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L'homme Qui Rit - 02

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  capuchon de peau d’agneau; le juge a un capuchon de menu vair,
  _de minuto vario_, quantité de petites fourrures blanches de
  toutes sortes, hors l’hermine. L’hermine est réservée aux pairs
  et au roi.
  «On ne peut accorder de _supplicavit_ contre un lord.
  «Un lord ne peut être contraint par corps. Hors le cas de Tour
  de Londres.
  «Un lord appelé chez le roi a droit de tuer un daim ou deux dans
  le parc royal.
  «Le lord tient dans son château cour de baron.
  «Il est indigne d’un lord d’aller dans les rues avec un manteau
  suivi de deux laquais. Il ne peut se montrer qu’avec un grand
  train de gentilshommes domestiques.
  «Les pairs se rendent au parlement en carrosses à la file; les
  communes, point. Quelques pairs vont à Westminster en chaises
  renversées à quatre roues. La forme de ces chaises et de ces
  carrosses armoriés et couronnés n’est permise qu’aux lords et
  fait partie de leur dignité.
  «Un lord ne peut être condamné à l’amende que par les lords, et
  jamais à plus de cinq schellings, excepté le duc, qui peut être
  condamné à dix.
  «Un lord peut avoir chez lui six étrangers. Tout autre anglais
  n’en peut avoir que quatre.
  «Un lord peut avoir huit tonneaux de vin sans payer de droits.
  «Le lord est seul exempt de se présenter devant le shériff de
  circuit.
  «Le lord ne peut être taxé pour la milice.
  «Quand il plaît à un lord, il lève un régiment et le donne au
  roi; ainsi font leurs grâces le duc d’Athol, le duc de Hamilton,
  et le duc de Northumberland.
  «Le lord ne relève que des lords.
  «Dans les procès d’intérêt civil, il peut demander son renvoi de
  la cause, s’il n’y a pas au moins un chevalier parmi les juges.
  «Le lord nomme ses chapelains.
  «Un baron nomme trois chapelains; un vicomte, quatre; un comte et
  un marquis, cinq; un duc, six.
  «Le lord ne peut être mis à la question, même pour haute
  trahison.
  «Le lord ne peut être marqué à la main.
  «Le lord est clerc, même ne sachant pas lire. Il sait de droit.
  «Un duc se fait accompagner par un dais partout où le roi n’est
  pas; un vicomte a un dais dans sa maison; un baron a un couvercle
  d’essai et se le fait tenir sous la coupe pendant qu’il boit; une
  baronne a le droit de se faire porter la queue par un homme en
  présence d’une vicomtesse.
  «Quatrevingt-six lords, ou fils aînés de lords, président aux
  quatrevingt-six tables, de cinq cents couverts chacune, qui sont
  servies chaque jour à sa majesté dans son palais aux frais du
  pays environnant la résidence royale.
  «Un roturier qui frappe un lord a le poing coupé.
  «Le lord est à peu près roi.
  «Le roi est à peu près Dieu.
  «La terre est une lordship.
  «Les anglais disent à Dieu _milord_.»
  Vis-à-vis cette inscription, on en lisait une deuxième, écrite de
  la même façon, et que voici:
   «SATISFACTIONS QUI DOIVENT SUFFIRE A CEUX QUI
   N’ONT RIEN.
  «Henri Auverquerque, comte de Grantham, qui siège à la chambre
  des lords entre le comte de Jersey et le comte de Greenwich, a
  cent mille livres sterling de rente. C’est à sa seigneurie
  qu’appartient le palais Grantham-Terrace, bâti tout en marbre, et
  célèbre par ce qu’on appelle le labyrinthe des corridors, qui est
  une curiosité où il y a le corridor incarnat en marbre de
  Sarancolin, le corridor brun en lumachelle d’Astracan, le
  corridor blanc en marbre de Lani, le corridor noir en marbre
  d’Alabanda, le corridor gris en marbre de Staremma, le corridor
  jaune en marbre de Hesse, le corridor vert en marbre du Tyrol, le
  corridor rouge mi-parti griotte de Bohême et lumachelle de
  Gordoue, le corridor bleu en turquin de Gênes, le corridor violet
  en granit de Catalogne, le corridor deuil, veiné blanc et noir,
  en schiste de Murviedro, le corridor rose en cipolin des Alpes,
  le corridor perle en lumachelle de Nonette, et le corridor de
  toutes couleurs, dit corridor courtisan, en brèche arlequine.
  «Richard Lowther, vicomte Lonsdale, a Lowther, dans le
  Weslmoreland, qui est d’un abord fastueux et dont le perron
  semble inviter les rois à entrer.
  «Richard, comte de Scarborough, vicomte et baron Lumley, vicomte
  de Waierford en Irlande, lord-lieutenant et vice-amiral du comté
  de Northumberland, et de Durham, ville et comté, a la double
  châtellenie de Stansted, l’antique et la moderne, où l’on admire
  une superbe grille en demi-cercle entourant un bassin avec jet
  d’eau incomparable. Il a de plus son château de Lumley.
  «Robert Darcy, comte de Holderness, a son domaine de Holderness,
  avec tours de baron, et des jardins infinis à la française où il
  se promène en carrosse à six chevaux précédé de deux piqueurs,
  comme il convient à un pair d’Angleterre.
  «Charles Beauclerk, duc de Saint-Albans, comte de Burford, baron
  Heddington, grand fauconnier d’Angleterre, a une maison à
  Windsor, royale à côté de celle du roi.
  «Charles Bodville, lord Robarles, baron Truro, vicomte Bodmyn, a
  Wimple en Cambridge, qui fait trois palais avec trois frontons,
  un arqué et deux triangulaires. L’arrivée est à quadruple rang
  d’arbres.
  «Le très noble et très puissant lord Philippe Herbert, vicomte de
  Caërdif, comte de Monlgomeri, comte de Pembroke, seigneur pair et
  rosse de Candall, Marmion, Saint-Quentin et Churland, gardien de
  l’étanerie dans les comtés de Cornouailles et de Devon, visiteur
  héréditaire du collège de Jésus, a le merveilleux jardin de
  Willton où il y a deux bassins à gerbe plus beaux que le
  Versailles du roi très chrétien Louis quatorzième.
  «Charles Seymour, duc de Somerset, a Somerset-House sur la
  Tamise, qui égale la villa Pamphili de Rome. On remarque sur la
  grande cheminée deux vases de porcelaine de la dynastie des Yuen,
  lesquels valent un demi-million de France.
  «En Yorkshire, Arthur, lord Ingram, vicomte Irwin, a
  Temple-Newsham où l’on entre par un arc de triomphe, et dont les
  larges toits plats ressemblent aux terrasses morisques.
  «Robert, lord Ferrers de Chartley, Bourchieret Lovaine, a, dans
  le Leicestershire, Staunton-Harold dont le parc en plan géométral
  a la forme d’un temple avec fronton; et, devant la pièce d’eau,
  la grande église à clocher carré est à sa seigneurie.
  «Dans le comté de Northampton, Charles Spencer, comte de
  Sunderland, un du conseil privé de sa majesté, possède Althrop où
  l’on entre par une grille à quatre piliers surmontés de groupes
  de marbre.
  «Laurence Hyde, comte de Rochester, a, en Surrey, New-Parke,
  magnifique par son acrotère sculpté, son gazon circulaire entouré
  d’arbres, et ses forêts à l’extrémité desquelles il y a une
  petite montagne artistement arrondie et surmontée d’un grand
  chêne qu’on voit de loin.
  «Philippe Slanhope, comte de Chesterfield, possède Bredby, en
  Derbyshire, qui a un pavillon d’horloge superbe, des fauconniers,
  des garennes et de très belles eaux longues, carrées et ovales,
  dont une en forme de miroir, avec deux jaillissements qui vont
  très haut.
  «Lord Cornwallis, baron de Eye, a Brome-Hall qui est un palais du
  quatorzième siècle.
  «Le très noble Algernon Capel, vicomte Malden, comte d’Essex, a
  Cashiobury en Hersfordshire, château qui a la forme d’un grand H
  et où il y a des chasses fort giboyeuses.
  «Charles, lord Ossulstone, a Dawly en Middlesex où l’on arrive
  par des jardins italiens.
  «James Cecill, comte de Salisbury, à sept lieues de Londres, a
  Hartfield-House, avec ses quatre pavillons seigneuriaux, son
  beffroi au centre et sa cour d’honneur, dallée de blanc et de
  noir comme celle de Saint-Germain. Ce palais, qui a deux cent
  soixante-douze pieds en front, a été bâti sous Jacques Ier par le
  grand trésorier d’Angleterre, qui est le bisaïeul du comte
  régnant. On y voit le lit d’une comtesse de Salisbury, d’un prix
  inestimable, entièrement fait d’un bois du Brésil qui est une
  panacée contre la morsure des serpents, et qu’on appelle
  _milhombres_, ce qui veut dire _mille hommes_. Sur ce lit est
  écrit en lettres d’or: _Honni soit qui mal y pense_.
  «Edward Rich, comte de Warwick et Holland, a Warwick-Castle, où
  l’on brûle des chênes entiers dans les cheminées.
  «Dans la paroisse de Seven-Oaks, Charles Sackville, baron
  Buekhurst, vicomte Cranfeild, comte de Dorset et Middlesex, a
  Knowle, qui est grand comme une ville, et qui se compose de trois
  palais, parallèles l’un derrière l’autre comme des lignes
  d’infanterie, avec dix pignons à escalier sur la façade
  principale, et une porte sous donjon à quatre tours.
  «Thomas Thynne, vicomte Weymouth, baron Varminster, possède
  Long-Leate, qui a presque autant de cheminées, de lanternes, de
  gloriettes, de poivrières, de pavillons et de tourelles que
  Chambord en France, lequel est au roi.
  «Henry Howard, comte de Suffolk, a, à douze lieues de Londres, le
  palais d’Audlyene en Middlesex, qui le cède à peine en grandeur
  et majesté à l’Escurial du roi d’Espagne.
  «En Bedforshire, Wrest-House-and-Park, qui est tout un pays
  enclos de fossés et de murailles, avec bois, rivières et
  collines, est à Henri, marquis de Kent.
  «Hampton-Court, en Hereford, avec son puissant donjon crénelé, et
  son jardin barré d’une pièce d’eau qui le sépare de la forêt, est
  à Thomas, lord Coningsby.
  «Grimsthorf, en Lincolnshire, avec sa longue façade coupée de
  hautes tourelles en pal, ses parcs, ses étangs, ses faisanderies,
  ses bergeries, ses boulingrins, ses quinconces, ses mails, ses
  futaies, ses parterres brodés, quadrillés et losangés de fleurs,
  qui ressemblent à de grands tapis, ses prairies de course, et la
  majesté du cercle où les carrosses tournent avant d’entrer au
  château, appartient à Robert, comte Lindsay, lord héréditaire de
  la forêt de Walham.
  «Up Parke, en Sussex, château carré avec deux pavillons
  symétriques à beffroi des deux côtés de la cour d’honneur, est au
  très honorable Ford, lord Grey, vicomte Glendale et comte de
  Tankarville.
  «Newnham Padox, en Warwickshire, qui a deux viviers
  quadrangulaires, et un pignon avec vitrail à quatre pans, est au
  comte de Denbigh, qui est comte de Rheinfelden en Allemagne.
  «Wythame, dans le comté de Berk, avec son jardin français où il y
  a quatre tonnelles taillées, et sa grande tour crénelée accostée
  de deux hautes nefs de guerre, est à lord Montagne, comte
  d’Abiegdon, qui a aussi Rycott, dont il est baron, et dont la
  porte principale fait lire la devise: _Virtus ariete fortior_.
  «William Cavendish, duc de Devonshîre, a six châteaux, dont
  Chaltsworth qui est à deux élages du plus bel ordre grec, et en
  outre sa grâce a son hôtel de Londres où il y a un lion qui
  tourne le dos au palais du roi.
  «Le vicomte Kinalmeaky, qui est comte de Cork en Irlande, a
  Burlington-house en Picadily, avec de vastes jardins qui vont
  jusqu’aux champs hors de Londres; il a aussi Chiswick où il y a
  neuf corps de logis magnifiques; il a aussi Londesburgh qui est
  un hôtel neuf à côté d’un vieux palais.
  «Le duc de Beaufort a Chelsea qui contient deux châteaux
  gothiques et un château florentin; il a aussi Badmington en
  Glocester, qui est une résidence d’où rayonnent une foule
  d’avenues comme d’une étoile. Très noble et puissant prince
  Henri, duc de Beaufort, est en même temps marquis et comte de
  Worcester, baron Raglan, baron Power, et baron Herbert de
  Chepstow.
  «John Holles, duc de Newcastle et marquis de Clare, a Bolsover
  dont le donjon carré est majestueux, plus Haughton en Nottingham
  où il y a au centre d’un bassin une pyramide ronde imitant la
  tour de Babel.
  «William, lord Craven, baron Graven de Hampsteard, a, en
  Warwickshire, une résidence, Comb-Abbey, où l’on voit le plus
  beau jet d’eau de l’Angleterre, et, en Berkshire, deux baronnies,
  Hampstead Marshall dont la façade offre cinq lanternes gothiques
  engagées, et Asdowne Park qui est un château au point
  d’intersection d’une croix de routes dans une forêt.
  «Lord Linnœus Clancharlie, baron Clancharlie et Hunkerville,
  marquis de Corleone en Sicile, a sa pairie assise sur le château
  de Clancharlie, bâti en 914 par Edouard le Vieux contre les
  Danois, plus Hunkerville-house à Londres, qui est un palais,
  plus, à Windsor, Corleone-lodge, qui en est un autre, et huit
  châtellenies, une à Bruxton, sur le Trerit, avec un droit sur les
  carrières d’albâtre, puis Gumdraith, Homble, Moricambe,
  Trenwardraith, Hell-Kerters, où il y a un puits merveilleux,
  Pillinmore et ses marais à tourbe, Reculver près de l’ancienne
  ville Vagniacoe, Vinecaunton sur la montagne Moil-enlli; plus
  dix-neuf bourgs et villages avec baillis, et tout le pays de
  Pensneth-chase, ce qui ensemble rapporte à sa seigneurie quarante
  mille livres sterling de rente.
  «Les cent soixante-douze pairs régnant sous Jacques II possèdent
  entre eux en bloc un revenu de douze cent soixante-douze mille
  livres sterling par an, qui est la onzième partie du revenu de
  l’Angleterre,»
  En marge du dernier nom, lord Linnœus Clancharlie, on lisait
  cette note de la main d’Ursus:
  --_Rebelle; en exil; biens, châteaux et domaines sous le
  séquestre. C’est bien fait._--
  
  IV
  Ursus admirait Homo. On admire près de soi. C’est une loi.
  Être toujours sourdement furieux, c’était la situation intérieure
  d’Ursus, et gronder était sa situation extérieure. Ursus était
  le mécontent de la création. Il était dans la nature celui qui
  fait de l’opposition. Il prenait l’univers en mauvaise part. Il
  ne donnait de satisfecit à qui que ce soit, ni à quoi que ce
  soit. Faire le miel n’absolvait pas l’abeille de piquer; une
  rosé épanouie n’absolvait pas le soleil de la fièvre jaune et du
  vomito negro. Il est probable que dans l’intimité Ursus faisait
  beaucoup de critiques à Dieu. Il disait:--Évidemment, le diable
  est à ressort, et le tort de Dieu, c’est d’avoir lâché la
  détente.--Il n’approuvait guère que les princes, et il avait sa
  manière à lui de les applaudir. Un jour que Jacques II donna en
  don à la Vierge d’une chapelle catholique irlandaise une lampe
  d’or massif, Ursus, qui passait par là, avec Homo, plus
  indifférent, éclata en admiration devant tout le peuple, et
  s’écria:--Il est certain que la sainte Vierge a bien plus besoin
  d’une lampe d’or que les petits enfants que voilà pieds nus n’ont
  besoin de souliers.
  De telles preuves de sa «loyauté» et l’évidence de son respect
  pour les puissances établies ne contribuèrent probablement pas
  peu à faire tolérer par les magistrats son existence vagabonde et
  sa mésalliance avec un loup. Il laissait quelquefois le soir,
  par faiblesse amicale, Homo se détirer un peu les membres et
  errer en liberté autour de la cahute; le loup était incapable
  d’un abus de confiance, et se comportait «en société»,
  c’est-à-dire parmi les hommes, avec la discrétion d’un caniche;
  pourtant, si l’on eût eu affaire à des alcades de mauvaise
  humeur, cela pouvait avoir des inconvénients; aussi Ursus
  maintenait-il, le plus possible, l’honnête loup enchaîné. Au
  point de vue politique, son écriteau sur l’or, devenu
  indéchiffrable et d’ailleurs peu intelligible, n’était autre
  chose qu’un barbouillage de façade et ne le dénonçait point.
  Même après Jacques II, et sous le règne «respectable» de
  Guillaume et Marie, les petites villes des comtés d’Angleterre
  pouvaient voir rôder paisiblement sa carriole. Il voyageait
  librement, d’un bout de la Grande-Bretagne à l’autre, débitant
  ses philtres et ses fioles, faisant, de moitié avec son loup, ses
  mômeries de médecin de carrefour, et il passait avec aisance à
  travers les mailles du filet de police tendu à cette époque par
  toute l’Angleterre pour éplucher les bandes nomades, et
  particulièrement pour arrêter au passage les «comprachicos».
  Du reste, c’était juste. Ursus n’était d’aucune bande. Ursus
  vivait avec Ursus; tête-à-tête de lui-même avec lui-même dans
  lequel un loup fourrait gentiment son museau. L’ambition d’Ursus
  eût été d’être caraïbe; ne le pouvant, il était celui qui est
  seul. Le solitaire est un diminutif du sauvage, accepté par la
  civilisation. On est d’autant plus seul qu’on est errant. De là
  son déplacement perpétuel. Rester quelque part lui semblait de
  l’apprivoisement. Il passait sa vie à passer son chemin. La vue
  des villes redoublait en lui le goût des broussailles, des
  halliers, des épines, et des trous dans les rochers. Son
  chez-lui était la forêt. Il ne se sentait pas très dépaysé dans
  le murmure des places publiques assez pareil au brouhaha des
  arbres. La foule satisfait dans une certaine mesure le goût
  qu’on a du désert. Ce qui lui déplaisait dans cette cahute,
  c’est qu’elle avait une porte et des fenêtres et qu’elle
  ressemblait à une maison. Il eût atteint son idéal s’il eût pu
  mettre une caverne sur quatre roues, et voyager dans un antre.
  Il ne souriait pas, nous l’avons dit, mais il riait; parfois,
  fréquemment même, d’un rire amer. Il y a du consentement dans le
  sourire, tandis que le rire est souvent un refus.
  Sa grande affaire était de haïr le genre humain. Il était
  implacable dans cette haine. Ayant tiré à clair ceci que la vie
  humaine est une chose affreuse, ayant remarqué la superposition
  des fléaux, les rois sur le peuple, la guerre sur les rois, la
  peste sur la guerre, la famine sur la peste, la bêtise sur le
  tout, ayant constaté une certaine quantité de châtiment dans le
  seul fait d’exister, ayant reconnu que la mort est une
  délivrance, quand on lui amenait un malade, il le guérissait. Il
  avait des cordiaux et des breuvages pour prolonger la vie des
  vieillards. Il remettait les culs-de-jatte sur leurs pieds, et
  leur jetait ce sarcasme;--Te voilà sur tes pattes. Puisses-tu
  marcher longtemps dans la vallée de larmes! Quand il voyait un
  pauvre mourant de faim, il lui donnait tous les liards qu’il
  avait sur lui en grommelant:
  --Vis, misérable! mange! dure longtemps! ce n’est pas moi qui
  abrégerai ton bagne.--Après quoi, il se frottait les mains, et
  disait:--Je fais aux hommes tout le mal que je peux.
  Les passants pouvaient, par le trou de la lucarne de l’arrière,
  lire au plafond de la cahute cette enseigne, écrite à
  l’intérieur, mais visible du dehors, et charbonnée en grosses
  lettres: URSUS, PHILOSOPHE.
  
  
  II
  LES COMPRACHICOS
  
  I
  Qui connait à cette heure le mot _comprachicos?_ et qui en sait
  le sens?
  Les comprachicos, ou comprapequeños, étaient une hideuse et
  étrange affiliation nomade, fameuse au dix-septième siècle,
  oubliée au dix-huitième, ignorée aujourd’hui. Les comprachicos
  sont, comme «la poudre de succession», un ancien détail social
  caractéristique. Ils font partie de la vieille laideur humaine.
  Pour le grand regard de l’histoire, qui voit les ensembles, les
  comprachicos se rattachent à l’immense fait Esclavage. Joseph
  vendu par ses frères est un chapitre de leur légende. Les
  comprachicos ont laissé trace dans les législations pénales
  d’Espagne et d’Angleterre. On trouve ça et là dans la confusion
  obscure des lois anglaises la pression de ce fait monstrueux,
  comme on trouve l’empreinte du pied d’un sauvage dans une forêt.
  Comprachicos, de même que comprapequenos, est un mot espagnol
  composé qui signifie «les _achète-petits_».
  Les comprachicos faisaient le commerce des enfants.
  Ils en achetaient et ils en vendaient.
  Ils n’en dérobaient point. Le vol des enfants est une autre
  industrie.
  Et que faisaient-ils de ces enfants?
  Des monstres.
  Pourquoi des monstres?
  Pour rire.
  Le peuple a besoin de rire; les rois aussi. Il faut aux
  carrefours le baladin; il faut aux louvres le bouffon. L’un
  s’appelle Turlupin, l’autre Triboulet.
  Les efforts de l’homme pour se procurer de la joie sont parfois
  dignes de l’attention du philosophe.
  Qu’ébauchons-nous dans ces quelques pages préliminaires? un
  chapitre du plus terrible des livres, du livre qu’on pourrait
  intituler: l’_Exploitation des malheureux par les heureux._
  
  II
  
  Un enfant destiné à être un joujou pour les hommes, cela a
  existé. (Cela existe encore aujourd’hui.) Aux époques naïves et
  féroces, cela constitue une industrie spéciale. Le dix-septième
  siècle, dit grand siècle, fut une de ces époques. C’est un
  siècle très byzantin; il eut la naïveté corrompue et la férocité
  délicate, variété curieuse de civilisation. Un tigre faisant la
  petite bouche, Mme de Sévigné minaude à propos du bûcher et de la
  roue. Ce siècle exploita beaucoup les enfants; les historiens,
  flatteurs de ce siècle, ont caché la plaie, mais ils ont laissé
  voir le remède, Vincent de Paul.
  Pour que l’homme-hochet réussisse, il faut le prendre de bonne
  heure. Le nain doit être commencé petit. On jouait de
  l’enfance. Mais un enfant droit, ce n’est pas bien amusant. Un
  bossu, c’est plus gai.
  De là un art. Il y avait des éleveurs. On prenait un homme et
  l’on faisait un avorton; on prenait un visage et l’on faisait un
  mufle. On tassait la croissance; on pétrissait la physionomie.
  Cette production artificielle de cas tératologiques avait ses
  règles. C’était toute une science. Qu’on s’imagine une
  orthopédie en sens inverse. Là où Dieu a mis le regard, cet art
  mettait le strabisme. Là où Dieu a mis l’harmonie, on mettait la
  difformité. Là où Dieu a mis la perfection, on rétablissait
  l’ébauche. Et, aux yeux des connaisseurs, c’était l’ébauche qui
  était parfaite. Il y avait également des reprises en sous-œuvre
  pour les animaux; on inventait les chevaux pies; Turenne montait
  un cheval pie. De nos jours, ne peint-on pas les chiens en bleu
  et en vert? La nature est notre canevas. L’homme a toujours
  voulu ajouter quelque chose à Dieu, L’homme retouche la création,
  parfois en bien, parfois en mal. Le bouffon de cour n’était pas
  autre chose qu’un essai de ramener l’homme au singe. Progrès en
  arrière. Chef-d’œuvre à reculons. En même temps, on tâchait de
  faire le singe homme. Barbe, duchesse de Cleveland et comtesse
  de Southampton, avait pour page un sapajou. Chez Françoise
  Sutton, baronne Dudley, huitième pairesse du banc des barons, le
  thé était servi par un babouin vêtu de brocart d’or que lady
  Dudley appelait «mon nègre». Catherine Sidley, comtesse de
  Dorchester, allait prendre séance au parlement dans un carrosse
  armorié derrière lequel se tenaient debout, museaux au vent,
  trois papions en grande livrée. Une duchesse de Medina-Coeli,
  dont le cardinal Polus vit le lever, se faisait mettre ses bas
  par un orang-outang. Ces singes montés en grade faisaient
  contrepoids aux hommes brutalisés et bestialisés. Cette
  promiscuité, voulue par les grands, de l’homme et de la bête,
  était particulièrement soulignée par le nain et le chien. Le
  nain ne quittait jamais le chien, toujours plus grand que lui.
  Le chien était le bini du nain. C’était comme deux colliers
  accouplés. Cette juxtaposition est constatée par une foule de
  monuments domestiques, notamment par le portrait de Jeffrey
  Hudson, nain de Henriette de France, fille de Henri IV, femme de
  Charles Ier.
  Dégrader l’homme mène à le déformer. On complétait la
  suppression d’état par la défiguration. Certains vivisecteurs de
  ces temps-là réussissaient très bien à effacer de la face humaine
  l’effigie divine. Le docteur Conquest, membre du collège
  d’Amen-Street et visiteur juré des boutiques de chimistes de
  Londres, a écrit un livre en latin sur cette chirurgie à rebours
  dont il donne les procédés. A en croire Justus de
  Carrick-Fergus, l’inventeur de cette chirurgie est un moine nommé
  Aven-More, mot irlandais qui signifie _Grande Rivière._
  Le nain de l’électeur palatin, Perkeo, dont la poupée--ou le
  spectre--sort d’une boîte à surprises dans la cave de Heidelberg,
  était un remarquable spécimen de cette science très variée dans
  ses applications.
  Cela faisait des êtres dont la loi d’existence était
  monstrueusement simple: permission de souffrir, ordre d’amuser.
  
  III
  
  Cette fabrication de monstres se pratiquait sur une grande
  échelle et comprenait divers genres.
  Il en fallait au sultan; il en fallait au pape. A l’un pour
  garder ses femmes; à l’autre pour faire ses prières. C’était un
  genre à part ne pouvant se reproduire lui-même. Ces à peu près
  humains étaient utiles à la volupté et à la religion. Le sérail
  et la chapelle Sixtine consommaient la même espèce de monstres,
  ici féroces, là suaves.
  On savait produire dans ces temps-là des choses qu’on ne produit
  plus maintenant, on avait des talents qui nous manquent, et ce
  n’est pas sans raison que les bons esprits crient à la décadence.
  On ne sait plus sculpter en pleine chair humaine; cela tient à ce
  que l’art des supplices se perd; on était virtuose en ce genre,
  on ne l’est plus; on a simplifié cet art au point qu’il va
  bientôt peut-être disparaître tout à fait. En coupant les
  membres à des hommes vivants, en leur ouvrant le ventre, en leur
  arrachant les viscères, on prenait sur le fait les phénomènes, on
  avait des trouvailles; il faut y renoncer, et nous sommes privés
  des progrès que le bourreau faisait faire à la chirurgie.
  Cette vivisection d’autrefois ne se bornait pas à confectionner
  pour la place publique des phénomènes, pour les palais des
  bouffons, espèces d’augmentatifs du courtisan, et pour les
  sultans et papes des eunuques, Elle abondait en variantes. Un de
  ces triomphes, c’était de faire un coq pour le roi d’Angleterre.
  Il était d’usage que, dans le palais du roi d’Angleterre, il y
  eût une sorte d’homme nocturne, chantant comme le coq. Ce
  veilleur, debout pendant qu’on dormait, rôdait dans le palais, et
  poussait d’heure en heure ce cri de basse-cour, répété autant de
  fois qu’il le fallait pour suppléer à une cloche. Cet homme,
  promu coq, avait subi pour cela en son enfance une opération dans
  le pharynx, laquelle fait partie de l’art décrit par le docteur
  Conquest. Sous Charles II, une salivation inhérente à
  l’opération ayant dégoûté la duchesse de Portsmouth, on conserva
  la fonction, afin de ne point amoindrir l’éclat de la couronne,
  mais on fit pousser le cri du coq par un homme non mutilé. On
  choisissait d’ordinaire pour cet emploi honorable un ancien
  officier. Sous Jacques II, ce fonctionnaire se nommait William
  Sampson Coq, et recevait annuellement pour son chant neuf livres
  deux schellings six sous[1].
   [1] Voir le docteur Chamberlayne, _État présent de
   l’Angleterre_, 1688, 1re partie, chap. XIII, p. 179.
  Il y a cent ans à peine, à Pétersbourg, les mémoires de Catherine
  II le racontent, quand le czar ou la czarine étaient mécontents
  d’un prince russe, on faisait accroupir le prince dans la grande
  antichambre du palais, et il restait dans cette posture un nombre
  de jours déterminé, miaulant, par ordre, comme un chat, ou
  gloussant comme une poule qui couve, et becquetant à terre sa
  nourriture.
  Ces modes sont passées; moins qu’on ne croit pourtant.
  Aujourd’hui, les courtisans gloussant pour plaire modifient un
  peu l’intonation. Plus d’un ramasse à terre, nous ne disons pas
  dans la boue, ce qu’il mange.
  Il est très heureux que les rois ne puissent pas se tromper. De
  cette façon leurs contradictions n’embarrassent jamais. En
  approuvant sans cesse, on est sûr d’avoir toujours raison, ce qui
  est agréable. Louis XIV n’eût aimé voir à Versailles ni un
  officier faisant le coq, ni un prince faisant le dindon. Ce qui
  rehaussait la dignité royale et impériale en Angleterre et en
  Russie eût semblé à Louis le Grand incompatible avec la couronne
  de saint Louis. On sait son mécontentement quand Madame
  Henriette une nuit s’oublia jusqu’à voir en songe une poule,
  grave inconvenance en effet dans une personne de la cour. Quand
  on est de la grande, on ne doit point rêver de la basse.
  Bossuet, on s’en souvient, partagea le scandale de Louis XIV.
  
  IV
  
  Le commerce des enfants au dix-septième siècle se complétait,
  nous venons de l’expliquer, par une industrie. Les comprachicos
  faisaient ce commerce et exerçaient cette industrie, Ils
  achetaient des enfants, travaillaient un peu cette matière
  première, et la revendaient ensuite.
  
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