Les plaisirs et les jours - 10

cadre nullement extraordinaire et sans grandeur. Le naturel des
caractères et l'innocence de la scène en font l'agrément, l'éloignement
met entre elle et nous une lumière douce qui la baigne de beauté.
Ma vie de régiment est pleine de scènes de ce genre que je vécus
naturellement, sans joie bien vive et sans grand chagrin, et dont je me
souviens avec beaucoup de douceur. Le caractère agreste des lieux, la
simplicité de quelques-uns de mes camarades paysans, dont le corps
était resté plus beau, plus agile, l'esprit plus original, le cœur plus
spontané, le caractère plus naturel que chez les jeunes gens que
j'avais fréquentés auparavant et que je fréquentai dans la suite, le
calme d'une vie où les occupations sont plus réglées et l'imagination
moins asservie que dans toute autre, où le plaisir nous accompagne
d'autant plus continuellement que nous n'avons jamais le temps de le
fuir en courant à sa recherche, tout concourt à faire aujourd'hui de
cette époque de ma vie comme une suite, coupée de lacunes, il est vrai,
de petits tableaux pleins de vérité heureuse et de charme sur lesquels
le temps a répandu sa tristesse douce et sa poésie.


XIX
VENT DE MER A LA CAMPAGNE

«Je t'apporterai un jeune pavot, aux pétales de pourpre.»
(Théocrite: _Le Cyclope._)
Au jardin, dans le petit bois, à travers la campagne, le vent met une
ardeur folle et inutile à disperser les rafales du soleil, à les
pourchasser en agitant furieusement les branches du taillis où elles
s'étaient d'abord abattues, jusqu'au fourré étincelant où elles
frémissent maintenant, toutes palpitantes. Les arbres, les linges qui
sèchent, la queue du paon qui roue découpent dans l'air transparent des
ombres bleues extraordinairement nettes qui volent à tous les vents
sans quitter le sol comme un cerf volant mal lancé. Ce pêle-mêle de
vent et de lumière fait ressembler ce coin de la Champagne à un paysage
du bord de la mer. Arrivés en haut de ce chemin qui, brillé de lumière
et essoufflé de vent, monte en plein soleil, vers un ciel nu, n'est-ce
pas la mer que nous allons apercevoir blanche de soleil et d'écume?
Comme chaque matin vous étiez venue, les mains pleines de fleurs et des
douces plumes que le vol d'un ramier, d'une hirondelle ou d'un geai,
avait laissé choir dans l'allée. Les plumes tremblent à mon chapeau, le
pavot s'effeuille à ma boutonnière, rentrons promptement.
La maison crie sous le vent comme un bateau, on entend d'invisibles
voiles s'enfler, d'invisibles drapeaux claquer dehors. Gardez sur vos
genoux cette touffe de roses fraîches et laissez pleurer mon cœur entre
vos mains fermées.


XX
LES PERLES

Je suis rentré au matin et je me suis frileusement couché, frissonnant
d'un délire mélancolique et glacé. Tout à l'heure, dans ta chambre, tes
amis de la veille, tes projets du lendemain,—autant d'ennemis, autant
de complots tramés contre moi,—tes pensées de l'heure,—autant de lieues
vagues et infranchissables,—me séparaient de toi. Maintenant que je
suis loin de toi, cette présence imparfaite, masque fugitif de
l'éternelle absence que les baisers soulèvent bien vite, suffirait, il
me semble, à me montrer ton vrai visage et à combler les aspirations de
mon amour. Il a fallu partir; que triste et glacé je reste loin de toi!
Mais, par quel enchantement soudain les rêves familiers de notre
bonheur recommencent-ils à monter, épaisse fumée sur une flamme claire
et brûlante, à monter joyeusement et sans interruption dans ma tête?
Dans ma main, réchauffée sous les couvertures, s'est réveillée l'odeur
des cigarettes de roses que tu m'avais fait fumer. J'aspire longuement
la bouche collée à ma main le parfum qui, dans la chaleur du souvenir,
exhale d'épaisses bouffées de tendresse, de bonheur et de «toi». Ah! ma
petite bien-aimée, au moment où je peux si bien me passer de toi, où je
nage joyeusement dans ton souvenir—qui maintenant emplit la
chambre—sans avoir à lutter contre ton corps insurmontable, je te le
dis absurdement, je te le dis irrésistiblement, je ne peux pas me
passer de toi. C'est ta présence qui donne à ma vie cette couleur fine,
mélancolique et chaude comme aux perles qui passent la nuit sur ton
corps. Comme elles, je vis et tristement me nuance à ta chaleur, et
comme elles, si tu ne me gardais pas sur toi je mourrais.


XXI
LES RIVAGES DE L'OUBLI

«On dit que la Mort embellit ceux qu'elle frappe et exagère leurs
vertus, mais c'est bien plutôt en général la vie qui leur faisait tort.
La mort, ce pieux et irréprochable témoin, nous apprend, selon la
vérité, selon la charité, qu'en chaque homme il y a ordinairement plus
de bien que de mal.» Ce que Michelet dit ici de la mort est peut-être
encore plus vrai de cette mort qui suit un grand amour malheureux.
L'être qui après nous avoir tant fait souffrir ne nous est plus rien,
est-ce assez de dire, suivant l'expression populaire, qu'il est «mort
pour nous». Les morts, nous les pleurons, nous les aimons encore, nous
subissons longtemps l'irrésistible attrait du charme qui leur survit et
qui nous ramène souvent près des tombes. L'être au contraire qui nous a
fait tout éprouver et de l'essence de qui nous sommes saturés ne peut
plus maintenant faire passer sur nous l'ombre même d'une peine ou d'une
joie. Il est plus que mort pour nous. Après l'avoir tenu pour la seule
chose précieuse de ce monde, après l'avoir maudit, après l'avoir
méprisé, il nous est impossible de le juger, à peine les traits de sa
figure se précisent-ils encore devant les yeux de notre souvenir,
épuisés d'avoir été trop longtemps fixés sur eux. Mais ce jugement sur
l'être aimé, jugement qui a tant varié, tantôt torturant de ses
clairvoyances notre cœur aveugle, tantôt s'aveuglant aussi pour mettre
fin à ce désaccord cruel, doit accomplir une oscillation dernière.
Comme ces paysages qu'on découvre seulement des sommets, des hauteurs
du pardon apparaît dans sa valeur véritable celle qui était plus que
morte pour nous après avoir été notre vie elle-même. Nous savions
seulement qu'elle ne nous rendait pas notre amour, nous comprenons
maintenant qu'elle avait pour nous une véritable amitié. Ce n'est pas
le souvenir qui l'embellit, c'est l'amour qui lui faisait tort. Pour
celui qui veut tout, et à qui tout, s'il l'obtenait, ne suffirait pas,
recevoir un peu ne semble qu'une cruauté absurde. Maintenant nous
comprenons que c'était un don généreux de celle que notre désespoir,
notre ironie, notre tyrannie perpétuelle n'avaient pas découragée. Elle
fut toujours douce. Plusieurs propos aujourd'hui rapportés nous
semblent d'une justesse indulgente et pleine de charme, plusieurs
propos d'elle que nous croyions incapable de nous comprendre parce
qu'elle ne nous aimait pas. Nous, au contraire, avons parlé d'elle avec
tant d'égoïsme injuste et de sévérité. Ne lui devons-nous pas beaucoup
d'ailleurs? Si cette grande marée de l'amour s'est retirée à jamais,
pourtant, quand nous nous promenons en nous-mêmes nous pouvons ramasser
des coquillages étranges et charmants et, en les portant à l'oreille,
entendre avec un plaisir mélancolique et sans plus en souffrir la vaste
rumeur d'autrefois. Alors nous songeons avec attendrissement à celle
dont notre malheur voulut qu'elle fut plus aimée qu'elle n'aimait. Elle
n'est «plus que morte» pour nous. Elle est une morte dont on se
souvient affectueusement. La justice veut que nous redressions l'idée
que nous avions d'elle. Et par la toute-puissante vertu de la justice,
elle ressuscite en esprit dans notre cœur pour paraître à ce jugement
dernier que nous rendons loin d'elle, avec calme, les yeux en pleurs.


XXII
PRÉSENCE RÉELLE

Nous nous sommes aimés dans un village perdu d'Engadine au nom deux
fois doux: le rêve des sonorités allemandes s'y mourait dans la volupté
des syllabes italiennes. À l'entour, trois lacs d'un vert inconnu
baignaient des forêts de sapins. Des glaciers et des pics fermaient
l'horizon. Le soir, la diversité des plans multipliait la douceur des
éclairages. Oublierons-nous jamais les promenades au bord du lac de
Sils-Maria, quand l'après-midi finissait, à six heures? Les mélèzes
d'une si noire sérénité quand ils avoisinent la neige éblouissante
tendaient vers l'eau bleu pâle, presque mauve, leurs branches d'un vert
suave et brillant. Un soir l'heure nous fut particulièrement propice;
en quelques instants, le soleil baissant, fit passer l'eau par toutes
les nuances et notre âme par toutes les voluptés. Tout à coup nous
fîmes un mouvement, nous venions de voir un petit papillon rose, puis
deux, puis cinq, quitter les fleurs de notre rive et voltiger au-dessus
du lac. Bientôt ils semblaient une impalpable poussière de rose
emportée, puis ils abordaient aux fleurs de l'autre rive, revenaient et
doucement recommençaient l'aventureuse traversée, s'arrêtant parfois
comme tentés au-dessus de ce lac précieusement nuancé alors comme une
grande fleur qui se fane. C'en était trop et nos yeux s'emplissaient de
larmes. Ces petits papillons, en traversant le lac, passaient et
repassaient sur notre âme,—sur notre âme toute tendue d'émotion devant
tant de beautés, prête à vibrer,—passaient et repassaient comme un
archet voluptueux. Le mouvement léger de leur vol n'effleurait pas les
eaux, mais caressait nos yeux, nos cœurs, et à chaque coup de leurs
petites ailes roses nous manquions de défaillir. Quand nous les
aperçûmes qui revenaient de l'autre rive, décelant ainsi qu'ils
jouaient et librement se promenaient sur les eaux, une harmonie
délicieuse résonna pour nous; eux cependant revenaient doucement avec
mille détours capricieux qui varièrent l'harmonie primitive et
dessinaient une mélodie d'une fantaisie enchanteresse. Notre âme
devenue sonore écoutait en leur vol silencieux une musique de charme et
de liberté et toutes les douces harmonies intenses du lac, des bois, du
ciel et de notre propre vie l'accompagnaient avec une douceur magique
qui nous fit fondre en larmes.
Je ne t'avais jamais parlé et tu étais même loin de mes yeux cette
année-là. Mais que nous nous sommes aimés alors en Engadine! Jamais je
n'avais assez de toi, jamais je ne te laissais à la maison. Tu
m'accompagnais dans mes promenades, mangeais à ma table, couchais dans
mon lit, rêvais dans mon âme. Un jour—se peut-il qu'un sûr instinct,
mystérieux messager, ne t'ait pas avertie de ces enfantillages où tu
fus si étroitement mêlée, que tu vécus, oui, vraiment vécus, tant tu
avais en moi une «présence réelle»?—un jour (nous n'avions ni l'un ni
l'autre jamais vu l'Italie), nous restâmes comme éblouis de ce mot
qu'on nous dit de l'Alpgrun: «De là on voit jusqu'en Italie.» Nous
partîmes pour l'Alpgrun, imaginant que, dans le spectacle étendu devant
le pic, là où commencerait l'Italie, le paysage réel et dur cesserait
brusquement et que s'ouvrirait dans un fond de rêve une vallée toute
bleue. En route, nous nous rappelâmes qu'une frontière no change pas le
sol et que si même il changeait ce serait trop insensiblement pour que
nous puissions le remarquer ainsi, tout d'un coup. Un peu déçus nous
riions pourtant d'avoir été si petits enfants tout à l'heure.
Mais en arrivant au sommet, nous restâmes éblouis. Notre enfantine
imagination était devant nos yeux réalisée. À côté de nous, des
glaciers étincelaient. À nos pieds des torrents sillonnaient un sauvage
pays d'Engadine d'un vert sombre. Puis une colline un peu mystérieuse;
et après des pentes mauves entrouvraient et fermaient tour à tour une
vraie contrée bleue, une étincelante avenue vers l'Italie. Les noms
n'étaient plus les mêmes, aussitôt s'harmonisaient avec cette suavité
nouvelle. On nous montrait le lac de Poschiavo, le pizzo di Vérone, le
val de Viola. Après nous allâmes à un endroit extraordinairement
sauvage et solitaire, où la désolation de la nature et la certitude
qu'on y était inaccessible à tous, et aussi invisible, invincible,
aurait accru jusqu'au délire la volupté de s'aimer là. Je sentis alors
vraiment à fond la tristesse de ne t'avoir pas avec moi sous tes
matérielles espèces, autrement que sous la robe de mon regret, en la
réalité de mon désir. Je descendis un peu jusqu'à l'endroit encore très
élevé où les voyageurs venaient regarder. On a dans une auberge isolée
un livre où ils écrivent leurs noms. J'écrivis le mien et à côté une
combinaison de lettres qui était une allusion au tien, parce qu'il
m'était impossible alors de ne pas me donner une preuve matérielle de
la réalité de ton voisinage spirituel. En mettant un peu de toi sur ce
livre il me semblait que je me soulageais d'autant du poids obsédant
dont tu étouffais mon âme. Et puis, j'avais l'immense espoir de te
mener un jour là, lire cette ligne; ensuite tu monterais avec moi plus
haut encore me venger de toute cette tristesse. Sans que j'aie rien eu
à t'en dire, tu aurais tout compris, ou plutôt de tout tu te serais
souvenue; et tu t'abandonnerais en montant, pèserais un peu sur moi
pour mieux me faire sentir que cette fois tu étais bien là; et moi
entre tes lèvres qui gardent un léger parfum de tes cigarettes
d'Orient, je trouverais tout l'oubli. Nous dirions très haut des
paroles insensées pour la gloire de crier sans que personne au plus
loin puisse nous entendre; des herbes courtes, au souffle léger des
hauteurs, frémiraient seules. La montée te ferait ralentir tes pas, un
peu souffler et ma figure s'approcherait pour sentir ton souffle: nous
serions fous. Nous irions aussi là où un lac blanc est à côté d'un lac
noir doux comme une perle blanche à côté d'une perle noire. Que nous
nous serions aimés dans un village perdu d'Engadine! Nous n'aurions
laissé approcher de nous que des guides de montagne, ces hommes si
grands dont les yeux reflètent autre chose que les yeux des autres
hommes, sont aussi comme d'une autre «eau». Mais je ne me soucie plus
de toi. La satiété est venue avant la possession. L'amour platonique
lui-même a ses saturations. Je ne voudrais plus t'emmener dans ce pays
que, sans le comprendre et même le connaître, tu m'évoques avec une
fidélité si touchante. Ta vue ne garde pour moi qu'un charme, celui de
me rappeler tout à coup ces noms d'une douceur étrange, allemande et
italienne: Sils Maria, Silva Plana, Crestalta, Samaden, Celerina,
Juliers, Val de Viola.


XXIII
COUCHER DE SOLEIL INTÉRIEUR

Comme la nature, l'intelligence a ses spectacles. Jamais les levers de
soleil, jamais les clairs de lune qui si souvent m'ont fait délirer
jusqu'aux larmes, n'ont surpassé pour moi en attendrissement passionné,
ce vaste embrasement mélancolique qui, durant les promenades à la fin
du jour, nuance alors autant de flots dans notre âme que le soleil
quand il se couche en fait briller sur la mer. Alors nous précipitons
nos pas dans la nuit. Plus qu'un cavalier que la vitesse croissante
d'une bête adorée étourdit et enivre, nous nous livrons en tremblant de
confiance et de joie aux pensées tumultueuses auxquelles, mieux nous
les possédons et les dirigeons, nous nous sentons appartenir de plus en
plus irrésistiblement. C'est avec une émotion affectueuse que nous
parcourons la campagne obscure et saluons les chênes pleins de nuit,
comme le champ solennel, comme les témoins épiques de l'élan qui nous
entraîne et qui nous grise. En levant les yeux au ciel, nous ne pouvons
reconnaître sans exaltation, dans l'intervalle des nuages encore émus
de l'adieu du soleil, le reflet mystérieux de nos pensées: nous nous
enfonçons de plus en plus vite dans la campagne, et le chien qui nous
suit, le cheval qui nous porte ou l'ami qui s'est tu, moins encore
parfois quand nul être vivant n'est auprès de nous, la fleur à notre
boutonnière ou la canne qui tourne joyeusement dans nos mains fébriles,
reçoit en regards et en larmes le tribut mélancolique de notre délire.


XXIV
COMME A LA LUMIÈRE DE LA LUNE

La nuit était venue, je suis allé à ma chambre, anxieux de rester
maintenant dans l'obscurité sans plus voir le ciel, les champs et la
mer rayonner sous le soleil. Mais quand j'ai ouvert la porte, j'ai
trouvé la chambre illuminée comme au soleil couchant. Par la fenêtre je
voyais la maison, les champs, le ciel et la mer, ou plutôt il me
semblait les «revoir» en rêve; la douce lune me les rappelait plutôt
qu'elle ne me les montrait, répandant sur leur silhouette une splendeur
pâle qui ne dissipait pas l'obscurité, épaissie comme un oubli sur leur
forme. Et j'ai passé des heures à regarder dans la cour le souvenir
muet, vague, enchanté et pâli des choses qui, pendant le jour,
m'avaient fait plaisir ou m'avaient fait mal, avec leurs cris, leurs
voix ou leur bourdonnement.
L'amour s'est éteint, j'ai peur au seuil de l'oubli; mais apaisés, un
peu pâles, tout près de moi et pourtant lointains et déjà vagues,
voici, comme à la lumière de la lune, tous mes bonheurs passés et tous
mes chagrins guéris qui me regardent et qui se taisent. Leur silence
m'attendrit cependant que leur éloignement et leur pâleur indécise
m'enivrent de tristesse et de poésie. Et je ne puis cesser de regarder
ce clair de lune intérieur.


XXV
CRITIQUE DE L'ESPÉRANCE A LA LUMIÈRE DE l'AMOUR

À peine une heure à venir nous devient-elle le présent qu'elle se
dépouille de ses charmes, pour les retrouver, il est vrai, si notre âme
est un peu vaste et en _perspectives_ bien ménagées, quand nous
l'aurons laissée loin derrière nous, sur les routes de la mémoire.
Ainsi le village poétique vers lequel nous hâtions le trot de nos
espoirs impatients et de nos juments fatiguées exhale de nouveau, quand
on a dépassé la colline, ces harmonies voilées, dont la vulgarité de
ses rues, le disparate de ses maisons, si rapprochées et fondues à
l'horizon, l'évanouissement du brouillard bleu qui semblait le
pénétrer, ont si mal tenu les vagues promesses. Mais comme
l'alchimiste, qui attribue chacun de ses insuccès à une cause
accidentelle et chaque fois différente, loin de soupçonner dans
l'essence même du présent une imperfection incurable, nous accusons la
malignité des circonstances particulières, les charges de telle
situation enviée, le mauvais caractère de telle maîtresse désirée, les
mauvaises dispositions de notre santé un jour qui aurait dû être un
jour de plaisir, le mauvais temps ou les mauvaises hôtelleries pendant
un voyage, d'avoir empoisonné notre bonheur. Aussi certains d'arriver à
éliminer ces causes destructives de toute jouissance, nous en appelons
sans cesse avec une confiance parfois boudeuse mais jamais
désillusionnée d'un rêve réalisé, c'est-à-dire déçu, à un avenir rêvé.
Mais certains hommes réfléchis et chagrins qui rayonnent plus ardemment
encore que les autres à la lumière de l'espérance découvrent assez vite
qu'hélas! elle n'émane pas des heures attendues, mais de nos cœurs
débordants de rayons que la nature ne connaît pas et qui les versent à
torrents sur elle sans y allumer un foyer. Ils ne se sentent plus la
force de désirer ce qu'ils savent n'être pas désirable, de vouloir
atteindre des rêves qui se flétriront dans leur cœur quand ils voudront
les cueillir hors d'eux-mêmes. Cette disposition mélancolique est
singulièrement accrue et justifiée dans l'amour. L'imagination en
passant et repassant sans cesse sur ses espérances, aiguise
admirablement ses déceptions. L'amour malheureux nous rendant
impossible l'expérience du bonheur nous empêche encore d'en découvrir
le néant. Mais quelle leçon de philosophie, quel conseil de la
vieillesse, quel déboire de l'ambition passe en mélancolie les joies de
l'amour heureux! Vous m'aimez, ma chère petite; comment avez-vous été
assez cruelle pour le dire? Le voilà donc ce bonheur ardent de l'amour
partagé dont la pensée seule me donnait le vertige et me faisait
claquer des dents!
Je défais vos fleurs, je soulève vos cheveux, j'arrache vos bijoux,
j'atteins votre chair, mes baisers recouvrent et battent votre corps
comme la mer qui monte sur le sable; mais vous-même m'échappez et avec
vous le bonheur. Il faut, vous quitter, je rentre seul et plus triste.
Accusant cette calamité dernière, je retourne à jamais auprès de vous;
c'est ma dernière illusion que j'ai arrachée, je suis à jamais
malheureux.
Je ne sais pas comment j'ai eu le courage de vous dire cela, c'est le
bonheur de toute ma vie que je viens de rejeter impitoyablement, ou du
moins la consolation, car vos yeux dont la confiance heureuse
m'enivrait encore parfois, ne refléteront plus que le triste
désenchantement dont votre sagacité et vos déceptions vous avaient déjà
avertie. Puisque ce secret que l'un de nous cachait à l'autre, nous
l'avons proféré tout haut, il n'est plus de bonheur pour nous. Il ne
nous reste même plus les joies désintéressées de l'espérance.
L'espérance est un acte de foi. Nous avons désabusé sa crédulité: elle
est morte. Après avoir renoncé à jouir, nous ne pouvons plus nous
enchanter à espérer. Espérer sans espoir, qui serait si sage, est
impossible.
Mais rapprochez-vous de moi, ma chère petite amie. Essuyez vos yeux,
pour voir, je ne sais pas si ce sont les larmes qui me brouillent la
vue, mais je crois distinguer là-bas, derrière nous, de grands feux qui
s'allument. Oh! ma chère petite amie que je vous aime! donnez-moi la
main, allons sans trop approcher vers ces beaux feux... Je pense que
c'est l'indulgent et puissant Souvenir qui nous veut du bien et qui est
en train de faire beaucoup pour nous, ma chère.


XXVI
SOUS-BOIS

Nous n'avons rien à craindre mais beaucoup à apprendre de la tribu
vigoureuse et pacifique des arbres qui produit sans cesse pour nous des
essences fortifiantes, des baumes calmants, et dans la gracieuse
compagnie desquels nous passons tant d'heures fraîches, silencieuses et
closes. Par ces après-midi brûlants où la lumière, par son excès même,
échappe à noire regard, descendons dans un de ces «fonds» normands d'où
montent avec souplesse des hêtres élevés et épais dont les feuillages
écartent comme une berge mince mais résistante cet océan de lumière, et
n'en retiennent que quelques gouttes qui tintent mélodieusement dans le
noir silence du sous-bois. Notre esprit n'a pas, comme au bord de la
mer, dans les plaines, sur les montagnes, la joie de s'étendre sur le
monde, mais le bonheur d'en être séparé; et, borné de toutes parts par
les troncs indéracinables, il s'élance en hauteur à la façon des
arbres. Couchés sur le dos, la renversée dans les feuilles sèches,
nous pouvons suivre du sein d'un repos profond la joyeuse agilité de
notre esprit qui monte, sans faire trembler le feuillage, jusqu'aux
plus hautes branches où il se pose au bord du ciel doux, près d'un
oiseau qui chante. Çà et là un peu de soleil stagne au pied des arbres
qui, parfois, y laissent rêveusement tremper et dorer les feuilles
extrêmes de leurs branches. Tout le reste, détendu et fixé, se tait,
dans un sombre bonheur. Élancés et debout, dans la vaste offrande de
leurs branches, et pourtant reposés et calmes, les arbres, par cette
attitude étrange et naturelle, nous invitent avec des murmures gracieux
à sympathiser avec une vie si antique et si jeune, si différente de la
nôtre et dont elle semble l'obscure réserve inépuisable.
Un vent léger trouble un instant leur étincelante et sombre immobilité,
et les arbres tremblent faiblement, balançant la lumière sur leurs
cimes et remuant l'ombre à leurs pieds.
Petit-Abbeville (Dieppe), août 1893.


XXVII
LES MARRONNIERS

J'aimais surtout à m'arrêter sous les marronniers immenses quand ils
étaient jaunis par l'automne. Que d'heures j'ai passées dans ces
grottes mystérieuses et verdâtres à regarder au-dessus de ma tête les
murmurantes cascades d'or pâle qui y versaient la fraîcheur et
l'obscurité! J'enviais les rouges-gorges et les écureuils d'habiter ces
frêles et profonds pavillons de verdure dans les branches, ces antiques
jardins suspendus que chaque printemps, depuis deux siècles, couvre de
fleurs blanches et parfumées. Les branches, insensiblement courbées,
descendaient noblement de l'arbre vers la terre, comme d'autres arbres
qui auraient ôté plantés sur le tronc, la tête en bas. La pâleur des
feuilles qui restaient faisait ressortir encore les branchages qui déjà
paraissaient plus solides et plus noirs d'être dépouillés, et qui ainsi
réunis au tronc semblaient retenir comme un peigne magnifique la douce
chevelure blonde répandue.
Réveillon, octobre 1895.


XXVIII
LA MER

La mer fascinera toujours ceux chez qui le dégoût de la vie et
l'attrait du mystère ont devancé les premiers chagrins, comme un
pressentiment de l'insuffisance de la réalité à les satisfaire. Ceux-là
qui ont besoin de repos avant d'avoir éprouvé encore aucune fatigue, la
mer les consolera, les exaltera vaguement. Elle ne porte pas comme la
terre les traces des travaux des hommes et de la vie humaine. Rien n'y
demeure, rien n'y passe qu'en fuyant, et des barques qui la traversent,
combien le sillage est vite évanoui! De là cette grande pureté de la
mer que n'ont, pas les choses terrestres. Et cette eau vierge est bien
plus délicate que la terre endurcie qu'il faut une pioche pour entamer.
Le pas d'un enfant sur l'eau y creuse un sillon profond avec un bruit
clair, et les nuances unies de l'eau en sont un moment brisées; puis
tout vestige s'efface, et la mer est redevenue calme comme aux premiers
jours du monde. Celui qui est las des chemins de la terre ou qui
devine, avant de les avoir tentés, combien ils sont âpres et vulgaires,
sera séduit par les pâles routes de la mer, plus dangereuses et plus
douces, incertaines et désertes. Tout y est plus mystérieux, jusqu'à
ces grandes ombres qui flottent parfois paisiblement sur les champs nus
de la mer, sans maisons et sans ombrages, et qu'y étendent les nuages,
ces hameaux célestes, ces vagues ramures.
La mer a le charme des choses qui ne se taisent pas la nuit, qui sont
pour notre vie inquiète une permission de dormir, une promesse que tout
ne va pas s'anéantir, comme la veilleuse des petits enfants qui se
sentent moins seuls quand elle brille. Elle n'est pas séparée du ciel
comme la terre, est toujours en harmonie avec ses couleurs, s'émeut de
ses nuances les plus délicates. Elle rayonne sous le soleil et chaque
soir semble mourir avec lui. Et quand il a disparu, elle continue à le
regretter, à conserver un peu de son lumineux souvenir, en face de la
terre uniformément sombre. C'est le moment de ses reflets mélancoliques
et si doux qu'on sent son cœur se fondre en les regardant. Quand la
nuit est presque venue et que le ciel est sombre sur la terre noircie,
elle luit encore faiblement, on ne sait par quel mystère, par quelle
brillante relique du jour enfouie sous les flots.
Elle rafraîchit notre imagination parce qu'elle ne fait pas penser à la
vie des hommes, mais elle réjouit notre âme, parce'qu'elle est, comme
elle, aspiration infinie et impuissante, élan sans cesse brisé de
chutes, plainte éternelle et douce. Elle nous enchante ainsi comme la
musique, qui ne porte pas comme le langage la trace des choses, qui ne
nous dit rien des hommes, mais qui imite les mouvements de notre âme.
Notre cœur en s'élançant avec leurs vagues, en retombant avec elles,
oublie ainsi ses propres défaillances, et se console dans une harmonie
intime entre sa tristesse et celle de la mer, qui confond sa destinée
et celle des choses.
Septembre 1892.


XXIX
MARINE

Les paroles dont j'ai perdu le sens, peut-être faudrait-il me les faire
redire d'abord par toutes ces choses qui ont depuis si longtemps un
chemin conduisant en moi, depuis bien des années délaissé, mais qu'on
peut reprendre et qui, j'en ai la foi, n'est pas à jamais fermé. Il
faudrait revenir en Normandie, ne pas s'efforcer, aller simplement près
de la mer. Ou plutôt je prendrais les chemins boisés d'où on l'aperçoit
de temps en temps et où la brise mêle l'odeur du sel, des feuilles
humides et du lait. Je ne demanderais rien à toutes ces choses natales.
Elles sont généreuses à l'enfant qu'elles virent naître, d'elles-mêmes
lui rapprendraient les choses oubliées. Tout et son parfum d'abord