Les plaisirs et les jours - 08

mouvement.
Les mystérieuses avenues qu'il y a entre chaque être humain et au fond
desquelles se couche peut-être chaque soir un soleil insoupçonné de
joie ou de désolation l'attiraient. Chaque personne à qui il pensait
lui devenait aussitôt irrésistiblement sympathique, il prit tour à tour
les rues où il pouvait espérer de rencontrer chacune, et si ses
prévisions s'étaient réalisées, il eût abordé l'inconnu ou
l'indifférent sans peur, avec un tressaillement doux. Sur la chute d'un
décor planté trop près, la vie s'étendait au loin devant lui dans tout
le charme de sa nouveauté et de son mystère, en paysages amis qui
l'invitaient. Et le regret que ce fût le mirage ou la réalité d'un seul
soir le désespérait, il ne ferait plus jamais rien d'autre que de dîner
et de boire aussi bien, pour revoir d'aussi belles choses. Il souffrait
seulement de ne pouvoir atteindre immédiatement tous les sites qui
étaient disposés çà et là dans l'infini de sa perspective, loin de lui.
Alors il fut frappé du bruit de sa voix un peu grossie et exagérée qui
répétait depuis un quart d'heure: «la vie est triste, c'est idiot» (ce
dernier mot était souligné d'un geste sec du bras droit et il remarqua
le brusque mouvement de sa canne). Il se dit avec tristesse que ces
paroles machinales étaient une bien banale traduction de pareilles
visions qui, pensa-t-il, n'étaient peut-être pas exprimables.
«Hélas! sans doute l'intensité de mon plaisir ou de mon regret est
seule centuplée, mais le conteur intellectuel en reste le même. Mon
bonheur est nerveux, personnel, intraduisible à d'autres, et si
j'écrivais en ce moment, mon style aurait les mêmes qualités, les mêmes
défauts, hélas! la même médiocrité que d'habitude.» Mais le bien-être
physique qu'il éprouvait le garda d'y penser plus longtemps et lui
donna immédiatement la consolation suprême, l'oubli. Il était arrivé
sur les boulevards. Des gens passaient, à qui il donnait sa sympathie,
certain de la réciprocité. Il se sentait leur glorieux point de mire;
il ouvrit son paletot pour qu'on vît la blancheur de son habit, qui lui
seyait, et l'œillet rouge sombre de sa boutonnière. Tel il s'offrait à
l'admiration des passants, à la tendresse dont il était avec eux en
voluptueux commerce.


LES REGRETS
RÊVERIES COULEUR DU TEMPS

«La manière de vivre du poète devrait être si simple que les influences
les plus ordinaires le réjouissent, sa gaieté devrait pouvoir être le
fruit d'un rayon de soleil, l'air devrait suffire pour l'inspirer et
l'eau devrait suffire pour l'enivrer.»
(EMERSON.)


I
TUILERIES

Au jardin des Tuileries, ce matin, le soleil s'est endormi tour à tour
sur toutes les marches de pierre comme un adolescent blond dont le
passage d'une ombre interrompt aussitôt le somme léger. Contre le vieux
palais verdissent de jeunes pousses. Le souffle du vent charmé mêle au
parfum du passé la fraîche odeur des lilas. Les statues qui sur nos
places publiques effrayent comme des folles, rêvent ici dans les
charmilles comme des sages sous la verdure lumineuse qui protège leur
blancheur. Les bassins au fond desquels se prélasse le ciel bleu
luisent comme des regards. De la terrasse du bord de l'eau, on
aperçoit, sortant du vieux quartier du quai d'Orsay, sur l'autre rive
et comme dans un autre siècle, un hussard qui passe. Les liserons
débordent follement des vases couronnés de géraniums. Ardent de soleil,
l'héliotrope brûle ses parfums. Devant le Louvre s'élancent des roses
trémières, légères comme des mâts, nobles et gracieuses comme des
colonnes, rougissantes comme des jeunes filles. Irisés de soleil et
soupirants d'amour, les jets d'eau montent vers le ciel. Au bout de la
Terrasse, un cavalier de pierre lancé sans changer de place dans un
galop fou, les lèvres collées à une trompette joyeuse, incarne toute
l'ardeur du Printemps.
Mais le ciel s'est assombri, il va pleuvoir. Les bassins, où nul azur
ne brille plus, semblent des yeux vides de regards ou des vases pleins
de larmes. L'absurde jet d'eau, fouetté par la brise, élève de plus en
plus vite vers le ciel son hymne maintenant dérisoire. L'inutile
douceur des lilas est d'une tristesse infinie. Et là-bas, la bride
abattue, ses pieds de marbre excitant d'un mouvement immobile et
furieux le galop vertigineux et fixé de son cheval, l'inconscient
cavalier trompette sans fin sur le ciel noir.


II
VERSAILLES

«Un canal qui fait rêver les plus grands parleurs sitôt qu'ils s'on
approchent et où je suis toujours heureux, soit que je sois joyeux,
soit que je sois triste.»
(_Lettre de Balzac à M. de Lamothe-Aigron._)
L'automne épuisé, plus même réchauffé par le soleil rare, perd une à
une ses dernières couleurs. L'extrême ardeur de ses feuillages, si
enflammés que toute l'après-midi et la matinée elle-même donnaient la
glorieuse illusion du couchant, s'est éteinte. Seuls, les dahlias, les
œillets d'Inde et les chrysanthèmes jaunes, violets, blancs et roses,
brillent encore sur la face sombre et désolée de l'automne. À six
heures du soir, quand on passe par les Tuileries uniformément grises et
nues sous le ciel aussi sombre, où les arbres noirs décrivent branche
par branche leur désespoir puissant et subtil, un massif soudain aperçu
de ces fleurs d'automne luit richement dans l'obscurité et fait à nos
yeux habitués à ces horizons en cendres une violence voluptueuse. Les
heures du matin sont plus douces. Le soleil brille encore parfois, et
je peux voir encore en quittant la terrasse du bord de l'eau, au long
des grands escaliers de pierre, mon ombre descendre une à une les
marches devant moi. Je ne voudrais pas vous prononcer ici après tant
d'autres[1] Versailles, grand nom rouillé et doux, royal cimetière de
feuillages, de vastes eaux et de marbres, lieu véritablement
aristocratique et démoralisant, où ne nous trouble même pas le remords
que la vie de tant d'ouvriers n'y ait servi qu'à affiner et qu'à
élargir moins les joies d'un autre temps que la mélancolie du nôtre. Je
ne voudrais pas vous prononcer après tant d'autres, et pourtant que de
fois, à la coupe rougie de vos bassins de marbre rose, j'ai été boire
jusqu'à la lie et jusqu'à délirer l'enivrante et amère douceur de ces
suprêmes jours d'automne. La terre mêlée de feuilles fanées et de
feuilles pourries semblait au loin une jaune et violette mosaïque
ternie. En passant près du hameau, en relevant le col de mon paletot
contre le vent, j'entendis roucouler des colombes. Partout l'odeur du
buis, comme au dimanche des rameaux, enivrait. Comment ai-je pu
cueillir encore un mince bouquet de printemps, dans ces jardins
saccagés par l'automne. Sur l'eau, le vent froissait les pétales d'une
rose grelottante. Dans ce grand effeuillement de Trianon, seule la
voûte légère d'un petit pont de géranium blanc soulevait au-dessus de
l'eau glacée ses fleurs à peine inclinées par le vent. Certes, depuis
que j'ai respiré le vent du large et le sel dans les chemins creux de
Normandie, depuis que j'ai vu briller la mer à travers les branches de
rhododendrons en fleurs, je sais tout ce que le voisinage des eaux peut
ajouter aux grâces végétales. Mais quelle pureté plus virginale en ce
doux géranium blanc, penché avec une retenue gracieuse sur les eaux
frileuses entre leurs quais de feuilles mortes. Ô vieillesse argentée
des bois encore verts, ô branches éplorées, étangs et pièces d'eau
qu'un geste pieux a posés çà et là, comme des urnes offertes à la
mélancolie des arbres!

[1]Et particulièrement après MM. Maurice Barrès, Henri de Régnier,
Robert de Montesquiou-Fezensac.


III
PROMENADE

Malgré le ciel si pur et le soleil déjà chaud, le vent soufflait encore
aussi froid, les arbres restaient aussi nus qu'en hiver. Il me fallut,
pour faire du feu, couper une de ces branches que je croyais mortes et
la sève en jaillit, mouillant mon bras jusqu'au coude et dénonçant,
sous l'écorce glacée de l'arbre, un cœur tumultueux. Entre les troncs,
le sol nu de l'hiver s'emplissait d'anémones, de coucous et de
violettes, et les rivières, hier encore sombres et vides, de ciel
tendre, bleu et vivant qui s'y prélassait jusqu'au fond. Non ce ciel
pâle et lassé des beaux soirs d'octobre qui, étendu au fond des eaux,
semble y mourir d'amour et de mélancolie, mais un ciel intense et
ardent sur l'azur tendre et riant duquel passaient à tous moments,
grises, bleues et roses,—non les ombres des nuées pensives,—mais les
nageoires brillantes, et glissantes d'une perche, d'une anguille ou
d'un éperlan. Ivres de joie, ils couraient entre le ciel et les herbes,
dans leurs prairies et sous leurs futaies qu'avaient brillamment
enchantés comme les nôtres le resplendissant génie du printemps. Et
glissant fraîchement sur leur tête, entre leurs ouïes, sous leur
ventre, les eaux se pressaient aussi en chantant et en faisant courir
gaiement devant elles du soleil.
La basse-cour où il fallut aller chercher des œufs n'était pas moins
agréable à voir. Le soleil comme un poète inspiré et fécond qui ne
dédaigne pas de répandre de la beauté sur les lieux les plus humbles et
qui jusque-là ne semblaient pas devoir faire partie du domaine de
l'art, échauffait encore la bienfaisante énergie du fumier, de la cour
inégalement pavée, et du poirier cassé comme une vieille servante.
Mais quelle est cette personne royalement vêtue qui s'avance, parmi les
choses rustiques et fermières, sur la pointe des pattes comme pour ne
point se salir? C'est l'oiseau de Junon brillant non de mortes
pierreries, mais des yeux mêmes d'Argus, le paon dont le luxe fabuleux
étonne ici. Tel au jour d'une fête, quelques instants avant l'arrivée
des premiers invités, dans sa robe à queue changeante, un gorgerin
d'azur déjà attaché à son cou royal, ses aigrettes sur la tête, la
maîtresse de maison, étincelante, traverse sa cour aux yeux émerveillés
des badauds rassemblés devant la grille, pour aller donner un dernier
ordre ou attendre le prince du sang qu'elle doit recevoir au seuil
même.
Mais non, c'est ici que le paon passe sa vie, véritable oiseau de
paradis dans une basse-cour, entre les dindes et les poules, comme
Andromaque captive filant la laine au milieu des esclaves, mais n'avant
point comme elle quitté la magnificence des insignes royaux et des
joyaux héréditaires, Apollon qu'on reconnaît toujours, même quand il
garde, rayonnant, les troupeaux d'Admète.


IV
FAMILLE ÉCOUTANT LA MUSIQUE

«Car la musique est douce,
Fait l'âme harmonieuse et comme un divin chœur
Éveille mille voix qui chantent dans le cœur.»
Pour une famille vraiment vivante où chacun pense, aime et agit, avoir
un jardin est une douce chose. Les soirs de printemps, d'été et
d'automne, tous, la tâche du jour finie, y sont réunis; et si petit que
soit le jardin, si rapprochées que soient les haies, elles ne sont pas
si hautes qu'elles ne laissent voir un grand morceau de ciel où chacun
lève les yeux, sans parler, en rêvant. L'enfant rêve à ses projets
d'avenir, à la maison qu'il habitera avec son camarade préféré pour ne
le quitter jamais, à l'inconnu de la terre et de la vie; le jeune homme
rêve au charme mystérieux de celle qu'il aime, la jeune mère à l'avenir
de son enfant, la femme autrefois troublée découvre, au fond de ces
heures claires, sous les dehors froids de son mari, un regret
douloureux qui lui fait pitié. Le père en suivant des yeux la fumée qui
monte au-dessus d'un toit s'attarde aux scènes paisibles de son passé
qu'enchante dans le lointain la lumière du soir; il songe à sa mort
prochaine, à la vie de ses enfants après sa mort; et ainsi l'âme de la
famille entière monte religieusement vers le couchant, pendant que le
grand tilleul, le marronnier ou le sapin répand sur elle la bénédiction
de son odeur exquise ou de son ombre vénérable.
Mais pour une famille vraiment vivante, où chacun pense, aime et agit,
pour une famille qui a une âme, qu'il est plus doux encore que cette
âme puisse, le soir, s'incarner dans une voix, dans la voix claire et
intarissable d'une jeune fille ou d'un jeune homme qui a reçu le don de
la musique et du chant. L'étranger passant devant la porte du jardin où
la famille se tait, craindrait en approchant de rompre en tous comme un
rêve religieux; mais si l'étranger sans entendre le chant, apercevait
l'assemblée des parents et des amis qui l'écoutent, combien plus encore
elle lui semblerait assister à une invisible messe, c'est-à-dire,
malgré la diversité des attitudes, combien la ressemblance des
expressions manifesterait l'unité véritable des âmes, momentanément
réalisée par la sympathie pour un même drame idéal, par la communion à
un même rêve. Par moments, comme le vent courbe les herbes et agite
longuement les branches, un souffle incline les têtes ou les redresse
brusquement. Tous alors, comme si un messager qu'on ne peut voir
faisait un récit palpitant, semblent attendre avec anxiété, écouter
avec transport ou avec terreur une même nouvelle qui pourtant éveille
en chacun des échos divers. L'angoisse de la musique est à son comble,
ses élans sont brisés par des chutes profondes, suivis d'élans plus
désespérés. Son infini lumineux, ses mystérieuses ténèbres, pour le
vieillard ce sont les vastes spectacles de la vie et de la mort, pour
l'enfant les promesses pressantes de la mer et de la terre, pour
l'amoureux, c'est l'infini mystérieux, ce sont les lumineuses ténèbres
de l'amour. Le penseur voit sa vie morale se dérouler tout entière; les
chutes de la mélodie défaillante sont ses défaillances et ses chutes,
et tout son cœur se relève et s'élance quand la mélodie reprend son
vol. Le murmure puissant des harmonies fait tressaillir les profondeurs
obscures et riches de son souvenir. L'homme d'action halète dans la
mêlée des accords, au galop des vivaces; il triomphe majestueusement
dans les adagios. La femme infidèle elle-même sent sa faute pardonnée,
infinisée, sa faute qui avait aussi sa céleste origine dans
l'insatisfaction d'un cœur que les joies habituelles n'avaient pas
apaisé, qui s'était égaré, mais en cherchant le mystère, et dont
maintenant cette musique, pleine comme la voix des cloches, comble les
plus vastes aspirations. Le musicien qui prétend pourtant ne goûter
dans la musique qu'un plaisir technique y éprouve aussi ces émotions
significatives, mais enveloppées dans son sentiment de la beauté
musicale qui les dérobe à ses propres yeux. Et moi-même enfin, écoutant
dans la musique la plus vaste et la plus universelle beauté de la vie
et de la mort, de la mer et du ciel, j'y ressens aussi ce que ton
charme a de plus particulier et d'unique, ô chère bien-aimée.


V

Les paradoxes d'aujourd'hui sont les préjugés de demain, puisque les
plus épais et les plus déplaisants préjugés d'aujourd'hui eurent un
instant de nouveauté où la mode leur prêta sa grâce fragile. Beaucoup
de femmes d'aujourd'hui veulent se délivrer de tous les préjugés et
entendent par préjugés les principes. C'est là leur préjugé qui est
lourd, bien qu'elles s'en parent comme d'une fleur délicate et un peu
étrange. Elles croient que rien n'a d'arrière-plan et mettent toute
chose sur le même plan. Elles goûtent un livre ou la vie elle-même
comme une belle journée ou comme une orange. Elles disent l'«art» d'une
couturière et la «philosophie» de la «vie parisienne». Elles
rougiraient de rien classer, de rien juger, de dire: ceci est bien,
ceci est mal. Autrefois, quand une femme agissait bien, c'était comme
par une revanche de sa morale, c'est-à-dire de sa pensée, sur sa nature
instinctive. Aujourd'hui quand une femme agit bien, c'est par une
revanche de sa nature instinctive sur sa morale, c'est-à-dire sur son
immoralité théorique (voyez le théâtre de MM. Halévy et Meilhac). En un
relâchement extrême de tous les liens moraux et sociaux, les femmes
flottent de cette immoralité théorique à cette bonté instinctive. Elles
ne cherchent que la volupté et la trouvent seulement quand elles ne la
cherchent pas, quand elles pâtissent volontairement. Ce scepticisme et
ce dilettantisme choqueraient dans les livres comme une parure démodée.
Mais les femmes, loin d'être les oracles des modes de l'esprit, en sont
plutôt les perroquets attardés. Aujourd'hui encore, le dilettantisme
leur plaît et leur sied. S'il fausse leur jugement et énerve leur
conduite, on ne peut nier qu'il leur prête une grâce déjà flétrie mais
encore aimable. Elles nous font sentir, jusqu'aux délices, ce que
l'existence peut avoir, dans des civilisations très raffinées, de
facile et de doux. Leur perpétuel embarquement pour une Cythère
spirituelle où la fête serait moins pour leurs sens émoussés que pour
l'imagination, le cœur, l'esprit, les yeux, les narines, les oreilles,
met quelques voluptés dans leurs attitudes. Les plus justes
portraitistes de ce temps ne les montreront, je suppose, avec rien de
bien tendu ni de bien raide. Leur vie répand le parfum doux des
chevelures dénouées.


VI

L'ambition enivre plus que la gloire; le désir fleurit, la possession
flétrit toutes choses; il vaut mieux rêver sa vie que la vivre, encore
que la vivre ce soit encore la rêver, mais moins mystérieusement et
moins clairement à la fois, d'un rêve obscur et lourd, semblable au
rêve épars dans la faible conscience des bêtes qui ruminent. Les pièces
de Shakespeare sont plus belles, vues dans la chambre de travail que
représentées au théâtre. Les poètes qui ont créé les impérissables
amoureuses n'ont souvent connu que de médiocres servantes d'auberges,
tandis que les voluptueux les plus enviés ne savent point concevoir la
vie qu'ils mènent, ou plutôt qui les mène.—J'ai connu un petit garçon
de dix ans, de santé chétive et d'imagination précoce, qui avait voué à
une enfant plus âgée que lui, un amour purement cérébral. Il restait
pendant des heures à sa fenêtre pour la voir passer, pleurait s'il ne
la voyait pas, pleurait plus encore s'il l'avait vue. Il passait de
très rares, de très brefs instants auprès d'elle. Il cessa de dormir,
de manger. Un jour, il se jeta de sa fenêtre. On crut d'abord que le
désespoir de n'approcher jamais son amie l'avait décidé à mourir. On
apprit qu'au contraire il venait de causer très longuement avec elle:
elle avait été extrêmement gentille pour lui. Alors on supposa qu'il
avait renoncé aux jours insipides qui lui restaient à vivre, après
cette ivresse qu'il n'aurait peut-être plus l'occasion de renouveler.
De fréquentes confidences, faites autrefois à un de ses amis, firent
induire enfin qu'il éprouvait une déception chaque fois qu'il voyait la
souveraine de ses rêves; mais dès qu'elle était partie, son imagination
féconde rendait tout son pouvoir à la petite fille absente, et il
recommençait à désirer la voir. Chaque fois, il essayait de trouver
dans l'imperfection des circonstances la raison accidentelle de sa
déception. Après cette entrevue suprême où il avait, à sa fantaisie
déjà habile, conduit son amie jusqu'à la haute perfection dont sa
nature était susceptible, comparant avec désespoir cette perfection
imparfaite à l'absolue perfection dont il vivait, dont il mourait, il
se jeta par la fenêtre. Depuis, devenu idiot, il vécut fort longtemps,
ayant gardé de sa chute l'oubli de son âme, de sa pensée, de la parole
de son amie qu'il rencontrait sans la voir. Elle, malgré les
supplications, les menaces, l'épousa et mourut plusieurs années après
sans être parvenue à se faire reconnaître.—La vie est comme la petite
amie. Nous la songeons, et nous l'aimons de la songer. Il ne faut pas
essayer de la vivre: on se jette, comme le petit garçon, dans la
stupidité, pas tout d'un coup, car tout, dans la vie, se dégrade par
nuances insensibles. Au bout de dix ans, on ne reconnaît plus ses
songes, on les renie, on vit, comme un bœuf, pour l'herbe à paître dans
le moment. Et de nos noces avec la mort qui sait si pourra naître notre
consciente immortalité?


VII

—Mon capitaine, dit son ordonnance, quelques jours après que fut
installée la petite maison où il devait vivre, maintenant qu'il était
en retraite, jusqu'à sa mort (sa maladie de cœur ne pouvait plus la
faire longtemps attendre), mon capitaine, peut-être que des livres,
maintenant que vous ne pouvez plus faire l'amour, ni vous battre, vous
distrairaient un peu; qu'est-ce qu'il faut aller vous acheter?
—Ne m'achète rien; pas de livres; ils ne peuvent rien me dire d'aussi
intéressant que ce que j'ai fait, et puisque je n'ai pas longtemps pour
cela, je ne veux plus que rien me distraie de m'en souvenir. Donne la
clef de ma grande caisse, c'est, ce qu'il y a dedans que je lirai tous
les jours.
Et il en sortit des lettres, une mer blanchâtre, parfois teintée, de
lettres, des très longues, des lettres d'une ligne seulement, sur des
cartes, avec des fleurs fanées, des objets, des petits mots de lui-même
pour se rappeler les entours du moment où il les avait reçues et des
photographies abîmées malgré les précautions, comme ces reliques qu'a
usées la piété même des fidèles: ils les embrassent trop souvent. Et
toutes ces choses-là étaient très anciennes, et il y en avait de femmes
mortes, et d'autres qu'il n'avait plus vues depuis plus de dix ans.
Il y avait dans tout cela des petites choses précises de sensualité ou
de tendresse sur presque rien des circonstances de sa vie, et c'était
comme une fresque très vaste qui dépeignait sa vie sans la raconter,
dans sa couleur passionnée seulement, d'une manière très vague et très
particulière en même temps, avec une grande puissance touchante. Il y
avait des évocations de baisers dans la bouche—dans une bouche fraîche
où il eût sans hésiter laissé son âme, et qui depuis s'était détournée
de lui,—qui le faisaient pleurer longtemps. El malgré qu'il fût bien
faible et désabusé, quand il vidait d'un trait un peu de ces souvenirs
encore vivants, comme un verre de vin chaleureux et mûri au soleil qui
avait dévoré sa vie, il sentait un bon frisson tiède, comme le
printemps en donne à nos convalescences et l'âtre d'hiver à nos
faiblesses. Le sentiment que son vieux corps usé avait tout de même
brûlé de pareilles flammes, lui donnait un regain de vie,—brûlé de
pareilles flammes dévorantes. Puis, songeant que ce qui s'en couchait
ainsi tout de son long sur lui, c'en étaient seulement les ombres
démesurées et mouvantes, insaisissables, hélas! et qui bientôt se
confondraient toutes ensemble dans l'éternelle nuit, il se remettait à
pleurer.
Alors tout en sachant que ce n'étaient que des ombres, des ombres de
flammes qui s'en étaient couru brûler ailleurs, que jamais il ne
reverrait plus, il se prit pourtant à adorer ces ombres et à leur
prêter comme une chère existence par contraste avec l'oubli absolu de
bientôt. Et tous ces baisers et tous ces cheveux baisés et toutes ces
choses de larmes et de lèvres, de caresses versées comme du vin pour
griser, et de désespérances accrues comme la musique ou comme le soir
pour le bonheur de se sentir s'élargir jusqu'à l'infini du mystère et
des destinées; telle adorée qui le tint si fort que rien ne lui était
plus que ce qu'il pouvait faire servir à son adoration pour elle, qui
le tint si fort, et qui maintenant s'en allait si vague qu'il ne la
retenait plus, ne retenait même plus l'odeur disséminée des pans
fuyants de son manteau, il se crispait pour le revivre, le ressusciter
et le clouer devant lui comme des papillons. Et chaque fois, c'était,
plus difficile. Et il n'avait toujours attrapé aucun des papillons,
mais chaque fois il leur avait ôté avec ses doigts un peu du mirage de
leurs ailes; ou plutôt il les voyait dans le miroir, se heurtait
vainement au miroir pour les toucher, mais le ternissait un peu chaque
fois et ne les voyait plus qu'indistincts et moins charmants. Et ce
miroir terni de son cœur, rien ne pouvait plus le laver, maintenant que
les souffles purifiants de la jeunesse ou du génie ne passeraient plus
sur lui,—par quelle loi inconnue de nos saisons, quel mystérieux
équinoxe de notre automne?...
Et chaque fois il avait moins de peine de les avoir perdus, ces baisers
dans cette bouche, et ces heures infinies, et ces parfums qui le
faisaient, avant, délirer.
Et il eut de la peine d'en avoir moins de peine, puis cette peine-là
même disparut. Puis toutes les peines partirent, toutes, il n'y avait
pas à faire partir les plaisirs; ils avaient fui depuis longtemps sur
leurs talons ailés sans détourner la tête, leurs rameaux en fleurs à la
main, fui cette demeure qui n'était plus assez jeune pour eux. Puis,
comme tous les hommes, il mourut.


VIII
RELIQUES

J'ai acheté tout ce qu'on a vendu de celle dont j'aurais voulu être
l'ami, et qui n'a pas consenti même à causer avec moi un instant. J'ai
le petit jeu de cartes qui l'amusait tous les soirs, ses deux
ouistitis, trois romans qui portent sur les plats ses armes, sa
chienne. Ô vous, délices, chers loisirs de sa vie, vous avez eu, sans
en jouir comme j'aurais fait, sans les avoir même désirées, toutes ses
heures les plus libres, les plus inviolables, les plus secrètes; vous
n'avez pas senti votre bonheur et vous ne pouvez pas le raconter.
Cartes qu'elle maniait de ses doigts chaque soir avec ses amis
préférés, qui la virent s'ennuyer ou rire, qui assistèrent au début de
sa liaison, et qu'elle posa pour embrasser celui qui vint depuis jouer
tous les soirs avec elle; romans qu'elle ouvrait et fermait dans son
lit au gré de sa fantaisie ou de sa fatigue, qu'elle choisissait selon
son caprice du moment ou ses rêves, à qui elle les confia, qui y
mêlèrent ceux qu'ils exprimaient et l'aidèrent à mieux rêver les siens,
n'avez-vous rien retenu d'elle, et ne m'en direz-vous rien?
Romans, parce qu'elle a songé à son tour la vie de vos personnages et
de votre poète; cartes, parce qu'à sa manière elle ressentit avec vous
le calme et parfois les fièvres des vives intimités, n'avez-vous rien
gardé de sa pensée que vous avez distraite ou remplie, de son cœur que
vous avez ouvert ou consolé?
Cartes, romans, pour avoir tenu si souvent dans sa main, être restés si
longtemps sur sa table; dames, rois ou valets, qui furent les immobiles
convives de ses fêtes les plus folles; héros de romans et héroïnes qui
songiez auprès de son lit sous les feux croisés de sa lampe et de ses
yeux votre songe silencieux et plein de voix pourtant, vous n'avez pu
laisser évaporer tout le parfum dont l'air de sa chambre, le tissu de
ses robes, le toucher de ses mains ou de ses genoux vous imprégna.
Vous avez conservé les plis dont sa main joyeuse ou nerveuse vous
froissa; les larmes qu'un chagrin de livre ou de vie lui firent couler,
vous les gardez peut-être encore prisonnières; le jour qui fit briller
ou blessa ses yeux vous a donné cette chaude couleur. Je vous touche en
frémissant, anxieux de vos révélations, inquiet de votre silence.
Hélas! peut-être, comme vous, êtres charmants et fragiles, elle fut
l'insensible, l'inconscient témoin de sa propre grâce. Sa plus réelle
beauté fut peut-être dans mon désir. Elle a vécu sa vie, mais peut-être
seul, je l'ai rêvée.


IX
SONATE CLAIR DE LUNE


I

Plus que les fatigues du chemin, le souvenir et l'appréhension des
exigences de mon père, de l'indifférence de Pia, de l'acharnement de
mes ennemis, m'avaient épuisé. Pendant le jour, la compagnie d'Assunta,
son chant, sa douceur avec moi qu'elle connaissait si peu, sa beauté
blanche, brune et rose, son parfum persistant dans les rafales du vent
de mer, la plume de son chapeau, les perles à son cou, m'avaient
distrait. Mais, vers neuf heures du soir, me sentant accablé, je lui
demandai de rentrer avec la voiture et de me laisser là me reposer un
peu à l'air. Nous étions presque arrivés à Honfleur; l'endroit était
bien choisi, contre un mur, à l'entrée d'une double avenue de grands
arbres qui protégeaient du vent, l'air était doux; elle consentit et me
quitta. Je me couchai sur le gazon, la figure tournée vers le ciel
sombre; bercé par le bruit de la mer, que j'entendais derrière moi,
sans bien la distinguer dans l'obscurité. Je ne tardai pas à
m'assoupir.