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Les tribulations d'un chinois en Chine - 02
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la guerre à l'Angleterre et à la France, -- guerre terminée par le
traité de Péking, le 25 octobre de ladite année.
Mais, avant cette époque, un formidable soulèvement menaçait déjà
la dynastie régnante. Les Tchang-Mao ou Taï-ping, les «rebelles
aux longs cheveux», s'étaient emparés de Nan-King en 1853 et de
Shang-Haï en 1855 S'Hiène-Fong mort, son jeune fils eut fort à
faire pour repousser les Taï-ping. Sans le vice-roi Li, sans le
prince Kong, et surtout sans le colonel anglais Gordon, peut-être
n'eût-il pu sauver son trône.
C'est que ces Taï-ping, ennemis déclarés des Tartares, fortement
organisés pour la rébellion, voulaient remplacer la dynastie des
Tsing par celle des Wang. Ils formaient quatre bandes distinctes;
la première à bannière noire, chargée de tuer; la seconde à
bannière rouge, chargée d'incendier; la troisième à bannière
jaune, chargée de piller; la quatrième à bannière blanche, chargée
d'approvisionner les trois autres.
Il y eut d'importantes opérations militaires dans le Kiang-Sou.
Sou-Tchéou et Kia-Hing, à cinq lieues de Shang-Haï, tombèrent au
pouvoir des révoltés et furent repris, non sans peine, par les
troupes impériales. Shang-Haï, très menacée était même attaquée,
le 18 août 1860, au moment où les généraux Grant et Montauban,
commandant l'armée anglo-française, canonnaient les forts du Peï-
Ho.
Or, à cette époque, Tchoung-Héou, le père de Kin-Fo, occupait une
habitation près de Shang-Haï, non loin du magnifique pont que les
ingénieurs chinois avaient jeté sur la rivière de Sou-Tchéou. Ce
soulèvement des Taï-ping, il n'avait pu le voir d'un mauvais oeil,
puisqu'il était principalement dirigé contre la dynastie tartare.
Ce fut donc dans ces conditions que, le soir du 18 août, après que
les rebelles eurent été rejetés hors de Shang-Haï, la porte de
l'habitation de Tchoung-Héou s'ouvrit brusquement.
Un fuyard, ayant pu dépister ceux qui le poursuivaient, vint
tomber aux pieds de Tchoung-Héou. Ce malheureux n'avait plus une
arme pour se défendre. Si celui auquel il venait demander asile le
livrait à la soldatesque impériale, il était perdu.
Le père de Kin-Fo n'était pas homme à trahir un Tai-ping, qui
avait cherché refuge dans sa maison.
Il referma la porte et dit: «Je ne veux pas savoir, je ne saurai
jamais qui tu es, ce que tu as fait, d'où tu viens! Tu es mon
hôte, et, par cela seul, en sûreté chez moi.»
Le fugitif voulut parler, pour exprimer sa reconnaissance... Il en
avait à peine la force.
«Ton nom? lui demanda Tchoung-Héou.
-- Wang.»
C'était Wang, en effet, sauvé par la générosité de Tchoung-Héou,
générosité qui aurait coûté la vie à ce dernier, si l'on avait
soupçonné qu'il donnât asile à un rebelle. Mais Tchoung-Héou était
de ces hommes antiques, à qui tout hôte est sacré.
Quelques années après, le soulèvement des rebelles était
définitivement réprimé. En 1864, l'empereur Taï-ping, assiégé dans
Nan-King, s'empoisonnait pour ne pas tomber aux mains des
Impériaux.
Wang, depuis ce jour, resta dans la maison de son bienfaiteur.
Jamais il n'eut à répondre sur son passé.
Personne ne l'interrogea à cet égard. Peut-être craignait-on d'en
apprendre trop! Les atrocités commises par les révoltés avaient
été, dit-on, épouvantables. Sous quelle bannière avait servi Wang,
la jaune, la rouge, la noire ou la blanche? Mieux valait
l'ignorer, en somme, et conserver l'illusion qu'il n'avait
appartenu qu'à la colonne de ravitaillement.
Wang, enchanté de son sort, d'ailleurs, demeura donc le commensal
de cette hospitalière maison. Après la mort de Tchoung-Héou, son
fils n'eut garde de se séparer de lui, tant il était habitué à la
compagnie de cet aimable personnage.
Mais, en vérité, à l'époque où commence cette histoire, qui eût
jamais reconnu un ancien Taï-ping, un massacreur, un pillard ou un
incendiaire -- au choix -, dans ce philosophe de cinquante-cinq
ans, ce moraliste à lunettes, ce Chinois chinoisant, yeux relevés
vers les tempes, moustache traditionnelle? Avec sa longue robe de
couleur peu voyante, sa ceinture relevée sur la poitrine par un
commencement d'obésité, sa coiffure réglée suivant le décret
impérial, c'est-à-dire un chapeau de fourrure aux bords dressés le
long d'une calotte d'où s'échappaient des houppes de filets
rouges, n'avait-il pas l'air d'un brave professeur de philosophie,
de l'un de ces savants qui font couramment usage des quatre-vingt
mille caractères de l'écriture chinoise, d'un lettré du dialecte
supérieur, d'un premier lauréat de l'examen des docteurs, ayant le
droit de passer sous la grande porte de Péking, réservée au Fils
du Ciel?
Peut-être, après tout, oubliant un passé plein d'horreur, le
rebelle s'était-il bonifié au contact de l'honnête Tchoung-Héou,
et avait-il tout doucement bifurqué sur le chemin de la
philosophie spéculative! Et voilà pourquoi ce soir-là, Kin-Fo et
Wang, qui ne se quittaient jamais, étaient ensemble à Canton,
pourquoi, après ce dîner d'adieu, tous deux s'en allaient par les
quais à la recherche du steamer qui devait les ramener rapidement
à Shang-Haï.
Kin-Fo marchait en silence, un peu soucieux même.
Wang, regardant à droite, à gauche, philosophant à la lune, aux
étoiles, passait en souriant sous la porte de «l'Éternelle
Pureté», qu'il ne trouvait pas trop haute pour lui, sous la porte
de «l'Éternelle joie», dont les battants lui semblaient ouverts
sur sa propre existence, et il vit enfin se perdre dans l'ombre
les tours de la pagode des «Cinq Cents Divinités».
Le steamer Perma était là, sous pression. Kin-Fo et Wang
s'installèrent dans les deux cabines retenues pour eux. Le rapide
courant du fleuve des Perles, qui entraîne quotidiennement avec la
fange de ses berges des corps de suppliciés, imprima au bateau une
extrême vitesse. Le steamer passa comme une flèche entre les
ruines laissées çà et là par les canons français, devant la pagode
à neuf étages de Haf-Way, devant la pointe Jardyne, près de
Whampoa, où mouillent les plus gros bâtiments, entre les îlots et
les estacades de bambous des deux rives.
Les cent cinquante kilomètres, c'est-à-dire les trois cent
soixante-quinze «lis», qui séparent Canton de l'embouchure du
fleuve, furent franchis dans la nuit.
Au lever du soleil, le Perma dépassait la «Gueule-du-Tigre», puis
les deux barres de l'estuaire. Le Victoria-Peak de l'île de Hong-
Kong, haut de dix-huit cent vingt-cinq pieds, apparut un instant
dans la brume matinale, et, après la plus heureuse des traversées,
Kin-Fo et le philosophe, refoulant les eaux jaunâtres du fleuve
Bleu, débarquaient à Shang-Haï, sur le littoral de la province de
Kiang-Nan.
III
OÙ LE LECTEUR POURRA, SANS FATIGUE, JETER UN COUP D'OEIL SUR LA
VILLE DE SHANG-HAÏ
Un proverbe chinois dit: «Quand les sabres sont rouillés et les
bêches luisantes. Quand les prisons sont vides et les greniers
pleins. Quand les degrés des temples sont usés par les pas des
fidèles et les cours des tribunaux couvertes d'herbe. Quand les
médecins vont à pied et les boulangers à cheval, L'Empire est bien
gouverné.» Le proverbe est bon. Il pourrait s'appliquer justement
à tous les États de l'Ancien et du Nouveau Monde. Mais s'il en est
un où ce desideratum soit encore loin de se réaliser, c'est
précisément le Céleste Empire. Là, ce sont les sabres qui
reluisent et les bêches qui se rouillent, les prisons qui
regorgent et les greniers qui se désemplissent. Les boulangers
chôment plus que les médecins, et, si les pagodes attirent les
fidèles, les tribunaux, en revanche, ne manquent ni de prévenus ni
de plaideurs.
D'ailleurs, un royaume de cent quatre-vingt mille milles carrés,
qui, du nord au sud, mesure plus de huit cents lieues, et, de
l'est à l'ouest, plus de neuf cents, qui compte dix-huit vastes
provinces, sans parler des pays tributaires: la Mongolie, la
Mantchourie, le Tibet, le Tonking, la Corée, les îles Liou-Tchou,
etc., ne peut être que très imparfaitement administré. Si les
Chinois s'en doutent bien un peu, les étrangers ne se font aucune
illusion à cet égard. Seul, peut-être, l'empereur, enfermé dans
son palais, dont il franchit rarement les portes, à l'abri des
murailles d'une triple ville, ce Fils du Ciel, père et mère de ses
sujets, faisant ou défaisant les lois à son gré, ayant droit de
vie et de mort sur tous, et auquel appartiennent, par sa
naissance, les revenus de l'Empire ce souverain, devant qui les
fronts se traînent dans la poussière, trouve que tout est pour le
mieux dans le meilleur des mondes. Il ne faudrait même pas essayer
de lui prouver qu'il se trompe. Un Fils du Ciel ne se trompe
jamais.
Kin-Fo avait-il eu quelque raison de penser que mieux vaut être
gouverné à l'européenne qu'à la chinoise? On serait tenté de le
croire. En effet, il demeurait, non dans Shang-Haï, mais en
dehors, sur une portion de la concession anglaise, qui se
maintient dans une sorte d'autonomie très appréciée.
Shang-Haï, la ville proprement dite, est située sur la rive gauche
de la petite rivière Houang-Pou, qui, se réunissant à angle droit
avec le Wousung, va se mêler au Yang-Tsze-Kiang ou fleuve Bleu, et
de là se perd dans la mer jaune.
C'est un ovale, couché du nord au sud, enceint de hautes
murailles, percé de cinq portes s'ouvrant sur ses faubourgs.
Réseau inextricable de ruelles dallées, que les balayeuses
mécaniques s'useraient à nettoyer; boutiques sombres sans
devantures ni étalages, où fonctionnent des boutiquiers nus
jusqu'à la ceinture; pas une voiture, pas un palanquin, à peine
des cavaliers; quelques temples indigènes ou chapelles étrangères;
pour toutes promenades, un «jardin-thé» et un champ de parade
assez marécageux, établi sur un sol de remblai, comblant
d'anciennes rizières et sujet aux émanations paludéennes; à
travers ces rues, au fond de ces maisons étroites, une population
de deux cent mille habitants, telle est cette cité d'une
habitabilité peu enviable, mais qui n'en a pas moins une grande
importance commerciale.
Là, en effet, après le traité de Nan-King, les étrangers eurent
pour la première fois le droit de fonder des comptoirs. Ce fut la
grande porte ouverte, en Chine, au trafic européen. Aussi, en
dehors de Shang-Haï et de ses faubourgs, le gouvernement a-t-il
concédé, moyennant une rente annuelle, trois portions de
territoire aux Français, aux Anglais et aux Américains, qui sont
au nombre de deux mille environ.
De la concession française, il y a peu à dire. C'est la moins
importante. Elle confine presque à l'enceinte nord de la ville, et
s'étend jusqu'au ruisseau de Yang-King-Pang, qui la sépare du
territoire anglais. Là s'élèvent les églises des lazaristes et des
jésuites, qui possèdent aussi, à quatre milles de Shang-Haï, le
collège de Tsikavé, où ils forment des bacheliers chinois. Mais
cette petite colonie française n'égale pas ses voisines à beaucoup
près. Des dix maisons de commerce, fondées en 1861, il n'en reste
plus que trois, et le Comptoir d'escompte a même préféré s'établir
sur la concession anglaise.
Le territoire américain occupe la partie en retour sur le Wousung.
Il est séparé du territoire anglais par le Sou-Tchéou-Creek, que
traverse un pont de bois. Là se voient l'hôtel Astor, l'église des
Missions; là se creusent les docks installés pour la réparation
des navires européens.
Mais, des trois concessions, la plus florissante est, sans
contredit, la concession anglaise. Habitations somptueuses sur les
quais, maisons à vérandas et à jardins, palais des princes du
commerce, l'Oriental Bank, le «hong» de la célèbre maison Dent
avec sa raison sociale du Lao-Tchi-Tchang, les comptoirs des
Jardyne, des Russel et autres grands négociants, le club Anglais,
le théâtre, le jeu de paume, le parc, le champ de courses, la
bibliothèque, tel est l'ensemble de cette riche création des
Anglo-Saxons, qui a justement mérité le nom de «colonie modèle».
C'est pourquoi, sur ce territoire privilégié, sous le patronage
d'une administration libérale, ne s'étonnera-t-on pas de trouver,
ainsi que le dit M. Léon Rousset, «une ville chinoise d'un
caractère tout particulier et qui n'a d'analogue nulle part
ailleurs».
Ainsi donc, en ce petit coin de terre, l'étranger, arrivé par la
route pittoresque du fleuve Bleu, voyait quatre pavillons se
développer au souffle de la même brise, les trois couleurs
françaises et le «yacht» du Royaume-Uni, les étoiles américaines
et la croix de Saint-André, jaune sur fond vert, de l'Empire des
Fleurs.
Quant aux environs de Shang-Haï, pays plat, sans un arbre, coupé
d'étroites routes empierrées et de sentiers tracés à angles
droits, troué de citernes et d' «arroyos» distribuant l'eau à
d'immenses rizières, sillonné de canaux portant des jonques qui
dérivent au milieu des champs, comme les gribanes à travers les
campagnes de la Hollande, c'était une sorte de vaste tableau, très
vert de ton, auquel eût manqué son cadre.
Le Perma, à son arrivée, avait accosté le quai du port indigène,
devant le faubourg Est de Shang-Haï. C'est là que Wang et Kin-Fo
débarquèrent dans l'après-midi.
Le va-et-vient des gens affairés était énorme sur la rive,
indescriptible sur la rivière. Les jonques par centaines, les
bateaux-fleurs, les sampans, sortes de gondoles conduites à la
godille, les gigs et autres embarcations de toutes grandeurs,
formaient comme une ville flottante, où vivait une population
maritime qu'on ne peut évaluer à moins de quarante mille âmes, --
population maintenue dans une situation inférieure et dont la
partie aisée ne peut s'élever jusqu'à la classe des lettrés ou des
mandarins.
Les deux amis s'en allèrent en flânant sur le quai, au milieu de
la foule hétéroclite, marchands de toutes sortes, vendeurs
d'arachides, d'oranges, de noix d'arec ou de pamplemousses, marins
de toutes nations, porteurs d'eau, diseurs de bonne aventure,
bonzes, lamas, prêtres catholiques, vêtus à la chinoise avec queue
et éventail, soldats indigènes, «ti-paos», les sergents de ville
de l'endroit, et «compradores», sortes de commis-courtiers, qui
font les affaires des négociants européens.
Kin-Fo, son éventail à la main, promenait sur la foule son regard
indifférent, et ne prenait aucun intérêt à ce qui se passait
autour de lui. Ni le son métallique des piastres mexicaines, ni
celui des taëls d'argent, ni celui des sapèques de cuivre, que
vendeurs et chalands échangeaient avec bruit, n'auraient pu le
distraire. Il en avait de quoi acheter et payer comptant le
faubourg tout entier.
Wang, lui, avait déployé son vaste parapluie jaune, décoré de
monstres noirs, et, sans cesse «orienté», comme doit l'être un
Chinois de race, il cherchait partout matière à quelque
observation.
En passant devant la porte de l'Est, son regard s'accrocha, par
hasard, à une douzaine de cages en bambous, où grimaçaient des
têtes de criminels, qui avaient été exécutés la veille.
«Peut-être, dit-il, y aurait-il mieux à faire que d'abattre des
têtes! Ce serait de les rendre plus solides!»
Kin-Fo n'entendit sans doute pas la réflexion de Wang, qui l'eût
certainement étonné de la part d'un ancien Taï-ping.
Tous deux continuèrent à suivre le quai, en tournant les murailles
de la ville chinoise.
A l'extrémité du faubourg, au moment où ils allaient mettre le
pied sur la concession française, un indigène, vêtu d'une longue
robe bleue, frappant d'un petit bâton une corne de buffle qui
rendait un son strident, venait d'attirer la foule.
«Un sien-cheng, dit le philosophe.
-- Que nous importe! répondit Kin-Fo.
-- Ami, reprit Wang, demande-lui donc la bonne aventure. C'est une
occasion, au moment de te marier!»
Kin-Fo voulait continuer sa route. Wang le retint.
Le «sien-cheng» est une sorte de prophète populaire, qui, pour
quelques sapèques, fait métier de prédire l'avenir. Il n'a
d'autres ustensiles professionnels qu'une cage, renfermant un
petit oiseau, cage qu'il accroche à l'un des boutons de sa robe,
et un jeu de soixante-quatre cartes, représentant des figures de
dieux, d'hommes ou d'animaux. Les Chinois de toute classe,
généralement superstitieux, ne font point fi des prédictions du
sien-cheng, qui, probablement, ne se prend pas au sérieux.
Sur un signe de Wang, celui-ci étala à terre un tapis de
cotonnade, y déposa sa cage, tira son jeu de cartes, le battit et
le disposa sur le tapis, de manière que les figures fussent
invisibles.
La porte de la cage fut alors ouverte. Le petit oiseau sortit,
choisit une des cartes, et rentra, après avoir reçu un grain de
riz pour récompense.
Le sien-cheng retourna la carte. Elle portait une figure d'homme
et une devise, écrite en kunanrima, cette langue mandarine du
Nord, langue officielle, qui est celle des gens instruits.
Et alors, s'adressant à Kin-Fo, le diseur de bonne aventure lui
prédit ce que ses confrères de tous pays prédisent invariablement
sans se compromettre, à savoir, qu'après quelque épreuve
prochaine, il jouirait de dix mille années de bonheur.
«Une, répondit Kin-Fo, une seulement, et je te tiendrais quitte du
reste!»
Puis, il jeta à terre un taël d'argent, sur lequel le prophète se
précipita comme un chien affamé sur un os à moelle.
De pareilles aubaines ne lui étaient pas ordinaires.
Cela fait, Wang et son élève se dirigèrent vers la colonie
française, le premier songeant à cette prédiction qui s'accordait
avec ses propres théories sur le bonheur, le second sachant bien
qu'aucune épreuve ne pouvait l'atteindre.
Ils passèrent ainsi devant le consulat de France, remontèrent
jusqu'au ponceau jeté, sur Yang-King-Pang, traversèrent le
ruisseau, prirent obliquement à travers le territoire anglais, de
manière à gagner le quai du port européen.
Midi sonnait alors. Les affaires, très actives pendant la matinée,
cessèrent comme par enchantement. La journée commerciale était
pour ainsi dire terminée, et le calme allait succéder au
mouvement, même dans la ville anglaise, devenue chinoise sous ce
rapport.
En ce moment, quelques navires étrangers arrivaient au port, la
plupart sous le pavillon du Royaume-Uni. Neuf sur dix, il faut
bien le dire, sont chargés d'opium. Cette abrutissante substance,
ce poison dont l'Angleterre encombre la Chine, produit un chiffre
d'affaires qui dépasse deux cent soixante millions de francs et
rapporte trois cents pour cent de bénéfice. En vain le
gouvernement chinois a-t-il voulu empêcher l'importation de
l'opium dans le Céleste Empire. La guerre de 1841 et le traité de
Nan-King ont donné libre entrée à la marchandise anglaise et gain
de cause aux princes marchands. Il faut, d'ailleurs, ajouter que,
si le gouvernement de Péking a été jusqu'à édicter la peine de
mort contre tout Chinois qui vendrait de l'opium, il est des
accommodements moyennant finance avec les dépositaires de
l'autorité. On croit même que le mandarin gouverneur de Shang-Haï
encaisse un million annuellement, rien qu'en fermant les yeux sur
les agissements de ses administrés.
Il va sans dire que ni Kin-Fo ni Wang ne s'adonnaient à cette
détestable habitude de fumer l'opium, qui détruit tous les
ressorts de l'organisme et conduit rapidement à la mort.
Aussi, jamais une once de cette substance n'était-elle entrée dans
la riche habitation, où les deux amis arrivaient, une heure après
avoir débarqué sur le quai de Shang-Haï Wang -- ce qui aurait
encore surpris de la part d'un ex-Taï-ping -- n'avait pas manqué
de dire: «Peut-être y aurait-il mieux à faire que d'importer
l'abrutissement à tout un peuple! Le commerce, c'est bien; mais la
philosophie, c'est mieux! Soyons philosophes, avant tout, soyons
philosophes!»
IV
DANS LEQUEL KIN-FO REÇOIT UNE IMPORTANTE LETTRE QUI A DÉJÀ HUIT
JOURS DE RETARD
Un yamen est un ensemble de constructions variées, rangées suivant
une ligne parallèle, qu'une seconde ligne de kiosques et de
pavillons vient couper perpendiculairement. Le plus ordinairement,
le yamen sert d'habitation aux mandarins d'un rang élevé et
appartient à l'empereur; mais il n'est point interdit aux riches
Célestials d'en posséder en toute propriété, et c'était un de ces
somptueux hôtels qu'habitait l'opulent Kin-Fo.
Wang et son élève s'arrêtèrent à la porte principale, ouverte au
front de la vaste enceinte qui entourait les diverses
constructions du yamen, ses jardins et ses cours.
Si, au lieu de la demeure d'un simple particulier, c'eût été celle
d'un magistrat mandarin, un gros tambour aurait occupé la première
place sous l'auvent découpé et peinturluré de la porte. Là, de
nuit comme de jour, seraient venus frapper ceux de ses administrés
qui auraient eu à réclamer justice. Mais, au lieu de ce «tambour
des plaintes», de vastes jarres en porcelaine ornaient l'entrée du
yamen, et contenaient du thé froid, incessamment renouvelé par les
soins de l'intendant. Ces jarres étaient à la disposition des
passants, générosité qui faisait honneur à Kin-Fo. Aussi était-il
bien vu, comme on dit, «de ses voisins de l'Est et de l'Ouest».
A l'arrivée du maître, les gens de la maison accoururent à la
porte pour le recevoir. Valets de chambre, valets de pied,
portiers, porteurs de chaises, palefreniers, cochers, servants,
veilleurs de nuit, cuisiniers, tout ce monde qui compose la
domesticité chinoise fit la haie sous les ordres de l'intendant.
Une dizaine de coolies, engagés au mois pour les gros ouvrages, se
tenaient un peu en arrière.
L'intendant souhaita la bienvenue au maître du logis.
Celui-ci fit à peine un signe de la main et passa rapidement.
«Soun? dit-il seulement.
Soun! répondit Wang en souriant. Si Soun était là, ce ne serait
plus Soun!
-- Où est Soun?» répéta Kin-Fo.
L'intendant dut avouer que ni lui ni personne ne savait ce
qu'était devenu Soun.
Or, Soun n'était rien moins que le premier valet de chambre,
spécialement attaché à la personne de Kin-Fo, et dont celui-ci ne
pouvait en aucune façon se passer.
Soun était-il donc un domestique modèle? Non.
Impossible de faire plus mal son service. Distrait, incohérent,
maladroit de ses mains et de sa langue, foncièrement gourmand,
légèrement poltron, un vrai Chinois de paravent celui-là, mais
fidèle, en somme, et le seul, après tout, qui eût le don
d'émouvoir son maître.
Kin-Fo trouvait vingt fois par jour l'occasion de se fâcher contre
Soun, et, s'il ne le corrigeait que dix, c'était autant de pris
sur sa nonchalance habituelle et de quoi mettre sa bile en
mouvement. Un serviteur hygiénique, on le voit.
D'ailleurs, Soun, ainsi que font la plupart des domestiques
chinois, venait de lui-même au-devant de la correction, quand il
l'avait méritée. Son maître ne la lui épargnait pas.
Les coups de rotin pleuvaient sur ses épaules, ce dont Soun se
préoccupait peu. Mais, à quoi il se montrait infiniment plus
sensible, c'était aux ablations successives que Kin-Fo faisait
subir à la queue nattée qui lui pendait sur le dos, lorsqu'il
s'agissait de quelque faute grave.
Personne n'ignore, en effet, combien le Chinois tient à ce bizarre
appendice. La perte de la queue, c'est la première punition qu'on
applique aux criminels! C'est un déshonneur pour la vie! Aussi, le
malheureux valet ne redoutait-il rien tant que d'être condamné à
en perdre un morceau. Il y a quatre ans, lorsque Soun entra au
service de Kin-Fo, sa queue -- une des plus belles du Céleste
Empire -- mesurait un mètre vingt-cinq. A l'heure qu'il est, il
n'en restait plus que cinquante-sept centimètres.
A continuer ainsi, Soun, dans deux ans, serait entièrement chauve!
Cependant, Wang et Kin-Fo, suivis respectueusement des gens de la
maison, traversèrent le jardin, dont les arbres, encaissés pour la
plupart dans des vases en terre cuite, et taillés avec un art
surprenant, mais regrettable, affectaient des formes d'animaux
fantastiques. Puis, ils contournèrent le bassin, peuplé de
«gouramis» et de poissons rouges, dont l'eau limpide disparaissait
sous les larges fleurs rouge pâle du «nelumbo», le plus beau des
nénuphars originaires de l'Empire des Fleurs. Ils saluèrent un
hiéroglyphique quadrupède, peint en couleurs violentes sur un mur
ad hoc, comme une fresque symbolique, et ils arrivèrent enfin à la
porte de la principale habitation du yamen.
C'était une maison composée d'un rez-de-chaussée et d'un étage,
élevée sur une terrasse à laquelle six gradins de marbre donnaient
accès. Des claies de bambous étaient tendues comme des auvents
devant les portes et les fenêtres, afin de rendre supportable la
température déjà excessive, en favorisant l'aération intérieure.
Le toit plat contrastait avec le faîtage fantaisiste des pavillons
semés çà et là dans l'enceinte du yamen, et dont les créneaux, les
tuiles multicolores, les briques découpées en fines arabesques,
amusaient le regard.
Au-dedans, à l'exception des chambres spécialement réservées au
logement de Wang et de Kin-Fo, ce n'étaient que salons entourés de
cabinets à cloisons transparentes, sur lesquelles couraient des
guirlandes de fleurs peintes ou des exergues de ces sentences
morales dont les Célestials ne sont point avares. Partout, des
sièges bizarrement contournés, en terre cuite ou en porcelaine, en
bois ou en marbre, sans oublier quelques douzaines de coussins
d'un moelleux plus engageant; partout, des lampes ou des lanternes
aux formes variées, aux verres nuancés de couleurs tendres, et
plus harnachées de glands, de franges et de houppes qu'une mule
espagnole; partout aussi, de ces petites tables à thé qu'on
appelle «tcha-ki», complément indispensable d'un mobilier chinois.
Quant aux ciselures d'ivoire et d'écaille, aux bronzes niellés,
aux brûle-parfum, aux laques agrémentées de filigranes d'or en
relief, aux jades blanc laiteux et vert émeraude, aux vases ronds
ou prismatiques de, la dynastie des Ming et des Tsing, aux
porcelaines plus recherchées encore de la dynastie des Yen, aux
émaux cloisonnés roses et jaunes translucides, dont le secret est
introuvable aujourd'hui, on eût, non pas perdu, mais passé des
heures à les compter.
Cette luxueuse habitation offrait toute la fantaisie chinoise
alliée au confort européen.
En effet, Kin-Fo -- on l'a dit et ses goûts le prouvent -- était
un homme de progrès. Aucune invention moderne des Occidentaux ne
le trouvait réfractaire à leur importation.
Il appartenait à la catégorie de ces Fils du Ciel, trop rares
encore, que séduisent les sciences physiques et chimiques.
Il n'était donc pas de ces barbares qui coupèrent les premiers
fils électriques que la maison Reynolds voulut établir jusqu'au
Wousung dans le but d'apprendre plus rapidement l'arrivée des
malles anglaises et américaines, ni de ces mandarins arriérés,
qui, pour ne pas laisser le câble sous-marin de Shang-Haï à Hong-
Kong s'attacher à un point quelconque du territoire, obligèrent
les électriciens à le fixer sur un bateau flottant en pleine
rivière!
Non! Kin-Fo se joignait à ceux de ses compatriotes qui
approuvaient le gouvernement d'avoir fondé les arsenaux et les
chantiers de Fou-Chao sous la direction d'ingénieurs français.
Aussi possédait-il des actions de la compagnie de ces steamers
chinois, qui font le service entre Tien-Tsin et Shang-Haï dans un
intérêt purement national, et était-il intéressé dans ces
bâtiments à grande vitesse qui depuis Singapore gagnent trois ou
quatre jours sur la malle anglaise.
On a dit que le progrès matériel s'était introduit jusque dans son
intérieur. En effet, des appareils téléphoniques mettaient en
communication les divers bâtiments de son yamen. Des sonnettes
électriques reliaient les chambres de son habitation. Pendant la
saison froide, il faisait du feu et se chauffait sans honte, plus
avisé en cela que ses concitoyens, qui gèlent devant l'âtre vide
sous leur quadruple vêtement. Il s'éclairait au gaz tout comme
l'inspecteur général des douanes de Péking, tout comme le
richissime M. Yang, principal propriétaire des monts-de-piété de
l'Empire du Milieu! Enfin, dédaignant l'emploi suranné de
traité de Péking, le 25 octobre de ladite année.
Mais, avant cette époque, un formidable soulèvement menaçait déjà
la dynastie régnante. Les Tchang-Mao ou Taï-ping, les «rebelles
aux longs cheveux», s'étaient emparés de Nan-King en 1853 et de
Shang-Haï en 1855 S'Hiène-Fong mort, son jeune fils eut fort à
faire pour repousser les Taï-ping. Sans le vice-roi Li, sans le
prince Kong, et surtout sans le colonel anglais Gordon, peut-être
n'eût-il pu sauver son trône.
C'est que ces Taï-ping, ennemis déclarés des Tartares, fortement
organisés pour la rébellion, voulaient remplacer la dynastie des
Tsing par celle des Wang. Ils formaient quatre bandes distinctes;
la première à bannière noire, chargée de tuer; la seconde à
bannière rouge, chargée d'incendier; la troisième à bannière
jaune, chargée de piller; la quatrième à bannière blanche, chargée
d'approvisionner les trois autres.
Il y eut d'importantes opérations militaires dans le Kiang-Sou.
Sou-Tchéou et Kia-Hing, à cinq lieues de Shang-Haï, tombèrent au
pouvoir des révoltés et furent repris, non sans peine, par les
troupes impériales. Shang-Haï, très menacée était même attaquée,
le 18 août 1860, au moment où les généraux Grant et Montauban,
commandant l'armée anglo-française, canonnaient les forts du Peï-
Ho.
Or, à cette époque, Tchoung-Héou, le père de Kin-Fo, occupait une
habitation près de Shang-Haï, non loin du magnifique pont que les
ingénieurs chinois avaient jeté sur la rivière de Sou-Tchéou. Ce
soulèvement des Taï-ping, il n'avait pu le voir d'un mauvais oeil,
puisqu'il était principalement dirigé contre la dynastie tartare.
Ce fut donc dans ces conditions que, le soir du 18 août, après que
les rebelles eurent été rejetés hors de Shang-Haï, la porte de
l'habitation de Tchoung-Héou s'ouvrit brusquement.
Un fuyard, ayant pu dépister ceux qui le poursuivaient, vint
tomber aux pieds de Tchoung-Héou. Ce malheureux n'avait plus une
arme pour se défendre. Si celui auquel il venait demander asile le
livrait à la soldatesque impériale, il était perdu.
Le père de Kin-Fo n'était pas homme à trahir un Tai-ping, qui
avait cherché refuge dans sa maison.
Il referma la porte et dit: «Je ne veux pas savoir, je ne saurai
jamais qui tu es, ce que tu as fait, d'où tu viens! Tu es mon
hôte, et, par cela seul, en sûreté chez moi.»
Le fugitif voulut parler, pour exprimer sa reconnaissance... Il en
avait à peine la force.
«Ton nom? lui demanda Tchoung-Héou.
-- Wang.»
C'était Wang, en effet, sauvé par la générosité de Tchoung-Héou,
générosité qui aurait coûté la vie à ce dernier, si l'on avait
soupçonné qu'il donnât asile à un rebelle. Mais Tchoung-Héou était
de ces hommes antiques, à qui tout hôte est sacré.
Quelques années après, le soulèvement des rebelles était
définitivement réprimé. En 1864, l'empereur Taï-ping, assiégé dans
Nan-King, s'empoisonnait pour ne pas tomber aux mains des
Impériaux.
Wang, depuis ce jour, resta dans la maison de son bienfaiteur.
Jamais il n'eut à répondre sur son passé.
Personne ne l'interrogea à cet égard. Peut-être craignait-on d'en
apprendre trop! Les atrocités commises par les révoltés avaient
été, dit-on, épouvantables. Sous quelle bannière avait servi Wang,
la jaune, la rouge, la noire ou la blanche? Mieux valait
l'ignorer, en somme, et conserver l'illusion qu'il n'avait
appartenu qu'à la colonne de ravitaillement.
Wang, enchanté de son sort, d'ailleurs, demeura donc le commensal
de cette hospitalière maison. Après la mort de Tchoung-Héou, son
fils n'eut garde de se séparer de lui, tant il était habitué à la
compagnie de cet aimable personnage.
Mais, en vérité, à l'époque où commence cette histoire, qui eût
jamais reconnu un ancien Taï-ping, un massacreur, un pillard ou un
incendiaire -- au choix -, dans ce philosophe de cinquante-cinq
ans, ce moraliste à lunettes, ce Chinois chinoisant, yeux relevés
vers les tempes, moustache traditionnelle? Avec sa longue robe de
couleur peu voyante, sa ceinture relevée sur la poitrine par un
commencement d'obésité, sa coiffure réglée suivant le décret
impérial, c'est-à-dire un chapeau de fourrure aux bords dressés le
long d'une calotte d'où s'échappaient des houppes de filets
rouges, n'avait-il pas l'air d'un brave professeur de philosophie,
de l'un de ces savants qui font couramment usage des quatre-vingt
mille caractères de l'écriture chinoise, d'un lettré du dialecte
supérieur, d'un premier lauréat de l'examen des docteurs, ayant le
droit de passer sous la grande porte de Péking, réservée au Fils
du Ciel?
Peut-être, après tout, oubliant un passé plein d'horreur, le
rebelle s'était-il bonifié au contact de l'honnête Tchoung-Héou,
et avait-il tout doucement bifurqué sur le chemin de la
philosophie spéculative! Et voilà pourquoi ce soir-là, Kin-Fo et
Wang, qui ne se quittaient jamais, étaient ensemble à Canton,
pourquoi, après ce dîner d'adieu, tous deux s'en allaient par les
quais à la recherche du steamer qui devait les ramener rapidement
à Shang-Haï.
Kin-Fo marchait en silence, un peu soucieux même.
Wang, regardant à droite, à gauche, philosophant à la lune, aux
étoiles, passait en souriant sous la porte de «l'Éternelle
Pureté», qu'il ne trouvait pas trop haute pour lui, sous la porte
de «l'Éternelle joie», dont les battants lui semblaient ouverts
sur sa propre existence, et il vit enfin se perdre dans l'ombre
les tours de la pagode des «Cinq Cents Divinités».
Le steamer Perma était là, sous pression. Kin-Fo et Wang
s'installèrent dans les deux cabines retenues pour eux. Le rapide
courant du fleuve des Perles, qui entraîne quotidiennement avec la
fange de ses berges des corps de suppliciés, imprima au bateau une
extrême vitesse. Le steamer passa comme une flèche entre les
ruines laissées çà et là par les canons français, devant la pagode
à neuf étages de Haf-Way, devant la pointe Jardyne, près de
Whampoa, où mouillent les plus gros bâtiments, entre les îlots et
les estacades de bambous des deux rives.
Les cent cinquante kilomètres, c'est-à-dire les trois cent
soixante-quinze «lis», qui séparent Canton de l'embouchure du
fleuve, furent franchis dans la nuit.
Au lever du soleil, le Perma dépassait la «Gueule-du-Tigre», puis
les deux barres de l'estuaire. Le Victoria-Peak de l'île de Hong-
Kong, haut de dix-huit cent vingt-cinq pieds, apparut un instant
dans la brume matinale, et, après la plus heureuse des traversées,
Kin-Fo et le philosophe, refoulant les eaux jaunâtres du fleuve
Bleu, débarquaient à Shang-Haï, sur le littoral de la province de
Kiang-Nan.
III
OÙ LE LECTEUR POURRA, SANS FATIGUE, JETER UN COUP D'OEIL SUR LA
VILLE DE SHANG-HAÏ
Un proverbe chinois dit: «Quand les sabres sont rouillés et les
bêches luisantes. Quand les prisons sont vides et les greniers
pleins. Quand les degrés des temples sont usés par les pas des
fidèles et les cours des tribunaux couvertes d'herbe. Quand les
médecins vont à pied et les boulangers à cheval, L'Empire est bien
gouverné.» Le proverbe est bon. Il pourrait s'appliquer justement
à tous les États de l'Ancien et du Nouveau Monde. Mais s'il en est
un où ce desideratum soit encore loin de se réaliser, c'est
précisément le Céleste Empire. Là, ce sont les sabres qui
reluisent et les bêches qui se rouillent, les prisons qui
regorgent et les greniers qui se désemplissent. Les boulangers
chôment plus que les médecins, et, si les pagodes attirent les
fidèles, les tribunaux, en revanche, ne manquent ni de prévenus ni
de plaideurs.
D'ailleurs, un royaume de cent quatre-vingt mille milles carrés,
qui, du nord au sud, mesure plus de huit cents lieues, et, de
l'est à l'ouest, plus de neuf cents, qui compte dix-huit vastes
provinces, sans parler des pays tributaires: la Mongolie, la
Mantchourie, le Tibet, le Tonking, la Corée, les îles Liou-Tchou,
etc., ne peut être que très imparfaitement administré. Si les
Chinois s'en doutent bien un peu, les étrangers ne se font aucune
illusion à cet égard. Seul, peut-être, l'empereur, enfermé dans
son palais, dont il franchit rarement les portes, à l'abri des
murailles d'une triple ville, ce Fils du Ciel, père et mère de ses
sujets, faisant ou défaisant les lois à son gré, ayant droit de
vie et de mort sur tous, et auquel appartiennent, par sa
naissance, les revenus de l'Empire ce souverain, devant qui les
fronts se traînent dans la poussière, trouve que tout est pour le
mieux dans le meilleur des mondes. Il ne faudrait même pas essayer
de lui prouver qu'il se trompe. Un Fils du Ciel ne se trompe
jamais.
Kin-Fo avait-il eu quelque raison de penser que mieux vaut être
gouverné à l'européenne qu'à la chinoise? On serait tenté de le
croire. En effet, il demeurait, non dans Shang-Haï, mais en
dehors, sur une portion de la concession anglaise, qui se
maintient dans une sorte d'autonomie très appréciée.
Shang-Haï, la ville proprement dite, est située sur la rive gauche
de la petite rivière Houang-Pou, qui, se réunissant à angle droit
avec le Wousung, va se mêler au Yang-Tsze-Kiang ou fleuve Bleu, et
de là se perd dans la mer jaune.
C'est un ovale, couché du nord au sud, enceint de hautes
murailles, percé de cinq portes s'ouvrant sur ses faubourgs.
Réseau inextricable de ruelles dallées, que les balayeuses
mécaniques s'useraient à nettoyer; boutiques sombres sans
devantures ni étalages, où fonctionnent des boutiquiers nus
jusqu'à la ceinture; pas une voiture, pas un palanquin, à peine
des cavaliers; quelques temples indigènes ou chapelles étrangères;
pour toutes promenades, un «jardin-thé» et un champ de parade
assez marécageux, établi sur un sol de remblai, comblant
d'anciennes rizières et sujet aux émanations paludéennes; à
travers ces rues, au fond de ces maisons étroites, une population
de deux cent mille habitants, telle est cette cité d'une
habitabilité peu enviable, mais qui n'en a pas moins une grande
importance commerciale.
Là, en effet, après le traité de Nan-King, les étrangers eurent
pour la première fois le droit de fonder des comptoirs. Ce fut la
grande porte ouverte, en Chine, au trafic européen. Aussi, en
dehors de Shang-Haï et de ses faubourgs, le gouvernement a-t-il
concédé, moyennant une rente annuelle, trois portions de
territoire aux Français, aux Anglais et aux Américains, qui sont
au nombre de deux mille environ.
De la concession française, il y a peu à dire. C'est la moins
importante. Elle confine presque à l'enceinte nord de la ville, et
s'étend jusqu'au ruisseau de Yang-King-Pang, qui la sépare du
territoire anglais. Là s'élèvent les églises des lazaristes et des
jésuites, qui possèdent aussi, à quatre milles de Shang-Haï, le
collège de Tsikavé, où ils forment des bacheliers chinois. Mais
cette petite colonie française n'égale pas ses voisines à beaucoup
près. Des dix maisons de commerce, fondées en 1861, il n'en reste
plus que trois, et le Comptoir d'escompte a même préféré s'établir
sur la concession anglaise.
Le territoire américain occupe la partie en retour sur le Wousung.
Il est séparé du territoire anglais par le Sou-Tchéou-Creek, que
traverse un pont de bois. Là se voient l'hôtel Astor, l'église des
Missions; là se creusent les docks installés pour la réparation
des navires européens.
Mais, des trois concessions, la plus florissante est, sans
contredit, la concession anglaise. Habitations somptueuses sur les
quais, maisons à vérandas et à jardins, palais des princes du
commerce, l'Oriental Bank, le «hong» de la célèbre maison Dent
avec sa raison sociale du Lao-Tchi-Tchang, les comptoirs des
Jardyne, des Russel et autres grands négociants, le club Anglais,
le théâtre, le jeu de paume, le parc, le champ de courses, la
bibliothèque, tel est l'ensemble de cette riche création des
Anglo-Saxons, qui a justement mérité le nom de «colonie modèle».
C'est pourquoi, sur ce territoire privilégié, sous le patronage
d'une administration libérale, ne s'étonnera-t-on pas de trouver,
ainsi que le dit M. Léon Rousset, «une ville chinoise d'un
caractère tout particulier et qui n'a d'analogue nulle part
ailleurs».
Ainsi donc, en ce petit coin de terre, l'étranger, arrivé par la
route pittoresque du fleuve Bleu, voyait quatre pavillons se
développer au souffle de la même brise, les trois couleurs
françaises et le «yacht» du Royaume-Uni, les étoiles américaines
et la croix de Saint-André, jaune sur fond vert, de l'Empire des
Fleurs.
Quant aux environs de Shang-Haï, pays plat, sans un arbre, coupé
d'étroites routes empierrées et de sentiers tracés à angles
droits, troué de citernes et d' «arroyos» distribuant l'eau à
d'immenses rizières, sillonné de canaux portant des jonques qui
dérivent au milieu des champs, comme les gribanes à travers les
campagnes de la Hollande, c'était une sorte de vaste tableau, très
vert de ton, auquel eût manqué son cadre.
Le Perma, à son arrivée, avait accosté le quai du port indigène,
devant le faubourg Est de Shang-Haï. C'est là que Wang et Kin-Fo
débarquèrent dans l'après-midi.
Le va-et-vient des gens affairés était énorme sur la rive,
indescriptible sur la rivière. Les jonques par centaines, les
bateaux-fleurs, les sampans, sortes de gondoles conduites à la
godille, les gigs et autres embarcations de toutes grandeurs,
formaient comme une ville flottante, où vivait une population
maritime qu'on ne peut évaluer à moins de quarante mille âmes, --
population maintenue dans une situation inférieure et dont la
partie aisée ne peut s'élever jusqu'à la classe des lettrés ou des
mandarins.
Les deux amis s'en allèrent en flânant sur le quai, au milieu de
la foule hétéroclite, marchands de toutes sortes, vendeurs
d'arachides, d'oranges, de noix d'arec ou de pamplemousses, marins
de toutes nations, porteurs d'eau, diseurs de bonne aventure,
bonzes, lamas, prêtres catholiques, vêtus à la chinoise avec queue
et éventail, soldats indigènes, «ti-paos», les sergents de ville
de l'endroit, et «compradores», sortes de commis-courtiers, qui
font les affaires des négociants européens.
Kin-Fo, son éventail à la main, promenait sur la foule son regard
indifférent, et ne prenait aucun intérêt à ce qui se passait
autour de lui. Ni le son métallique des piastres mexicaines, ni
celui des taëls d'argent, ni celui des sapèques de cuivre, que
vendeurs et chalands échangeaient avec bruit, n'auraient pu le
distraire. Il en avait de quoi acheter et payer comptant le
faubourg tout entier.
Wang, lui, avait déployé son vaste parapluie jaune, décoré de
monstres noirs, et, sans cesse «orienté», comme doit l'être un
Chinois de race, il cherchait partout matière à quelque
observation.
En passant devant la porte de l'Est, son regard s'accrocha, par
hasard, à une douzaine de cages en bambous, où grimaçaient des
têtes de criminels, qui avaient été exécutés la veille.
«Peut-être, dit-il, y aurait-il mieux à faire que d'abattre des
têtes! Ce serait de les rendre plus solides!»
Kin-Fo n'entendit sans doute pas la réflexion de Wang, qui l'eût
certainement étonné de la part d'un ancien Taï-ping.
Tous deux continuèrent à suivre le quai, en tournant les murailles
de la ville chinoise.
A l'extrémité du faubourg, au moment où ils allaient mettre le
pied sur la concession française, un indigène, vêtu d'une longue
robe bleue, frappant d'un petit bâton une corne de buffle qui
rendait un son strident, venait d'attirer la foule.
«Un sien-cheng, dit le philosophe.
-- Que nous importe! répondit Kin-Fo.
-- Ami, reprit Wang, demande-lui donc la bonne aventure. C'est une
occasion, au moment de te marier!»
Kin-Fo voulait continuer sa route. Wang le retint.
Le «sien-cheng» est une sorte de prophète populaire, qui, pour
quelques sapèques, fait métier de prédire l'avenir. Il n'a
d'autres ustensiles professionnels qu'une cage, renfermant un
petit oiseau, cage qu'il accroche à l'un des boutons de sa robe,
et un jeu de soixante-quatre cartes, représentant des figures de
dieux, d'hommes ou d'animaux. Les Chinois de toute classe,
généralement superstitieux, ne font point fi des prédictions du
sien-cheng, qui, probablement, ne se prend pas au sérieux.
Sur un signe de Wang, celui-ci étala à terre un tapis de
cotonnade, y déposa sa cage, tira son jeu de cartes, le battit et
le disposa sur le tapis, de manière que les figures fussent
invisibles.
La porte de la cage fut alors ouverte. Le petit oiseau sortit,
choisit une des cartes, et rentra, après avoir reçu un grain de
riz pour récompense.
Le sien-cheng retourna la carte. Elle portait une figure d'homme
et une devise, écrite en kunanrima, cette langue mandarine du
Nord, langue officielle, qui est celle des gens instruits.
Et alors, s'adressant à Kin-Fo, le diseur de bonne aventure lui
prédit ce que ses confrères de tous pays prédisent invariablement
sans se compromettre, à savoir, qu'après quelque épreuve
prochaine, il jouirait de dix mille années de bonheur.
«Une, répondit Kin-Fo, une seulement, et je te tiendrais quitte du
reste!»
Puis, il jeta à terre un taël d'argent, sur lequel le prophète se
précipita comme un chien affamé sur un os à moelle.
De pareilles aubaines ne lui étaient pas ordinaires.
Cela fait, Wang et son élève se dirigèrent vers la colonie
française, le premier songeant à cette prédiction qui s'accordait
avec ses propres théories sur le bonheur, le second sachant bien
qu'aucune épreuve ne pouvait l'atteindre.
Ils passèrent ainsi devant le consulat de France, remontèrent
jusqu'au ponceau jeté, sur Yang-King-Pang, traversèrent le
ruisseau, prirent obliquement à travers le territoire anglais, de
manière à gagner le quai du port européen.
Midi sonnait alors. Les affaires, très actives pendant la matinée,
cessèrent comme par enchantement. La journée commerciale était
pour ainsi dire terminée, et le calme allait succéder au
mouvement, même dans la ville anglaise, devenue chinoise sous ce
rapport.
En ce moment, quelques navires étrangers arrivaient au port, la
plupart sous le pavillon du Royaume-Uni. Neuf sur dix, il faut
bien le dire, sont chargés d'opium. Cette abrutissante substance,
ce poison dont l'Angleterre encombre la Chine, produit un chiffre
d'affaires qui dépasse deux cent soixante millions de francs et
rapporte trois cents pour cent de bénéfice. En vain le
gouvernement chinois a-t-il voulu empêcher l'importation de
l'opium dans le Céleste Empire. La guerre de 1841 et le traité de
Nan-King ont donné libre entrée à la marchandise anglaise et gain
de cause aux princes marchands. Il faut, d'ailleurs, ajouter que,
si le gouvernement de Péking a été jusqu'à édicter la peine de
mort contre tout Chinois qui vendrait de l'opium, il est des
accommodements moyennant finance avec les dépositaires de
l'autorité. On croit même que le mandarin gouverneur de Shang-Haï
encaisse un million annuellement, rien qu'en fermant les yeux sur
les agissements de ses administrés.
Il va sans dire que ni Kin-Fo ni Wang ne s'adonnaient à cette
détestable habitude de fumer l'opium, qui détruit tous les
ressorts de l'organisme et conduit rapidement à la mort.
Aussi, jamais une once de cette substance n'était-elle entrée dans
la riche habitation, où les deux amis arrivaient, une heure après
avoir débarqué sur le quai de Shang-Haï Wang -- ce qui aurait
encore surpris de la part d'un ex-Taï-ping -- n'avait pas manqué
de dire: «Peut-être y aurait-il mieux à faire que d'importer
l'abrutissement à tout un peuple! Le commerce, c'est bien; mais la
philosophie, c'est mieux! Soyons philosophes, avant tout, soyons
philosophes!»
IV
DANS LEQUEL KIN-FO REÇOIT UNE IMPORTANTE LETTRE QUI A DÉJÀ HUIT
JOURS DE RETARD
Un yamen est un ensemble de constructions variées, rangées suivant
une ligne parallèle, qu'une seconde ligne de kiosques et de
pavillons vient couper perpendiculairement. Le plus ordinairement,
le yamen sert d'habitation aux mandarins d'un rang élevé et
appartient à l'empereur; mais il n'est point interdit aux riches
Célestials d'en posséder en toute propriété, et c'était un de ces
somptueux hôtels qu'habitait l'opulent Kin-Fo.
Wang et son élève s'arrêtèrent à la porte principale, ouverte au
front de la vaste enceinte qui entourait les diverses
constructions du yamen, ses jardins et ses cours.
Si, au lieu de la demeure d'un simple particulier, c'eût été celle
d'un magistrat mandarin, un gros tambour aurait occupé la première
place sous l'auvent découpé et peinturluré de la porte. Là, de
nuit comme de jour, seraient venus frapper ceux de ses administrés
qui auraient eu à réclamer justice. Mais, au lieu de ce «tambour
des plaintes», de vastes jarres en porcelaine ornaient l'entrée du
yamen, et contenaient du thé froid, incessamment renouvelé par les
soins de l'intendant. Ces jarres étaient à la disposition des
passants, générosité qui faisait honneur à Kin-Fo. Aussi était-il
bien vu, comme on dit, «de ses voisins de l'Est et de l'Ouest».
A l'arrivée du maître, les gens de la maison accoururent à la
porte pour le recevoir. Valets de chambre, valets de pied,
portiers, porteurs de chaises, palefreniers, cochers, servants,
veilleurs de nuit, cuisiniers, tout ce monde qui compose la
domesticité chinoise fit la haie sous les ordres de l'intendant.
Une dizaine de coolies, engagés au mois pour les gros ouvrages, se
tenaient un peu en arrière.
L'intendant souhaita la bienvenue au maître du logis.
Celui-ci fit à peine un signe de la main et passa rapidement.
«Soun? dit-il seulement.
Soun! répondit Wang en souriant. Si Soun était là, ce ne serait
plus Soun!
-- Où est Soun?» répéta Kin-Fo.
L'intendant dut avouer que ni lui ni personne ne savait ce
qu'était devenu Soun.
Or, Soun n'était rien moins que le premier valet de chambre,
spécialement attaché à la personne de Kin-Fo, et dont celui-ci ne
pouvait en aucune façon se passer.
Soun était-il donc un domestique modèle? Non.
Impossible de faire plus mal son service. Distrait, incohérent,
maladroit de ses mains et de sa langue, foncièrement gourmand,
légèrement poltron, un vrai Chinois de paravent celui-là, mais
fidèle, en somme, et le seul, après tout, qui eût le don
d'émouvoir son maître.
Kin-Fo trouvait vingt fois par jour l'occasion de se fâcher contre
Soun, et, s'il ne le corrigeait que dix, c'était autant de pris
sur sa nonchalance habituelle et de quoi mettre sa bile en
mouvement. Un serviteur hygiénique, on le voit.
D'ailleurs, Soun, ainsi que font la plupart des domestiques
chinois, venait de lui-même au-devant de la correction, quand il
l'avait méritée. Son maître ne la lui épargnait pas.
Les coups de rotin pleuvaient sur ses épaules, ce dont Soun se
préoccupait peu. Mais, à quoi il se montrait infiniment plus
sensible, c'était aux ablations successives que Kin-Fo faisait
subir à la queue nattée qui lui pendait sur le dos, lorsqu'il
s'agissait de quelque faute grave.
Personne n'ignore, en effet, combien le Chinois tient à ce bizarre
appendice. La perte de la queue, c'est la première punition qu'on
applique aux criminels! C'est un déshonneur pour la vie! Aussi, le
malheureux valet ne redoutait-il rien tant que d'être condamné à
en perdre un morceau. Il y a quatre ans, lorsque Soun entra au
service de Kin-Fo, sa queue -- une des plus belles du Céleste
Empire -- mesurait un mètre vingt-cinq. A l'heure qu'il est, il
n'en restait plus que cinquante-sept centimètres.
A continuer ainsi, Soun, dans deux ans, serait entièrement chauve!
Cependant, Wang et Kin-Fo, suivis respectueusement des gens de la
maison, traversèrent le jardin, dont les arbres, encaissés pour la
plupart dans des vases en terre cuite, et taillés avec un art
surprenant, mais regrettable, affectaient des formes d'animaux
fantastiques. Puis, ils contournèrent le bassin, peuplé de
«gouramis» et de poissons rouges, dont l'eau limpide disparaissait
sous les larges fleurs rouge pâle du «nelumbo», le plus beau des
nénuphars originaires de l'Empire des Fleurs. Ils saluèrent un
hiéroglyphique quadrupède, peint en couleurs violentes sur un mur
ad hoc, comme une fresque symbolique, et ils arrivèrent enfin à la
porte de la principale habitation du yamen.
C'était une maison composée d'un rez-de-chaussée et d'un étage,
élevée sur une terrasse à laquelle six gradins de marbre donnaient
accès. Des claies de bambous étaient tendues comme des auvents
devant les portes et les fenêtres, afin de rendre supportable la
température déjà excessive, en favorisant l'aération intérieure.
Le toit plat contrastait avec le faîtage fantaisiste des pavillons
semés çà et là dans l'enceinte du yamen, et dont les créneaux, les
tuiles multicolores, les briques découpées en fines arabesques,
amusaient le regard.
Au-dedans, à l'exception des chambres spécialement réservées au
logement de Wang et de Kin-Fo, ce n'étaient que salons entourés de
cabinets à cloisons transparentes, sur lesquelles couraient des
guirlandes de fleurs peintes ou des exergues de ces sentences
morales dont les Célestials ne sont point avares. Partout, des
sièges bizarrement contournés, en terre cuite ou en porcelaine, en
bois ou en marbre, sans oublier quelques douzaines de coussins
d'un moelleux plus engageant; partout, des lampes ou des lanternes
aux formes variées, aux verres nuancés de couleurs tendres, et
plus harnachées de glands, de franges et de houppes qu'une mule
espagnole; partout aussi, de ces petites tables à thé qu'on
appelle «tcha-ki», complément indispensable d'un mobilier chinois.
Quant aux ciselures d'ivoire et d'écaille, aux bronzes niellés,
aux brûle-parfum, aux laques agrémentées de filigranes d'or en
relief, aux jades blanc laiteux et vert émeraude, aux vases ronds
ou prismatiques de, la dynastie des Ming et des Tsing, aux
porcelaines plus recherchées encore de la dynastie des Yen, aux
émaux cloisonnés roses et jaunes translucides, dont le secret est
introuvable aujourd'hui, on eût, non pas perdu, mais passé des
heures à les compter.
Cette luxueuse habitation offrait toute la fantaisie chinoise
alliée au confort européen.
En effet, Kin-Fo -- on l'a dit et ses goûts le prouvent -- était
un homme de progrès. Aucune invention moderne des Occidentaux ne
le trouvait réfractaire à leur importation.
Il appartenait à la catégorie de ces Fils du Ciel, trop rares
encore, que séduisent les sciences physiques et chimiques.
Il n'était donc pas de ces barbares qui coupèrent les premiers
fils électriques que la maison Reynolds voulut établir jusqu'au
Wousung dans le but d'apprendre plus rapidement l'arrivée des
malles anglaises et américaines, ni de ces mandarins arriérés,
qui, pour ne pas laisser le câble sous-marin de Shang-Haï à Hong-
Kong s'attacher à un point quelconque du territoire, obligèrent
les électriciens à le fixer sur un bateau flottant en pleine
rivière!
Non! Kin-Fo se joignait à ceux de ses compatriotes qui
approuvaient le gouvernement d'avoir fondé les arsenaux et les
chantiers de Fou-Chao sous la direction d'ingénieurs français.
Aussi possédait-il des actions de la compagnie de ces steamers
chinois, qui font le service entre Tien-Tsin et Shang-Haï dans un
intérêt purement national, et était-il intéressé dans ces
bâtiments à grande vitesse qui depuis Singapore gagnent trois ou
quatre jours sur la malle anglaise.
On a dit que le progrès matériel s'était introduit jusque dans son
intérieur. En effet, des appareils téléphoniques mettaient en
communication les divers bâtiments de son yamen. Des sonnettes
électriques reliaient les chambres de son habitation. Pendant la
saison froide, il faisait du feu et se chauffait sans honte, plus
avisé en cela que ses concitoyens, qui gèlent devant l'âtre vide
sous leur quadruple vêtement. Il s'éclairait au gaz tout comme
l'inspecteur général des douanes de Péking, tout comme le
richissime M. Yang, principal propriétaire des monts-de-piété de
l'Empire du Milieu! Enfin, dédaignant l'emploi suranné de
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