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Les tribulations d'un chinois en Chine - 02

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  la guerre à l'Angleterre et à la France, -- guerre terminée par le
  traité de Péking, le 25 octobre de ladite année.
  Mais, avant cette époque, un formidable soulèvement menaçait déjà
  la dynastie régnante. Les Tchang-Mao ou Taï-ping, les «rebelles
  aux longs cheveux», s'étaient emparés de Nan-King en 1853 et de
  Shang-Haï en 1855 S'Hiène-Fong mort, son jeune fils eut fort à
  faire pour repousser les Taï-ping. Sans le vice-roi Li, sans le
  prince Kong, et surtout sans le colonel anglais Gordon, peut-être
  n'eût-il pu sauver son trône.
  C'est que ces Taï-ping, ennemis déclarés des Tartares, fortement
  organisés pour la rébellion, voulaient remplacer la dynastie des
  Tsing par celle des Wang. Ils formaient quatre bandes distinctes;
  la première à bannière noire, chargée de tuer; la seconde à
  bannière rouge, chargée d'incendier; la troisième à bannière
  jaune, chargée de piller; la quatrième à bannière blanche, chargée
  d'approvisionner les trois autres.
  Il y eut d'importantes opérations militaires dans le Kiang-Sou.
  Sou-Tchéou et Kia-Hing, à cinq lieues de Shang-Haï, tombèrent au
  pouvoir des révoltés et furent repris, non sans peine, par les
  troupes impériales. Shang-Haï, très menacée était même attaquée,
  le 18 août 1860, au moment où les généraux Grant et Montauban,
  commandant l'armée anglo-française, canonnaient les forts du Peï-
  Ho.
  Or, à cette époque, Tchoung-Héou, le père de Kin-Fo, occupait une
  habitation près de Shang-Haï, non loin du magnifique pont que les
  ingénieurs chinois avaient jeté sur la rivière de Sou-Tchéou. Ce
  soulèvement des Taï-ping, il n'avait pu le voir d'un mauvais oeil,
  puisqu'il était principalement dirigé contre la dynastie tartare.
  Ce fut donc dans ces conditions que, le soir du 18 août, après que
  les rebelles eurent été rejetés hors de Shang-Haï, la porte de
  l'habitation de Tchoung-Héou s'ouvrit brusquement.
  Un fuyard, ayant pu dépister ceux qui le poursuivaient, vint
  tomber aux pieds de Tchoung-Héou. Ce malheureux n'avait plus une
  arme pour se défendre. Si celui auquel il venait demander asile le
  livrait à la soldatesque impériale, il était perdu.
  Le père de Kin-Fo n'était pas homme à trahir un Tai-ping, qui
  avait cherché refuge dans sa maison.
  Il referma la porte et dit: «Je ne veux pas savoir, je ne saurai
  jamais qui tu es, ce que tu as fait, d'où tu viens! Tu es mon
  hôte, et, par cela seul, en sûreté chez moi.»
  Le fugitif voulut parler, pour exprimer sa reconnaissance... Il en
  avait à peine la force.
  «Ton nom? lui demanda Tchoung-Héou.
  -- Wang.»
  C'était Wang, en effet, sauvé par la générosité de Tchoung-Héou,
  générosité qui aurait coûté la vie à ce dernier, si l'on avait
  soupçonné qu'il donnât asile à un rebelle. Mais Tchoung-Héou était
  de ces hommes antiques, à qui tout hôte est sacré.
  Quelques années après, le soulèvement des rebelles était
  définitivement réprimé. En 1864, l'empereur Taï-ping, assiégé dans
  Nan-King, s'empoisonnait pour ne pas tomber aux mains des
  Impériaux.
  Wang, depuis ce jour, resta dans la maison de son bienfaiteur.
  Jamais il n'eut à répondre sur son passé.
  Personne ne l'interrogea à cet égard. Peut-être craignait-on d'en
  apprendre trop! Les atrocités commises par les révoltés avaient
  été, dit-on, épouvantables. Sous quelle bannière avait servi Wang,
  la jaune, la rouge, la noire ou la blanche? Mieux valait
  l'ignorer, en somme, et conserver l'illusion qu'il n'avait
  appartenu qu'à la colonne de ravitaillement.
  Wang, enchanté de son sort, d'ailleurs, demeura donc le commensal
  de cette hospitalière maison. Après la mort de Tchoung-Héou, son
  fils n'eut garde de se séparer de lui, tant il était habitué à la
  compagnie de cet aimable personnage.
  Mais, en vérité, à l'époque où commence cette histoire, qui eût
  jamais reconnu un ancien Taï-ping, un massacreur, un pillard ou un
  incendiaire -- au choix -, dans ce philosophe de cinquante-cinq
  ans, ce moraliste à lunettes, ce Chinois chinoisant, yeux relevés
  vers les tempes, moustache traditionnelle? Avec sa longue robe de
  couleur peu voyante, sa ceinture relevée sur la poitrine par un
  commencement d'obésité, sa coiffure réglée suivant le décret
  impérial, c'est-à-dire un chapeau de fourrure aux bords dressés le
  long d'une calotte d'où s'échappaient des houppes de filets
  rouges, n'avait-il pas l'air d'un brave professeur de philosophie,
  de l'un de ces savants qui font couramment usage des quatre-vingt
  mille caractères de l'écriture chinoise, d'un lettré du dialecte
  supérieur, d'un premier lauréat de l'examen des docteurs, ayant le
  droit de passer sous la grande porte de Péking, réservée au Fils
  du Ciel?
  Peut-être, après tout, oubliant un passé plein d'horreur, le
  rebelle s'était-il bonifié au contact de l'honnête Tchoung-Héou,
  et avait-il tout doucement bifurqué sur le chemin de la
  philosophie spéculative! Et voilà pourquoi ce soir-là, Kin-Fo et
  Wang, qui ne se quittaient jamais, étaient ensemble à Canton,
  pourquoi, après ce dîner d'adieu, tous deux s'en allaient par les
  quais à la recherche du steamer qui devait les ramener rapidement
  à Shang-Haï.
  Kin-Fo marchait en silence, un peu soucieux même.
  Wang, regardant à droite, à gauche, philosophant à la lune, aux
  étoiles, passait en souriant sous la porte de «l'Éternelle
  Pureté», qu'il ne trouvait pas trop haute pour lui, sous la porte
  de «l'Éternelle joie», dont les battants lui semblaient ouverts
  sur sa propre existence, et il vit enfin se perdre dans l'ombre
  les tours de la pagode des «Cinq Cents Divinités».
  Le steamer Perma était là, sous pression. Kin-Fo et Wang
  s'installèrent dans les deux cabines retenues pour eux. Le rapide
  courant du fleuve des Perles, qui entraîne quotidiennement avec la
  fange de ses berges des corps de suppliciés, imprima au bateau une
  extrême vitesse. Le steamer passa comme une flèche entre les
  ruines laissées çà et là par les canons français, devant la pagode
  à neuf étages de Haf-Way, devant la pointe Jardyne, près de
  Whampoa, où mouillent les plus gros bâtiments, entre les îlots et
  les estacades de bambous des deux rives.
  Les cent cinquante kilomètres, c'est-à-dire les trois cent
  soixante-quinze «lis», qui séparent Canton de l'embouchure du
  fleuve, furent franchis dans la nuit.
  Au lever du soleil, le Perma dépassait la «Gueule-du-Tigre», puis
  les deux barres de l'estuaire. Le Victoria-Peak de l'île de Hong-
  Kong, haut de dix-huit cent vingt-cinq pieds, apparut un instant
  dans la brume matinale, et, après la plus heureuse des traversées,
  Kin-Fo et le philosophe, refoulant les eaux jaunâtres du fleuve
  Bleu, débarquaient à Shang-Haï, sur le littoral de la province de
  Kiang-Nan.
  
  III
  OÙ LE LECTEUR POURRA, SANS FATIGUE, JETER UN COUP D'OEIL SUR LA
  VILLE DE SHANG-HAÏ
  Un proverbe chinois dit: «Quand les sabres sont rouillés et les
  bêches luisantes. Quand les prisons sont vides et les greniers
  pleins. Quand les degrés des temples sont usés par les pas des
  fidèles et les cours des tribunaux couvertes d'herbe. Quand les
  médecins vont à pied et les boulangers à cheval, L'Empire est bien
  gouverné.» Le proverbe est bon. Il pourrait s'appliquer justement
  à tous les États de l'Ancien et du Nouveau Monde. Mais s'il en est
  un où ce desideratum soit encore loin de se réaliser, c'est
  précisément le Céleste Empire. Là, ce sont les sabres qui
  reluisent et les bêches qui se rouillent, les prisons qui
  regorgent et les greniers qui se désemplissent. Les boulangers
  chôment plus que les médecins, et, si les pagodes attirent les
  fidèles, les tribunaux, en revanche, ne manquent ni de prévenus ni
  de plaideurs.
  D'ailleurs, un royaume de cent quatre-vingt mille milles carrés,
  qui, du nord au sud, mesure plus de huit cents lieues, et, de
  l'est à l'ouest, plus de neuf cents, qui compte dix-huit vastes
  provinces, sans parler des pays tributaires: la Mongolie, la
  Mantchourie, le Tibet, le Tonking, la Corée, les îles Liou-Tchou,
  etc., ne peut être que très imparfaitement administré. Si les
  Chinois s'en doutent bien un peu, les étrangers ne se font aucune
  illusion à cet égard. Seul, peut-être, l'empereur, enfermé dans
  son palais, dont il franchit rarement les portes, à l'abri des
  murailles d'une triple ville, ce Fils du Ciel, père et mère de ses
  sujets, faisant ou défaisant les lois à son gré, ayant droit de
  vie et de mort sur tous, et auquel appartiennent, par sa
  naissance, les revenus de l'Empire ce souverain, devant qui les
  fronts se traînent dans la poussière, trouve que tout est pour le
  mieux dans le meilleur des mondes. Il ne faudrait même pas essayer
  de lui prouver qu'il se trompe. Un Fils du Ciel ne se trompe
  jamais.
  Kin-Fo avait-il eu quelque raison de penser que mieux vaut être
  gouverné à l'européenne qu'à la chinoise? On serait tenté de le
  croire. En effet, il demeurait, non dans Shang-Haï, mais en
  dehors, sur une portion de la concession anglaise, qui se
  maintient dans une sorte d'autonomie très appréciée.
  Shang-Haï, la ville proprement dite, est située sur la rive gauche
  de la petite rivière Houang-Pou, qui, se réunissant à angle droit
  avec le Wousung, va se mêler au Yang-Tsze-Kiang ou fleuve Bleu, et
  de là se perd dans la mer jaune.
  C'est un ovale, couché du nord au sud, enceint de hautes
  murailles, percé de cinq portes s'ouvrant sur ses faubourgs.
  Réseau inextricable de ruelles dallées, que les balayeuses
  mécaniques s'useraient à nettoyer; boutiques sombres sans
  devantures ni étalages, où fonctionnent des boutiquiers nus
  jusqu'à la ceinture; pas une voiture, pas un palanquin, à peine
  des cavaliers; quelques temples indigènes ou chapelles étrangères;
  pour toutes promenades, un «jardin-thé» et un champ de parade
  assez marécageux, établi sur un sol de remblai, comblant
  d'anciennes rizières et sujet aux émanations paludéennes; à
  travers ces rues, au fond de ces maisons étroites, une population
  de deux cent mille habitants, telle est cette cité d'une
  habitabilité peu enviable, mais qui n'en a pas moins une grande
  importance commerciale.
  Là, en effet, après le traité de Nan-King, les étrangers eurent
  pour la première fois le droit de fonder des comptoirs. Ce fut la
  grande porte ouverte, en Chine, au trafic européen. Aussi, en
  dehors de Shang-Haï et de ses faubourgs, le gouvernement a-t-il
  concédé, moyennant une rente annuelle, trois portions de
  territoire aux Français, aux Anglais et aux Américains, qui sont
  au nombre de deux mille environ.
  De la concession française, il y a peu à dire. C'est la moins
  importante. Elle confine presque à l'enceinte nord de la ville, et
  s'étend jusqu'au ruisseau de Yang-King-Pang, qui la sépare du
  territoire anglais. Là s'élèvent les églises des lazaristes et des
  jésuites, qui possèdent aussi, à quatre milles de Shang-Haï, le
  collège de Tsikavé, où ils forment des bacheliers chinois. Mais
  cette petite colonie française n'égale pas ses voisines à beaucoup
  près. Des dix maisons de commerce, fondées en 1861, il n'en reste
  plus que trois, et le Comptoir d'escompte a même préféré s'établir
  sur la concession anglaise.
  Le territoire américain occupe la partie en retour sur le Wousung.
  Il est séparé du territoire anglais par le Sou-Tchéou-Creek, que
  traverse un pont de bois. Là se voient l'hôtel Astor, l'église des
  Missions; là se creusent les docks installés pour la réparation
  des navires européens.
  Mais, des trois concessions, la plus florissante est, sans
  contredit, la concession anglaise. Habitations somptueuses sur les
  quais, maisons à vérandas et à jardins, palais des princes du
  commerce, l'Oriental Bank, le «hong» de la célèbre maison Dent
  avec sa raison sociale du Lao-Tchi-Tchang, les comptoirs des
  Jardyne, des Russel et autres grands négociants, le club Anglais,
  le théâtre, le jeu de paume, le parc, le champ de courses, la
  bibliothèque, tel est l'ensemble de cette riche création des
  Anglo-Saxons, qui a justement mérité le nom de «colonie modèle».
  C'est pourquoi, sur ce territoire privilégié, sous le patronage
  d'une administration libérale, ne s'étonnera-t-on pas de trouver,
  ainsi que le dit M. Léon Rousset, «une ville chinoise d'un
  caractère tout particulier et qui n'a d'analogue nulle part
  ailleurs».
  Ainsi donc, en ce petit coin de terre, l'étranger, arrivé par la
  route pittoresque du fleuve Bleu, voyait quatre pavillons se
  développer au souffle de la même brise, les trois couleurs
  françaises et le «yacht» du Royaume-Uni, les étoiles américaines
  et la croix de Saint-André, jaune sur fond vert, de l'Empire des
  Fleurs.
  Quant aux environs de Shang-Haï, pays plat, sans un arbre, coupé
  d'étroites routes empierrées et de sentiers tracés à angles
  droits, troué de citernes et d' «arroyos» distribuant l'eau à
  d'immenses rizières, sillonné de canaux portant des jonques qui
  dérivent au milieu des champs, comme les gribanes à travers les
  campagnes de la Hollande, c'était une sorte de vaste tableau, très
  vert de ton, auquel eût manqué son cadre.
  Le Perma, à son arrivée, avait accosté le quai du port indigène,
  devant le faubourg Est de Shang-Haï. C'est là que Wang et Kin-Fo
  débarquèrent dans l'après-midi.
  Le va-et-vient des gens affairés était énorme sur la rive,
  indescriptible sur la rivière. Les jonques par centaines, les
  bateaux-fleurs, les sampans, sortes de gondoles conduites à la
  godille, les gigs et autres embarcations de toutes grandeurs,
  formaient comme une ville flottante, où vivait une population
  maritime qu'on ne peut évaluer à moins de quarante mille âmes, --
  population maintenue dans une situation inférieure et dont la
  partie aisée ne peut s'élever jusqu'à la classe des lettrés ou des
  mandarins.
  Les deux amis s'en allèrent en flânant sur le quai, au milieu de
  la foule hétéroclite, marchands de toutes sortes, vendeurs
  d'arachides, d'oranges, de noix d'arec ou de pamplemousses, marins
  de toutes nations, porteurs d'eau, diseurs de bonne aventure,
  bonzes, lamas, prêtres catholiques, vêtus à la chinoise avec queue
  et éventail, soldats indigènes, «ti-paos», les sergents de ville
  de l'endroit, et «compradores», sortes de commis-courtiers, qui
  font les affaires des négociants européens.
  Kin-Fo, son éventail à la main, promenait sur la foule son regard
  indifférent, et ne prenait aucun intérêt à ce qui se passait
  autour de lui. Ni le son métallique des piastres mexicaines, ni
  celui des taëls d'argent, ni celui des sapèques de cuivre, que
  vendeurs et chalands échangeaient avec bruit, n'auraient pu le
  distraire. Il en avait de quoi acheter et payer comptant le
  faubourg tout entier.
  Wang, lui, avait déployé son vaste parapluie jaune, décoré de
  monstres noirs, et, sans cesse «orienté», comme doit l'être un
  Chinois de race, il cherchait partout matière à quelque
  observation.
  En passant devant la porte de l'Est, son regard s'accrocha, par
  hasard, à une douzaine de cages en bambous, où grimaçaient des
  têtes de criminels, qui avaient été exécutés la veille.
  «Peut-être, dit-il, y aurait-il mieux à faire que d'abattre des
  têtes! Ce serait de les rendre plus solides!»
  Kin-Fo n'entendit sans doute pas la réflexion de Wang, qui l'eût
  certainement étonné de la part d'un ancien Taï-ping.
  Tous deux continuèrent à suivre le quai, en tournant les murailles
  de la ville chinoise.
  A l'extrémité du faubourg, au moment où ils allaient mettre le
  pied sur la concession française, un indigène, vêtu d'une longue
  robe bleue, frappant d'un petit bâton une corne de buffle qui
  rendait un son strident, venait d'attirer la foule.
  «Un sien-cheng, dit le philosophe.
  -- Que nous importe! répondit Kin-Fo.
  -- Ami, reprit Wang, demande-lui donc la bonne aventure. C'est une
  occasion, au moment de te marier!»
  Kin-Fo voulait continuer sa route. Wang le retint.
  Le «sien-cheng» est une sorte de prophète populaire, qui, pour
  quelques sapèques, fait métier de prédire l'avenir. Il n'a
  d'autres ustensiles professionnels qu'une cage, renfermant un
  petit oiseau, cage qu'il accroche à l'un des boutons de sa robe,
  et un jeu de soixante-quatre cartes, représentant des figures de
  dieux, d'hommes ou d'animaux. Les Chinois de toute classe,
  généralement superstitieux, ne font point fi des prédictions du
  sien-cheng, qui, probablement, ne se prend pas au sérieux.
  Sur un signe de Wang, celui-ci étala à terre un tapis de
  cotonnade, y déposa sa cage, tira son jeu de cartes, le battit et
  le disposa sur le tapis, de manière que les figures fussent
  invisibles.
  La porte de la cage fut alors ouverte. Le petit oiseau sortit,
  choisit une des cartes, et rentra, après avoir reçu un grain de
  riz pour récompense.
  Le sien-cheng retourna la carte. Elle portait une figure d'homme
  et une devise, écrite en kunanrima, cette langue mandarine du
  Nord, langue officielle, qui est celle des gens instruits.
  Et alors, s'adressant à Kin-Fo, le diseur de bonne aventure lui
  prédit ce que ses confrères de tous pays prédisent invariablement
  sans se compromettre, à savoir, qu'après quelque épreuve
  prochaine, il jouirait de dix mille années de bonheur.
  «Une, répondit Kin-Fo, une seulement, et je te tiendrais quitte du
  reste!»
  Puis, il jeta à terre un taël d'argent, sur lequel le prophète se
  précipita comme un chien affamé sur un os à moelle.
  De pareilles aubaines ne lui étaient pas ordinaires.
  Cela fait, Wang et son élève se dirigèrent vers la colonie
  française, le premier songeant à cette prédiction qui s'accordait
  avec ses propres théories sur le bonheur, le second sachant bien
  qu'aucune épreuve ne pouvait l'atteindre.
  Ils passèrent ainsi devant le consulat de France, remontèrent
  jusqu'au ponceau jeté, sur Yang-King-Pang, traversèrent le
  ruisseau, prirent obliquement à travers le territoire anglais, de
  manière à gagner le quai du port européen.
  Midi sonnait alors. Les affaires, très actives pendant la matinée,
  cessèrent comme par enchantement. La journée commerciale était
  pour ainsi dire terminée, et le calme allait succéder au
  mouvement, même dans la ville anglaise, devenue chinoise sous ce
  rapport.
  En ce moment, quelques navires étrangers arrivaient au port, la
  plupart sous le pavillon du Royaume-Uni. Neuf sur dix, il faut
  bien le dire, sont chargés d'opium. Cette abrutissante substance,
  ce poison dont l'Angleterre encombre la Chine, produit un chiffre
  d'affaires qui dépasse deux cent soixante millions de francs et
  rapporte trois cents pour cent de bénéfice. En vain le
  gouvernement chinois a-t-il voulu empêcher l'importation de
  l'opium dans le Céleste Empire. La guerre de 1841 et le traité de
  Nan-King ont donné libre entrée à la marchandise anglaise et gain
  de cause aux princes marchands. Il faut, d'ailleurs, ajouter que,
  si le gouvernement de Péking a été jusqu'à édicter la peine de
  mort contre tout Chinois qui vendrait de l'opium, il est des
  accommodements moyennant finance avec les dépositaires de
  l'autorité. On croit même que le mandarin gouverneur de Shang-Haï
  encaisse un million annuellement, rien qu'en fermant les yeux sur
  les agissements de ses administrés.
  Il va sans dire que ni Kin-Fo ni Wang ne s'adonnaient à cette
  détestable habitude de fumer l'opium, qui détruit tous les
  ressorts de l'organisme et conduit rapidement à la mort.
  Aussi, jamais une once de cette substance n'était-elle entrée dans
  la riche habitation, où les deux amis arrivaient, une heure après
  avoir débarqué sur le quai de Shang-Haï Wang -- ce qui aurait
  encore surpris de la part d'un ex-Taï-ping -- n'avait pas manqué
  de dire: «Peut-être y aurait-il mieux à faire que d'importer
  l'abrutissement à tout un peuple! Le commerce, c'est bien; mais la
  philosophie, c'est mieux! Soyons philosophes, avant tout, soyons
  philosophes!»
  
  IV
  DANS LEQUEL KIN-FO REÇOIT UNE IMPORTANTE LETTRE QUI A DÉJÀ HUIT
  JOURS DE RETARD
  Un yamen est un ensemble de constructions variées, rangées suivant
  une ligne parallèle, qu'une seconde ligne de kiosques et de
  pavillons vient couper perpendiculairement. Le plus ordinairement,
  le yamen sert d'habitation aux mandarins d'un rang élevé et
  appartient à l'empereur; mais il n'est point interdit aux riches
  Célestials d'en posséder en toute propriété, et c'était un de ces
  somptueux hôtels qu'habitait l'opulent Kin-Fo.
  Wang et son élève s'arrêtèrent à la porte principale, ouverte au
  front de la vaste enceinte qui entourait les diverses
  constructions du yamen, ses jardins et ses cours.
  Si, au lieu de la demeure d'un simple particulier, c'eût été celle
  d'un magistrat mandarin, un gros tambour aurait occupé la première
  place sous l'auvent découpé et peinturluré de la porte. Là, de
  nuit comme de jour, seraient venus frapper ceux de ses administrés
  qui auraient eu à réclamer justice. Mais, au lieu de ce «tambour
  des plaintes», de vastes jarres en porcelaine ornaient l'entrée du
  yamen, et contenaient du thé froid, incessamment renouvelé par les
  soins de l'intendant. Ces jarres étaient à la disposition des
  passants, générosité qui faisait honneur à Kin-Fo. Aussi était-il
  bien vu, comme on dit, «de ses voisins de l'Est et de l'Ouest».
  A l'arrivée du maître, les gens de la maison accoururent à la
  porte pour le recevoir. Valets de chambre, valets de pied,
  portiers, porteurs de chaises, palefreniers, cochers, servants,
  veilleurs de nuit, cuisiniers, tout ce monde qui compose la
  domesticité chinoise fit la haie sous les ordres de l'intendant.
  Une dizaine de coolies, engagés au mois pour les gros ouvrages, se
  tenaient un peu en arrière.
  L'intendant souhaita la bienvenue au maître du logis.
  Celui-ci fit à peine un signe de la main et passa rapidement.
  «Soun? dit-il seulement.
  Soun! répondit Wang en souriant. Si Soun était là, ce ne serait
  plus Soun!
  -- Où est Soun?» répéta Kin-Fo.
  L'intendant dut avouer que ni lui ni personne ne savait ce
  qu'était devenu Soun.
  Or, Soun n'était rien moins que le premier valet de chambre,
  spécialement attaché à la personne de Kin-Fo, et dont celui-ci ne
  pouvait en aucune façon se passer.
  Soun était-il donc un domestique modèle? Non.
  Impossible de faire plus mal son service. Distrait, incohérent,
  maladroit de ses mains et de sa langue, foncièrement gourmand,
  légèrement poltron, un vrai Chinois de paravent celui-là, mais
  fidèle, en somme, et le seul, après tout, qui eût le don
  d'émouvoir son maître.
  Kin-Fo trouvait vingt fois par jour l'occasion de se fâcher contre
  Soun, et, s'il ne le corrigeait que dix, c'était autant de pris
  sur sa nonchalance habituelle et de quoi mettre sa bile en
  mouvement. Un serviteur hygiénique, on le voit.
  D'ailleurs, Soun, ainsi que font la plupart des domestiques
  chinois, venait de lui-même au-devant de la correction, quand il
  l'avait méritée. Son maître ne la lui épargnait pas.
  Les coups de rotin pleuvaient sur ses épaules, ce dont Soun se
  préoccupait peu. Mais, à quoi il se montrait infiniment plus
  sensible, c'était aux ablations successives que Kin-Fo faisait
  subir à la queue nattée qui lui pendait sur le dos, lorsqu'il
  s'agissait de quelque faute grave.
  Personne n'ignore, en effet, combien le Chinois tient à ce bizarre
  appendice. La perte de la queue, c'est la première punition qu'on
  applique aux criminels! C'est un déshonneur pour la vie! Aussi, le
  malheureux valet ne redoutait-il rien tant que d'être condamné à
  en perdre un morceau. Il y a quatre ans, lorsque Soun entra au
  service de Kin-Fo, sa queue -- une des plus belles du Céleste
  Empire -- mesurait un mètre vingt-cinq. A l'heure qu'il est, il
  n'en restait plus que cinquante-sept centimètres.
  A continuer ainsi, Soun, dans deux ans, serait entièrement chauve!
  Cependant, Wang et Kin-Fo, suivis respectueusement des gens de la
  maison, traversèrent le jardin, dont les arbres, encaissés pour la
  plupart dans des vases en terre cuite, et taillés avec un art
  surprenant, mais regrettable, affectaient des formes d'animaux
  fantastiques. Puis, ils contournèrent le bassin, peuplé de
  «gouramis» et de poissons rouges, dont l'eau limpide disparaissait
  sous les larges fleurs rouge pâle du «nelumbo», le plus beau des
  nénuphars originaires de l'Empire des Fleurs. Ils saluèrent un
  hiéroglyphique quadrupède, peint en couleurs violentes sur un mur
  ad hoc, comme une fresque symbolique, et ils arrivèrent enfin à la
  porte de la principale habitation du yamen.
  C'était une maison composée d'un rez-de-chaussée et d'un étage,
  élevée sur une terrasse à laquelle six gradins de marbre donnaient
  accès. Des claies de bambous étaient tendues comme des auvents
  devant les portes et les fenêtres, afin de rendre supportable la
  température déjà excessive, en favorisant l'aération intérieure.
  Le toit plat contrastait avec le faîtage fantaisiste des pavillons
  semés çà et là dans l'enceinte du yamen, et dont les créneaux, les
  tuiles multicolores, les briques découpées en fines arabesques,
  amusaient le regard.
  Au-dedans, à l'exception des chambres spécialement réservées au
  logement de Wang et de Kin-Fo, ce n'étaient que salons entourés de
  cabinets à cloisons transparentes, sur lesquelles couraient des
  guirlandes de fleurs peintes ou des exergues de ces sentences
  morales dont les Célestials ne sont point avares. Partout, des
  sièges bizarrement contournés, en terre cuite ou en porcelaine, en
  bois ou en marbre, sans oublier quelques douzaines de coussins
  d'un moelleux plus engageant; partout, des lampes ou des lanternes
  aux formes variées, aux verres nuancés de couleurs tendres, et
  plus harnachées de glands, de franges et de houppes qu'une mule
  espagnole; partout aussi, de ces petites tables à thé qu'on
  appelle «tcha-ki», complément indispensable d'un mobilier chinois.
  Quant aux ciselures d'ivoire et d'écaille, aux bronzes niellés,
  aux brûle-parfum, aux laques agrémentées de filigranes d'or en
  relief, aux jades blanc laiteux et vert émeraude, aux vases ronds
  ou prismatiques de, la dynastie des Ming et des Tsing, aux
  porcelaines plus recherchées encore de la dynastie des Yen, aux
  émaux cloisonnés roses et jaunes translucides, dont le secret est
  introuvable aujourd'hui, on eût, non pas perdu, mais passé des
  heures à les compter.
  Cette luxueuse habitation offrait toute la fantaisie chinoise
  alliée au confort européen.
  En effet, Kin-Fo -- on l'a dit et ses goûts le prouvent -- était
  un homme de progrès. Aucune invention moderne des Occidentaux ne
  le trouvait réfractaire à leur importation.
  Il appartenait à la catégorie de ces Fils du Ciel, trop rares
  encore, que séduisent les sciences physiques et chimiques.
  Il n'était donc pas de ces barbares qui coupèrent les premiers
  fils électriques que la maison Reynolds voulut établir jusqu'au
  Wousung dans le but d'apprendre plus rapidement l'arrivée des
  malles anglaises et américaines, ni de ces mandarins arriérés,
  qui, pour ne pas laisser le câble sous-marin de Shang-Haï à Hong-
  Kong s'attacher à un point quelconque du territoire, obligèrent
  les électriciens à le fixer sur un bateau flottant en pleine
  rivière!
  Non! Kin-Fo se joignait à ceux de ses compatriotes qui
  approuvaient le gouvernement d'avoir fondé les arsenaux et les
  chantiers de Fou-Chao sous la direction d'ingénieurs français.
  Aussi possédait-il des actions de la compagnie de ces steamers
  chinois, qui font le service entre Tien-Tsin et Shang-Haï dans un
  intérêt purement national, et était-il intéressé dans ces
  bâtiments à grande vitesse qui depuis Singapore gagnent trois ou
  quatre jours sur la malle anglaise.
  On a dit que le progrès matériel s'était introduit jusque dans son
  intérieur. En effet, des appareils téléphoniques mettaient en
  communication les divers bâtiments de son yamen. Des sonnettes
  électriques reliaient les chambres de son habitation. Pendant la
  saison froide, il faisait du feu et se chauffait sans honte, plus
  avisé en cela que ses concitoyens, qui gèlent devant l'âtre vide
  sous leur quadruple vêtement. Il s'éclairait au gaz tout comme
  l'inspecteur général des douanes de Péking, tout comme le
  richissime M. Yang, principal propriétaire des monts-de-piété de
  l'Empire du Milieu! Enfin, dédaignant l'emploi suranné de
  
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