🕥 34-minute read
L'homme Qui Rit - 01
Total number of words is 4418
Total number of unique words is 1763
30.4 of words are in the 2000 most common words
40.0 of words are in the 5000 most common words
45.1 of words are in the 8000 most common words
VICTOR HUGO
L’HOMME QUI RIT
De l’Angleterre tout est grand, même ce qui n’est pas bon, même
l’oligarchie. Le patriciat anglais, c’est le patriciat dans le
sens absolu du mot. Pas de féodalité plus illustre, plus
terrible et plus vivace. Disons-le, cette féodalité a été utile
à ses heures. C’est en Angleterre que ce phénomène, la
Seigneurie, veut être étudié, de même que c’est en France qu’il
faut étudier ce phénomène, la Royauté.
Le vrai titre de ce livre serait _l’Aristocratie_. Un autre
livre, qui suivra, pourra être intitulé _la Monarchie_. Et ces
deux livres, s’il est donné à l’auteur d’achever ce travail, en
précéderont et en amèneront un autre qui sera intitulé:
_Quatrevingt-treize_.
Hauteville-House, 1869.
PREMIÈRE PARTIE--LA MER ET LA NUIT
DEUX CHAPITRES PRÉLIMINAIRES
I--URSUS
II--LES COMPRACHICOS
LIVRE PREMIER--LA NUIT MOINS NOIRE QUE L’HOMME
I--LA POINTE SUD DE PORTLAND
II--ISOLEMENT
III--SOLITUDE
IV--QUESTIONS
V--L’ARBRE D’INVENTION HUMAINE
VI--BATAILLE ENTRE LA MORT ET LA NUIT
VII--LA POINTE NORD DE PORTLAND
LIVRE DEUXIÈME--L’OURQUE EN MER
I--LES LOIS QUI SONT HORS DE L’HOMME
II--LES SILHOUETTES DU COMMENCEMENT FIXÉES
III--LES HOMMES INQUIETS SUR LA MER INQUIÈTE
IV--ENTRÉE EN SCÈNE D’UN NUAGE DIFFÉRENT DES AUTRES
V--HARDQUANONNE
VI--ILS SE CROIENT AIDÉS
VII--HORREUR SACRÉE
VIII--NIX ET NOX
IX--SOIN CONFIÉ A LA MER FURIEUSE
X--LA GRANDE SAUVAGE. C’EST LA TEMPÊTE
XI--LES CASQUETS
XII--CORPS A CORPS AVEC L’ÉCUEIL
XIII--FACE A FACE AVEC LA NUIT
XIV--ORTACH
XV--PORTENTOSUM MARE
XVI--DOUCEUR SUBITE DE L’ÉNIGME
XVII--LA RESSOURCE DERNIÈRE
XVIII--LA RESSOURCE SUPRÊME
LIVRE TROISIÈME--L’ENFANT DANS L’OMBRE
I--LE CHESS-HILL
II--EFFET DE NEIGE
III--TOUTE VOIE DOULOUREUSE SE COMPLIQUE D’UN FARDEAU
IV--AUTRE FORME DU DÉSERT
V--LA MISANTHROPIE FAIT DES SIENNES
VI--LE RÉVEIL
DEUXIEME PARTIE--PAR ORDRE DU ROI
LIVRE PREMIER--ÉTERNELLE PRÉSENCE DU PASSÉ; LES HOMMES REFLÈTENT L’HOMME
I--LORD CLANCHARLIE
II--LORD DAVID DIRRY-MOIR
III--LA DUCHESSE JOSIANE
IV--MAGISTER ELEGANTIARUM
V--LA REINE ANNE
VI--BARKILPHEDRO
VII--BARKILPHEDRO PERCE
VIII--INFERI
IX--HAÏR EST AUSSI FORT QU’AIMER
X--FLAMBOIEMENTS QU’ON VERRAIT SI L’HOMME ÉTAIT TRANSPARENT
XI--BARKILPHEDRO EN EMBUSCADE
XII--ÉCOSSE, IRLANDE ET ANGLETERRE
LIVRE DEUXIÈME--GWINPLAINE ET DEA
I--OU L’ON VOIT LE VISAGE DE CELUI DONT ON N’A ENCORE VU QUE LES ACTIONS
II--DEA
III--«OCULOS NON HABET ET VIDET»
IV--LES AMOUREUX ASSORTIS
V--LE BLEU DANS LE NOIR
VI--URSUS INSTITUTEUR, ET URSUS TUTEUR
VII--LA CÉCITÉ DONNE DES LEÇONS DE CLAIRVOYANCE
VIII--NON SEULEMENT LE BONHEUR, MAIS LA PROSPÉRITÉ
IX--EXTRAVAGANCES QUE LES GENS SANS GOUT APPELLENT POÉSIE
X--COUP D’ŒIL DE CELUI QUI EST HORS DE TOUT SUR LES CHOSES ET
SUR LES HOMMES
XI--GWYNPLAINE EST DANS LE JUSTE, URSUS EST DANS LE VRAI
XII--URSUS LE POËTE ENTRAINE URSUS LE PHILOSOPHE
LIVRE TROISIÈME--COMMENCEMENT DE LA FÊLURE
I--L’INN TADCASTER
II--ÉLOQUENCE EN PLEIN VENT
III--OU LE PASSANT REPARAIT
IV--LES CONTRAIRES FRATERNISENT DANS LA HAINE
V--LE WAPENTAKE
VI--LA SOURIS INTERROGÉE PAR LES CHATS
VII--QUELLES RAISONS PEUT AVOIR UN QUADRUPLE POUR VENIR
S’ENCANAILLER PARMI LES GROS SOUS?
VIII--SYMPTOMES D’EMPOISONNEMENT
IX--ABYSSUS ABYSSUM VOCAT
LIVRE QUATRIÈME--LA CAVE PÉNALE
I--LA TENTATION DE SAINT GWYNPLAINE
II--DU PLAISANT AU SÉVÈRE
III--LEX, REX, FEX
IV--URSUS ESPIONNE LA POLICE
V--MAUVAIS LIEU
VI--QUELLES MAGISTRATURES IL Y AVAIT SOUS LES PERRUQUES D’AUTREFOIS
VII--FRÉMISSEMENT
VIII--GÉMISSEMENT
LIVRE CINQUIÈME--LA MER ET LE SORT REMUENT SOUS LE MÊME SOUFFLE
I--SOLIDITÉ DES CHOSES FRAGILES
II--CE QUI ERRE NE SE TROMPE PAS
III--AUCUN HOMME NE PASSERAIT BRUSQUEMENT DE LA SIBÉRIE AU SÉNÉGAL SANS
PERDRE CONNAISSANCE. (Humboldt.)
IV--FASCINATION
V--ON CROIT SE SOUVENIR, ON OUBLIE
LIVRE SIXIÈIME--ASPECTS VARIÉS D’URSUS
I--CE QUE DIT LE MISANTHROPE
II--CE QU’IL FAIT
III--COMPLICATIONS
IV--MOENIBUS SURDIS CAMPANA MUTA
V--LA RAISON D’ÉTAT TRAVAILLE EN PETIT COMME EN GRAND
LIVRE SEPTIEME--LA TITANE
I--RÉVEIL
II--RESSEMBLANCE D’UN PALAIS AVEC UN BOIS
III--EVE
IV--SATAN
V--ON SE RECONNAIT, MAIS ON NE SE CONNAIT PAS
LIVRE HUITIEME--LE CAPITOLE ET SON VOISINAGE
I--DISSECTION DES CHOSES MAJESTUEUSES
II--IMPARTIALITÉ
III--LA VIEILLE SALLE
IV--LA VIEILLE CHAMBRE
V--CAUSERIES ALTIÈRES
VI--LA HAUTE ET LA BASSE
VII--LES TEMPÊTES D’HOMMES PIRES QUE LES TEMPETES D’OCÉANS
VIII--SERAIT BON FRÈRE S’IL N’ÉTAIT BON FILS
LIVRE NEUVIEME--EN RUINE
I--C’EST A TRAVERS L’EXCÈS DE GRANDEUR QU’ON ARRIVE A L’EXCÈS DE MISÈRE
II--RÉSIDU
CONCLUSION--LA MER ET LA NUIT
I--CHIEN DE GARDE PEUT ÊTRE ANGE GARDIEN
II--BARKILPHEDRO A VISÉ L’AIGLE ET A ATTEINT LA COLOMBE
III--LE PARADIS RETROUVÉ ICI-BAS
IV--NON. LA-HAUT
NOTE
PREMIÈRE PARTIE
LA MER ET LA NUIT
DEUX CHAPITRES PRÉLIMINAIRES
I--URSUS
Ursus et Homo étaient liés d’une amitié étroite. Ursus était un
homme, Homo était un loup, Leurs humeurs s’étaient convenues.
C’était l’homme qui avait baptisé le loup. Probablement il
s’était aussi choisi lui-même son nom; ayant trouvé _Ursus_ bon
pour lui, il avait trouvé _Homo_ bon pour la bête, L’association
de cet homme et de ce loup profitait aux foires, aux fêtes de
paroisse, aux coins de rues où les passants s’attroupent, et au
besoin qu’éprouve partout le peuple d’écouter des sornettes et
d’acheter de l’orviétan. Ce loup, docile et gracieusement
subalterne, était agréable à la foule. Voir des apprivoisements
est une chose qui plaît. Notre suprême contentement est de
regarder défiler toutes les variétés de la domestication. C’est
ce qui fait qu’il y a tant de gens sur le passage des cortèges
royaux.
Ursus et Homo allaient de carrefour en carrefour, des places
publiques d’Aberystwith aux places publiques de Yeddburg, de pays
en pays, de comté en comté, de ville en ville. Un marché épuisé,
ils passaient à l’autre. Ursus habitait une cahute roulante
qu’Homo, suffisamment civilisé, traînait le jour et gardait la
nuit. Dans les routes difficiles, dans les montées, quand il y
avait trop d’ornière et trop de boue, l’homme se bouclait la
bricole au cou et tirait fraternellement, côte à côte avec le
loup. Ils avaient ainsi vieilli ensemble. Ils campaient à
l’aventure dans une friche, dans une clairière, dans la patte
d’oie d’un entre-croisement de routes, à l’entrée des hameaux,
aux portes des bourgs, dans les halles, dans les mails publics,
sur la lisière des parcs, sur les parvis d’églises, Quand la
carriole s’arrêtait dans quelque champ de foire, quand les
commères accouraient béantes, quand les curieux faisaient cercle,
Ursus pérorait, Homo approuvait. Homo, une sébile dans sa
gueule, faisait poliment la quête dans l’assistance. Ils
gagnaient leur vie. Le loup était lettré, l’homme aussi. Le
loup avait été dressé par l’homme, ou s’était dressé tout seul, à
diverses gentillesses de loup qui contribuaient à la
recette.--Surtout ne dégénère pas en homme, lui disait son ami.
Le loup ne mordait jamais, l’homme quelquefois. Du moins, mordre
était la prétention d’Ursus. Ursus était un misanthrope, et,
pour souligner sa misanthropie, il s’était fait bateleur. Pour
vivre aussi, car l’estomac impose ses conditions. De plus ce
bateleur misanthrope, soit pour se compliquer, soit pour se
compléter, était médecin. Médecin c’est peu, Ursus était
ventriloque. On le voyait parler sans que sa bouche remuât. Il
copiait, à s’y méprendre, l’accent et la prononciation du premier
venu; il imitait les voix à croire entendre les personnes. A lui
tout seul, il faisait le murmure d’une foule, ce qui lui donnait
droit au titre d’_engastrimythe_. Il le prenait. Il
reproduisait toutes sortes de cris d’oiseaux, la grive, le
grasset, l’alouette pépi, qu’on nomme aussi la béguinette, le
merle à plastron blanc, tous voyageurs comme lui; de façon que,
par instants, il vous faisait entendre, à son gré, ou une place
publique couverte de rumeurs humaines, ou une prairie pleine de
voix bestiales; tantôt orageux comme une multitude, tantôt puéril
et serein comme l’aube.--Du reste, ces talents-là, quoique rares,
existent. Au siècle dernier, un nommé Touzel, qui imitait les
cohues mêlées d’hommes et d’animaux et qui copiait tous les cris
de bêtes, était attaché à la personne de Buffon en qualité de
ménagerie.--Ursus était sagace, invraisemblable, et curieux, et
enclin aux explications singulières, que nous appelons fables.
Il avait l’air d’y croire. Cette effronterie faisait partie de
sa malice. Il regardait dans la main des quidams, ouvrait des
livres au hasard et concluait, prédisait les sorts, enseignait
qu’il est dangereux de rencontrer une jument noire et plus
dangereux encore de s’entendre, au moment où l’on part pour un
voyage, appeler par quelqu’un qui ne sait pas où vous allez, et
il s’intitulait «marchand de superstition». Il disait: «Il y a
entre l’archevêque de Cantorbéry et moi une différence; moi,
j’avoue.» Si bien que l’archevêque, justement indigné, le fit un
jour venir; mais Ursus, adroit, désarma sa grâce en lui récitant
un sermon de lui Ursus sur le saint jour de Christmas que
l’archevêque, charmé, apprit par cœur, débita en chaire et
publia, comme de lui archevêque. Moyennant quoi, il pardonna.
Ursus, médecin, guérissait, parce que ou quoique. Il pratiquait
les aromates. Il était versé dans les simples. Il tirait parti
de la profonde puissance qui est dans un tas de plantes
dédaignées, la coudre moissine, la bourdaine blanche, le hardeau,
la mancienne, la bourg-épine, la viorne, le nerprun. Il traitait
la phthisie par la ros solis; il usait à propos des feuilles du
tithymale qui, arrachées par le bas, sont un purgatif, et,
arrachées par le haut, sont un vomitif; il vous ôtait un mal de
gorge au moyen de l’excroissance végétale dite _oreille de juif_;
il savait quel est le jonc qui guérit le bœuf, et quelle est la
menthe qui guérit le cheval; il était au fait des beautés et des
bontés de l’herbe mandragore qui, personne ne l’ignore, est homme
et femme. Il avait des recettes. Il guérissait les brûlures
avec de la laine de salamandre, de laquelle Néron, au dire de
Pline, avait une serviette. Ursus possédait une cornue et un
matras; il faisait de la transmutation; il vendait des panacées.
On contait de lui qu’il avait été jadis un peu enfermé à Bedlam;
on lui avait fait l’honneur de le prendre pour un insensé, mais
on l’avait relâché, s’apercevant qu’il n’était qu’un poëte.
Cette histoire n’était probablement pas vraie; nous avons tous de
ces légendes que nous subissons.
La réalité est qu’Ursus était savantasse, homme de goût, et vieux
poëte latin. Il était docte sous les deux espèces, il
hippocralisait et il pindarisait. Il eût concouru en phébus avec
Rapin et Vida. Il eût composé d’une façon non moins triomphante
que le Père Bouhours des tragédies jésuites. Il résultait de sa
familiarité avec les vénérables rhythmes et mètres des anciens
qu’il avait des images à lui, et toute une famille de métaphores
classiques. Il disait d’une mère précédée de ses deux filles:
_c’est un dactyle_, d’un père suivi de ses deux fils: _c’est un
anapeste_, et d’un petit enfant marchant entre son grand-père et
sa grand’mère: _c’est un amphimacre_. Tant de science ne pouvait
aboutir qu’à la famine. L’école de Salerne dit: «Mangez peu et
souvent». Ursus mangeait peu et rarement; obéissant ainsi à une
moitié du précepte et désobéissant à l’autre; mais c’était la
faute du public, qui n’affluait pas toujours et n’achetait pas
fréquemment. Ursus disait: «L’expectoration d’une sentence
soulage. Le loup est consolé par le hurlement, le mouton par la
laine, la forêt par la fauvette, la femme par l’amour, et le
philosophe par l’épiphonème.» Ursus, au besoin, fabriquait des
comédies qu’il jouait à peu près; cela aide à vendre les drogues.
Il avait, entre autres œuvres, composé une bergerade héroïque en
l’honneur du chevalier Hugh Middleton qui, en 1608, apporta à
Londres une rivière. Cette rivière était tranquille dans le
comté de Hartford, à soixante milles de Londres; le chevalier
Middleton vint et la prit; il amena une brigade de six cents
hommes armés de pelles et de pioches, se mit à remuer la terre,
la creusant ici, l’élevant là, parfois vingt pieds haut, parfois
trente pieds profond, fit des aqueducs de bois en l’air, et ça et
là huit cents ponts, de pierre, de brique, de madriers, et un
beau matin, la rivière entra dans Londres, qui manquait d’eau.
Ursus transforma tous ces détails vulgaires en une belle
bucolique entre le fleuve Tamis et la rivière Serpentine; le
fleuve invitait la rivière à venir chez lui, et lui offrait son
lit, et lui disait: «Je suis trop vieux pour plaire aux femmes,
mais je suis assez riche pour les payer.»--Tour ingénieux et
galant pour exprimer que sir Hugh Middleton avait fait tous les
travaux à ses frais.
Ursus était remarquable dans le soliloque. D’une complexion
farouche et bavarde, ayant le désir de ne voir personne et le
besoin de parler à quelqu’un, il se tirait d’affaire en se
parlant à lui-même. Quiconque a vécu solitaire sait à quel point
le monologue est dans la nature. La parole intérieure démange.
Haranguer l’espace est un exutoire. Parler tout haut et tout
seul, cela fait l’effet d’un dialogue avec le dieu qu’on a en
soi. C’était, on ne l’ignore point, l’habitude de Socrate. Il
se pérorait. Luther aussi. Ursus tenait de ces grands hommes.
Il avait cette faculté hermaphrodite d’être son propre auditoire.
Il s’interrogeait et se répondait; il se glorifiait et
s’insultait. On l’entendait de la rue monologuer dans sa cahute.
Les passants, qui ont leur manière à eux d’apprécier les gens
d’esprit, disaient: c’est un idiot. Il s’injuriait parfois, nous
venons de le dire, mais il y avait aussi des heures où il se
rendait justice. Un jour, dans une de ces allocutions qu’il
s’adressait à lui-même, on l’entendit crier:--J’ai étudié le
végétal dans tous ses mystères, dans la tige, dans le bourgeon,
dans la sépale, dans le pétale, dans l’étamine, dans la carpelle,
dans l’ovule, dans la thèque, dans la sporange, et dans
l’apothécion. J’ai approfondi la chromatie, l’osmosie, et la
chymosie, c’est-à-dire la formation de la couleur, de l’odeur et
de la saveur.--Il y avait sans doute, dans ce certificat qu’Ursus
délivrait à Ursus, quelque fatuité, mais que ceux qui n’ont point
approfondi la chromatie, l’osmosie et la chymosie, lui jettent la
première pierre.
Heureusement Ursus n’était jamais allé dans les Pays-Bas. On l’y
eût certainement voulu peser pour savoir s’il avait le poids
normal au delà ou en deçà duquel un homme est sorcier. Ce poids
en Hollande était sagement fixé par la loi. Rien n’était plus
simple et plus ingénieux. C’était une vérification. On vous
mettait dans un plateau, et l’évidence éclatait si vous rompiez
l’équilibre; trop lourd, vous étiez pendu; trop léger, vous étiez
brûlé, On peut voir encore aujourd’hui, à Oudewater, la balance à
peser les sorciers, mais elle sert maintenant à peser les
fromages, tant la religion a dégénéré! Ursus eût eu certainement
maille à partir avec cette balance. Dans ses voyages, il
s’abstint de la Hollande, et fit bien. Du reste, nous croyons
qu’il ne sortait point de la Grande-Bretagne.
Quoi qu’il en fût, étant très pauvre et très âpre, et ayant fait
dans un bois la connaissance d’Homo, le goût de la vie errante
lui était venu. Il avait pris ce loup en commandite, et il s’en
était allé avec lui par les chemins, vivant, à l’air libre, de la
grande vie du hasard. Il avait beaucoup d’industrie et
d’arrière-pensée et un grand art en toute chose pour guérir,
opérer, tirer les gens de maladie, et accomplir des
particularités surprenantes; il était considéré comme bon
saltimbanque et bon médecin; il passait aussi, on le comprend,
pour magicien; un peu, pas trop; car il était malsain à celle
époque d’être cru ami du diable. A vrai dire, Ursus, par passion
de pharmacie et amour des plantes, s’exposait, vu qu’il allait
souvent cueillir des herbes dans les fourrés bourrus où sont les
salades de Lucifer, et où l’on risque, comme l’a constaté le
conseiller De l’Ancre, de rencontrer dans la brouée du soir un
homme qui sort de terre, «borgne de l’œil droit, sans manteau,
l’épée au côté, pieds nus et deschaux». Ursus du reste, quoique
d’allure et de tempérament bizarres, était trop galant homme pour
attirer ou chasser la grêle, faire paraître des faces, tuer un
homme du tourment de trop danser, suggérer des songes clairs ou
trisles et pleins d’effroi, et faire naître des coqs à quatre
ailes; il n’avait pas de ces méchancetés-là. Il était incapable
de certaines abominations. Comme, par exemple, de parler
allemand, hébreu ou grec, sans l’avoir appris, ce qui est le
signe d’une scélératesse exécrable, ou d’une maladie naturelle
procédant de quelque humeur mélancolique. Si Ursus parlait
latin, c’est qu’il le savait. Il ne se serait point permis de
parler syriaque, attendu qu’il ne le savait pas; en outre, il est
avéré que le syriaque est la langue des sabbats. En médecine, il
préférait correctement Gallien à Cardan, Cardan, tout savant
homme qu’il est, n’étant qu’un ver de terre au respect de
Gallien.
En somme, Ursus n’était point un personnage inquiété par la
police. Sa cahute était assez longue et assez large pour qu’il
pût s’y coucher sur un coffre où étaient ses hardes, peu
somptueuses. Il était propriétaire d’une lanterne, de plusieurs
perruques, et de quelques ustensiles accrochés à des clous, parmi
lesquels des instruments de musique. Il possédait en outre une
peau d’ours dont il se couvrait les jours de grande performance;
il appelait cela se mettre en costume. Il disait: _J’ai deux
peaux; voici la vraie_. Et il montrait la peau d’ours. La
cahute à roues était à lui et au loup. Outre sa cahute, sa
cornue et son loup, il avait une flûte et une viole de gambe, et
il en jouait agréablement. Il fabriquait lui-même ses élixirs.
Il tirait de ses talents de quoi souper quelquefois. Il y avait
au plafond de sa cahute un trou par où passait le tuyau d’un
poêle de fonte contigu à son coffre, assez pour roussir le bois.
Ce poêle avait deux compartiments; Ursus dans l’un faisait cuire
de l’alchimie, et dans l’autre des pommes de terre. La nuit, le
loup dormait sous la cahute, amicalement enchaîné. Homo avait le
poil noir, et Ursus le poil gris; Ursus avait cinquante ans, à
moins qu’il n’en eût soixante. Son acceptation de la destinée
humaine était telle, qu’il mangeait, on vient de le voir, des
pommes de terre, immondice dont on nourrissait alors les
pourceaux et les forçats. Il mangeait cela, indigné et résigné.
Il n’était pas grand, il était long. Il était ployé et
mélancolique. La taille courbée du vieillard, c’est le tassement
de la vie. La nature l’avait fait pour être triste. Il lui
était difficile de sourire, et il lui avait toujours été
impossible de pleurer. Il lui manquait cette consolation, les
larmes, et ce palliatif, la joie. Un vieux homme est une ruine
pensante; Ursus était cette ruine-là. Une loquacité de
charlatan, une maigreur de prophète, une irascibilité de mine
chargée, tel était Ursus. Dans sa jeunesse il avait été
philosophe chez un lord.
Cela se passait il y a cent quatrevingts ans, du temps que les
hommes étaient un peu plus des loups qu’ils ne sont aujourd’hui.
Pas beaucoup plus.
II
Homo n’était pas le premier loup venu. A son appétit de nèfles
et de pommes, on l’eût pris pour un loup de prairie, à son pelage
foncé, on l’eût pris pour un lycaon, et à son hurlement atténué
en aboiement, on l’eût pris pour un culpeu; mais on n’a point
encore assez observé la pupille du culpeu pour être sûr que ce
n’est point un renard, et Homo était un vrai loup. Sa longueur
était de cinq pieds, ce qui est une belle longueur de loup, même
en Lithuanie; il était très fort; il avait le regard oblique, ce
qui n’était pas sa faute; il avait la langue douce, et il en
léchait parfois Ursus; il avait une étroite brosse de poils
courts sur l’épine dorsale, et il était maigre d’une bonne
maigreur de forêt. Avant de connaître Ursus et d’avoir une
carriole à traîner, il faisait allègrement ses quarante lieues
dans une nuit. Ursus, le rencontrant dans un hallier, près d’un
ruisseau d’eau vive, l’avait pris en estime en le voyant pêcher
des écrevisses avec sagesse et prudence, et avait salué en lui un
honnête et authentique loup Koupara, du genre dit chien crabier.
Ursus préférait Homo, comme bête de somme, à un âne. Faire tirer
sa cahute à un âne lui eût répugné; il faisait trop cas de l’âne
pour cela. En outre, il avait remarqué que l’âne, songeur à
quatre pattes peu compris des hommes, a parfois un dressement
d’oreilles inquiétant quand les philosophes disent des sottises.
Dans la vie, entre notre pensée et nous, un âne est un tiers;
c’est gênant. Comme ami, Ursus préférait Homo à un chien,
estimant que le loup vient de plus loin vers l’amitié.
C’est pourquoi Homo suffisait à Ursus. Homo était pour Ursus
plus qu’un compagnon, c’était un analogue. Ursus lui tapait ses
flancs creux en disant: _J’ai trouvé mon tome second_.
Il disait encore: Quand je serai mort, qui voudra me connaître
n’aura qu’à étudier Homo. Je le laisserai après moi pour copie
conforme.
La loi anglaise, peu tendre aux bêtes des bois, eût pu chercher
querelle à ce loup et le chicaner sur sa hardiesse d’aller
familièrement dans les villes; mais Homo profitait de l’immunité
accordée par un statut d’Edouard IV aux «domestiques».--_Pourra
tout domestique suivant son maître aller et venir librement._--En
outre, un certain relâchement à l’endroit des loups était résulté
de la mode des femmes de la cour, sous les derniers Stuarts,
d’avoir, en guise de chiens, de petits loups-corsacs, dits
adives, gros comme des chats, qu’elles faisaient venir d’Asie à
grands frais.
Ursus avait communiqué à Homo une partie de ses talents, se tenir
debout, délayer sa colère en mauvaise humeur, bougonner au lieu
de hurler, etc.; et de son côté le loup avait enseigné à l’homme
ce qu’il savait, se passer de toit, se passer de pain, se passer
de feu, préférer la faim dans un bois à l’esclavage dans un
palais.
La cahute, sorte de cabane-voiture qui suivait l’itinéraire le
plus varié, sans sortir pourtant d’Angleterre et d’Écosse, avait
quatre roues, plus un brancard pour le loup, et un palonnier pour
l’homme. Ce palonnier était l’en-cas des mauvais chemins. Elle
était solide bien que bâtie en planches légères comme un
colombage. Elle avait à l’avant une porte vitrée avec un petit
balcon servant aux harangues, tribune mitigée de chaire, et à
l’arrière une porte pleine trouée d’un vasistas. L’abattement
d’un marche-pied de trois degrés tournant sur charnière et dressé
derrière la porte à vasistas donnait entrée dans la cahute, bien
fermée la nuit de verrous et de serrures. Il avait beaucoup plu
et beaucoup neigé dessus. Elle avait été peinte, mais on ne
savait plus trop de quelle couleur, les changements de saison
étant pour les carrioles comme les changements de règne pour les
courtisans, A l’avant, au dehors, sur une espèce de frontispice
en volige, on avait pu jadis déchiffrer cette inscription, en
caractères noirs sur fond blanc, lesquels s’étaient peu à peu
mêlés et confondus.
«L’or perd annuellement par le frottement un quatorze centième de
son volume; c’est ce qu’on nomme le _frai_; d’où il suit que, sur
quatorze cent millions d’or circulant par toute la terre, il se
perd tous les ans un million. Ce million d’or s’en va en
poussière, s’envole, flotte, est atome, devient respirable,
charge, dose, leste et appesantit les consciences, et s’amalgame
avec l’âme des riches qu’il rend superbes et avec l’âme des
pauvres qu’il rend farouches.»
Cette inscription, effacée et biffée par la pluie et par la bonté
de la providence, était heureusement illisible, car il est
probable qu’à la fois énigmatique et transparente, cette
philosophie de l’or respiré n’eût pas été du goût des shériffs,
prévôts, marshalls, et autres porte-perruques de la loi. La
législation anglaise ne badinait pas dans ce temps-là. On était
aisément félon. Les magistrats se montraient féroces par
tradition, et la cruauté était de routine. Les juges
d’inquisition pullulaient. Jeffrys avait fait des petits.
III
Dans l’intérieur de la cahute il y avait deux autres
inscriptions. Au-dessus du coffre, sur la paroi de planches
lavée à l’eau de chaux, on lisait ceci, écrit à l’encre et à la
main:
«SEULES CHOSES QU’IL IMPORTE DE SAVOIR.
«Le baron pair d’Angleterre porte un tortil à six perles.
«La couronne commence au vicomte.
«Le vicomte porte une couronne de perles sans nombre, le comte
une couronne de perles sur pointes entremêlées de feuilles de
fraisier plus basses; le marquis, perles et feuilles d’égale
hauteur; le duc, fleurons sans perles; le duc royal, un cercle de
croix et de fleurs de lys; le prince de Galles, une couronne
pareille à celle du roi, mais non fermée.
«Le duc est _très haut et très puissant prince_; le marquis et le
comte, _très noble et puissant seigneur_; le vicomte, _noble et
puissant seigneur_; le baron, _véritablement seigneur_.
«Le duc est _grâce_; les autres pairs sont _seigneurie_.
«Les lords sont inviolables.
«Les pairs sont chambre et cour, _concilium et curia_,
législature et justice.
«Most honourable» est plus que «right honourable.»
«Les lords pairs sont qualifiés «lords de droit»; les lords non
pairs sont «lords de courtoisie»; il n’y a de lords que ceux qui
sont pairs.
«Le lord ne prête jamais serment, ni au roi, ni en justice. Sa
parole suffit. Il dit: _sur mon honneur_.
«Les communes, qui sont le peuple, mandées à la barre des lords,
s’y présentent humblement, tête nue, devant les pairs couverts.
«Les communes envoient aux lords les bills par quarante membres
qui présentent le bill avec trois révérences profondes.
«Les lords envoient aux communes les bills par un simple clerc.
«En cas de conflit, les deux chambres confèrent dans la chambre
peinte, les pairs assis et couverts, les communes debout et
nu-tête.
«D’après une loi d’Edouard VI, les lords ont le privilège
d’homicide simple. Un lord qui tue un homme simplement n’est pas
poursuivi.
«Les barons ont le même rang que les évêques.
«Pour être baron pair, il faut relever du roi _per baroniam
integram_, par baronie entière.
«La baronie entière se compose de treize fiefs nobles et un
quart, chaque fief noble étant de vingt livres sterling, ce qui
monte à quatre cents marcs.
«Le chef de baronie, _caput baroniae_, est un château
héréditairement régi comme l’Angleterre elle-même; c’est-à-dire
ne pouvant être dévolu aux filles qu’à défaut d’enfants mâles, et
en ce cas allant à la fille aînée, _coeteris filiabus aliunde
satisfactis_[1].
[1] Ce qui revient à dire: on pourvoit les autres filles comme
on peut. (_Note d’Ursus_. En marge du mur.)
«Les barons ont la qualité de _lord_, du saxon _laford_, du grand
latin _dominus_ et du bas latin _lordus_.
«Les fils aînés et puînés des vicomtes et barons sont les
premiers écuyers du royaume.
«Les fils aînés des pairs ont le pas sur les chevaliers de la
Jarretière; les fils puînés, point.
«Le fils aîné d’un vicomte marche après tous les barons et avant
tous les baronnets.
«Toute fille de lord est _lady_. Les autres filles anglaises
sont _miss_.
«Tous les juges sont inférieurs aux pairs. Le sergent a un
L’HOMME QUI RIT
De l’Angleterre tout est grand, même ce qui n’est pas bon, même
l’oligarchie. Le patriciat anglais, c’est le patriciat dans le
sens absolu du mot. Pas de féodalité plus illustre, plus
terrible et plus vivace. Disons-le, cette féodalité a été utile
à ses heures. C’est en Angleterre que ce phénomène, la
Seigneurie, veut être étudié, de même que c’est en France qu’il
faut étudier ce phénomène, la Royauté.
Le vrai titre de ce livre serait _l’Aristocratie_. Un autre
livre, qui suivra, pourra être intitulé _la Monarchie_. Et ces
deux livres, s’il est donné à l’auteur d’achever ce travail, en
précéderont et en amèneront un autre qui sera intitulé:
_Quatrevingt-treize_.
Hauteville-House, 1869.
PREMIÈRE PARTIE--LA MER ET LA NUIT
DEUX CHAPITRES PRÉLIMINAIRES
I--URSUS
II--LES COMPRACHICOS
LIVRE PREMIER--LA NUIT MOINS NOIRE QUE L’HOMME
I--LA POINTE SUD DE PORTLAND
II--ISOLEMENT
III--SOLITUDE
IV--QUESTIONS
V--L’ARBRE D’INVENTION HUMAINE
VI--BATAILLE ENTRE LA MORT ET LA NUIT
VII--LA POINTE NORD DE PORTLAND
LIVRE DEUXIÈME--L’OURQUE EN MER
I--LES LOIS QUI SONT HORS DE L’HOMME
II--LES SILHOUETTES DU COMMENCEMENT FIXÉES
III--LES HOMMES INQUIETS SUR LA MER INQUIÈTE
IV--ENTRÉE EN SCÈNE D’UN NUAGE DIFFÉRENT DES AUTRES
V--HARDQUANONNE
VI--ILS SE CROIENT AIDÉS
VII--HORREUR SACRÉE
VIII--NIX ET NOX
IX--SOIN CONFIÉ A LA MER FURIEUSE
X--LA GRANDE SAUVAGE. C’EST LA TEMPÊTE
XI--LES CASQUETS
XII--CORPS A CORPS AVEC L’ÉCUEIL
XIII--FACE A FACE AVEC LA NUIT
XIV--ORTACH
XV--PORTENTOSUM MARE
XVI--DOUCEUR SUBITE DE L’ÉNIGME
XVII--LA RESSOURCE DERNIÈRE
XVIII--LA RESSOURCE SUPRÊME
LIVRE TROISIÈME--L’ENFANT DANS L’OMBRE
I--LE CHESS-HILL
II--EFFET DE NEIGE
III--TOUTE VOIE DOULOUREUSE SE COMPLIQUE D’UN FARDEAU
IV--AUTRE FORME DU DÉSERT
V--LA MISANTHROPIE FAIT DES SIENNES
VI--LE RÉVEIL
DEUXIEME PARTIE--PAR ORDRE DU ROI
LIVRE PREMIER--ÉTERNELLE PRÉSENCE DU PASSÉ; LES HOMMES REFLÈTENT L’HOMME
I--LORD CLANCHARLIE
II--LORD DAVID DIRRY-MOIR
III--LA DUCHESSE JOSIANE
IV--MAGISTER ELEGANTIARUM
V--LA REINE ANNE
VI--BARKILPHEDRO
VII--BARKILPHEDRO PERCE
VIII--INFERI
IX--HAÏR EST AUSSI FORT QU’AIMER
X--FLAMBOIEMENTS QU’ON VERRAIT SI L’HOMME ÉTAIT TRANSPARENT
XI--BARKILPHEDRO EN EMBUSCADE
XII--ÉCOSSE, IRLANDE ET ANGLETERRE
LIVRE DEUXIÈME--GWINPLAINE ET DEA
I--OU L’ON VOIT LE VISAGE DE CELUI DONT ON N’A ENCORE VU QUE LES ACTIONS
II--DEA
III--«OCULOS NON HABET ET VIDET»
IV--LES AMOUREUX ASSORTIS
V--LE BLEU DANS LE NOIR
VI--URSUS INSTITUTEUR, ET URSUS TUTEUR
VII--LA CÉCITÉ DONNE DES LEÇONS DE CLAIRVOYANCE
VIII--NON SEULEMENT LE BONHEUR, MAIS LA PROSPÉRITÉ
IX--EXTRAVAGANCES QUE LES GENS SANS GOUT APPELLENT POÉSIE
X--COUP D’ŒIL DE CELUI QUI EST HORS DE TOUT SUR LES CHOSES ET
SUR LES HOMMES
XI--GWYNPLAINE EST DANS LE JUSTE, URSUS EST DANS LE VRAI
XII--URSUS LE POËTE ENTRAINE URSUS LE PHILOSOPHE
LIVRE TROISIÈME--COMMENCEMENT DE LA FÊLURE
I--L’INN TADCASTER
II--ÉLOQUENCE EN PLEIN VENT
III--OU LE PASSANT REPARAIT
IV--LES CONTRAIRES FRATERNISENT DANS LA HAINE
V--LE WAPENTAKE
VI--LA SOURIS INTERROGÉE PAR LES CHATS
VII--QUELLES RAISONS PEUT AVOIR UN QUADRUPLE POUR VENIR
S’ENCANAILLER PARMI LES GROS SOUS?
VIII--SYMPTOMES D’EMPOISONNEMENT
IX--ABYSSUS ABYSSUM VOCAT
LIVRE QUATRIÈME--LA CAVE PÉNALE
I--LA TENTATION DE SAINT GWYNPLAINE
II--DU PLAISANT AU SÉVÈRE
III--LEX, REX, FEX
IV--URSUS ESPIONNE LA POLICE
V--MAUVAIS LIEU
VI--QUELLES MAGISTRATURES IL Y AVAIT SOUS LES PERRUQUES D’AUTREFOIS
VII--FRÉMISSEMENT
VIII--GÉMISSEMENT
LIVRE CINQUIÈME--LA MER ET LE SORT REMUENT SOUS LE MÊME SOUFFLE
I--SOLIDITÉ DES CHOSES FRAGILES
II--CE QUI ERRE NE SE TROMPE PAS
III--AUCUN HOMME NE PASSERAIT BRUSQUEMENT DE LA SIBÉRIE AU SÉNÉGAL SANS
PERDRE CONNAISSANCE. (Humboldt.)
IV--FASCINATION
V--ON CROIT SE SOUVENIR, ON OUBLIE
LIVRE SIXIÈIME--ASPECTS VARIÉS D’URSUS
I--CE QUE DIT LE MISANTHROPE
II--CE QU’IL FAIT
III--COMPLICATIONS
IV--MOENIBUS SURDIS CAMPANA MUTA
V--LA RAISON D’ÉTAT TRAVAILLE EN PETIT COMME EN GRAND
LIVRE SEPTIEME--LA TITANE
I--RÉVEIL
II--RESSEMBLANCE D’UN PALAIS AVEC UN BOIS
III--EVE
IV--SATAN
V--ON SE RECONNAIT, MAIS ON NE SE CONNAIT PAS
LIVRE HUITIEME--LE CAPITOLE ET SON VOISINAGE
I--DISSECTION DES CHOSES MAJESTUEUSES
II--IMPARTIALITÉ
III--LA VIEILLE SALLE
IV--LA VIEILLE CHAMBRE
V--CAUSERIES ALTIÈRES
VI--LA HAUTE ET LA BASSE
VII--LES TEMPÊTES D’HOMMES PIRES QUE LES TEMPETES D’OCÉANS
VIII--SERAIT BON FRÈRE S’IL N’ÉTAIT BON FILS
LIVRE NEUVIEME--EN RUINE
I--C’EST A TRAVERS L’EXCÈS DE GRANDEUR QU’ON ARRIVE A L’EXCÈS DE MISÈRE
II--RÉSIDU
CONCLUSION--LA MER ET LA NUIT
I--CHIEN DE GARDE PEUT ÊTRE ANGE GARDIEN
II--BARKILPHEDRO A VISÉ L’AIGLE ET A ATTEINT LA COLOMBE
III--LE PARADIS RETROUVÉ ICI-BAS
IV--NON. LA-HAUT
NOTE
PREMIÈRE PARTIE
LA MER ET LA NUIT
DEUX CHAPITRES PRÉLIMINAIRES
I--URSUS
Ursus et Homo étaient liés d’une amitié étroite. Ursus était un
homme, Homo était un loup, Leurs humeurs s’étaient convenues.
C’était l’homme qui avait baptisé le loup. Probablement il
s’était aussi choisi lui-même son nom; ayant trouvé _Ursus_ bon
pour lui, il avait trouvé _Homo_ bon pour la bête, L’association
de cet homme et de ce loup profitait aux foires, aux fêtes de
paroisse, aux coins de rues où les passants s’attroupent, et au
besoin qu’éprouve partout le peuple d’écouter des sornettes et
d’acheter de l’orviétan. Ce loup, docile et gracieusement
subalterne, était agréable à la foule. Voir des apprivoisements
est une chose qui plaît. Notre suprême contentement est de
regarder défiler toutes les variétés de la domestication. C’est
ce qui fait qu’il y a tant de gens sur le passage des cortèges
royaux.
Ursus et Homo allaient de carrefour en carrefour, des places
publiques d’Aberystwith aux places publiques de Yeddburg, de pays
en pays, de comté en comté, de ville en ville. Un marché épuisé,
ils passaient à l’autre. Ursus habitait une cahute roulante
qu’Homo, suffisamment civilisé, traînait le jour et gardait la
nuit. Dans les routes difficiles, dans les montées, quand il y
avait trop d’ornière et trop de boue, l’homme se bouclait la
bricole au cou et tirait fraternellement, côte à côte avec le
loup. Ils avaient ainsi vieilli ensemble. Ils campaient à
l’aventure dans une friche, dans une clairière, dans la patte
d’oie d’un entre-croisement de routes, à l’entrée des hameaux,
aux portes des bourgs, dans les halles, dans les mails publics,
sur la lisière des parcs, sur les parvis d’églises, Quand la
carriole s’arrêtait dans quelque champ de foire, quand les
commères accouraient béantes, quand les curieux faisaient cercle,
Ursus pérorait, Homo approuvait. Homo, une sébile dans sa
gueule, faisait poliment la quête dans l’assistance. Ils
gagnaient leur vie. Le loup était lettré, l’homme aussi. Le
loup avait été dressé par l’homme, ou s’était dressé tout seul, à
diverses gentillesses de loup qui contribuaient à la
recette.--Surtout ne dégénère pas en homme, lui disait son ami.
Le loup ne mordait jamais, l’homme quelquefois. Du moins, mordre
était la prétention d’Ursus. Ursus était un misanthrope, et,
pour souligner sa misanthropie, il s’était fait bateleur. Pour
vivre aussi, car l’estomac impose ses conditions. De plus ce
bateleur misanthrope, soit pour se compliquer, soit pour se
compléter, était médecin. Médecin c’est peu, Ursus était
ventriloque. On le voyait parler sans que sa bouche remuât. Il
copiait, à s’y méprendre, l’accent et la prononciation du premier
venu; il imitait les voix à croire entendre les personnes. A lui
tout seul, il faisait le murmure d’une foule, ce qui lui donnait
droit au titre d’_engastrimythe_. Il le prenait. Il
reproduisait toutes sortes de cris d’oiseaux, la grive, le
grasset, l’alouette pépi, qu’on nomme aussi la béguinette, le
merle à plastron blanc, tous voyageurs comme lui; de façon que,
par instants, il vous faisait entendre, à son gré, ou une place
publique couverte de rumeurs humaines, ou une prairie pleine de
voix bestiales; tantôt orageux comme une multitude, tantôt puéril
et serein comme l’aube.--Du reste, ces talents-là, quoique rares,
existent. Au siècle dernier, un nommé Touzel, qui imitait les
cohues mêlées d’hommes et d’animaux et qui copiait tous les cris
de bêtes, était attaché à la personne de Buffon en qualité de
ménagerie.--Ursus était sagace, invraisemblable, et curieux, et
enclin aux explications singulières, que nous appelons fables.
Il avait l’air d’y croire. Cette effronterie faisait partie de
sa malice. Il regardait dans la main des quidams, ouvrait des
livres au hasard et concluait, prédisait les sorts, enseignait
qu’il est dangereux de rencontrer une jument noire et plus
dangereux encore de s’entendre, au moment où l’on part pour un
voyage, appeler par quelqu’un qui ne sait pas où vous allez, et
il s’intitulait «marchand de superstition». Il disait: «Il y a
entre l’archevêque de Cantorbéry et moi une différence; moi,
j’avoue.» Si bien que l’archevêque, justement indigné, le fit un
jour venir; mais Ursus, adroit, désarma sa grâce en lui récitant
un sermon de lui Ursus sur le saint jour de Christmas que
l’archevêque, charmé, apprit par cœur, débita en chaire et
publia, comme de lui archevêque. Moyennant quoi, il pardonna.
Ursus, médecin, guérissait, parce que ou quoique. Il pratiquait
les aromates. Il était versé dans les simples. Il tirait parti
de la profonde puissance qui est dans un tas de plantes
dédaignées, la coudre moissine, la bourdaine blanche, le hardeau,
la mancienne, la bourg-épine, la viorne, le nerprun. Il traitait
la phthisie par la ros solis; il usait à propos des feuilles du
tithymale qui, arrachées par le bas, sont un purgatif, et,
arrachées par le haut, sont un vomitif; il vous ôtait un mal de
gorge au moyen de l’excroissance végétale dite _oreille de juif_;
il savait quel est le jonc qui guérit le bœuf, et quelle est la
menthe qui guérit le cheval; il était au fait des beautés et des
bontés de l’herbe mandragore qui, personne ne l’ignore, est homme
et femme. Il avait des recettes. Il guérissait les brûlures
avec de la laine de salamandre, de laquelle Néron, au dire de
Pline, avait une serviette. Ursus possédait une cornue et un
matras; il faisait de la transmutation; il vendait des panacées.
On contait de lui qu’il avait été jadis un peu enfermé à Bedlam;
on lui avait fait l’honneur de le prendre pour un insensé, mais
on l’avait relâché, s’apercevant qu’il n’était qu’un poëte.
Cette histoire n’était probablement pas vraie; nous avons tous de
ces légendes que nous subissons.
La réalité est qu’Ursus était savantasse, homme de goût, et vieux
poëte latin. Il était docte sous les deux espèces, il
hippocralisait et il pindarisait. Il eût concouru en phébus avec
Rapin et Vida. Il eût composé d’une façon non moins triomphante
que le Père Bouhours des tragédies jésuites. Il résultait de sa
familiarité avec les vénérables rhythmes et mètres des anciens
qu’il avait des images à lui, et toute une famille de métaphores
classiques. Il disait d’une mère précédée de ses deux filles:
_c’est un dactyle_, d’un père suivi de ses deux fils: _c’est un
anapeste_, et d’un petit enfant marchant entre son grand-père et
sa grand’mère: _c’est un amphimacre_. Tant de science ne pouvait
aboutir qu’à la famine. L’école de Salerne dit: «Mangez peu et
souvent». Ursus mangeait peu et rarement; obéissant ainsi à une
moitié du précepte et désobéissant à l’autre; mais c’était la
faute du public, qui n’affluait pas toujours et n’achetait pas
fréquemment. Ursus disait: «L’expectoration d’une sentence
soulage. Le loup est consolé par le hurlement, le mouton par la
laine, la forêt par la fauvette, la femme par l’amour, et le
philosophe par l’épiphonème.» Ursus, au besoin, fabriquait des
comédies qu’il jouait à peu près; cela aide à vendre les drogues.
Il avait, entre autres œuvres, composé une bergerade héroïque en
l’honneur du chevalier Hugh Middleton qui, en 1608, apporta à
Londres une rivière. Cette rivière était tranquille dans le
comté de Hartford, à soixante milles de Londres; le chevalier
Middleton vint et la prit; il amena une brigade de six cents
hommes armés de pelles et de pioches, se mit à remuer la terre,
la creusant ici, l’élevant là, parfois vingt pieds haut, parfois
trente pieds profond, fit des aqueducs de bois en l’air, et ça et
là huit cents ponts, de pierre, de brique, de madriers, et un
beau matin, la rivière entra dans Londres, qui manquait d’eau.
Ursus transforma tous ces détails vulgaires en une belle
bucolique entre le fleuve Tamis et la rivière Serpentine; le
fleuve invitait la rivière à venir chez lui, et lui offrait son
lit, et lui disait: «Je suis trop vieux pour plaire aux femmes,
mais je suis assez riche pour les payer.»--Tour ingénieux et
galant pour exprimer que sir Hugh Middleton avait fait tous les
travaux à ses frais.
Ursus était remarquable dans le soliloque. D’une complexion
farouche et bavarde, ayant le désir de ne voir personne et le
besoin de parler à quelqu’un, il se tirait d’affaire en se
parlant à lui-même. Quiconque a vécu solitaire sait à quel point
le monologue est dans la nature. La parole intérieure démange.
Haranguer l’espace est un exutoire. Parler tout haut et tout
seul, cela fait l’effet d’un dialogue avec le dieu qu’on a en
soi. C’était, on ne l’ignore point, l’habitude de Socrate. Il
se pérorait. Luther aussi. Ursus tenait de ces grands hommes.
Il avait cette faculté hermaphrodite d’être son propre auditoire.
Il s’interrogeait et se répondait; il se glorifiait et
s’insultait. On l’entendait de la rue monologuer dans sa cahute.
Les passants, qui ont leur manière à eux d’apprécier les gens
d’esprit, disaient: c’est un idiot. Il s’injuriait parfois, nous
venons de le dire, mais il y avait aussi des heures où il se
rendait justice. Un jour, dans une de ces allocutions qu’il
s’adressait à lui-même, on l’entendit crier:--J’ai étudié le
végétal dans tous ses mystères, dans la tige, dans le bourgeon,
dans la sépale, dans le pétale, dans l’étamine, dans la carpelle,
dans l’ovule, dans la thèque, dans la sporange, et dans
l’apothécion. J’ai approfondi la chromatie, l’osmosie, et la
chymosie, c’est-à-dire la formation de la couleur, de l’odeur et
de la saveur.--Il y avait sans doute, dans ce certificat qu’Ursus
délivrait à Ursus, quelque fatuité, mais que ceux qui n’ont point
approfondi la chromatie, l’osmosie et la chymosie, lui jettent la
première pierre.
Heureusement Ursus n’était jamais allé dans les Pays-Bas. On l’y
eût certainement voulu peser pour savoir s’il avait le poids
normal au delà ou en deçà duquel un homme est sorcier. Ce poids
en Hollande était sagement fixé par la loi. Rien n’était plus
simple et plus ingénieux. C’était une vérification. On vous
mettait dans un plateau, et l’évidence éclatait si vous rompiez
l’équilibre; trop lourd, vous étiez pendu; trop léger, vous étiez
brûlé, On peut voir encore aujourd’hui, à Oudewater, la balance à
peser les sorciers, mais elle sert maintenant à peser les
fromages, tant la religion a dégénéré! Ursus eût eu certainement
maille à partir avec cette balance. Dans ses voyages, il
s’abstint de la Hollande, et fit bien. Du reste, nous croyons
qu’il ne sortait point de la Grande-Bretagne.
Quoi qu’il en fût, étant très pauvre et très âpre, et ayant fait
dans un bois la connaissance d’Homo, le goût de la vie errante
lui était venu. Il avait pris ce loup en commandite, et il s’en
était allé avec lui par les chemins, vivant, à l’air libre, de la
grande vie du hasard. Il avait beaucoup d’industrie et
d’arrière-pensée et un grand art en toute chose pour guérir,
opérer, tirer les gens de maladie, et accomplir des
particularités surprenantes; il était considéré comme bon
saltimbanque et bon médecin; il passait aussi, on le comprend,
pour magicien; un peu, pas trop; car il était malsain à celle
époque d’être cru ami du diable. A vrai dire, Ursus, par passion
de pharmacie et amour des plantes, s’exposait, vu qu’il allait
souvent cueillir des herbes dans les fourrés bourrus où sont les
salades de Lucifer, et où l’on risque, comme l’a constaté le
conseiller De l’Ancre, de rencontrer dans la brouée du soir un
homme qui sort de terre, «borgne de l’œil droit, sans manteau,
l’épée au côté, pieds nus et deschaux». Ursus du reste, quoique
d’allure et de tempérament bizarres, était trop galant homme pour
attirer ou chasser la grêle, faire paraître des faces, tuer un
homme du tourment de trop danser, suggérer des songes clairs ou
trisles et pleins d’effroi, et faire naître des coqs à quatre
ailes; il n’avait pas de ces méchancetés-là. Il était incapable
de certaines abominations. Comme, par exemple, de parler
allemand, hébreu ou grec, sans l’avoir appris, ce qui est le
signe d’une scélératesse exécrable, ou d’une maladie naturelle
procédant de quelque humeur mélancolique. Si Ursus parlait
latin, c’est qu’il le savait. Il ne se serait point permis de
parler syriaque, attendu qu’il ne le savait pas; en outre, il est
avéré que le syriaque est la langue des sabbats. En médecine, il
préférait correctement Gallien à Cardan, Cardan, tout savant
homme qu’il est, n’étant qu’un ver de terre au respect de
Gallien.
En somme, Ursus n’était point un personnage inquiété par la
police. Sa cahute était assez longue et assez large pour qu’il
pût s’y coucher sur un coffre où étaient ses hardes, peu
somptueuses. Il était propriétaire d’une lanterne, de plusieurs
perruques, et de quelques ustensiles accrochés à des clous, parmi
lesquels des instruments de musique. Il possédait en outre une
peau d’ours dont il se couvrait les jours de grande performance;
il appelait cela se mettre en costume. Il disait: _J’ai deux
peaux; voici la vraie_. Et il montrait la peau d’ours. La
cahute à roues était à lui et au loup. Outre sa cahute, sa
cornue et son loup, il avait une flûte et une viole de gambe, et
il en jouait agréablement. Il fabriquait lui-même ses élixirs.
Il tirait de ses talents de quoi souper quelquefois. Il y avait
au plafond de sa cahute un trou par où passait le tuyau d’un
poêle de fonte contigu à son coffre, assez pour roussir le bois.
Ce poêle avait deux compartiments; Ursus dans l’un faisait cuire
de l’alchimie, et dans l’autre des pommes de terre. La nuit, le
loup dormait sous la cahute, amicalement enchaîné. Homo avait le
poil noir, et Ursus le poil gris; Ursus avait cinquante ans, à
moins qu’il n’en eût soixante. Son acceptation de la destinée
humaine était telle, qu’il mangeait, on vient de le voir, des
pommes de terre, immondice dont on nourrissait alors les
pourceaux et les forçats. Il mangeait cela, indigné et résigné.
Il n’était pas grand, il était long. Il était ployé et
mélancolique. La taille courbée du vieillard, c’est le tassement
de la vie. La nature l’avait fait pour être triste. Il lui
était difficile de sourire, et il lui avait toujours été
impossible de pleurer. Il lui manquait cette consolation, les
larmes, et ce palliatif, la joie. Un vieux homme est une ruine
pensante; Ursus était cette ruine-là. Une loquacité de
charlatan, une maigreur de prophète, une irascibilité de mine
chargée, tel était Ursus. Dans sa jeunesse il avait été
philosophe chez un lord.
Cela se passait il y a cent quatrevingts ans, du temps que les
hommes étaient un peu plus des loups qu’ils ne sont aujourd’hui.
Pas beaucoup plus.
II
Homo n’était pas le premier loup venu. A son appétit de nèfles
et de pommes, on l’eût pris pour un loup de prairie, à son pelage
foncé, on l’eût pris pour un lycaon, et à son hurlement atténué
en aboiement, on l’eût pris pour un culpeu; mais on n’a point
encore assez observé la pupille du culpeu pour être sûr que ce
n’est point un renard, et Homo était un vrai loup. Sa longueur
était de cinq pieds, ce qui est une belle longueur de loup, même
en Lithuanie; il était très fort; il avait le regard oblique, ce
qui n’était pas sa faute; il avait la langue douce, et il en
léchait parfois Ursus; il avait une étroite brosse de poils
courts sur l’épine dorsale, et il était maigre d’une bonne
maigreur de forêt. Avant de connaître Ursus et d’avoir une
carriole à traîner, il faisait allègrement ses quarante lieues
dans une nuit. Ursus, le rencontrant dans un hallier, près d’un
ruisseau d’eau vive, l’avait pris en estime en le voyant pêcher
des écrevisses avec sagesse et prudence, et avait salué en lui un
honnête et authentique loup Koupara, du genre dit chien crabier.
Ursus préférait Homo, comme bête de somme, à un âne. Faire tirer
sa cahute à un âne lui eût répugné; il faisait trop cas de l’âne
pour cela. En outre, il avait remarqué que l’âne, songeur à
quatre pattes peu compris des hommes, a parfois un dressement
d’oreilles inquiétant quand les philosophes disent des sottises.
Dans la vie, entre notre pensée et nous, un âne est un tiers;
c’est gênant. Comme ami, Ursus préférait Homo à un chien,
estimant que le loup vient de plus loin vers l’amitié.
C’est pourquoi Homo suffisait à Ursus. Homo était pour Ursus
plus qu’un compagnon, c’était un analogue. Ursus lui tapait ses
flancs creux en disant: _J’ai trouvé mon tome second_.
Il disait encore: Quand je serai mort, qui voudra me connaître
n’aura qu’à étudier Homo. Je le laisserai après moi pour copie
conforme.
La loi anglaise, peu tendre aux bêtes des bois, eût pu chercher
querelle à ce loup et le chicaner sur sa hardiesse d’aller
familièrement dans les villes; mais Homo profitait de l’immunité
accordée par un statut d’Edouard IV aux «domestiques».--_Pourra
tout domestique suivant son maître aller et venir librement._--En
outre, un certain relâchement à l’endroit des loups était résulté
de la mode des femmes de la cour, sous les derniers Stuarts,
d’avoir, en guise de chiens, de petits loups-corsacs, dits
adives, gros comme des chats, qu’elles faisaient venir d’Asie à
grands frais.
Ursus avait communiqué à Homo une partie de ses talents, se tenir
debout, délayer sa colère en mauvaise humeur, bougonner au lieu
de hurler, etc.; et de son côté le loup avait enseigné à l’homme
ce qu’il savait, se passer de toit, se passer de pain, se passer
de feu, préférer la faim dans un bois à l’esclavage dans un
palais.
La cahute, sorte de cabane-voiture qui suivait l’itinéraire le
plus varié, sans sortir pourtant d’Angleterre et d’Écosse, avait
quatre roues, plus un brancard pour le loup, et un palonnier pour
l’homme. Ce palonnier était l’en-cas des mauvais chemins. Elle
était solide bien que bâtie en planches légères comme un
colombage. Elle avait à l’avant une porte vitrée avec un petit
balcon servant aux harangues, tribune mitigée de chaire, et à
l’arrière une porte pleine trouée d’un vasistas. L’abattement
d’un marche-pied de trois degrés tournant sur charnière et dressé
derrière la porte à vasistas donnait entrée dans la cahute, bien
fermée la nuit de verrous et de serrures. Il avait beaucoup plu
et beaucoup neigé dessus. Elle avait été peinte, mais on ne
savait plus trop de quelle couleur, les changements de saison
étant pour les carrioles comme les changements de règne pour les
courtisans, A l’avant, au dehors, sur une espèce de frontispice
en volige, on avait pu jadis déchiffrer cette inscription, en
caractères noirs sur fond blanc, lesquels s’étaient peu à peu
mêlés et confondus.
«L’or perd annuellement par le frottement un quatorze centième de
son volume; c’est ce qu’on nomme le _frai_; d’où il suit que, sur
quatorze cent millions d’or circulant par toute la terre, il se
perd tous les ans un million. Ce million d’or s’en va en
poussière, s’envole, flotte, est atome, devient respirable,
charge, dose, leste et appesantit les consciences, et s’amalgame
avec l’âme des riches qu’il rend superbes et avec l’âme des
pauvres qu’il rend farouches.»
Cette inscription, effacée et biffée par la pluie et par la bonté
de la providence, était heureusement illisible, car il est
probable qu’à la fois énigmatique et transparente, cette
philosophie de l’or respiré n’eût pas été du goût des shériffs,
prévôts, marshalls, et autres porte-perruques de la loi. La
législation anglaise ne badinait pas dans ce temps-là. On était
aisément félon. Les magistrats se montraient féroces par
tradition, et la cruauté était de routine. Les juges
d’inquisition pullulaient. Jeffrys avait fait des petits.
III
Dans l’intérieur de la cahute il y avait deux autres
inscriptions. Au-dessus du coffre, sur la paroi de planches
lavée à l’eau de chaux, on lisait ceci, écrit à l’encre et à la
main:
«SEULES CHOSES QU’IL IMPORTE DE SAVOIR.
«Le baron pair d’Angleterre porte un tortil à six perles.
«La couronne commence au vicomte.
«Le vicomte porte une couronne de perles sans nombre, le comte
une couronne de perles sur pointes entremêlées de feuilles de
fraisier plus basses; le marquis, perles et feuilles d’égale
hauteur; le duc, fleurons sans perles; le duc royal, un cercle de
croix et de fleurs de lys; le prince de Galles, une couronne
pareille à celle du roi, mais non fermée.
«Le duc est _très haut et très puissant prince_; le marquis et le
comte, _très noble et puissant seigneur_; le vicomte, _noble et
puissant seigneur_; le baron, _véritablement seigneur_.
«Le duc est _grâce_; les autres pairs sont _seigneurie_.
«Les lords sont inviolables.
«Les pairs sont chambre et cour, _concilium et curia_,
législature et justice.
«Most honourable» est plus que «right honourable.»
«Les lords pairs sont qualifiés «lords de droit»; les lords non
pairs sont «lords de courtoisie»; il n’y a de lords que ceux qui
sont pairs.
«Le lord ne prête jamais serment, ni au roi, ni en justice. Sa
parole suffit. Il dit: _sur mon honneur_.
«Les communes, qui sont le peuple, mandées à la barre des lords,
s’y présentent humblement, tête nue, devant les pairs couverts.
«Les communes envoient aux lords les bills par quarante membres
qui présentent le bill avec trois révérences profondes.
«Les lords envoient aux communes les bills par un simple clerc.
«En cas de conflit, les deux chambres confèrent dans la chambre
peinte, les pairs assis et couverts, les communes debout et
nu-tête.
«D’après une loi d’Edouard VI, les lords ont le privilège
d’homicide simple. Un lord qui tue un homme simplement n’est pas
poursuivi.
«Les barons ont le même rang que les évêques.
«Pour être baron pair, il faut relever du roi _per baroniam
integram_, par baronie entière.
«La baronie entière se compose de treize fiefs nobles et un
quart, chaque fief noble étant de vingt livres sterling, ce qui
monte à quatre cents marcs.
«Le chef de baronie, _caput baroniae_, est un château
héréditairement régi comme l’Angleterre elle-même; c’est-à-dire
ne pouvant être dévolu aux filles qu’à défaut d’enfants mâles, et
en ce cas allant à la fille aînée, _coeteris filiabus aliunde
satisfactis_[1].
[1] Ce qui revient à dire: on pourvoit les autres filles comme
on peut. (_Note d’Ursus_. En marge du mur.)
«Les barons ont la qualité de _lord_, du saxon _laford_, du grand
latin _dominus_ et du bas latin _lordus_.
«Les fils aînés et puînés des vicomtes et barons sont les
premiers écuyers du royaume.
«Les fils aînés des pairs ont le pas sur les chevaliers de la
Jarretière; les fils puînés, point.
«Le fils aîné d’un vicomte marche après tous les barons et avant
tous les baronnets.
«Toute fille de lord est _lady_. Les autres filles anglaises
sont _miss_.
«Tous les juges sont inférieurs aux pairs. Le sergent a un
You have read 1 text from French literature.
Next - L'homme Qui Rit - 02
- Parts
- L'homme Qui Rit - 01
- L'homme Qui Rit - 02
- L'homme Qui Rit - 03
- L'homme Qui Rit - 04
- L'homme Qui Rit - 05
- L'homme Qui Rit - 06
- L'homme Qui Rit - 07
- L'homme Qui Rit - 08
- L'homme Qui Rit - 09
- L'homme Qui Rit - 10
- L'homme Qui Rit - 11
- L'homme Qui Rit - 12
- L'homme Qui Rit - 13
- L'homme Qui Rit - 14
- L'homme Qui Rit - 15
- L'homme Qui Rit - 16
- L'homme Qui Rit - 17
- L'homme Qui Rit - 18
- L'homme Qui Rit - 19
- L'homme Qui Rit - 20
- L'homme Qui Rit - 21
- L'homme Qui Rit - 22
- L'homme Qui Rit - 23
- L'homme Qui Rit - 24
- L'homme Qui Rit - 25
- L'homme Qui Rit - 26
- L'homme Qui Rit - 27
- L'homme Qui Rit - 28
- L'homme Qui Rit - 29
- L'homme Qui Rit - 30
- L'homme Qui Rit - 31
- L'homme Qui Rit - 32
- L'homme Qui Rit - 33
- L'homme Qui Rit - 34
- L'homme Qui Rit - 35
- L'homme Qui Rit - 36
- L'homme Qui Rit - 37
- L'homme Qui Rit - 38
- L'homme Qui Rit - 39
- L'homme Qui Rit - 40
- L'homme Qui Rit - 41
- L'homme Qui Rit - 42
- L'homme Qui Rit - 43
- L'homme Qui Rit - 44