L'Étourdi ou les contre-temps - 4

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Je voulais en secret vous aboucher tous deux,
Lui-même a su m'ouvrir une voie assez belle,
De pouvoir hautement vous loger avec elle,
Venant m'entretenir d'un fils privé du jour,
Dont cette nuit en songe il a vu le retour.
A ce propos, voici l'histoire qu'il m'a dite,
Et sur quoi j'ai tantôt notre fourbe construite.
- Lélie -
C'est assez, je sais tout : tu me l'as dit deux fois.
- Mascarille -
Oui, oui ; mais quand j'aurais passé jusques à trois,
Peut-être encor qu'avec toute sa suffisance,
Votre esprit manquera dans quelque circonstance.
- Lélie -
Mais à tant différer je me fais de l'effort.
- Mascarille -
Ah ! de peur de tomber, ne courons pas si fort !
Voyez-vous ? vous avez la caboche un peu dure ;
Rendez-vous affermi dessus cette aventure.
Autrefois Trufaldin de Naples est sorti,
Et s'appelait alors Zanobio Ruberti ;
Un parti qui causa quelque émeute civile,
Dont il fut seulement soupçonné dans sa ville
(De fait il n'est pas homme à troubler un Etat),
L'obligea d'en sortir une nuit sans éclat.
Une fille fort jeune, et sa femme, laissées,
A quelque temps de là se trouvant trépassées,
Il en eut la nouvelle ; et dans ce grand ennui,
Voulant dans quelque ville emmener avec lui,
Outre ses biens, l'espoir qui restait de sa race,
Un sien fils, écolier, qui se nommait Horace,
Il écrit à Bologne, où, pour mieux être instruit,
Un certain maître Albert, jeune, l'avait conduit ;
Mais, pour se joindre tous, le rendez-vous qu'il donne
Durant deux ans entiers ne lui fit voir personne :
Si bien que, les jugeant morts après ce temps-là,
Il vint en cette ville, et prit le nom qu'il a,
Sans que de cet Albert, ni de ce fils Horace,
Douze ans aient découvert jamais la moindre trace.
Voilà l'histoire en gros, redite seulement
Afin de vous servir ici de fondement.
Maintenant vous serez un marchand d'Arménie,
Qui les aurez vus sains l'un et l'autre en Turquie.
Si j'ai, plutôt qu'aucun, un tel moyen trouvé,
Pour les ressusciter sur ce qu'il a rêvé,
C'est qu'en fait d'aventure il est très ordinaire
De voir gens pris sur mer par quelque Turc corsaire,
Puis être à leur famille à point nommé rendus,
Après quinze ou vingt ans qu'on les a crus perdus.
Pour moi, j'ai vu déjà cent contes de la sorte.
Sans nous alambiquer, servons-nous-en ; qu'importe ?
Vous leur aurez ouï leur disgrâce conter,
Et leur aurez fourni de quoi se racheter ;
Mais que, parti plus tôt pour chose nécessaire,
Horace vous chargea de voir ici son père,
Dont il a su le sort, et chez qui vous devez
Attendre quelques jours qu'ils y soient arrivés.
Je vous ai fait tantôt des leçons étendues.
- Lélie -
Ces répétitions ne sont que superflues ;
Dès l'abord mon esprit a compris tout le fait.
- Mascarille -
Je m'en vais là dedans donner le premier trait.
- Lélie -
Ecoute, Mascarille, un seul point me chagrine.
S'il allait de son fils me demander la mine ?
- Mascarille -
Belle difficulté ! Devez-vous pas savoir
Qu'il était fort petit alors qu'il l'a pu voir ?
Et puis, outre cela, le temps et l'esclavage
Pourraient-ils pas avoir changé tout son visage ?
- Lélie -
Il est vrai. Mais dis-moi, s'il connaît qu'il m'a vu,
Que faire ?
- Mascarille -
De mémoire êtes-vous dépourvu ?
Nous avons dit tantôt qu'outre que votre image
N'avait dans son esprit pu faire qu'un passage,
Pour ne vous avoir vu que durant un moment,
Et le poil et l'habit déguisaient grandement.
- Lélie -
Fort bien. Mais à propos, cet endroit de Turquie...
- Mascarille -
Tout, vous dis-je, est égal, Turquie ou Barbarie.
- Lélie -
Mais le nom de la ville où j'aurai pu les voir ?
- Mascarille -
Tunis. Il me tiendra, je crois, jusques au soir.
La répétition, dit-il, est inutile,
Et j'ai déjà nommé douze fois cette ville.
- Lélie -
Va, va-t'en commencer, il ne me faut plus rien.
- Mascarille -
Au moins soyez prudent, et vous conduisez bien ;
Ne donnez point ici de l'imaginative.
- Lélie -
Laisse-moi gouverner. Que ton âme est craintive !
- Mascarille -
Horace dans Bologne écolier ; Trufaldin,
Zanobio Ruberti, dans Naples citadin ;
Le précepteur Albert...
- Lélie -
Ah ! C'est me faire honte
Que de me tant prêcher ! Suis-je un sot à ton compte ?
- Mascarille -
Non pas du tout ; mais bien quelque chose approchant.

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Scène II. - Lélie.

- Lélie -
Quand il m'est inutile, il fait le chien couchant ;
Mais parce qu'il sent bien le secours qu'il me donne,
Sa familiarité jusque-là s'abandonne.
Je vais être de près éclairé des beaux yeux
Dont la force m'impose un joug si précieux ;
Je n'en vais sans obstacle, avec des traits de flamme,
Peindre à cette beauté les tourments de mon âme ;
Je saurai quel arrêt je dois... mais les voici.

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Scène III. - Trufaldin, Lélie, Mascarille.

- Trufaldin -
Sois béni, juste ciel, de mon sort adouci !
- Mascarille -
C'est à vous de rêver et de faire des songes,
Puisqu'en vous il est faux que songes sont mensonges.
- Trufaldin -
(à Lélie.)
Quelle grâce, quels biens vous rendrai-je, Seigneur,
Vous que je dois nommer l'ange de mon bonheur ?
- Lélie -
Ce sont soins superflus, et je vous en dispense.
- Trufaldin -
(à Mascarille.)
J'ai, je ne sais pas où, vu quelque ressemblance
De cet Arménien.
- Mascarille -
C'est ce que je disois ;
Mais on voit des rapports admirables parfois.
- Trufaldin -
Vous avez vu ce fils où mon espoir se fonde ?
- Lélie -
Oui, seigneur Trufaldin, le plus gaillard du monde.
- Trufaldin -
Il vous a dit sa vie, et parlé fort de moi ?
- Lélie -
Plus de dix mille fois.
- Mascarille -
Quelque peu moins, je croi.
- Lélie -
Il vous a dépeint tel que je vous vois paraître,
Le visage, le port...
- Trufaldin -
Cela pourrait-il être,
Si lorsqu'il m'a pu voir, il n'avait que sept ans,
Et si son précepteur même, depuis ce temps,
Aurait peine à pouvoir connaître mon visage ?
- Mascarille -
Le sang bien autrement conserve cette image ;
Par des traits si profonds ce portrait est tracé,
Que mon père...
- Trufaldin -
Suffit. Où l'avez-vous laissé ?
- Lélie -
En Turquie, à Turin.
- Trufaldin -
Turin ? Mais cette ville
Est, je pense, en Piémont.
- Mascarille -
(à part.)
O cerveau malhabile !
(à Trufaldin.)
Vous ne l'entendez pas, il veut dire Tunis,
Et c'est en effet là qu'il laissa votre fils ;
Mais les Arméniens ont tous, par habitude,
Certain vice de langue à nous autres fort rude :
C'est que dans tous les mots ils changent "nis" en "rin".
Et pour dire Tunis, ils prononcent Turin.
- Trufaldin -
Il fallait, pour l'entendre, avoir cette lumière.
Quel moyen vous dit-il de rencontrer son père ?
- Mascarille -
(à part.)
Voyez s'il répondra.
(A Trufaldin, après s'être escrimé.)
Je repassais un peu
Quelque leçon d'escrime ; autrefois en ce jeu
Il n'était point d'adresse à mon adresse égale,
Et j'ai battu le fer en mainte et mainte salle.
- Trufaldin -
(à Mascarille.)
Ce n'est pas maintenant ce que je veux savoir.
(à Lélie.)
Quel autre nom, dit-il, que je devais avoir ?
- Mascarille -
Ah ! Seigneur Zanobio Ruberti, quelle joie
Est celle maintenant que le ciel vous envoie !
- Lélie -
C'est là votre vrai nom, et l'autre est emprunté.
- Trufaldin -
Mais où vous a-t-il dit qu'il reçut la clarté ?
- Mascarille -
Naples est un séjour qui paraît agréable ;
Mais pour vous ce doit être un lieu fort haïssable.
- Trufaldin -
Ne peux-tu, sans parler, souffrir notre discours ?
- Lélie -
Dans Naples son destin a commencé son cours.
- Trufaldin -
Où l'envoyai-je jeune, et sous quelle conduite ?
- Mascarille -
Ce pauvre maître Albert a beaucoup de mérite
D'avoir depuis Bologne accompagné ce fils,
Qu'à sa discrétion vos soins avaient commis.
- Trufaldin -
Ah !
- Mascarille -
(à part.)
Nous sommes perdus si cet entretien dure.
- Trufaldin -
Je voudrais bien savoir de vous leur aventure,
Sur quel vaisseau le sort qui m'a su travailler...
- Mascarille -
Je ne sais ce que c'est, je ne fais que bâiller.
Mais, seigneur Trufaldin, songez-vous que peut-être
Ce monsieur l'étranger a besoin de repaître,
Et qu'il est tard aussi ?
- Lélie -
Pour moi, point de repas.
- Mascarille -
Ah ! vous avez plus faim que vous ne pensez pas.
- Trufaldin -
Entrez donc.
- Lélie -
Après vous.
- Mascarille -
(à Trufaldin.)
Monsieur, en Arménie
Les maîtres du logis sont sans cérémonie.
(A Lélie, après que Trufaldin est entré dans sa maison.)
Pauvre esprit ! Pas deux mots !
- Lélie -
D'abord il m'a surpris ;
Mais n'appréhende plus, je reprends mes esprits,
Et m'en vais débiter avecque hardiesse...
- Mascarille -
Voici notre rival, qui ne sait pas la pièce.
(Ils entrent dans la maison de Trufaldin.)

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Scène IV. - Anselme, Léandre.

- Anselme -
Arrêtez-vous, Léandre, et souffrez un discours
Qui cherche le repos et l'honneur de vos jours.
Je ne vous parle point en père de ma fille,
En homme intéressé pour ma propre famille,
Mais comme votre père, ému pour votre bien,
Sans vouloir vous flatter et vous déguiser rien ;
Bref, comme je voudrais, d'une âme franche et pure,
Que l'on fît à mon sang en pareille aventure.
Savez-vous de quel oeil chacun voit cet amour,
Qui dedans une nuit vient d'éclater au jour ?
A combien de discours et de traits de risée
Votre entreprise d'hier est partout exposée ?
Quel jugement on fait du choix capricieux
Qui pour femme, dit-on, vous désigne en ces lieux
Un rebut de l'Egypte, une fille coureuse,
De qui le noble emploi n'est qu'un métier de gueuse ?
J'en ai rougi pour vous encor plus que pour moi,
Qui me trouve compris dans l'éclat que je voi :
Moi, dis-je, dont la fille, à vos ardeurs promise,
Ne peut, sans quelque affront, souffrir qu'on la méprise.
Ah ! Léandre, sortez de cet abaissement !
Ouvrez un peu les yeux sur votre aveuglement.
Si notre esprit n'est pas sage à toutes les heures,
Les plus courtes erreurs sont toujours les meilleures.
Quand on ne prend en dot que la seule beauté,
Le remords est bien près de la solennité ;
Et la plus belle femme a très peu de défense
Contre cette tiédeur qui suit la jouissance.
Je vous le dis encor, ces bouillants mouvements,
Ces ardeurs de jeunesse et ces emportements,
Nous font trouver d'abord quelques nuits agréables ;
Mais ces félicités ne sont guères durables,
Et, notre passion alentissant son cours,
Après ces bonnes nuits donnent de mauvais jours ;
De là viennent les soins, les soucis, les misères,
Les fils déshérités par le courroux des pères.
- Léandre -
Dans tout votre discours je n'ai rien écouté
Que mon esprit déjà ne m'ait représenté.
Je sais combien je dois à cet honneur insigne
Que vous me voulez faire, et dont je suis indigne ;
Et vois, malgré l'effort dont je suis combattu,
Ce que vaut votre fille, et quelle est sa vertu :
Aussi veux-je tâcher...
- Anselme -
On ouvre cette porte :
Retirons-nous plus loin, de crainte qu'il n'en sorte
Quelque secret poison dont vous seriez surpris.

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Scène V. - Lélie, Mascarille.

- Mascarille -
Bientôt de notre fourbe on verra le débris,
Si vous continuez des sottises si grandes.
- Lélie -
Dois-je éternellement ouïr tes réprimandes ?
De quoi te peux-tu plaindre ? Ai-je pas réussi
En tout ce que j'ai dit depuis ?
- Mascarille -
Couci-couci.
Témoin les Turcs par vous appelés hérétiques,
Et que vous assurez, par serments authentiques,
Adorer pour leurs dieux la lune et le soleil.
Passe. Ce qui me donne un dépit nonpareil,
C'est qu'ici votre amour étrangement s'oublie ;
Près de Célie, il est ainsi que la bouillie,
Qui par un trop grand feu s'enfle, croît jusqu'aux bords,
Et de tous les côtés se répand au dehors.
- Lélie -
Pourrait-on se forcer à plus de retenue ?
Je ne l'ai presque point encore entretenue.
- Mascarille -
Oui, mais ce n'est pas tout que de ne parler pas ;
Par vos gestes, durant un moment de repas,
Vous avez aux soupçons donné plus de matière
Que d'autres ne feraient dans une année entière.
- Lélie -
Et comment donc ?
- Mascarille -
Comment ? Chacun a pu le voir.
A table, où Trufaldin l'oblige de se seoir,
Vous n'avez toujours fait qu'avoir les yeux sur elle.
Rouge, tout interdit, jouant de la prunelle,
Sans prendre jamais garde à ce qu'on vous servait,
Vous n'aviez point de soif qu'alors qu'elle buvait ;
Et dans ses propres mains vous saisissant du verre,
Sans le vouloir rincer, sans rien jeter à terre,
Vous buviez sur son reste, et montriez d'affecter
Le côté qu'à sa bouche elle avait su porter.
Sur les morceaux touchés de sa main délicate,
Ou mordus de ses dents, vous étendiez la patte
Plus brusquement qu'un chat dessus une souris,
Et les avaliez tous ainsi que des pois gris (24).
Puis, outre tout cela, vous faisiez sous la table
Un bruit, un triquetrac de pieds insupportable,
Dont Trufaldin, heurté de deux coups trop pressants,
A puni par deux fois deux chiens très innocents,
Qui, s'ils eussent osé, vous eussent fait querelle.
Et puis après cela votre conduite est belle ?
Pour moi, j'en ai souffert la gêne sur mon corps.
Malgré le froid, je sue encor de mes efforts.
Attaché dessus vous comme un joueur de boule
Après le mouvement de la sienne qui roule,
Je pensais retenir toutes vos actions,
En faisant de mon corps mille contorsions.
- Lélie -
Mon Dieu ! qu'il t'est aisé de condamner des choses
Dont tu ne ressens point les agréables causes !
Je veux bien néanmoins, pour te plaire une fois,
Faire force à l'amour qui m'impose des lois.
Désormais...

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Scène VI. - Trufaldin, Lélie, Mascarille.

- Mascarille -
Nous parlions des fortunes d'Horace.
- Trufaldin -
(à Lélie.)
C'est bien fait. Cependant me ferez-vous la grâce
Que je puisse lui dire un seul mot en secret ?
- Lélie -
Il faudrait autrement être fort indiscret.
(Lélie entre dans la maison de Trufaldin.)

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Scène VII. - Trufaldin, Mascarille.

- Trufaldin -
Ecoute : sais-tu bien ce que je viens de faire ?
- Mascarille -
Non ; mais si vous voulez, je ne tarderai guère,
Sans doute, à le savoir.
- Trufaldin -
D'un chêne grand et fort,
Dont près de deux cents ans ont fait déjà le sort,
Je viens de détacher une branche admirable,
Choisie expressément de grosseur raisonnable,
Dont j'ai fait sur-le-champ, avec beaucoup d'ardeur
(Il montre son bras.)
Un bâton à peu près... oui, de cette grandeur,
Moins gros par l'un des bouts, mais, plus que trente gaules
Propre, comme je pense, à rosser les épaules ;
Car il est bien en main, vert, noueux et massif.
- Mascarille -
Mais pour qui, je vous prie, un tel préparatif ?
- Trufaldin -
Pour toi premièrement ; puis pour ce bon apôtre
Qui veut m'en donner d'une et m'en jouer d'une autre ;
Pour cet Arménien, ce marchand déguisé,
Introduit sous l'appât d'un conte supposé.
- Mascarille -
Quoi ! vous ne croyez pas... ?
- Trufaldin -
Ne cherche point d'excuse :
Lui-même heureusement a découvert sa ruse ;
En disant à Célie, en lui serrant la main,
Que pour elle il venait sous ce prétexte vain,
Il n'a pas aperçu Jeannette, ma fillole (25),
Laquelle a tout ouï, parole pour parole ;
Et je ne doute point, quoiqu'il n'en ait rien dit,
Que tu ne sois de tout le complice maudit.
- Mascarille -
Ah ! vous me faites tort. S'il faut qu'on vous affronte,
Croyez qu'il m'a trompé le premier à ce conte.
- Trufaldin -
Veux-tu me faire voir que tu dis vérité ?
Qu'à le chasser mon bras soit du tien assisté ;
Donnons-en à ce fourbe et du long et du large,
Et de tout crime après mon esprit te décharge.
- Mascarille -
Oui-da, très volontiers, je l'épousterai bien,
Et par là vous verrez que je n'y trempe en rien.
(A part.)
Ah ! vous serez rossé, monsieur de l'Arménie,
Qui toujours gâtez tout !

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Scène VIII. - Lélie, Trufaldin, Mascarille.

- Trufaldin -
(A Lélie, après avoir heurté à sa porte.)
Un mot, je vous supplie.
Donc, Monsieur l'imposteur, vous osez aujourd'hui
Duper un honnête homme, et vous jouer de lui ?
- Mascarille -
Feindre avoir vu son fils en une autre contrée,
Pour vous donner chez lui plus aisément entrée !
- Trufaldin -
(bat Lélie.)
Vidons, vidons sur l'heure.
- Lélie -
(à Mascarille, qui le bat aussi.)
Ah ! coquin !
- Mascarille -
C'est ainsi
que les fourbes...
- Lélie -
Bourreau !
- Mascarille -
Sont ajustés ici.
Gardez-moi bien cela.
- Lélie -
Quoi donc ! je serais homme... ?
- Mascarille -
(le battant toujours en le chassant.)
Tirez, tirez (26), vous dis-je, ou bien je vous assomme.
- Trufaldin -
Voilà qui me plaît fort ; rentre, je suis content.
(Mascarille suit Trufaldin, qui rentre dans sa maison.)
- Lélie -
(revenant.)
A moi, par un valet, cet affront éclatant !
L'aurait-on pu prévoir l'action de ce traître,
Qui vient insolemment de maltraiter son maître ?
- Mascarille -
(à la fenêtre de Trufaldin.)
Peut-on vous demander comment va votre dos ?
- Lélie -
Quoi ! tu m'oses encor tenir un tel propos ?
- Mascarille -
Voilà, voilà que c'est de ne pas voir Jeannette,
Et d'avoir en tout temps une langue indiscrète.
Mais, pour cette fois-ci, je n'ai point de courroux :
Je cesse d'éclater, de pester contre vous,
Quoique de l'action l'imprudence soit haute,
Ma main sur votre échine a lavé votre faute.
- Lélie -
Ah ! je me vengerai de ce trait déloyal !
- Mascarille -
Vous vous êtes causé vous-même tout le mal.
- Lélie -
Moi ?
- Mascarille -
Si vous n'étiez pas une cervelle folle,
Quand vous avez parlé naguère à votre idole,
Vous auriez aperçu Jeannette sur vos pas,
Dont l'oreille subtile a découvert le cas.
- Lélie -
On aurait pu surprendre un mot dit à Célie ?
- Mascarille -
Et d'où doncques viendrait cette prompte sortie ?
Oui, vous n'êtes dehors que par votre caquet.
Je ne sais si souvent vous jouez au piquet :
Mais au moins faites-vous des écarts admirables.
- Lélie -
O le plus malheureux de tous les misérables !
Mais encore, pourquoi me voir chassé par toi ?
- Mascarille -
Je ne fis jamais mieux que d'en prendre l'emploi ;
par là, j'empêche au moins que de cet artifice
Je ne sois soupçonné d'être auteur ou complice.
- Lélie -
Tu devais donc, pour toi, frapper plus doucement.
- Mascarille -
Quelque sot. Trufaldin lorgnait exactement :
Et puis, je vous dirai, sous ce prétexte utile,
Je n'étais point fâché d'évaporer ma bile.
Enfin la chose est faite ; et si j'ai votre foi
Qu'on ne vous verra point vouloir venger sur moi,
Soit ou directement, ou par quelque autre voie,
Les coups sur votre râble assenés avec joie,
Je vous promets, aidé par le poste où je suis,
De contenter vos voeux avant qu'il soit deux nuits.
- Lélie -
Quoique ton traitement ait eu trop de rudesse,
Qu'est-ce que dessus moi ne peut cette promesse ?
- Mascarille -
Vous le promettez donc ?
- Lélie -
Oui, je te le promets.
- Mascarille -
Ce n'est pas encor tout. Promettez que jamais
Vous ne vous mêlerez dans quoi que j'entreprenne.
- Lélie -
Soit.
- Mascarille -
Si vous y manquez, votre fièvre quartaine !
- Lélie -
Mais tiens-moi donc parole, et songe à mon repos.
- Mascarille -
Allez quitter l'habit, et graisser votre dos.
- Lélie -
(seul.)
Faut-il que le malheur, qui me suit à la trace,
Me fasse voir toujours disgrâce sur disgrâce !
- Mascarille -
(sortant de chez Trufaldin.)
Quoi ! vous n'êtes pas loin ? Sortez vite d'ici ;
Mais surtout gardez-vous de prendre aucun souci,
Puisque je fais pour vous, que cela vous suffise ;
N'aidez point mon projet de la moindre entreprise,
Demeurez en repos.
- Lélie -
(en sortant.)
Oui, va, je m'y tiendrai.
- Mascarille -
(seul.)
Il faut voir maintenant quel biais je prendrai.

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Scène IX. - Ergaste, Mascarille.

- Ergaste -
Mascarille, je viens te dire une nouvelle
Qui donne à tes desseins une atteinte cruelle.
A l'heure que je parle, un jeune Egyptien,
Qui n'est pas noir pourtant, et sent assez son bien,
Arrive, accompagné d'une vieille fort hâve,
Et vient chez Trufaldin racheter cette esclave
Que vous vouliez : pour elle il paraît fort zélé.
- Mascarille -
Sans doute c'est l'amant dont Célie a parlé.
Fut-il jamais destin plus brouillé que le nôtre !
Sortant d'un embarras, nous entrons dans un autre.
En vain nous apprenons que Léandre est au point
De quitter la partie, et ne nous troubler point ;
Que son père, arrivé contre toute espérance,
Du côté d'Hippolyte emporte la balance,
Qu'il a tout fait changer par son autorité,
Et va dès aujourd'hui conclure le traité ;
Lorsqu'un rival s'éloigne, un autre plus funeste
S'en vient nous enlever tout l'espoir qui nous reste.
Toutefois, par un trait merveilleux de mon art,
Je crois que je pourrai retarder leur départ,
Et me donner le temps qui sera nécessaire
Pour tâcher de finir cette fameuse affaire.
Il s'est fait un grand vol ; par qui ? l'on n'en sait rien :
Eux autres rarement passent pour gens de bien ;
Je veux adroitement, sur un soupçon frivole,
Faire pour quelques jours emprisonner ce drôle.
Je sais des officiers, de justice altérés,
Qui sont pour de tels coups de vrais délibérés ;
Dessus l'avide espoir de quelque paraguante (27),
Il n'est rien que leur art aveuglément ne tente ;
Et du plus innocent, toujours à leur profit
La bourse est criminelle, et paye son délit.

ACTE V.
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Scène première. - Mascarille, Ergaste.

- Mascarille -
Ah ! chien ! ah ! double chien ! mâtine de cervelle !
Ta persécution sera-t-elle éternelle ?
- Ergaste -
Par les soins vigilants de l'exempt Balafré,
Ton affaire allait bien, le drôle était coffré,
Si ton maître au moment ne fût venu lui-même,
En vrai désespéré, rompre ton stratagème :
Je ne saurais souffrir, a-t-il dit hautement,
Qu'un honnête homme soit traîné honteusement ;
J'en réponds sur sa mine, et je le cautionne :
Et, comme on résistait à lâcher sa personne,
D'abord il a chargé si bien sur les recors,
Qui sont gens d'ordinaire à craindre pour leur corps,
Qu'à l'heure que je parle ils sont encore en fuite,
Et pensent tous avoir un Lélie à leur suite.
- Mascarille -
Le traître ne sait pas que cet Egyptien
Est déjà là-dedans pour lui ravir son bien.
- Ergaste -
Adieu. Certaine affaire à te quitter m'oblige.

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Scène II. - Mascarille.

- Mascarille -
Oui, je suis stupéfait de ce dernier prodige.
On dirait (et pour moi j'en suis persuadé)
Que ce démon brouillon dont il est possédé
Se plaise à me braver, et me l'aille conduire
Partout où sa présence est capable de nuire.
Pourtant je veux poursuivre, et, malgré tous ces coups,
Voir qui l'emportera de ce diable ou de nous.
Célie est quelque peu de notre intelligence,
Et ne voit son départ qu'avecque répugnance.
Je tâche à profiter de cette occasion.
Mais ils viennent ; songeons à l'exécution.
Cette maison meublée est en ma bienséance,
Je puis en disposer avec grande licence ;
Si le sort nous en dit, tout sera bien réglé ;
Nul que moi ne s'y tient, et j'en garde la clé.
O Dieu ! qu'en peu de temps on a vu d'aventures,
Et qu'un fourbe est contraint de prendre de figures !

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Scène III. - Célie, Andrès.

- Andrès -
Vous le savez, Célie, il n'est rien que mon coeur
N'ait fait pour vous prouver l'excès de son ardeur.
Chez les Vénitiens, dès un assez jeune âge,
La guerre en quelque estime avait mis mon courage,
Et j'y pouvais un jour, sans trop croire de moi,
Prétendre, en les servant, un honorable emploi ;
Lorsqu'on me vit pour vous oublier toute chose,
Et que le prompt effet d'une métamorphose,
Qui suivit de mon coeur le soudain changement,
Parmi vos compagnons sut ranger votre amant,
Sans que mille accidents, ni votre indifférence,
Aient pu me détacher de ma persévérance.
Depuis, par un hasard, d'avec vous séparé
Pour beaucoup plus de temps que je n'eusse auguré,
Je n'ai, pour vous rejoindre, épargné temps ni peine ;
Enfin, ayant trouvé la vieille Egyptienne,
Et plein d'impatience, apprenant votre sort,
Que pour certain argent qui leur importait fort,
Et qui de tous vos gens détourne le naufrage,
Vous aviez en ces lieux été mise en otage,
J'accours vite y briser ces chaînes d'intérêt,
Et recevoir de vous les ordres qu'il vous plaît :
Cependant on vous voit une morne tristesse,
Alors que dans vos yeux doit briller l'allégresse.
Si pour vous la retraite avait quelques appas,
Venise, du butin fait parmi les combats,
Me garde pour tous deux de quoi pouvoir y vivre ;
Que si, comme devant, il vous faut encor suivre,
J'y consens, et mon coeur n'ambitionnera
Que d'être auprès de vous tout ce qu'il vous plaira.
- Célie -
Votre zèle pour moi visiblement éclate :
Pour en paraître triste, il faudrait être ingrate,
et mon visage aussi, par son émotion,
N'explique point mon coeur en cette occasion.
Une douleur de tête y peint sa violence ;
Et si j'avais sur vous quelque peu de puissance,
Notre voyage, au moins pour trois ou quatre jours,
Attendrait que ce mal eût pris un autre cours.
- Andrès -
Autant que vous voudrez, faites qu'il se diffère.
Toutes mes volontés ne butent qu'à vous plaire.
Cherchons une maison à vous mettre en repos.
L'écriteau que voici s'offre tout à propos.

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Scène IV. - Célie, Andrès, Mascarille, déguisé en Suisse.

- Andrès -
Seigneur Suisse, êtes-vous de ce logis le maître ?
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