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L'homme Qui Rit - 01

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  VICTOR HUGO
  
  L’HOMME QUI RIT
  
  De l’Angleterre tout est grand, même ce qui n’est pas bon, même
  l’oligarchie. Le patriciat anglais, c’est le patriciat dans le
  sens absolu du mot. Pas de féodalité plus illustre, plus
  terrible et plus vivace. Disons-le, cette féodalité a été utile
  à ses heures. C’est en Angleterre que ce phénomène, la
  Seigneurie, veut être étudié, de même que c’est en France qu’il
  faut étudier ce phénomène, la Royauté.
  Le vrai titre de ce livre serait _l’Aristocratie_. Un autre
  livre, qui suivra, pourra être intitulé _la Monarchie_. Et ces
  deux livres, s’il est donné à l’auteur d’achever ce travail, en
  précéderont et en amèneront un autre qui sera intitulé:
  _Quatrevingt-treize_.
  Hauteville-House, 1869.
  
  
  PREMIÈRE PARTIE--LA MER ET LA NUIT
  DEUX CHAPITRES PRÉLIMINAIRES
  I--URSUS
  II--LES COMPRACHICOS
  
  LIVRE PREMIER--LA NUIT MOINS NOIRE QUE L’HOMME
  I--LA POINTE SUD DE PORTLAND
  II--ISOLEMENT
  III--SOLITUDE
  IV--QUESTIONS
  V--L’ARBRE D’INVENTION HUMAINE
  VI--BATAILLE ENTRE LA MORT ET LA NUIT
  VII--LA POINTE NORD DE PORTLAND
  
  LIVRE DEUXIÈME--L’OURQUE EN MER
  I--LES LOIS QUI SONT HORS DE L’HOMME
  II--LES SILHOUETTES DU COMMENCEMENT FIXÉES
  III--LES HOMMES INQUIETS SUR LA MER INQUIÈTE
  IV--ENTRÉE EN SCÈNE D’UN NUAGE DIFFÉRENT DES AUTRES
  V--HARDQUANONNE
  VI--ILS SE CROIENT AIDÉS
  VII--HORREUR SACRÉE
  VIII--NIX ET NOX
  IX--SOIN CONFIÉ A LA MER FURIEUSE
  X--LA GRANDE SAUVAGE. C’EST LA TEMPÊTE
  XI--LES CASQUETS
  XII--CORPS A CORPS AVEC L’ÉCUEIL
  XIII--FACE A FACE AVEC LA NUIT
  XIV--ORTACH
  XV--PORTENTOSUM MARE
  XVI--DOUCEUR SUBITE DE L’ÉNIGME
  XVII--LA RESSOURCE DERNIÈRE
  XVIII--LA RESSOURCE SUPRÊME
  
  LIVRE TROISIÈME--L’ENFANT DANS L’OMBRE
  I--LE CHESS-HILL
  II--EFFET DE NEIGE
  III--TOUTE VOIE DOULOUREUSE SE COMPLIQUE D’UN FARDEAU
  IV--AUTRE FORME DU DÉSERT
  V--LA MISANTHROPIE FAIT DES SIENNES
  VI--LE RÉVEIL
  
  DEUXIEME PARTIE--PAR ORDRE DU ROI
  
  LIVRE PREMIER--ÉTERNELLE PRÉSENCE DU PASSÉ; LES HOMMES REFLÈTENT L’HOMME
  I--LORD CLANCHARLIE
  II--LORD DAVID DIRRY-MOIR
  III--LA DUCHESSE JOSIANE
  IV--MAGISTER ELEGANTIARUM
  V--LA REINE ANNE
  VI--BARKILPHEDRO
  VII--BARKILPHEDRO PERCE
  VIII--INFERI
  IX--HAÏR EST AUSSI FORT QU’AIMER
  X--FLAMBOIEMENTS QU’ON VERRAIT SI L’HOMME ÉTAIT TRANSPARENT
  XI--BARKILPHEDRO EN EMBUSCADE
  XII--ÉCOSSE, IRLANDE ET ANGLETERRE
  
  LIVRE DEUXIÈME--GWINPLAINE ET DEA
  I--OU L’ON VOIT LE VISAGE DE CELUI DONT ON N’A ENCORE VU QUE LES ACTIONS
  II--DEA
  III--«OCULOS NON HABET ET VIDET»
  IV--LES AMOUREUX ASSORTIS
  V--LE BLEU DANS LE NOIR
  VI--URSUS INSTITUTEUR, ET URSUS TUTEUR
  VII--LA CÉCITÉ DONNE DES LEÇONS DE CLAIRVOYANCE
  VIII--NON SEULEMENT LE BONHEUR, MAIS LA PROSPÉRITÉ
  IX--EXTRAVAGANCES QUE LES GENS SANS GOUT APPELLENT POÉSIE
  X--COUP D’ŒIL DE CELUI QUI EST HORS DE TOUT SUR LES CHOSES ET
   SUR LES HOMMES
  XI--GWYNPLAINE EST DANS LE JUSTE, URSUS EST DANS LE VRAI
  XII--URSUS LE POËTE ENTRAINE URSUS LE PHILOSOPHE
  
  LIVRE TROISIÈME--COMMENCEMENT DE LA FÊLURE
  I--L’INN TADCASTER
  II--ÉLOQUENCE EN PLEIN VENT
  III--OU LE PASSANT REPARAIT
  IV--LES CONTRAIRES FRATERNISENT DANS LA HAINE
  V--LE WAPENTAKE
  VI--LA SOURIS INTERROGÉE PAR LES CHATS
  VII--QUELLES RAISONS PEUT AVOIR UN QUADRUPLE POUR VENIR
   S’ENCANAILLER PARMI LES GROS SOUS?
  VIII--SYMPTOMES D’EMPOISONNEMENT
  IX--ABYSSUS ABYSSUM VOCAT
  
  LIVRE QUATRIÈME--LA CAVE PÉNALE
  I--LA TENTATION DE SAINT GWYNPLAINE
  II--DU PLAISANT AU SÉVÈRE
  III--LEX, REX, FEX
  IV--URSUS ESPIONNE LA POLICE
  V--MAUVAIS LIEU
  VI--QUELLES MAGISTRATURES IL Y AVAIT SOUS LES PERRUQUES D’AUTREFOIS
  VII--FRÉMISSEMENT
  VIII--GÉMISSEMENT
  
  LIVRE CINQUIÈME--LA MER ET LE SORT REMUENT SOUS LE MÊME SOUFFLE
  I--SOLIDITÉ DES CHOSES FRAGILES
  II--CE QUI ERRE NE SE TROMPE PAS
  III--AUCUN HOMME NE PASSERAIT BRUSQUEMENT DE LA SIBÉRIE AU SÉNÉGAL SANS
   PERDRE CONNAISSANCE. (Humboldt.)
  IV--FASCINATION
  V--ON CROIT SE SOUVENIR, ON OUBLIE
  LIVRE SIXIÈIME--ASPECTS VARIÉS D’URSUS
  I--CE QUE DIT LE MISANTHROPE
  II--CE QU’IL FAIT
  III--COMPLICATIONS
  IV--MOENIBUS SURDIS CAMPANA MUTA
  V--LA RAISON D’ÉTAT TRAVAILLE EN PETIT COMME EN GRAND
  
  LIVRE SEPTIEME--LA TITANE
  I--RÉVEIL
  II--RESSEMBLANCE D’UN PALAIS AVEC UN BOIS
  III--EVE
  IV--SATAN
  V--ON SE RECONNAIT, MAIS ON NE SE CONNAIT PAS
  
  LIVRE HUITIEME--LE CAPITOLE ET SON VOISINAGE
  I--DISSECTION DES CHOSES MAJESTUEUSES
  II--IMPARTIALITÉ
  III--LA VIEILLE SALLE
  IV--LA VIEILLE CHAMBRE
  V--CAUSERIES ALTIÈRES
  VI--LA HAUTE ET LA BASSE
  VII--LES TEMPÊTES D’HOMMES PIRES QUE LES TEMPETES D’OCÉANS
  VIII--SERAIT BON FRÈRE S’IL N’ÉTAIT BON FILS
  
  LIVRE NEUVIEME--EN RUINE
  I--C’EST A TRAVERS L’EXCÈS DE GRANDEUR QU’ON ARRIVE A L’EXCÈS DE MISÈRE
  II--RÉSIDU
  CONCLUSION--LA MER ET LA NUIT
  I--CHIEN DE GARDE PEUT ÊTRE ANGE GARDIEN
  II--BARKILPHEDRO A VISÉ L’AIGLE ET A ATTEINT LA COLOMBE
  III--LE PARADIS RETROUVÉ ICI-BAS
  IV--NON. LA-HAUT
  NOTE
  
  
  PREMIÈRE PARTIE
  
  
  LA MER ET LA NUIT
  DEUX CHAPITRES PRÉLIMINAIRES
  
  
  I--URSUS
  
  Ursus et Homo étaient liés d’une amitié étroite. Ursus était un
  homme, Homo était un loup, Leurs humeurs s’étaient convenues.
  C’était l’homme qui avait baptisé le loup. Probablement il
  s’était aussi choisi lui-même son nom; ayant trouvé _Ursus_ bon
  pour lui, il avait trouvé _Homo_ bon pour la bête, L’association
  de cet homme et de ce loup profitait aux foires, aux fêtes de
  paroisse, aux coins de rues où les passants s’attroupent, et au
  besoin qu’éprouve partout le peuple d’écouter des sornettes et
  d’acheter de l’orviétan. Ce loup, docile et gracieusement
  subalterne, était agréable à la foule. Voir des apprivoisements
  est une chose qui plaît. Notre suprême contentement est de
  regarder défiler toutes les variétés de la domestication. C’est
  ce qui fait qu’il y a tant de gens sur le passage des cortèges
  royaux.
  Ursus et Homo allaient de carrefour en carrefour, des places
  publiques d’Aberystwith aux places publiques de Yeddburg, de pays
  en pays, de comté en comté, de ville en ville. Un marché épuisé,
  ils passaient à l’autre. Ursus habitait une cahute roulante
  qu’Homo, suffisamment civilisé, traînait le jour et gardait la
  nuit. Dans les routes difficiles, dans les montées, quand il y
  avait trop d’ornière et trop de boue, l’homme se bouclait la
  bricole au cou et tirait fraternellement, côte à côte avec le
  loup. Ils avaient ainsi vieilli ensemble. Ils campaient à
  l’aventure dans une friche, dans une clairière, dans la patte
  d’oie d’un entre-croisement de routes, à l’entrée des hameaux,
  aux portes des bourgs, dans les halles, dans les mails publics,
  sur la lisière des parcs, sur les parvis d’églises, Quand la
  carriole s’arrêtait dans quelque champ de foire, quand les
  commères accouraient béantes, quand les curieux faisaient cercle,
  Ursus pérorait, Homo approuvait. Homo, une sébile dans sa
  gueule, faisait poliment la quête dans l’assistance. Ils
  gagnaient leur vie. Le loup était lettré, l’homme aussi. Le
  loup avait été dressé par l’homme, ou s’était dressé tout seul, à
  diverses gentillesses de loup qui contribuaient à la
  recette.--Surtout ne dégénère pas en homme, lui disait son ami.
  Le loup ne mordait jamais, l’homme quelquefois. Du moins, mordre
  était la prétention d’Ursus. Ursus était un misanthrope, et,
  pour souligner sa misanthropie, il s’était fait bateleur. Pour
  vivre aussi, car l’estomac impose ses conditions. De plus ce
  bateleur misanthrope, soit pour se compliquer, soit pour se
  compléter, était médecin. Médecin c’est peu, Ursus était
  ventriloque. On le voyait parler sans que sa bouche remuât. Il
  copiait, à s’y méprendre, l’accent et la prononciation du premier
  venu; il imitait les voix à croire entendre les personnes. A lui
  tout seul, il faisait le murmure d’une foule, ce qui lui donnait
  droit au titre d’_engastrimythe_. Il le prenait. Il
  reproduisait toutes sortes de cris d’oiseaux, la grive, le
  grasset, l’alouette pépi, qu’on nomme aussi la béguinette, le
  merle à plastron blanc, tous voyageurs comme lui; de façon que,
  par instants, il vous faisait entendre, à son gré, ou une place
  publique couverte de rumeurs humaines, ou une prairie pleine de
  voix bestiales; tantôt orageux comme une multitude, tantôt puéril
  et serein comme l’aube.--Du reste, ces talents-là, quoique rares,
  existent. Au siècle dernier, un nommé Touzel, qui imitait les
  cohues mêlées d’hommes et d’animaux et qui copiait tous les cris
  de bêtes, était attaché à la personne de Buffon en qualité de
  ménagerie.--Ursus était sagace, invraisemblable, et curieux, et
  enclin aux explications singulières, que nous appelons fables.
  Il avait l’air d’y croire. Cette effronterie faisait partie de
  sa malice. Il regardait dans la main des quidams, ouvrait des
  livres au hasard et concluait, prédisait les sorts, enseignait
  qu’il est dangereux de rencontrer une jument noire et plus
  dangereux encore de s’entendre, au moment où l’on part pour un
  voyage, appeler par quelqu’un qui ne sait pas où vous allez, et
  il s’intitulait «marchand de superstition». Il disait: «Il y a
  entre l’archevêque de Cantorbéry et moi une différence; moi,
  j’avoue.» Si bien que l’archevêque, justement indigné, le fit un
  jour venir; mais Ursus, adroit, désarma sa grâce en lui récitant
  un sermon de lui Ursus sur le saint jour de Christmas que
  l’archevêque, charmé, apprit par cœur, débita en chaire et
  publia, comme de lui archevêque. Moyennant quoi, il pardonna.
  Ursus, médecin, guérissait, parce que ou quoique. Il pratiquait
  les aromates. Il était versé dans les simples. Il tirait parti
  de la profonde puissance qui est dans un tas de plantes
  dédaignées, la coudre moissine, la bourdaine blanche, le hardeau,
  la mancienne, la bourg-épine, la viorne, le nerprun. Il traitait
  la phthisie par la ros solis; il usait à propos des feuilles du
  tithymale qui, arrachées par le bas, sont un purgatif, et,
  arrachées par le haut, sont un vomitif; il vous ôtait un mal de
  gorge au moyen de l’excroissance végétale dite _oreille de juif_;
  il savait quel est le jonc qui guérit le bœuf, et quelle est la
  menthe qui guérit le cheval; il était au fait des beautés et des
  bontés de l’herbe mandragore qui, personne ne l’ignore, est homme
  et femme. Il avait des recettes. Il guérissait les brûlures
  avec de la laine de salamandre, de laquelle Néron, au dire de
  Pline, avait une serviette. Ursus possédait une cornue et un
  matras; il faisait de la transmutation; il vendait des panacées.
  On contait de lui qu’il avait été jadis un peu enfermé à Bedlam;
  on lui avait fait l’honneur de le prendre pour un insensé, mais
  on l’avait relâché, s’apercevant qu’il n’était qu’un poëte.
  Cette histoire n’était probablement pas vraie; nous avons tous de
  ces légendes que nous subissons.
  La réalité est qu’Ursus était savantasse, homme de goût, et vieux
  poëte latin. Il était docte sous les deux espèces, il
  hippocralisait et il pindarisait. Il eût concouru en phébus avec
  Rapin et Vida. Il eût composé d’une façon non moins triomphante
  que le Père Bouhours des tragédies jésuites. Il résultait de sa
  familiarité avec les vénérables rhythmes et mètres des anciens
  qu’il avait des images à lui, et toute une famille de métaphores
  classiques. Il disait d’une mère précédée de ses deux filles:
  _c’est un dactyle_, d’un père suivi de ses deux fils: _c’est un
  anapeste_, et d’un petit enfant marchant entre son grand-père et
  sa grand’mère: _c’est un amphimacre_. Tant de science ne pouvait
  aboutir qu’à la famine. L’école de Salerne dit: «Mangez peu et
  souvent». Ursus mangeait peu et rarement; obéissant ainsi à une
  moitié du précepte et désobéissant à l’autre; mais c’était la
  faute du public, qui n’affluait pas toujours et n’achetait pas
  fréquemment. Ursus disait: «L’expectoration d’une sentence
  soulage. Le loup est consolé par le hurlement, le mouton par la
  laine, la forêt par la fauvette, la femme par l’amour, et le
  philosophe par l’épiphonème.» Ursus, au besoin, fabriquait des
  comédies qu’il jouait à peu près; cela aide à vendre les drogues.
  Il avait, entre autres œuvres, composé une bergerade héroïque en
  l’honneur du chevalier Hugh Middleton qui, en 1608, apporta à
  Londres une rivière. Cette rivière était tranquille dans le
  comté de Hartford, à soixante milles de Londres; le chevalier
  Middleton vint et la prit; il amena une brigade de six cents
  hommes armés de pelles et de pioches, se mit à remuer la terre,
  la creusant ici, l’élevant là, parfois vingt pieds haut, parfois
  trente pieds profond, fit des aqueducs de bois en l’air, et ça et
  là huit cents ponts, de pierre, de brique, de madriers, et un
  beau matin, la rivière entra dans Londres, qui manquait d’eau.
  Ursus transforma tous ces détails vulgaires en une belle
  bucolique entre le fleuve Tamis et la rivière Serpentine; le
  fleuve invitait la rivière à venir chez lui, et lui offrait son
  lit, et lui disait: «Je suis trop vieux pour plaire aux femmes,
  mais je suis assez riche pour les payer.»--Tour ingénieux et
  galant pour exprimer que sir Hugh Middleton avait fait tous les
  travaux à ses frais.
  Ursus était remarquable dans le soliloque. D’une complexion
  farouche et bavarde, ayant le désir de ne voir personne et le
  besoin de parler à quelqu’un, il se tirait d’affaire en se
  parlant à lui-même. Quiconque a vécu solitaire sait à quel point
  le monologue est dans la nature. La parole intérieure démange.
  Haranguer l’espace est un exutoire. Parler tout haut et tout
  seul, cela fait l’effet d’un dialogue avec le dieu qu’on a en
  soi. C’était, on ne l’ignore point, l’habitude de Socrate. Il
  se pérorait. Luther aussi. Ursus tenait de ces grands hommes.
  Il avait cette faculté hermaphrodite d’être son propre auditoire.
  Il s’interrogeait et se répondait; il se glorifiait et
  s’insultait. On l’entendait de la rue monologuer dans sa cahute.
  Les passants, qui ont leur manière à eux d’apprécier les gens
  d’esprit, disaient: c’est un idiot. Il s’injuriait parfois, nous
  venons de le dire, mais il y avait aussi des heures où il se
  rendait justice. Un jour, dans une de ces allocutions qu’il
  s’adressait à lui-même, on l’entendit crier:--J’ai étudié le
  végétal dans tous ses mystères, dans la tige, dans le bourgeon,
  dans la sépale, dans le pétale, dans l’étamine, dans la carpelle,
  dans l’ovule, dans la thèque, dans la sporange, et dans
  l’apothécion. J’ai approfondi la chromatie, l’osmosie, et la
  chymosie, c’est-à-dire la formation de la couleur, de l’odeur et
  de la saveur.--Il y avait sans doute, dans ce certificat qu’Ursus
  délivrait à Ursus, quelque fatuité, mais que ceux qui n’ont point
  approfondi la chromatie, l’osmosie et la chymosie, lui jettent la
  première pierre.
  Heureusement Ursus n’était jamais allé dans les Pays-Bas. On l’y
  eût certainement voulu peser pour savoir s’il avait le poids
  normal au delà ou en deçà duquel un homme est sorcier. Ce poids
  en Hollande était sagement fixé par la loi. Rien n’était plus
  simple et plus ingénieux. C’était une vérification. On vous
  mettait dans un plateau, et l’évidence éclatait si vous rompiez
  l’équilibre; trop lourd, vous étiez pendu; trop léger, vous étiez
  brûlé, On peut voir encore aujourd’hui, à Oudewater, la balance à
  peser les sorciers, mais elle sert maintenant à peser les
  fromages, tant la religion a dégénéré! Ursus eût eu certainement
  maille à partir avec cette balance. Dans ses voyages, il
  s’abstint de la Hollande, et fit bien. Du reste, nous croyons
  qu’il ne sortait point de la Grande-Bretagne.
  Quoi qu’il en fût, étant très pauvre et très âpre, et ayant fait
  dans un bois la connaissance d’Homo, le goût de la vie errante
  lui était venu. Il avait pris ce loup en commandite, et il s’en
  était allé avec lui par les chemins, vivant, à l’air libre, de la
  grande vie du hasard. Il avait beaucoup d’industrie et
  d’arrière-pensée et un grand art en toute chose pour guérir,
  opérer, tirer les gens de maladie, et accomplir des
  particularités surprenantes; il était considéré comme bon
  saltimbanque et bon médecin; il passait aussi, on le comprend,
  pour magicien; un peu, pas trop; car il était malsain à celle
  époque d’être cru ami du diable. A vrai dire, Ursus, par passion
  de pharmacie et amour des plantes, s’exposait, vu qu’il allait
  souvent cueillir des herbes dans les fourrés bourrus où sont les
  salades de Lucifer, et où l’on risque, comme l’a constaté le
  conseiller De l’Ancre, de rencontrer dans la brouée du soir un
  homme qui sort de terre, «borgne de l’œil droit, sans manteau,
  l’épée au côté, pieds nus et deschaux». Ursus du reste, quoique
  d’allure et de tempérament bizarres, était trop galant homme pour
  attirer ou chasser la grêle, faire paraître des faces, tuer un
  homme du tourment de trop danser, suggérer des songes clairs ou
  trisles et pleins d’effroi, et faire naître des coqs à quatre
  ailes; il n’avait pas de ces méchancetés-là. Il était incapable
  de certaines abominations. Comme, par exemple, de parler
  allemand, hébreu ou grec, sans l’avoir appris, ce qui est le
  signe d’une scélératesse exécrable, ou d’une maladie naturelle
  procédant de quelque humeur mélancolique. Si Ursus parlait
  latin, c’est qu’il le savait. Il ne se serait point permis de
  parler syriaque, attendu qu’il ne le savait pas; en outre, il est
  avéré que le syriaque est la langue des sabbats. En médecine, il
  préférait correctement Gallien à Cardan, Cardan, tout savant
  homme qu’il est, n’étant qu’un ver de terre au respect de
  Gallien.
  En somme, Ursus n’était point un personnage inquiété par la
  police. Sa cahute était assez longue et assez large pour qu’il
  pût s’y coucher sur un coffre où étaient ses hardes, peu
  somptueuses. Il était propriétaire d’une lanterne, de plusieurs
  perruques, et de quelques ustensiles accrochés à des clous, parmi
  lesquels des instruments de musique. Il possédait en outre une
  peau d’ours dont il se couvrait les jours de grande performance;
  il appelait cela se mettre en costume. Il disait: _J’ai deux
  peaux; voici la vraie_. Et il montrait la peau d’ours. La
  cahute à roues était à lui et au loup. Outre sa cahute, sa
  cornue et son loup, il avait une flûte et une viole de gambe, et
  il en jouait agréablement. Il fabriquait lui-même ses élixirs.
  Il tirait de ses talents de quoi souper quelquefois. Il y avait
  au plafond de sa cahute un trou par où passait le tuyau d’un
  poêle de fonte contigu à son coffre, assez pour roussir le bois.
  Ce poêle avait deux compartiments; Ursus dans l’un faisait cuire
  de l’alchimie, et dans l’autre des pommes de terre. La nuit, le
  loup dormait sous la cahute, amicalement enchaîné. Homo avait le
  poil noir, et Ursus le poil gris; Ursus avait cinquante ans, à
  moins qu’il n’en eût soixante. Son acceptation de la destinée
  humaine était telle, qu’il mangeait, on vient de le voir, des
  pommes de terre, immondice dont on nourrissait alors les
  pourceaux et les forçats. Il mangeait cela, indigné et résigné.
  Il n’était pas grand, il était long. Il était ployé et
  mélancolique. La taille courbée du vieillard, c’est le tassement
  de la vie. La nature l’avait fait pour être triste. Il lui
  était difficile de sourire, et il lui avait toujours été
  impossible de pleurer. Il lui manquait cette consolation, les
  larmes, et ce palliatif, la joie. Un vieux homme est une ruine
  pensante; Ursus était cette ruine-là. Une loquacité de
  charlatan, une maigreur de prophète, une irascibilité de mine
  chargée, tel était Ursus. Dans sa jeunesse il avait été
  philosophe chez un lord.
  Cela se passait il y a cent quatrevingts ans, du temps que les
  hommes étaient un peu plus des loups qu’ils ne sont aujourd’hui.
  Pas beaucoup plus.
  
  II
  Homo n’était pas le premier loup venu. A son appétit de nèfles
  et de pommes, on l’eût pris pour un loup de prairie, à son pelage
  foncé, on l’eût pris pour un lycaon, et à son hurlement atténué
  en aboiement, on l’eût pris pour un culpeu; mais on n’a point
  encore assez observé la pupille du culpeu pour être sûr que ce
  n’est point un renard, et Homo était un vrai loup. Sa longueur
  était de cinq pieds, ce qui est une belle longueur de loup, même
  en Lithuanie; il était très fort; il avait le regard oblique, ce
  qui n’était pas sa faute; il avait la langue douce, et il en
  léchait parfois Ursus; il avait une étroite brosse de poils
  courts sur l’épine dorsale, et il était maigre d’une bonne
  maigreur de forêt. Avant de connaître Ursus et d’avoir une
  carriole à traîner, il faisait allègrement ses quarante lieues
  dans une nuit. Ursus, le rencontrant dans un hallier, près d’un
  ruisseau d’eau vive, l’avait pris en estime en le voyant pêcher
  des écrevisses avec sagesse et prudence, et avait salué en lui un
  honnête et authentique loup Koupara, du genre dit chien crabier.
  Ursus préférait Homo, comme bête de somme, à un âne. Faire tirer
  sa cahute à un âne lui eût répugné; il faisait trop cas de l’âne
  pour cela. En outre, il avait remarqué que l’âne, songeur à
  quatre pattes peu compris des hommes, a parfois un dressement
  d’oreilles inquiétant quand les philosophes disent des sottises.
  Dans la vie, entre notre pensée et nous, un âne est un tiers;
  c’est gênant. Comme ami, Ursus préférait Homo à un chien,
  estimant que le loup vient de plus loin vers l’amitié.
  C’est pourquoi Homo suffisait à Ursus. Homo était pour Ursus
  plus qu’un compagnon, c’était un analogue. Ursus lui tapait ses
  flancs creux en disant: _J’ai trouvé mon tome second_.
  Il disait encore: Quand je serai mort, qui voudra me connaître
  n’aura qu’à étudier Homo. Je le laisserai après moi pour copie
  conforme.
  La loi anglaise, peu tendre aux bêtes des bois, eût pu chercher
  querelle à ce loup et le chicaner sur sa hardiesse d’aller
  familièrement dans les villes; mais Homo profitait de l’immunité
  accordée par un statut d’Edouard IV aux «domestiques».--_Pourra
  tout domestique suivant son maître aller et venir librement._--En
  outre, un certain relâchement à l’endroit des loups était résulté
  de la mode des femmes de la cour, sous les derniers Stuarts,
  d’avoir, en guise de chiens, de petits loups-corsacs, dits
  adives, gros comme des chats, qu’elles faisaient venir d’Asie à
  grands frais.
  Ursus avait communiqué à Homo une partie de ses talents, se tenir
  debout, délayer sa colère en mauvaise humeur, bougonner au lieu
  de hurler, etc.; et de son côté le loup avait enseigné à l’homme
  ce qu’il savait, se passer de toit, se passer de pain, se passer
  de feu, préférer la faim dans un bois à l’esclavage dans un
  palais.
  La cahute, sorte de cabane-voiture qui suivait l’itinéraire le
  plus varié, sans sortir pourtant d’Angleterre et d’Écosse, avait
  quatre roues, plus un brancard pour le loup, et un palonnier pour
  l’homme. Ce palonnier était l’en-cas des mauvais chemins. Elle
  était solide bien que bâtie en planches légères comme un
  colombage. Elle avait à l’avant une porte vitrée avec un petit
  balcon servant aux harangues, tribune mitigée de chaire, et à
  l’arrière une porte pleine trouée d’un vasistas. L’abattement
  d’un marche-pied de trois degrés tournant sur charnière et dressé
  derrière la porte à vasistas donnait entrée dans la cahute, bien
  fermée la nuit de verrous et de serrures. Il avait beaucoup plu
  et beaucoup neigé dessus. Elle avait été peinte, mais on ne
  savait plus trop de quelle couleur, les changements de saison
  étant pour les carrioles comme les changements de règne pour les
  courtisans, A l’avant, au dehors, sur une espèce de frontispice
  en volige, on avait pu jadis déchiffrer cette inscription, en
  caractères noirs sur fond blanc, lesquels s’étaient peu à peu
  mêlés et confondus.
  «L’or perd annuellement par le frottement un quatorze centième de
  son volume; c’est ce qu’on nomme le _frai_; d’où il suit que, sur
  quatorze cent millions d’or circulant par toute la terre, il se
  perd tous les ans un million. Ce million d’or s’en va en
  poussière, s’envole, flotte, est atome, devient respirable,
  charge, dose, leste et appesantit les consciences, et s’amalgame
  avec l’âme des riches qu’il rend superbes et avec l’âme des
  pauvres qu’il rend farouches.»
  Cette inscription, effacée et biffée par la pluie et par la bonté
  de la providence, était heureusement illisible, car il est
  probable qu’à la fois énigmatique et transparente, cette
  philosophie de l’or respiré n’eût pas été du goût des shériffs,
  prévôts, marshalls, et autres porte-perruques de la loi. La
  législation anglaise ne badinait pas dans ce temps-là. On était
  aisément félon. Les magistrats se montraient féroces par
  tradition, et la cruauté était de routine. Les juges
  d’inquisition pullulaient. Jeffrys avait fait des petits.
  
  III
  Dans l’intérieur de la cahute il y avait deux autres
  inscriptions. Au-dessus du coffre, sur la paroi de planches
  lavée à l’eau de chaux, on lisait ceci, écrit à l’encre et à la
  main:
  «SEULES CHOSES QU’IL IMPORTE DE SAVOIR.
  «Le baron pair d’Angleterre porte un tortil à six perles.
  «La couronne commence au vicomte.
  «Le vicomte porte une couronne de perles sans nombre, le comte
  une couronne de perles sur pointes entremêlées de feuilles de
  fraisier plus basses; le marquis, perles et feuilles d’égale
  hauteur; le duc, fleurons sans perles; le duc royal, un cercle de
  croix et de fleurs de lys; le prince de Galles, une couronne
  pareille à celle du roi, mais non fermée.
  «Le duc est _très haut et très puissant prince_; le marquis et le
  comte, _très noble et puissant seigneur_; le vicomte, _noble et
  puissant seigneur_; le baron, _véritablement seigneur_.
  «Le duc est _grâce_; les autres pairs sont _seigneurie_.
  «Les lords sont inviolables.
  «Les pairs sont chambre et cour, _concilium et curia_,
  législature et justice.
  «Most honourable» est plus que «right honourable.»
  «Les lords pairs sont qualifiés «lords de droit»; les lords non
  pairs sont «lords de courtoisie»; il n’y a de lords que ceux qui
  sont pairs.
  «Le lord ne prête jamais serment, ni au roi, ni en justice. Sa
  parole suffit. Il dit: _sur mon honneur_.
  «Les communes, qui sont le peuple, mandées à la barre des lords,
  s’y présentent humblement, tête nue, devant les pairs couverts.
  «Les communes envoient aux lords les bills par quarante membres
  qui présentent le bill avec trois révérences profondes.
  «Les lords envoient aux communes les bills par un simple clerc.
  «En cas de conflit, les deux chambres confèrent dans la chambre
  peinte, les pairs assis et couverts, les communes debout et
  nu-tête.
  «D’après une loi d’Edouard VI, les lords ont le privilège
  d’homicide simple. Un lord qui tue un homme simplement n’est pas
  poursuivi.
  «Les barons ont le même rang que les évêques.
  «Pour être baron pair, il faut relever du roi _per baroniam
  integram_, par baronie entière.
  «La baronie entière se compose de treize fiefs nobles et un
  quart, chaque fief noble étant de vingt livres sterling, ce qui
  monte à quatre cents marcs.
  «Le chef de baronie, _caput baroniae_, est un château
  héréditairement régi comme l’Angleterre elle-même; c’est-à-dire
  ne pouvant être dévolu aux filles qu’à défaut d’enfants mâles, et
  en ce cas allant à la fille aînée, _coeteris filiabus aliunde
  satisfactis_[1].
   [1] Ce qui revient à dire: on pourvoit les autres filles comme
   on peut. (_Note d’Ursus_. En marge du mur.)
  «Les barons ont la qualité de _lord_, du saxon _laford_, du grand
  latin _dominus_ et du bas latin _lordus_.
  «Les fils aînés et puînés des vicomtes et barons sont les
  premiers écuyers du royaume.
  «Les fils aînés des pairs ont le pas sur les chevaliers de la
  Jarretière; les fils puînés, point.
  «Le fils aîné d’un vicomte marche après tous les barons et avant
  tous les baronnets.
  «Toute fille de lord est _lady_. Les autres filles anglaises
  sont _miss_.
  «Tous les juges sont inférieurs aux pairs. Le sergent a un
  
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