Les Précieuses ridicules - 2

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tandis que, sans songer à mal, je vous regarde,
votre oeil en tapinois me dérobe mon coeur ;
Au voleur ! au voleur ! au voleur ! au voleur !
- Cathos -
Ah ! mon Dieu, voilà qui est poussé dans le dernier galant.
- Mascarille -
Tout ce que je fais a l'air cavalier ; cela ne sent point le pédant.
- Madelon -
Il en est éloigné de plus de deux mille lieues.
- Mascarille -
Avez-vous remarqué ce commencement : "Oh ! oh !" voilà qui est
extraordinaire : "oh ! oh !" Comme un homme qui s'avise tout d'un coup,
"oh ! oh !" La surprise, "oh ! oh !"
- Madelon -
Oui, je trouve ce "oh ! oh !" admirable.
- Mascarille -
Il semble que cela ne soit rien.
- Cathos -
Ah ! mon Dieu, que dites-vous ? Ce sont là de ces sortes de choses qui
ne se peuvent payer.
- Madelon -
Sans doute ; et j'aimerais mieux avoir fait ce "oh ! oh !" qu'un poème
épique.
- Mascarille -
Tudieu ! vous avez le goût bon.
- Madelon -
Hé ! je ne l'ai pas tout à fait mauvais.
- Mascarille -
Mais n'admirez-vous pas aussi "je n'y prenais pas garde " ? "Je n'y
prenais pas garde", je ne m'apercevais pas de cela : façon de parler
naturelle : "je n'y prenais pas garde". "Tandis que, sans songer à
mal", tandis qu'innocemment, sans malice, comme un pauvre mouton ; "je
vous regarde", c'est-à-dire, je m'amuse à vous considérer, je vous
observe, je vous contemple ; "votre oeil en tapinois..." Que vous
semble de ce mot "tapinois" ? n'est-il pas bien choisi ?
- Cathos -
Tout à fait bien.
- Mascarille -
"Tapinois", en cachette ; il semble que ce soit un chat qui vienne de
prendre une souris : "tapinois".
- Madelon -
Il ne se peut rien de mieux.
- Mascarille -
"Me dérobe mon coeur", me l'emporte, me le ravit. "Au voleur ! au
voleur ! au voleur ! au voleur !" Ne diriez-vous pas que c'est un homme
qui crie et court après un voleur pour le faire arrêter ? "Au voleur !
au voleur ! au voleur ! au voleur !"
- Madelon -
Il faut avouer que cela a un tour spirituel et galant.
- Mascarille -
Je veux vous dire l'air que j'ai fait dessus.
- Cathos -
Vous avez appris la musique ?
- Mascarille -
Moi ? Point du tout.
- Cathos -
Et comment donc cela se peut-il ?
- Mascarille -
Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris.
- Madelon -
Assurément, ma chère.
- Mascarille -
Ecoutez si vous trouverez l'air à votre goût. "Hem, hem, la, la, la,
la, la". La brutalité de la saison a furieusement outragé la
délicatesse de ma voix ; mais il n'importe, c'est à la cavalière.
(Il chante.)
Oh ! oh ! je n'y prenais pas garde, etc.
- Cathos -
Ah ! que voilà un air qui est passionné ! Est-ce qu'on n'en meurt
point ?
- Madelon -
Il y a de la chromatique là dedans.
- Mascarille -
Ne trouvez-vous pas la pensée bien exprimée dans le chant ? "Au voleur !
au voleur !" Et puis, comme si l'on criait bien fort : "au, au, au,
au, au, voleur !" Et tout d'un coup, comme une personne essoufflée :
"au voleur !"
- Madelon -
C'est là savoir le fin des choses, le grand fin, le fin du fin. Tout
est merveilleux, je vous assure ; je suis enthousiasmée de l'air et
des paroles.
- Cathos -
Je n'ai encore rien vu de cette force-là.
- Mascarille -
Tout ce que je fais me vient naturellement, c'est sans étude.
- Madelon -
La nature vous a traité en vraie mère passionnée, et vous en êtes
l'enfant gâté.
- Mascarille -
A quoi donc passez-vous le temps, Mesdames ?
- Cathos -
A rien du tout.
- Madelon -
Nous avons été jusqu'ici dans un jeûne effroyable de divertissements.
- Mascarille -
Je m'offre à vous mener l'un de ces jours à la comédie, si vous voulez ;
aussi bien, on en doit jouer une nouvelle que je serai bien aise que
nous voyions ensemble.
- Madelon -
Cela n'est pas de refus.
- Mascarille -
Mais je vous demande d'applaudir comme il faut, quand nous serons là ;
car je me suis engagé de faire valoir la pièce, et l'auteur m'en est
venu prier encore ce matin. C'est la coutume ici qu'à nous autres gens
de condition les auteurs viennent lire leurs pièces nouvelles, pour
nous engager à les trouver belles, et leur donner de la réputation ;
et je vous laisse à penser si, quand nous disons quelque chose, le
parterre ose nous contredire ! Pour moi, j'y suis fort exact ; et quand
j'ai promis à quelque poète, je crie toujours : Voilà qui est beau !
devant que les chandelles soient allumées.
- Madelon -
Ne m'en parlez point : c'est un admirable lieu que Paris ; il s'y
passe cent choses tous les jours, qu'on ignore dans les provinces,
quelque spirituelle qu'on puisse être.
- Cathos -
C'est assez : puisque nous sommes instruites, nous ferons notre devoir
de nous écrier comme il faut sur tout ce qu'on dira.
- Mascarille -
Je ne sais si je me trompe, mais vous avez toute la mine d'avoir fait
quelque comédie.
- Madelon -
Hé ! il pourrait être quelque chose de ce que vous dites.
- Mascarille -
Ah ! ma foi ! il faudra que nous la voyions. Entre nous, j'en ai
composé une que je veux faire représenter.
- Cathos -
Et à quels comédiens la donnerez-vous ?
- Mascarille -
Belle demande ! Aux grands comédiens ; il n'y a qu'eux qui soient
capables de faire valoir les choses ; les autres sont des ignorants
qui récitent comme l'on parle ; il ne savent pas faire ronfler les
vers, et s'arrêter au bel endroit : eh ! le moyen de connaître où est
le beau vers, si le comédien ne s'y arrête, et ne vous avertit par là
qu'il faut faire le brouhaha ?
- Cathos -
En effet, il y a manière de faire sentir aux auditeurs les beautés
d'un ouvrage ; et les choses ne valent que ce qu'on les fait valoir.
- Mascarille -
Que vous semble de ma petite oie (13) ? La trouvez-vous congruente à
l'habit ?
- Cathos -
Tout à fait.
- Mascarille -
Le ruban en est-il bien choisi ?
- Madelon -
Furieusement bien. C'est Perdrigeon tout pur (14).
- Mascarille -
Que dites-vous de mes canons (15) ?
- Madelon -
Ils ont tout à fait bon air.
- Mascarille -
Je puis me vanter au moins qu'ils ont un grand quartier de plus que
ceux qu'on fait.
- Madelon -
Il faut avouer que je n'ai jamais vu porter si haut l'élégance de
l'ajustement.
- Mascarille -
Attachez un peu sur ces gants la réflexion de votre odorat.
- Madelon -
Ils sentent terriblement bon.
- Cathos -
Je n'ai jamais respiré une odeur mieux conditionnée.
- Mascarille -
Et celle-là ?
(Il donne à sentir les cheveux poudrés de sa perruque.)
- Madelon -
Elle est tout à fait de qualité ; le sublime en est touché
délicieusement.
- Mascarille -
Vous ne me dites rien de mes plumes ! Comment les trouvez-vous ?
- Cathos -
Effroyablement belles.
- Mascarille -
Savez-vous que le brin me coûte un louis d'or ? Pour moi, j'ai cette
manie de vouloir donner généralement sur tout ce qu'il y a de plus
beau.
- Madelon -
Je vous assure que nous sympathisons vous et moi. J'ai une délicatesse
furieuse pour tout ce que je porte ; et, jusqu'à mes chaussettes, je ne
puis rien souffrir qui ne soit de la bonne faiseuse.
- Mascarille -
(s'écriant brusquement.)
Ahi ! ahi ! ahi ! doucement. Dieu me damne, Mesdames, c'est fort mal
en user ; j'ai à me plaindre de votre procédé ; cela n'est pas honnête.
- Cathos -
Qu'est-ce donc ? qu'avez-vous ?
- Mascarille -
Quoi ! toutes deux contre mon coeur en même temps ! M'attaquer à droite
et à gauche ! Ah ! c'est contre le droit des gens ; la partie n'est pas
égale, et je m'en vais crier au meurtre.
- Cathos -
Il faut avouer qu'il dit les choses d'une manière particulière.
- Madelon -
Il a un tour admirable dans l'esprit.
- Cathos -
Vous avez plus de peur que de mal, et votre coeur crie avant qu'on
l'écorche.
- Mascarille -
Comment, diable ! il est écorché depuis la tête jusqu'aux pieds.

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SCÈNE XI. - Cathos, Madelon, Mascarille, Marotte.

- Marotte -
Madame, on demande à vous voir.
- Madelon -
Qui ?
- Marotte -
Le vicomte de Jodelet.
- Mascarille -
Le vicomte de Jodelet ?
- Marotte -
Oui, Monsieur.
- Cathos -
Le connaissez-vous ?
- Mascarille -
C'est mon meilleur ami.
- Madelon -
Faites entrer vitement.
- Mascarille -
Il y a quelque temps que nous ne nous sommes vus, et je suis ravi de
cette aventure.
- Cathos -
Le voici.

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SCÈNE XII. - Cathos, Madelon, Jodelet, Mascarille, Marotte, Almanzor.

- Mascarille -
Ah ! vicomte !
- Jodelet -
(Ils s'embrassent l'un l'autre.)
Ah ! marquis !
- Mascarille -
Que je suis aise de te rencontrer !
- Jodelet -
Que j'ai de joie de te voir ici !
- Mascarille -
Baise-moi donc encore un peu, je te prie.
- Madelon -
(à Cathos.)
Ma toute bonne, nous commençons d'être connues ; voilà le beau monde
qui prend le chemin de nous venir voir.
- Mascarille -
Mesdames, agréez que je vous présente ce gentilhomme-ci : sur ma
parole, il est digne d'être connu de vous.
- Jodelet -
Il est juste de venir vous rendre ce qu'on vous doit ; et vos attraits
exigent leurs droits seigneuriaux sur toutes sortes de personnes.
- Madelon -
C'est pousser vos civilités jusqu'aux derniers confins de la
flatterie.
- Cathos -
Cette journée doit être marquée dans notre almanach comme une journée
bien heureuse.
- Madelon -
(à Almanzor.)
Allons, petit garçon, faut-il toujours vous répéter les choses ?
Voyez-vous pas qu'il faut le surcroît d'un fauteuil ?
- Mascarille -
Ne vous étonnez pas de voir le vicomte de la sorte ; il ne fait que
sortir d'une maladie qui lui a rendu le visage pâle comme vous le
voyez.
- Jodelet -
Ce sont fruits des veilles de la cour, et des fatigues de la guerre.
- Mascarille -
Savez-vous, Mesdames, que vous voyez dans le vicomte un des
vaillants hommes du siècle ? C'est un brave à trois poils (16).
- Jodelet -
Vous ne m'en devez rien, marquis ; et nous savons ce que vous savez
faire aussi.
- Mascarille -
Il est vrai que nous nous sommes vus tous deux dans l'occasion.
- Jodelet -
Et dans des lieux où il faisait fort chaud.
- Mascarille -
(regardant Cathos et Madelon.)
Oui, mais non pas si chaud qu'ici. Hai, hai, hai.
- Jodelet -
Notre connaissance s'est faite à l'armée ; et la première fois que
nous nous vîmes, il commandait un régiment de cavalerie sur les
galères de Malte.
- Mascarille -
Il est vrai ; mais vous étiez pourtant dans l'emploi avant que j'y
fusse ; et je me souviens que je n'étais que petit officier encore,
que vous commandiez deux mille chevaux.
- Jodelet -
La guerre est une belle chose ; mais, ma foi, la cour récompense bien
mal aujourd'hui les gens de service comme nous.
- Mascarille -
C'est ce qui fait que je veux pendre l'épée au croc.
- Cathos -
Pour moi, j'ai un furieux tendre pour les hommes d'épée.
- Madelon -
Je les aime aussi ; mais je veux que l'esprit assaisonne la bravoure.
- Mascarille -
Te souvient-il, vicomte, de cette demi-lune que nous emportâmes sur
les ennemis au siége d'Arras ?
- Jodelet -
Que veux-tu dire, avec ta demi-lune ? C'était bien une lune toute
entière.
- Mascarille -
Je pense que tu as raison.
- Jodelet -
Il m'en doit bien souvenir, ma foi ! j'y fus blessé à la jambe d'un
coup de grenade, dont je porte encore les marques. Tâtez un peu, de
grâce ; vous sentirez quelque coup c'était là.
- Cathos -
(après avoir touché l'endroit.)
Il est vrai que la cicatrice est grande.
- Mascarille -
Donnez-moi un peu votre main, et tâtez celui-ci ; là, justement au
derrière de la tête. Y êtes-vous ?
- Madelon -
Oui, je sens quelque chose.
- Mascarille -
C'est un coup de mousquet que je reçus, la dernière campagne que j'ai
faite.
- Jodelet -
(découvrant sa poitrine.)
Voici un autre coup qui me perça de part en part à l'attaque de
Gravelines (17).
- Mascarille -
(Mettant la main sur le bouton de son haut-de-chausses.)
Je vais vous montrer une furieuse plaie.
- Madelon -
Il n'est pas nécessaire : nous le croyons sans y regarder.
- Mascarille -
Ce sont des marques honorables qui font voir ce qu'on est.
- Cathos -
Nous ne doutons point de ce que vous êtes.
- Mascarille -
Vicomte, as-tu là ton carrosse ?
- Jodelet -
Pourquoi ?
- Mascarille -
Nous mènerions promener ces dames hors des portes, et leur donnerions
un cadeau (18).
- Madelon -
Nous ne saurions sortir aujourd'hui.
- Mascarille -
Ayons donc les violons pour danser.
- Jodelet -
Ma foi, c'est bien avisé.
- Madelon -
Pour cela, nous y consentons : mais il faut donc quelque surcroît de
compagnie.
- Mascarille -
Holà ! Champagne, Picard, Bourguignon, Cascaret, Basque, la Verdure,
Lorrain, Provençal, la Violette ! Au diable soient tous les laquais !
Je ne pense pas qu'il y ait gentilhomme en France plus mal servi que
moi. Ces canailles me laissent toujours seul.
- Madelon -
Almanzor, dites aux gens de monsieur le marquis qu'ils aillent quérir
des violons, et nous faites venir ces messieurs et ces dames d'ici
près, peupler la solitude de notre bal.
(Almanzor sort.)
- Mascarille -
Vicomte, que dis-tu de ces yeux ?
- Jodelet -
Mais toi-même, marquis, que t'en semble ?
- Mascarille -
Moi, je dis que nos libertés auront peine à sortir d'ici les braies (19)
nettes. Au moins, pour moi, je reçois d'étranges secousses, et mon
coeur ne tient plus qu'à un filet.
- Madelon -
Que tout ce qu'il dit est naturel ! Il tourne les choses le plus
agréablement du monde.
- Cathos -
Il est vrai qu'il fait une furieuse dépense en esprit.
- Mascarille -
Pour vous montrer que je suis véritable, je veux faire un impromptu
là-dessus.
(Il médite.)
- Cathos -
Hé ! je vous en conjure de toute la dévotion de mon coeur, que nous
oyons quelque chose qu'on ait fait pour nous.
- Jodelet -
J'aurais envie d'en faire autant ; mais je me trouve un peu incommodé
de la veine poétique, pour la quantité des saignées que j'y ai faites
ces jours passés.
- Mascarille -
Que diable est-ce là ? Je fais toujours bien le premier vers, mais
j'ai peine à faire les autres. Ma foi, ceci est un peu trop pressé :
je vous ferai un impromptu à loisir, que vous trouverez le plus beau
du monde.
- Jodelet -
Il a de l'esprit comme un démon.
- Madelon -
Et du galant, et du bien tourné.
- Mascarille -
Vicomte, dis-moi un peu, y a-t-il longtemps que tu n'as vu la comtesse ?
- Jodelet -
Il y a plus de trois semaines que je ne lui ai rendu visite.
- Mascarille -
Sais-tu bien que le duc m'est venu voir ce matin, et m'a voulu mener à
la campagne courir un cerf avec lui ?
- Madelon -
Voici nos amies qui viennent.

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SCÈNE XIII. - Lucile, Célimène, Cathos, Madelon, Mascarille,
Jodelet, Marotte, Almanzor, violons.

- Madelon -
Mon Dieu, mes chères (20), nous vous demandons pardon. Ces messieurs
ont eu fantaisie de nous donner les âmes des pieds, et nous vous
avons envoyé quérir pour remplir les vides de notre assemblée.
- Lucile -
Vous nous avez obligées, sans doute.
- Mascarille -
Ce n'est ici qu'un bal à la hâte ; mais l'un de ces jours, nous vous en
donnerons un dans les formes. Les violons sont-ils venus ?
- Almanzor -
Oui, Monsieur ; ils sont ici.
- Cathos -
Allons donc, mes chères, prenez place.
- Mascarille -
(dansant lui seul comme par prélude.)
La, la, la, la, la, la, la, la.
- Madelon -
Il a tout à fait la taille élégante.
- Cathos -
Et a la mine de danser proprement (21).
- Mascarille -
(ayant pris Madelon.)
Ma franchise va danser la courante aussi bien que mes pieds. En
cadence, violons, en cadence ! Oh ! quels ignorants ! Il n'y a pas
moyen de danser avec eux. Le diable vous emporte ! ne sauriez-vous
jouer en mesure ? La, la, la, la, la, la, la, la. Ferme ! O violons de
village !
- Jodelet -
(dansant ensuite.)
Holà ! ne pressez pas si fort la cadence : je ne fais que sortir de
maladie.

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SCÈNE XIV. - Du Croisy, La Grange, Cathos, Madelon, Lucile, Célimène,
Jodelet, Mascarille, Marotte, violons.

- La Grange -
(un bâton à la main.)
Ah ! ah ! coquins, que faites-vous ici ? Il y a trois heures que nous
vous cherchons.
- Mascarille -
(se sentant battre.)
Ahi ! ahi ! ahi ! vous ne m'aviez pas dit que les coups en seraient
aussi.
- Jodelet -
Ahi ! ahi ! ahi !
- La Grange -
C'est bien à vous, infâme que vous êtes, à vouloir faire l'homme
d'importance !
- Du Croisy -
Voilà qui vous apprendra à vous connaître.

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SCÈNE XV. - Cathos, Madelon, Lucile, Célimène, Jodelet, Mascarille,
Marotte, violons.

- Madelon -
Que veut donc dire ceci ?
- Jodelet -
C'est une gageure.
- Cathos -
Quoi ! vous laisser battre de la sorte !
- Mascarille -
Mon Dieu ! je n'ai pas voulu faire semblant de rien ; car je suis
violent, et je me serais emporté.
- Madelon -
Endurer un affront comme celui-là en notre présence !
- Mascarille -
Ce n'est rien : ne laissons pas d'achever. Nous nous connaissons il y
a longtemps ; et, entre amis, on ne va pas se piquer pour si peu de
chose.

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SCÈNE XVI. - Du Croisy, La Grange, Madelon, Cathos, Célimène, Lucile,
Mascarille, Jodelet, Marotte, violons.

- La Grange -
Ma foi, marauds, vous ne vous rirez pas de nous, je vous promets.
Entrez, vous autres.
(Trois ou quatre spadassins entrent.)
- Madelon -
Quelle est donc cette audace, de venir nous troubler de la sorte dans
notre maison !
- Du Croisy -
Comment, Mesdames, nous endurerons que nos laquais soient mieux reçus
que nous ; qu'ils viennent vous faire l'amour à nos dépens, et vous
donnent le bal !
- Madelon -
Vos laquais !
- La Grange -
Oui, nos laquais : et cela n'est ni beau ni honnête de nous les
débaucher comme vous faites.
- Madelon -
O ciel ! quelle insolence !
- La Grange -
Mais ils n'auront pas l'avantage de se servir de nos habits pour vous
donner dans la vue ; et si vous les voulez aimer, ce sera, ma foi,
pour leurs beaux yeux. Vite, qu'on les dépouille sur-le-champ.
- Jodelet -
Adieu notre braverie.
- Mascarille -
Voilà le marquisat et la vicomté à bas.
- Du Croisy -
Ah ! ah ! coquins, vous avez l'audace d'aller sur nos brisées ! Vous
irez chercher autre part de quoi vous rendre agréables aux yeux de vos
belles, je vous en assure.
- La Grange -
C'est trop que de nous supplanter, et de nous supplanter avec nos
propres habits.
- Mascarille -
O fortune ! quelle est ton inconstance !
- Du Croisy -
Vite, qu'on leur ôte jusqu'à la moindre chose.
- La Grange -
Qu'on emporte toutes ces hardes, dépêchez. Maintenant, Mesdames, en
l'état qu'ils sont, vous pouvez continuer vos amours avec eux tant
qu'il vous plaira ; nous vous laissons toute sorte de liberté pour
cela, et nous vous protestons, Monsieur et moi, que nous n'en serons
aucunement jaloux.

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SCÈNE XVII. - Madelon, Cathos, Jodelet, Mascarille, violons.

- Cathos -
Ah ! quelle confusion !
- Madelon -
Je crève de dépit.
- Un des Violons -
(à Mascarille.)
Qu'est-ce donc que ceci ? Qui nous payera nous autres ?
- Mascarille -
Demandez à monsieur le vicomte.
- Un des Violons -
(à Jodelet.)
Qui est-ce qui nous donnera de l'argent ?
- Jodelet -
Demandez à monsieur le marquis.

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SCÈNE XVIII. - Gorgibus, Madelon, Cathos, Jodelet, Mascarille, violons.

- Gorgibus -
Ah ! coquines que vous êtes, vous nous mettez dans de beaux draps
blancs, à ce que je vois ; et je viens d'apprendre de belles affaires,
vraiment, de ces messieurs qui sortent.
- Madelon -
Ah ! mon père, c'est une pièce sanglante qu'ils nous ont faite.
- Gorgibus -
Oui, c'est une pièce sanglante, mais qui est un effet de votre
impertinence, infâmes ! Ils se sont ressentis du traitement que vous
leur avez fait, et cependant, malheureux que je suis, il faut que je
boive l'affront.
- Madelon -
Ah ! je jure que nous en serons vengés, ou que je mourrai en la
peine. Et vous, marauds, osez-vous vous tenir ici après votre
insolence ?
- Mascarille -
Traiter comme cela un marquis ! Voilà ce que c'est que du monde : la
moindre disgrâce nous fait mépriser de ceux qui nous chérissaient.
Allons, camarade, allons chercher fortune autre part ; je vois bien
qu'on n'aime ici que la vaine apparence, et qu'on n'y considère point
la vertu toute nue.

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SCÈNE XIX. - Gorgibus, Madelon, Cathos, violons.

- Un des Violons -
Monsieur, nous entendons que vous nous contentiez, à leur défaut, pour
ce que nous avons joué ici.
- Gorgibus -
(les battant.)
Oui, oui, je vous vais contenter ; et voici la monnaie dont je vous
veux payer. Et vous, pendardes, je ne sais qui me tient que je ne vous
en fasse autant ; nous allons servir de fable et de risée à tout le
monde, et voilà ce que vous vous êtes attiré par vos extravagances.
Allez vous cacher, vilaines, allez vous cacher pour jamais.
(Seul.)
Et vous, qui êtes cause de leur folie, sottes billevesées (22),
pernicieux amusements des esprits oisifs, romans, vers, chansons,
sonnets et sonnettes, puissiez-vous être à tous les diables !

FIN DES PRÉCIEUSES RIDICULES.
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Notes [from 1890 edition]

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(1) Le Duchat donne à ce mot la même signification qu'au mot "pécore".
Ne viendrait-il pas du mot italien "pecca", vice, défaut, ou du mot
latin "pecus", dont on a fait pécore ? (B.)
-----------
(2) On voit par la préface de Molière qu'on distinguait deux ordres de
"précieuses", et que cette appellation ne fut pas toujours prise en
mauvaise part. Le "Grand Dictionnaire historique des Précieuses",
imprimé chez Ribou en 1661, osa nommer ce que la France avait de plus
grand, de plus poli, de plus aimable. Les Longueville, la Fayette,
Sévigné, Deshoulières, le grand Corneille, Ninon de Lenclos, sont à la
tête de cette list nombreuse, où figurent le roi, la reine et toute la
cour. (B.)
-----------
(3) Palaprat, contemporain et ami de Molière, nous apprend que "Gorgibus"
était le nom d'un emploi de l'ancienne comédie, comme les Pasquins,
les Turlupins, les Jodelets, etc. En effet, on trouve souvent le nom
de Gorgibus dans les canevas italiens.
-----------
(4) Cyrus et Mandane, Clélie et Aronce, sont les principaux personnages
d'"Artamène" et de "Clélie", romans alors très à la mode.
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(5) "Pousser le doux, le tendre et le passionné", expressions du temps,
dont les auteurs contemporains offrent plusieurs exemples.
-----------
(6) La carte de "Tendre" est une fiction allégorique du roman de "Clélie".
On voit sur cette carte un fleuve d'"Inclination", une mer d'"Inimitié",
un lac d'"Indifférence", et une multitude d'autres inventions de ce genre.
Pour parvenir à la ville de "Tendre", il fallait assiéger le village de
"Billets-Galants", forcer le hameau de "Billets-Doux", et s'emparer ensuite
du château de "Petits-Soins". (Voy. "Clélie", tome I.)
-----------
(7) Anciennement le "rabat" n'était autre chose que le col de la chemise
"rabattu" en dehors sur le vêtement, et c'est de là qu'il a pris son nom.
-----------
(8) "Parler chrétien", c'est parler en langage intelligible. Cette
expression est venue des Vénitiens, qui disent que, comme il n'y a de
vraie religion que celle des "chrétiens", il n'y a aussi que leur
langage qui doive être entendu. (Le Duchat.)
-----------
(9) Ce proverbe, "traiter de Turc à More", qui signifie "traiter avec
la dernière rigueur", est sans doute fondé sur ce que les Turcs et les
Mores, dans leurs anciennes guerres, ne se faisaient point de
quartier. (A.)
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(10) "Caution bourgeoise", signifie "caution solvable", "caution valable".
Molière a employé une seconde fois cette expression dans la "Critique de
l'Ecole des Femmes" : "La caution n'est pas bourgeoise." (A.)
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(11) Personnage du roman de "Clélie", à qui l'auteur a voulu donner un
caractère enjoué et plaisant. (B.) -- Dans le langage des précieuses,
on disait : "Etre un Amilcar", pour "être enjoué". (Voyez le "Grand
Dictionnaire des Précieuses, ou la Clef de la langue des ruelles",
Paris, 1669, page 21.)
-----------
(12) On donnait le nom de "ruelles" aux assemblées de ce temps-là.
L'alcôve servait de salon, et la société s'y réunissait autour du lit
de la précieuse, qui se couchait pour recevoir ses visites. La "ruelle"
était parée avec beaucoup d'élégance et de goût, et les hommes qui en
faisaient les honneurs prenaient le nom d'"alcôvistes". (P.)
-----------
(13) La "petite oie" se disait alors des rubans, des plumes et des
différentes garnitures qui ornaient l'habit, le chapeau, le noeud de
l'épée, les gants, les bas et les souliers. (B.)
-----------
(14) "C'est Perdrigeon tout pur." -- "Perdrigeon" était le marchand en
vogue qui fournissait les gens du bel air. Il ne faut pas confondre ce
mot avec le nom de la belle couleur violette qui est emprunté d'une
prune nommé "perdrigon".
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(15) Les canons étaient un cercle d'étoffe large, et souvent orné de
dentelles, qu'on attachait au-dessus du genou, et qui couvrait la moitié
de la jambe. Les "importants" se rendaient ridicules par l'ampleur
démesurée de leurs canons. Voilà pourquoi ceux de Mascarille "ont un
grand quartier" de plus que ceux qu'on fait. (B.)
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(16) Locution proverbiale qui rappelle l'ancien usage où étaient les
militaires de terminer chaque côté de la moustache par quelques poils
très effilés, et de tailler en pointe le bouquet de barbe qu'on
laissait croître au milieu du menton. Cette mode venait d'Espagne. On
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