait spécialement pour Gwynplaine un interlude, dont
  il Ă©tait content. CâĂ©tait son Ćuvre capitale. Il sây Ă©tait mis
  tout entier. Donner sa somme dans son produit, câest le triomphe
  de quiconque crée. La crapaude qui fait un crapaud fait un
  chef-dâĆuvre. Vous doutez? Essayez dâen faire autant.
  Ursus avait heaucoup léché cet interlude. Cet ourson était
  intitulé: _Chaos vaincu_.
  Voici ce que câĂ©tait:
  Un effet de nuit. Au moment oĂč la triveline sâĂ©cartait, la foule
  massée devant la Green-Box ne voyait que du noir. Dans ce noir
  se mouvaient, Ă lâĂ©tat reptile, trois formes confuses, un loup,
  un ours et un homme. Le loup Ă©tait le loup, Ursus Ă©tait lâours,
  Gwynplaine Ă©tait lâhomme. Le loup et lâours reprĂ©sentaient les
  forces fĂ©roces de la nature, les faims inconscientes, lâobscuritĂ©
  sauvage, et tous deux se ruaient sur Gwynplaine, et câĂ©tait le
  chaos combattant lâhomme. On ne distinguait la figure dâaucun.
  Gwynplaine se dĂ©batait couvert dâun linceul, et son visage Ă©tait
  cachĂ© par ses Ă©pais cheveux tombants. Dâailleurs tout Ă©tait
  tĂ©nĂšbres. Lâours grondait, le loup grinçait, lâhomme criait.
  Lâhomme avait le dessous, les deux bĂȘtes lâaccablaient; il
  demandait aide et secours, il jetait dans lâinconnu un profond
  appel. Il rĂąlait. On assistait Ă cette agonie de lâhomme
  ébauche, encore Ă peine distinct des brutes; câĂ©tait lugubre, la
  foule regardait haletante; une minute de plus, les fauves
  triomphaient, et le chaos allait rĂ©sorber lâhomme. Lutte, cris,
  hurlements, et tout Ă coup silence. Un chant dans lâombre. Un
  souffle avait passé, on entendait une voix. Des musiques
  mystĂ©rieuses flottaient, accompagnant ce chant de lâinvisible, et
  subitement, sans quâon sut dâoĂč ni comment, une blancheur
  surgissait. Cette blancheur était une lumiÚre, cette lumiÚre
  était une femme, cette femme Ă©tait lâesprit. Dea, calme,
  candide, belle, formidable de sérénité et de douceur,
  apparaissait au centre dâun nimbe. Silhouette de clartĂ© dans de
  lâaurore. La voix, câĂ©tait elle. Voix lĂ©gĂšre, profonde,
  ineffable. Dâinvisible faite visible, dans cette aube elle
  chantait. On croyait entendre une chanson dâange ou un hymne
  dâoiseau. A cette apparition, lâhomme, dressĂ© dans un sursaut
  dâĂ©blouissement, abattait ses deux poings sur les deux brutes
  terrassées.
  Alors la vision, portée sur un glissement difficile à comprendre
  et dâautant plus admirĂ©, chantait ces vers, dâune puretĂ©
  espagnole suffisante pour les matelots anglais qui écoutaient:
  Ora! Hora!
  De palabra
  Nace razon,
  Da luze el son[1].
  [1] Prie! pleure! Du verbe naßt la raison. Le chant crée la
  lumiÚre.
  Puis elle baissait les yeux au-dessous dâelle comme si elle eĂ»t
  vu un gouffre, et reprenait:
  Noche quitta te de alli
  El alba canta hallali[2].
  [2] Nuit! va-tâen! Lâaube chante hallali!
  A mesure quâelle chantait, lâhomme se levait de plus en plus, et,
  de gisant, il était maintenant agenouillé, les mains levées vers
  la vision, ses deux genoux posĂ©s sur les deux bĂȘtes immobiles et
  comme foudroyées. Elle continuait, tournée vers lui:
  Es menester a cielos ir,
  Y tu que llorabas reir[3].
  [3] Il faut aller au ciel,--et rire, toi qui pleurais.
  Et sâapprochant, avec une majestĂ© dâastre, elle ajoutait:
  Gebra barzon!
  Dexa, monstro,
  A tu negro
  Caparazon[4].
  [4] Brise le joug!--quitte, monstre,--ta noire--carapace.
  Et elle lui posait la main sur le front.
  Alors une autre voix sâĂ©levait, plus profonde et par consĂ©quent
  plus douce encore, voix navrĂ©e et ravie, dâune gravitĂ© tendre et
  farouche, et câĂ©tait le chant humain rĂ©pondant au chant sidĂ©ral.
  Gwynplaine, toujours agenouillĂ© dans lâobscuritĂ© sur lâours et le
  loup vaincus, la tĂȘte sous la main de Dea, chantait:
  O ven! ama!
  Eres alma,
  Soy corazon[5].
  [5] Oh! viens! aime!--tu es Ăąme,--je suis cĆur.
  Et brusquement, dans cette ombre, un jet de lumiÚre frappait
  Gwynplaine en pleine face.
  On voyait dans ces ténÚbres le monstre épanoui.
  Dire la commotion de la foule est impossible. Un soleil de rire
  surgissant, tel Ă©tait lâeffet. Le rire naĂźt de lâinattendu, et
  rien de plus inattendu que ce dénoûment. Pas de saisissement
  comparable à ce soufflet de lumiÚre sur ce masque bouffon et
  terrible. On riait autour de ce rire; partout, en haut, en bas,
  sur le devant, au fond, les hommes, les femmes, les vieilles
  faces chauves, les roses figures dâenfants, les bons, les
  mĂ©chants, les gens gais, les gens tristes, tout le monde; et mĂȘme
  dans la rue, les passants, ceux qui ne voyaient pas, en entendant
  rire, riaient. Et ce rire sâachevait en battements de mains et
  en trépignements. La triveline refermée, on rappelait Gwynplaine
  avec frénésie. De là un succÚs énorme. Avez-vous vu _Chaos
  vaincu?_ On courait à Gwynplaine. Les insouciances venaient
  rire, les mélancolies venaient rire, les mauvaises consciences
  venaient rire. Rire si irrésistible que par moments il pouvait
  sembler maladif. Mais sâil y a une peste que lâhomme ne fuit
  pas, câest la contagion de la joie. Le succĂšs au surplus ne
  dĂ©passait point la populace. Grosse foule, câest petit peuple.
  On voyait _Chaos vaincu_ pour un penny. Le beau monde ne va pas
  oĂč lâon va pour un sou.
  Ursus ne haĂŻssait point cette Ćuvre, longtemps couvĂ©e par lui.
  --Câest dans le genre dâun nommĂ© Shakespeare, disait-il avec
  modestie.
  La juxtaposition de Dea ajoutait Ă lâinexprimable effet de
  Gwynplaine. Cette blanche figure à cÎté de ce gnome représentait
  ce quâon pourrait appeler lâĂ©tonnement divin. Le peuple
  regardait Dea avec une sorte dâanxiĂ©tĂ© mystĂ©rieuse. Elle avait
  ce je ne sais quoi de suprĂȘme de la vierge et de la prĂȘtresse,
  qui ignore lâhomme et connaĂźt Dieu. On voyait quâelle Ă©tait
  aveugle et lâon sentait quâelle Ă©tait voyante. Elle semblait
  debout sur le seuil du surnaturel. Elle paraissait ĂȘtre Ă moitiĂ©
  dans notre lumiĂšre et Ă moitiĂ© dans lâautre clartĂ©. Elle venait
  travailler sur la terre, et travailler de la façon dont travaille
  le ciel, avec de lâaurore. Elle trouvait une hydre et faisait
  une Ăąme. Elle avait lâair de la puissance crĂ©atrice, satisfaite
  et stupéfaite de sa création; on croyait voir sur son visage
  adorablement effaré la volonté de la cause et la surprise du
  rĂ©sultat. On sentait quâelle aimait son monstre. Le savait-elle
  monstre? Oui, puisquâelle le touchait. Non, puisquâelle
  lâacceptait. Toute cette nuit et tout ce jour mĂȘlĂ©s se
  rĂ©solvaient dans lâesprit du spectateur en un clair-obscur oĂč
  apparaissaient des perspectives infinies. Comment la divinité
  adhĂšre Ă lâĂ©bauche, de quelle façon sâaccomplit la pĂ©nĂ©tration de
  lâĂąme dans la matiĂšre, comment le rayon solaire est un cordon
  ombilical, comment le dĂ©figurĂ© se transfigure, comment lâinforme
  devient paradisiaque, tous ces mystÚres entrevus compliquaient
  dâune Ă©motion presque cosmique la convulsion dâhilaritĂ© soulevĂ©e
  par Gwynplaine. Sans aller au fond, car le spectateur nâaime
  point la fatigue de lâapprofondissement, on comprenait quelque
  chose au delĂ de ce quâon apercevait, et ce spectacle Ă©trange
  avait une transparence dâavatar.
  Quant Ă Dea, ce quâelle Ă©prouvait Ă©chappe Ă la parole humaine.
  Elle se sentait au milieu dâune foule, et ne savait ce que
  câĂ©tait quâune foule. Elle entendait une rumeur, et câest tout.
  Pour elle une foule Ă©tait un souffle; et au fond ce nâest que
  cela. Les gĂ©nĂ©rations sont des baleines qui passent. Lâbomme
  respire, aspire et expire. Dans cette foule, Dea se sentait
  seule, et avait le frisson dâune suspension au-dessus dâun
  prĂ©cipice. Tout Ă coup, dans ce trouble de lâinnocent en
  dĂ©tresse prĂȘt Ă accuser lâinconnu, dans ce mĂ©contentement de la
  chute possible, Dea, sereine pourtant, et supérieure à la vague
  angoisse du péril, mais intérieurement frémissante de son
  isolement, retrouvait sa certitude et son support; elle
  ressaisissait son fil de sauvetage dans lâunivers des tĂ©nĂšbres,
  elle posait sa main sur la puissante tĂȘte de Gwynplaine. Joie
  inouĂŻe! elle appuyait ses doigts roses sur cette forĂȘt de
  cheveux crépus. La laine touchée éveille une idée de douceur.
  Dea touchait un mouton quâelle savait ĂȘtre un lion. Tout son
  cĆur se fondait en un ineffable amour. Elle se sentait hors de
  danger, elle trouvait le sauveur. Le public croyait voir le
  contraire. Pour les spectateurs, lâĂȘtre sauvĂ©, câĂ©tait
  Gwynplaine, et lâĂȘtre sauveur, câĂ©tait Dea. Quâimporte! pensait
  Ursus, pour qui le cĆur de Dea Ă©tait visible. Et Dea, rassurĂ©e,
  consolĂ©e, ravie, adorait lâange, pendant que le peuple
  contemplait le monstre, et subissait, fasciné lui aussi, mais en
  sens inverse, cet immense rire prométhéen.
  Lâamour vrai ne se blase point. Ătant tout Ăąme, il ne peut
  sâattiĂ©dir. Une braise se couvre de cendre, une Ă©toile non. Ces
  impressions exquises se renouvelaient tous les soirs pour Dea, et
  elle Ă©tait prĂȘte Ă pleurer de tendresse pendant quâon se tordait
  de rire. Autour dâelle, on nâĂ©tait que joyeux; elle, elle Ă©tait
  heureuse.
  Du reste lâeffet de gaĂźtĂ©, dĂ» au rictus imprĂ©vu et stupĂ©fiant de
  Gwynplaine, nâĂ©tait Ă©videmment pas voulu par Ursus. Il eĂ»t
  préféré plus de sourire et moins de rire, et une admiration plus
  littéraire. Mais triomphe console. Il se réconciliait tous les
  soirs avec son succÚs excessif, en comptant combien les piles de
  farthings faisaient de shellings, et combien les piles de
  shellings faisaient de pounds. Et puis il se disait quâaprĂšs
  tout, ce rire passé, _Chaos vaincu_ se retrouvait au fond des
  esprits et quâil leur en restait quelque chose. Il ne se
  trompait peut-ĂȘtre point tout Ă fait; le tassement dâune Ćuvre
  se fait dans le public. La vérité est que cette populace,
  attentive à ce loup, à cet ours, à cet homme, puis à cette
  musique, Ă ces hurlements domptĂ©s par lâharmonie, Ă cette nuit
  dissipĂ©e par lâaube, Ă ce chant dĂ©gageant la lumiĂšre, acceptait
  avec une sympathie confuse et profonde, et mĂȘme avec un certain
  respect attendri, ce drame-poëme de _Chaos vaincu_, cette
  victoire de lâesprit sur la matiĂšre, aboutissant Ă la joie de
  lâhomme.
  Tels étaient les plaisirs grossiers du peuple.
  Ils lui suffisaient. Le peuple nâavait pas le moyen dâaller aux
  «nobles matches» de la gentry, et ne pouvait, comme les seigneurs
  et gentilshommes, parier mille guinées pour Helmsgail contre
  Phelem-ghe-madone.
 Â
 Â
  X
  COUP DâĆIL DE CELUI QUI EST HORS DE TOUT SUR LES CHOSES ET SUR
  LES HOMMES
 Â
  Lâhomme a une pensĂ©e, se venger du plaisir quâon lui fait. De lĂ
  le mépris pour le comédien.
  Cet ĂȘtre me charme, me divertit, mâenseigne, mâenchante, me
  console, me verse lâidĂ©al, mâest agrĂ©able et utile, quel mal
  puis-je lui rendre? Lâhumiliation. Le dĂ©dain, câest le soufflet
  à distance. Souffletons-le. Il me plaßt, donc il est vil. Il
  me sert, donc je le hais. OĂč y a-t-il une pierre que je la lui
  jette? PrĂȘtre, donne la tienne. Philosophe, donne la tienne.
  Bossuet, excommunie-le. Rousseau, insulte-le. Orateur,
  crache-lui les cailloux de ta bouche. Ours, lance-lui ton pavé.
  Lapidons lâarbre, meurtrissons le fruit, et mangeons-le. Bravo!
  et A bas! Dire les vers des poĂ«tes, câest ĂȘtre pestifĂ©rĂ©.
  Histrion, va! mettons-le au carcan dans son succÚs.
  Achevons-lui son triomphe en huĂ©e. Quâil amasse la foule et
  quâil crĂ©e la solitude. Et câest ainsi que les classes riches,
  dites hautes classes, ont inventé pour le comédien cette forme
  dâisolement, lâapplaudissement.
  La populace est moins féroce. Elle ne haïssait point Gwynplaine.
  Elle ne le méprisait pas non plus. Seulement le dernier calfat
  du dernier équipage de la derniÚre caraque amarrée dans le
  dernier des ports dâAngleterre se considĂ©rait comme
  incommensurablement supérieur à cet amuseur de «la canaille», et
  estimait quâun calfat est autant audessus dâun saltimbanque quâun
  lord est au-dessus dâun calfat.
  Gwynplaine était donc, comme tous les comédiens, applaudi et
  isolĂ©. Du reste, ici-bas tout succĂšs est crime, et sâexpie. Qui
  a la médaille a le revers.
  Pour Gwynplaine il nây avait point de revers. En ce sens que les
  deux cÎtés de son succÚs lui agréaient. Il était satisfait de
  lâapplaudissement, et content de lâisolement. Par
  lâapplaudissement, il Ă©tait riche; par lâisolement, il Ă©tait
  heureux.
  Ătre riche, dans ces bas-fonds, câest nâĂȘtre plus misĂ©rable.
  Câest nâavoir plus de trous Ă ses vĂȘtements, plus de froid dans
  son Ăątre, plus de vide dans son estomac. Câest manger Ă son
  appĂ©tit et boire Ă sa soif. Câest avoir tout le nĂ©cessaire, y
  compris un sou a donner a un pauvre. Cette richesse indigente,
  suffisante Ă la libertĂ©, Gwynplaine lâavait.
  Du cĂŽtĂ© de lâĂąme, il Ă©tait opulent. Il avait lâamour. Que
  pouvait-il désirer?
  Il ne désirait rien.
  La difformitĂ© de moins, il semble que ce pouvait ĂȘtre lĂ une
  offre Ă lui faire. Comme il lâeĂ»t repoussĂ©e! Quitter ce masque
  et reprendre son visage, redevenir ce quâil avait Ă©tĂ© peut-ĂȘtre,
  beau et charmant, certes, il nâeĂ»t pas voulu! Et avec quoi
  eût-il nourri Dea? que fût devenue la pauvre et douce aveugle
  qui lâaimait? Sans ce rictus qui faisait de lui un clown unique,
  il ne serait plus quâun saltimbanque comme un autre, le premier
  équilibriste venu, un ramasseur de liards entre les fentes des
  pavĂ©s, et Dea nâaurait peut-ĂȘtre pas du pain tous les jours! Il
  se sentait avec un profond orgueil de tendresse le protecteur de
  cette infirme céleste. Nuit, Solitude, Dénûment, Impuissance,
  Ignorance, Faim et Soif, les sept gueules béantes de la misÚre se
  dressaient autour dâelle, et il Ă©tait le saint Georges combattant
  ce dragon. Et il triomphait de la misÚre. Comment? par sa
  difformité. Par sa difformité, il était utile, secourable,
  victorieux, grand. Il nâavait quâĂ se montrer, et lâargent
  venait. Il était le maßtre des foules; il se constatait le
  souverain des populaces. Il pouvait tout pour Dea. Ses besoins,
  il y pourvoyait; ses désirs, ses envies, ses fantaisies, dans la
  sphÚre limitée des souhaits possibles à un aveugle, il les
  contentait. Gwynplaine et Dea Ă©taient, nous lâavons montrĂ© dĂ©jĂ ,
  la providence lâun de lâautre. Il se sentait enlevĂ© sur ses
  ailes, elle se sentait portée dans ses bras. Protéger qui vous
  aime, donner le nĂ©cessaire Ă qui vous donne les Ă©toiles, il nâest
  rien de plus doux. Gwynplaine avait cette fĂ©licitĂ© suprĂȘme. Et
  il la devait à sa difformité. Cette difformité le faisait
  supérieur à tout. Par elle il gagnait sa vie, et la vie des
  autres; par elle il avait lâindĂ©pendance, la libertĂ©, la
  célébrité, la satisfaction intime, la fierté. Dans cette
  difformité il était inaccessible. Les fatalités ne pouvaient
  rien contre lui au delĂ de ce coup oĂč elles sâĂ©taient Ă©puisĂ©es,
  et qui lui avait tourné en triomphe. Ce fond du malheur était
  devenu un sommet élyséen. Gwynplaine était emprisonné dans sa
  difformitĂ©, mais avec Dea. CâĂ©tait, nous lâavons dit, ĂȘtre au
  cachot dans le paradis. Il y avait entre eux et le monde des
  vivants une muraille. Tant mieux. Cette muraille les parquait,
  mais les défendait. Que pouvait-on contre Dea, que pouvait-on
  contre Gwynplaine, avec une telle fermeture de la vie autour
  dâeux? Lui ĂŽter le succĂšs? impossible. Il eĂ»t fallu lui ĂŽter
  sa face. Lui ĂŽter lâamour? impossible. Dea ne le voyait point.
  Lâaveuglement de Dea Ă©tait divinement incurable. Quel
  inconvénient avait pour Gwynplaine sa difformité? Aucun. Quel
  avantage avait-elle? Tous. Il était aimé malgré cette horreur,
  et peut-ĂȘtre Ă cause dâelle. InfirmitĂ© et difformitĂ© sâĂ©taient,
  dâinstinct, rapprochĂ©es et accouplĂ©es. Ătre aimĂ©, est-ce que ce
  nâest pas tout? Gwynplaine ne songeait Ă sa dĂ©figuration quâavec
  reconnaissance. Il était béni dans ce stigmate. Il le sentait
  avec joie imperdable et éternel, Quelle chance que ce bienfait
  fĂ»t irrĂ©mĂ©diable! Tant quâil y aurait des carrefours, des champs
  de foire, des routes oĂč aller devant soi, du peuple en bas, du
  ciel en haut, on serait sûr de vivre, Dea ne manquerait de rien,
  on aurait lâamour! Gwynplaine nâeĂ»t pas changĂ© de visage avec
  Apollon. Ătre monstre Ă©tait pour lui la forme du bonheur.
  Aussi disions-nous en commençant que la destinĂ©e lâavait comblĂ©.
  Ce réprouvé était un préféré.
  Il Ă©tait si heureux quâil en venait Ă plaindre les hommes autour
  de lui. Il avait de la pitiĂ© de reste. CâĂ©tait dâailleurs son
  instinct de regarder un peu dehors, car aucun homme nâest tout
  dâune piĂšce et une nature nâest pas une abstraction; il Ă©tait
  ravi dâĂȘtre murĂ©, mais de temps en temps il levait la tĂȘte
  par-dessus le mur. Il nâen rentrait quâavec plus de joie dans
  son isolement prÚs de Dea, aprÚs avoir comparé.
  Que voyait-il autour de lui? QuâĂ©tait-ce que ces vivants dont
  son existence nomade lui montrait tous les échantillons, chaque
  jour remplacĂ©s par dâautres? Toujours de nouvelles foules, et
  toujours la mĂȘme multitude. Toujours de nouveaux visages et
  toujours les mĂȘmes infortunes. Une promiscuitĂ© de ruines.
  Chaque soir toutes les fatalités sociales venaient faire cercle
  autour de sa félicité.
  La Green-Box était populaire.
  Le bas prix appelle la basse classe. Ce qui venait à lui
  câĂ©taient les faibles, les pauvres, les petits. On allait Ă
  Gwynplaine comme on va au gin. On venait acheter pour deux sous
  dâoubli. Du haut de son trĂ©teau, Gwynplaine passait en revue le
  sombre peuple. Son esprit sâemplissait de toutes ces apparitions
  successives de lâimmense misĂšre. La physionomie humaine est
  faite par la conscience et par la vie, et est la rĂ©sultante dâune
  foule de creusements mystérieux. Pas une souffrance, pas une
  colÚre, pas une ignominie, pas un désespoir, dont Gwynplaine ne
  vĂźt la ride. Ces bouches dâenfants nâavaient pas mangĂ©. Cet
  homme était un pÚre, cette femme était une mÚre, et derriÚre eux
  on devinait des familles en perdition. Tel visage sortait du
  vice et entrait au crime; et lâon comprenait le pourquoi:
  ignorance et indigence. Tel autre offrait une empreinte de bonté
  premiĂšre raturĂ©e par lâaccablement social et devenue haine. Sur
  ce front de vieille femme on voyait la famine; sur ce front de
  jeune fille on voyait la prostitution. Le mĂȘme fait, offrant
  chez la jeune la ressource, et plus lugubre là . Dans cette cohue
  il y avait des bras, mais pas dâoutils; ces travailleurs ne
  demandaient pas mieux, mais le travail manquait. Parfois prÚs de
  lâouvrier un soldat venait sâasseoir, quelquefois un invalide, et
  Gwynplaine apercevait ce spectre, la guerre. Ici Gwynplaine
  lisait chÎmage, là exploitation, là servitude. Sur certains
  fronts il constatait on ne sait quel refoulement vers
  lâanimalitĂ©, et ce lent retour de lâhomme Ă la bĂȘte produit en
  bas par la pression des pesanteurs obcures du bonheur dâen haut.
  Dans ces ténÚbres, il y avait pour Gwynplaine un soupirail. Ils
  avaient, lui et Dea, du bonheur par un jour de souffrance. Tout
  le reste était damnation. Gwynplaine sentait au-dessus de lui le
  piétinement inconscient des puissants, des opulents, des
  magnifiques, des grands, des élus du hasard; au-dessous, il
  distinguait le tas de faces pùles des déshérités; il se voyait,
  lui et Dea, avec leur tout petit bonheur, si immense, entre deux
  mondes; en haut le monde allant et venant, libre, joyeux,
  dansant, foulant aux pieds; en haut, le monde qui marche; en bas,
  le monde sur qui lâon marche. Chose fatale, et qui indique un
  profond mal social, la lumiĂšre Ă©crase lâombre! Gwynplaine
  constatait ce deuil. Quoi! une destinĂ©e si reptile! Lâhomme se
  traßnant ainsi! une telle adhérence à la poussiÚre et à la
  fange, un tel dégoût, une telle abdication, et une telle
  abjection, quâon a envie de mettre le pied dessus! de quel
  papillon cette vie terrestre est-elle donc la chenille? Quoi!
  dans cette foule qui a faim et qui ignore, partout, devant tous,
  le point dâinterrogation du crime ou de la honte!
  lâinflexibilitĂ© des lois produisant lâamollissement des
  consciences! pas un enfant qui ne croisse pour le rapetissement!
  pas une vierge qui ne grandisse pour lâoffre! pas une rose qui
  ne naisse pour la bave! Ses yeux parfois, curieux dâune
  curiositĂ© Ă©mue, cherchaient Ă voir jusquâau fond de cette
  obscuritĂ© oĂč agonisaient tant dâefforts inutiles et oĂč luttaient
  tant de lassitudes, familles dĂ©vorĂ©es par la sociĂ©tĂ©, mĆurs
  torturées par les lois, plaies faites gangrÚnes par la pénalité,
  indigences rongĂ©es par lâimpĂŽt, intelligences Ă vau-lâeau dans un
  engloutissement dâignorance, radeaux en dĂ©tresse couverts
  dâaffamĂ©s, guerres, disettes, rĂąles, cris, disparitions; et il
  sentait le vague saisissement de cette poignante angoisse
  universelle. Il avait la vision de toute cette écume du malheur
  sur le sombre pĂȘle-mĂȘle humain. Lui, il Ă©tait au port, et il
  regardait autour de lui ce naufrage. Par moment, il prenait dans
  ses mains sa tĂȘte dĂ©figurĂ©e, et songeait.
  Quelle folie que dâĂȘtre heureux! comme on rĂȘve! il lui venait
  des idĂ©es. Lâabsurde lui traversait le cerveau. Parce quâil
  avait autrefois secouru un enfant, il sentait des velléités de
  secourir le monde. Des nuages de rĂȘverie lui obscurcissaient
  parfois sa propre réalité; il perdait le sentiment de la
  proportion jusquâĂ se dire: Que pourrait-on faire pour ce pauvre
  peuple? Quelquefois son absorption Ă©tait telle quâil le disait
  tout haut. Alors Ursus haussait les épaules et le regardait
  fixement. Et Gwynplaine continuait de rĂȘver:--Oh! si jâĂ©tais
  puissant, comme je viendrais en aide aux malheureux! Mais que
  suis-je? un atome. Que puis-je? rien.
  Il se trompait. Il pouvait beaucoup pour les malheureux. Il les
  faisait rire.
  Et, nous lâavons dit, faire rire, câest faire oublier. Quel
  bienfaiteur sur la terre, quâun distributeur dâoubli!
 Â
 Â
  XI
  GWYNPLAINE EST DANS LE JUSTE, URSUS EST DANS LE VRAI
 Â
  Un philosophe est un espion. Ursus, guetteur de rĂȘves, Ă©tudiait
  son élÚve. Nos monologues ont sur notre front une vague
  rĂ©verbĂ©ration distincte au regard du physionomiste. Câest
  pourquoi ce qui se passait en Gwynplaine nâĂ©chappait point Ă
  Ursus. Un jour que Gwynplaine méditait, Ursus, le tirant par son
  capingot, sâĂ©cria:
  --Tu me fais lâeffet dâun observateur, imbĂ©cile! Prends-y garde,
  cela ne te regarde pas. Tu as une chose à faire, aimer Dea. Tu
  es heureux de deux bonheurs: le premier, câest que la foule voit
  ton museau, le second, câest que Dea ne le voit pas. Ce bonheur
  que tu as, tu nây as pas droit Nulle femme, voyant ta bouche,
  nâacceptera ton baiser. Et cette bouche qui fait ta fortune,
  cette face qui fait ta richesse, ça nâest pas Ă toi. Tu nâĂ©tais
  pas nĂ© avec ce visage-lĂ . Tu lâas pris Ă la grimace qui est au
  fond de lâinfini. Tu as volĂ© son masque au diable. Tu es
  hideux, contente-toi de ce quine. Il y a dans ce monde, qui est
  une chose trÚs bien faite, les heureux de droit et les heureux de
  raccroc. Tu es un heureux de raccroc. Tu es dans une cave oĂč se
  trouve prise une Ă©toile. La pauvre Ă©toile est Ă toi. Nâessaie
  pas de sortir de ta cave, et garde ton astre, araignée! Tu as
  dans la toile lâescarboucle VĂ©nus. Fais-moi le plaisir dâĂȘtre
  satisfait. Je te vois rĂȘvasser, câest idiot. Ăcoute, je vais te
  parler le langage de la vraie poésie: que Dea mange des tranches
  de bĆuf et des cĂŽtelelles de mouton, dans six mois elle sera
  forte comme une turque; épouse-la tout net, et fais-lui un
  enfant, deux enfants, trois enfants, une ribambelle dâenfants.
  VoilĂ ce que jâappelle philosopher. De plus, on est heureux, ce
  qui nâest pas bĂȘte. Avoir des petits, câest lĂ le bleu. Aie des
  mioches, torche-les, mouche-les, couche-les, barbouille-les et
  dĂ©barbouille-les, que tout cela grouille autour de toi; sâils
  rient, câest bien; sâils gueulent, câest mieux; crier, câest
  vivre; regarde-les tĂ©ter Ă six mois, ramper Ă un an, marcher Ă
  deux ans, grandir à quinze ans, aimer à vingt ans. Qui a ces
  joies, a tout. Moi, jâai manquĂ© cela, câest ce qui fait que je
  suis une brĂ»te. Le bon Dieu, un faiseur de beaux poĂȘmes, et qui
  est le premier des hommes de lettres, a dicté à son collaborateur
  Moïse: _Multipliez_! Tel est le texte. Multiplie, animal.
  Quant au monde, il est ce quâil est; il nâa pas besoin de toi
  pour aller mal. Nâen prends pas souci. Ne tâoccupe pas de ce
  qui est dehors. Laisse lâhorizon tranquille. Un comĂ©dien est
  fait pour ĂȘtre regardĂ©, non pour regarder. Sais-tu ce quâil y a
  dehors? les heureux de droit. Toi, je te le répÚte, tu es
  lâheureux du hasard. Tu es le filou du bonheur dont ils sont les
  propriĂ©taires. Ils sont les lĂ©gitimes, tu es lâintrus, tu vis en
  concubinage avec la chance. Que veux-tu de plus que ce que tu
  as? Que Schiboleth me soit en aide! ce polisson est un
  maroufle. Se multiplier par Dea, câest pourtant agrĂ©able. Une
  telle félicité ressemble à une escroquerie. Ceux qui ont le
  bonheur ici-bas par privilĂšge de lĂ -haut nâaiment pas quâon se
  permette dâavoir tant de joie audessous dâeux. Sâils te
  demandaient: de quel droit es-tu heureux? tu ne saurais que
  rĂ©pondre. Tu nâas pas de patente, eux ils en ont une. Jupiter,
  Allah, Vishnou, Sabaoth, nâimporte, leur a donnĂ© le visa pour
  ĂȘtre heureux. Crains-les. Ne te mĂȘle pas dâeux afin quâils ne
  se mĂȘlent pas de toi. Sais-tu ce que câest, misĂ©rable, que
  lâheureux de droit? Câest un ĂȘtre terrible, câest le lord. Ah!
  le lord, en voilĂ un qui a dĂ» intriguer dans lâinconnu du diable
  avant dâĂȘtre au monde, pour entrer dans la vie par cette
  porte-lĂ ! Comme il a dĂ» lui ĂȘtre difficile de naĂźtre! Il ne
  sâest donnĂ© que cette peine-lĂ , mais, juste ciel! câen est une!
  obtenir du destin, ce butor aveugle, quâil vous fasse dâemblĂ©e au
  berceau maĂźtre des hommes! corrompre ce buraliste pour quâil
  vous donne la meilleure place au spectacle! Lis le memento qui
  est dans la cahute que jâai mise Ă la retraite, lis ce brĂ©viaire
  de ma sagesse, et tu verras ce que câest que le lord. Un lord,
  câest celui qui a tout et qui est tout. Un lord est celui qui
  existe au-dessus de sa propre nature; un lord est celui qui a,
  jeune, les droits du vieillard, vieux, les bonnes fortunes du
  jeune homme, vicieux, le respect des gens de bien, poltron, le
  commandement des gens de cĆur, fainĂ©ant, le fruit du travail,
  ignorant, le diplĂŽme de Cambridge et dâOxford, bĂȘte, lâadmiration
  des poëtes, laid, le sourire des femmes, Thersite, le casque
  dâAchille, liĂšvre, la peau du lion. Nâabuse pas de mes paroles,
  je ne dis pas quâun lord soit nĂ©cessairement ignorant, poltron,
  laid, bĂȘte et vieux; je dis seulement quâil peut ĂȘtre tout cela
  sans que cela lui fasse du tort. Au contraire. Les lords sont
  les princes. Le roi dâAngleterre nâest quâun lord, le premier
  seigneur de la seigneurie; câest tout, câest beaucoup. Les rois
  jadis sâappelaient lords; le lord de Danemark, le lord dâIrlande,
  le lord des Iles. Le lord de NorvĂšge ne sâest appelĂ© roi que
  depuis trois cents ans. Lucius, le plus ancien roi dâAngleterre,
  était qualifié par saint Télesphore _milord Lucius_. Les lords
  sont pairs, câest-Ă -dire Ă©gaux. De qui? du roi. Je ne fais pas
  la faute de confondre les lords avec le parlement. LâassemblĂ©e
  du peuple, que les saxons, avant la conquĂȘte, intitulaient
  _wittenagemot_, les normands, aprĂšs la conquĂȘte, lâont intitulĂ©e
  _parliamentum_. Peu à peu on a mis le peuple à la porte. Les
  lettres closes du roi convoquant les communes portaient jadis _ad
  consilium impendendum_, elles portent aujourdâhui _ad
  consentiendum_. Les communes ont le droit de consentement. Dire
  oui est leur liberté. Les pairs peuvent dire non. Et la preuve,
  câest quâils lâont dit. Les pairs peuvent couper la tĂȘte au roi,
 Â
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