Les plaisirs et les jours - 04
vous ne mangez pas, et la nuit si vous avez la fièvre, vous faites
atteler votre victoria pour aller au bois de Boulogne.
Vous ne pouvez lire Lamartine que par une nuit de neige et écouter
Wagner qu'en faisant brûler du cinname.
Pourtant vous êtes honnête homme, assez riche pour ne pas faire de
dettes si vous ne les croyiez nécessaires à votre génie, assez tendre
pour souffrir de causer à votre femme un chagrin que vous trouveriez
bourgeois de lui épargner, vous ne fuyez pas les compagnies, vous savez
y plaire, et votre esprit, sans que vos longues boucles fussent
nécessaires, vous y ferait assez remarquer. Vous avez bon appétit,
mangez bien avant d'aller dîner en ville, et enragez pourtant d'y
rester à jeun. Vous prenez la nuit, dans les promenades où votre
originalité vous oblige, les seules maladies dont vous souffriez. Vous
avez assez d'imagination pour faire tomber de la neige ou brûler du
cinname sans le secours de l'hiver ou d'un brûle-parfums, assez lettré
et assez musicien pour aimer Lamartine et Wagner en esprit et en
vérité. Mais quoi! à l'âme d'un artiste vous joignez tous les préjugés
bourgeois dont, sans réussir à nous donner le change, vous ne nous
montrez que l'envers.
IX
CONTRE LA FRANCHISE
Il est sage de redouter également Percy, Laurence et Augustin. Laurence
récite des vers, Percy fait des conférences, Augustin dit des vérités.
Personne franche, voilà le titre de ce dernier et sa profession, c'est
ami véritable.
Augustin entre dans un salon; je vous le dis en vérité, tenez-vous sur
vos gardes et n'allez pas oublier qu'il est votre ami véritable. Songez
qu'à l'instar de Percy et de Laurence, il ne vient jamais impunément,
et qu'il n'attendra pas plus pour vous les dire que vous lui demandiez
quelques-unes de vos vérités, que ne faisait Laurence pour vous dire un
monologue ou Percy ce qu'il pense de Verlaine. Il ne se laisse ni
attendre ni interrompre, parce qu'il est franc comme Laurence est
conférencier, non dans votre intérêt, mais pour son plaisir. Certes
votre déplaisir avive son plaisir, comme votre attention celui de
Laurence. Mais ils s'en passeraient au besoin. Voilà donc trois
impudents coquins à qui l'on devrait refuser tout encouragement, régal,
sinon aliment de leur vice. Bien au contraire, ils ont leur public
spécial qui les fait vivre. Celui d'Augustin le diseur de vérités est
même très étendu. Ce public, égaré par la psychologie conventionnelle
du théâtre et l'absurde maxime: «Qui aime bien châtie bien», se refuse
à reconnaître que la flatterie n'est parfois que l'épanchement de la
tendresse et la franchise la bave de la mauvaise humeur. Augustin
exerce-t-il sa méchanceté sur un ami? ce public-là oppose vaguement
dans son esprit la rudesse romaine à l'hypocrisie byzantine et s'écrie
avec un geste fier, les yeux allumés par l'allégresse de se sentir
meilleur, plus fruste, plus indélicat: «Ce n'est pas lui qui vous
parlerait tendrement... Honorons-le: Quel ami véritable!...»
X
Un milieu élégant est celui où l'opinion de chacun est faite de
l'opinion des autres. Est-elle faite du contre-pied de l'opinion des
autres? c'est un milieu littéraire.
* * *
L'exigence du libertin qui veut une virginité est encore une forme de
l'éternel hommage que rend l'amour à l'innocence.
* * *
En quittant les **, vous allez voir les ***, et la bêtise, la
méchanceté, la misérable situation des ** est mise à nu. Pénétré
d'admiration pour la clairvoyance des ***, vous rougissez d'avoir
d'abord eu quelque considération pour les **. Mais quand vous retournez
chez eux, ils percent de part en part les *** et à peu près avec les
mêmes procédés. Aller de l'un chez l'autre, c'est visiter les deux
camps ennemis. Seulement comme l'un n'entend jamais la fusillade de
l'autre, il se croit le seul armé. Quand on s'est aperçu que l'armement
est le même et que les forces, ou plutôt la faiblesse, sont à peu près
pareilles, on cesse alors d'admirer celui qui tire et de mépriser celui
qui est visé. C'est le commencement de la sagesse. La sagesse même
serait de rompre avec tous les deux.
XI
SCENARIO
Honoré est assis dans sa chambre. Il se lève et se regarde dans la
glace:
SA CRAVATE.—Voici bien des fois que tu charges de langueur et que tu
amollis rêveusement mon nœud expressif et un peu défait. Tu es donc
amoureux, cher ami; mais pourquoi es-tu triste?...
SA PLUME.—Oui, pourquoi es-tu triste? Depuis une semaine tu me
surmènes, mon maître, et pourtant j'ai bien changé de genre de vie! Moi
qui semblais promise à des tâches plus glorieuses, je crois que je
n'écrirai plus que des billets doux, si j'en juge par ce papier à
lettres que tu viens de faire faire. Mais ces billets doux seront
tristes, comme me le présagent les désespoirs nerveux dans lesquels tu
me saisis et me reposes tout à coup. Tu es amoureux, cher ami, mais
pourquoi es-tu triste?
DES ROSES, DES ORCHIDÉES, DES HORTENSIAS, DES CHEVEUX DE, DES ANCOLIES,
_qui remplissent la chambre._—Tu nous a toujours aimées, mais jamais tu
ne nous appelas autant à la fois à te charmer par nos poses fières et
mièvres, notre geste éloquent et la voix touchante de nos parfums.
Certes, nous te présentons les grâces fraîches de la bien-aimée. Tu es
amoureux, mais pourquoi es-tu triste?...
DES LIVRES.—Nous fûmes toujours tes prudents conseillers, toujours
interrogés, toujours inécoutés. Mais si nous ne t'avons pas fait agir,
nous t'avons fait comprendre, tu as couru tout de même à la défaite;
mais au moins tu ne t'es pas battu dans l'ombre et comme dans un
cauchemar: ne nous relègue pas à l'écart comme de vieux précepteurs
dont on ne veut plus. Tu nous as tenus dans tes mains enfantines. Tes
yeux encore purs s'étonnèrent en nous contemplant. Si tu ne nous aimes
pas pour nous-mêmes, aime-nous pour tout ce que nous te rappelons de
toi, de tout ce que tu as été, de tout ce que tu aurais pu être, et
avoir pu l'être n'est-ce pas un peu, tandis que tu y songeais, l'avoir
été?
Viens écouter notre voix familière et sermonneuse; nous ne te dirons
pas pourquoi tu es amoureux, mais nous te dirons pourquoi tu es triste,
et si notre enfant se désespère et pleure, nous lui raconterons des
histoires, nous le bercerons comme autrefois quand la voix de sa mère
prêtait à nos paroles sa douce autorité, devant le feu qui flambait de
toutes ses étincelles, de tous tes espoirs et de tous tes rêves.
HONORÉ.—Je suis amoureux d'elle et je crois que je serai aimé. Mais mon
cœur me dit que moi qui fus si changeant, je serai toujours amoureux
d'elle, et ma bonne fée sait que je n'en serai aimé qu'un mois. Voilà
pourquoi, avant d'entrer dans le paradis de ces joies brèves, je
m'arrête sur le seuil pour essuyer mes yeux.
SA BONNE FÉE.—Cher ami, je viens du ciel t'apporter ta grâce, et ton
bonheur dépendra de toi. Si, pendant un mois, au risque de gâter par
tant d'artifices les joies que tu te promettais des débuts de cet
amour, tu dédaignes celle que tu aimes, si tu sais pratiquer la
coquetterie et affecter l'indifférence, ne pas venir au rendez-vous que
vous prendrez et détourner tes lèvres de sa poitrine qu'elle te tendra
comme une gerbe de roses, votre amour fidèle et partagé s'édifiera pour
l'éternité sur l'incorruptible base de ta patience.
HONORÉ, _sautant de joie._—Ma bonne fée, je t'adore et je t'obéirai.
LA PETITE PENDULE DE SAXE.—Ton amie est inexacte, mon aiguille a déjà
dépassé la minute où tu la rêvais depuis si longtemps et où la
bien-aimée devait venir. Je crains bien de rythmer encore longtemps de
mon tic tac monotone ta mélancolique et voluptueuse attente; tout en
sachant le temps, je ne comprends rien à la vie, les heures tristes
prennent la place des minutes joyeuses, se confondent en moi comme des
abeilles dans une ruche...
La sonnette retentit; un domestique va ouvrir la porte.
LA BONNE FÉE.—Songe à m'obéir et que l'éternité de ton amour en dépend.
La pendule bat fiévreusement, les parfums des roses s'inquiètent et les
orchidées tourmentées se penchent anxieusement vers Honoré; une a l'air
méchant. Sa plume inerte le considère avec la tristesse de ne pouvoir
bouger. Les livres n'interrompent point leur grave murmure. Tout lui
dit: Obéis à la fée et songe que l'éternité de ton amour en dépend...
HONORÉ, _sans hésiter._—Mais j'obéirai, comment pouvez-vous douter de
moi?
La bien-aimée entre; les roses, les orchidées, les cheveux de Vénus, la
plume et le papier, la pendule de Saxe, Honoré haletant vibrent comme
une harmonie d'elle.
Honoré se précipite sur sa bouche en s'écriant: «Je t'aime!...»
ÉPILOGUE.—Ce fut comme s'il avait soufflé sur la flamme du désir de la
bien-aimée. Feignant d'être choquée de l'inconvenance de ce procédé,
elle s'enfuit et il ne la revit jamais que le torturant d'un regard
indifférent et sévère...
XII
ÉVENTAIL
Madame, j'ai peint pour vous cet éventail.
Puisse-t-il selon votre désir évoquer dans votre retraite les formes
vaines et charmantes qui peuplèrent votre salon, si riche alors de vie
gracieuse, à jamais fermé maintenant.
Les lustres dont toutes les branches portent de grandes fleurs pâles,
éclairent des objets d'art de tous les temps et de tous les pays. Je
pensais à l'esprit de notre temps en promenant avec mon pinceau les
regards curieux de ces lustres sur la diversité de vos bibelots. Comme
eux, il a contemplé les exemplaires de la pensée ou de la vie des
siècles à travers le monde. Il a démesurément étendu le cercle de ses
excursions. Par plaisir, par ennui, il les a variées comme des
promenades, et maintenant, découragé de trouver, non pas même le but,
mais le bon chemin, sentant ses forces défaillir, et que son courage
l'abandonne, il se couche la face contre terre pour ne plus rien voir,
comme une brute. Je les ai pourtant peints avec tendresse, les rayons
de vos lustres; ils ont caressé avec une amoureuse mélancolie tant de
choses et tant d'êtres, et maintenant ils se sont éteints à jamais.
Malgré les petites dimensions du cadre, vous reconnaîtrez peut-être les
personnes du premier plan, et que le peintre impartial a mis en même
valeur, comme votre sympathie égale, les grands seigneurs, les femmes
belles et les hommes de talent. Conciliation téméraire aux yeux du
monde, insuffisante au contraire, et injuste selon la raison, mais qui
fit de votre société un petit univers moins divisé, plus harmonieux que
l'autre, vivant pourtant, et qu'on ne verra plus. Aussi je ne voudrais
pas que mon éventail fût regardé par un indifférent, qui n'aurait pas
fréquenté dans des salons comme le vôtre et qui s'étonnerait de voir
«la politesse» réunir des ducs sans morgue et des romanciers sans
prétention. Mais peut-être ne comprendrait-il pas non plus, cet
étranger, les vices de ce rapprochement dont l'excès ne facilite
bientôt qu'un échange, celui des ridicules. Sans doute, il trouverait
d'un réalisme pessimiste le spectacle que donne la bergère de droite où
un grand écrivain, avec les apparences d'un snob, écoute un grand
seigneur qui semble pérorer sur le poème qu'il feuillette et auquel
l'expression de son regard, si j'ai sa la faire assez niaise, montre
assez qu'il ne comprend rien.
Près de la cheminée vous reconnaîtrez C...
Il débouche un flacon et explique à sa voisine qu'il y a fait
concentrer les parfums les plus violents et les plus étranges.
B..., désespéré de ne pouvoir renchérir sur lui, et pensant que la plus
sûre manière de devancer la mode, c'est d'être démodé avec éclat,
respire deux sous de violettes et considère C... avec mépris.
Vous-même n'eûtes-vous pas de ces retours artificiels à la nature?
J'aurais voulu, si ces détails n'eussent été trop minuscules pour
rester distincts, figurer dans un coin retiré de votre bibliothèque
musicale d'alors, vos opéras de Wagner, vos symphonies de Franck et de
d'Indy mises au rancart, et sur votre piano quelques cahiers encore
ouverts de Haydn, de Haendel ou de Palestrina.
Je n'ai pas craint de vous figurer sur le canapé rose. T... y est assis
auprès de vous. Il vous décrit sa nouvelle chambre savamment goudronnée
pour lui suggérer les sensations d'un voyage en mer, vous dévoile
toutes les quintessences de sa toilette et de son ameublement.
Votre sourire dédaigneux témoigne que vous prisez peu cette imagination
infirme à qui une chambre nue ne suffit pas pour y faire passer toutes
les visions de l'univers, et qui conçoit l'art et la beauté d'une façon
si pitoyablement matérielle.
Vos plus délicieuses amies sont là. Me le pardonneraient-elles si vous
leur montriez l'éventail? Je ne sais. La plus étrangement belle, qui
dessinait devant nos yeux émerveillés comme un Whistler vivant, ne se
serait reconnue et admirée que portraiturée par Bouguereau. Les femmes
réalisent la beauté sans la comprendre.
Elles diront peut-être: Nous aimons simplement une beauté qui n'est pas
la vôtre. Pourquoi serait-elle, moins que la vôtre, la beauté.
Qu'elles me laissent dire au moins: combien peu de femmes comprennent
l'esthétique dont elles relèvent. Telle vierge de Botticelli, n'était
la mode, trouverait ce peintre gauche et sans art.
Acceptez cet éventail avec indulgence. Si quelqu'une des ombres qui s'y
sont posées après avoir voltigé dans mon souvenir, jadis, ayant sa part
de la vie, vous a fait pleurer, reconnaissez-la sans amertume en
considérant que c'est une ombre et que vous n'en souffrirez plus.
J'ai pu les porter innocemment, ces ombres, sur ce frôle papier auquel
votre geste donnera des ailes, parce qu'elles sont, pour pouvoir faire
du mal, trop irréelles et trop falotes...
Pas plus peut-être qu'au temps où vous les conviiez à venir pendant
quelques heures anticiper sur la mort et vivre de la vie vaine des
fantômes, dans la joie factice de votre salon, sous les lustres dont
les branches s'étaient couvertes de grandes fleurs pâles.
XIII
OLIVIAN
Pourquoi vous voit-on chaque soir, Olivian, vous rendre à la Comédie?
Vos amis n'ont-ils pas plus d'esprit que Pantalon, Scaramouche ou
Pasquarello? et ne serait-il pas plus aimable de souper avec eux? Mais
vous pourriez faire mieux. Si le théâtre est la ressource des causeurs
dont l'ami est muet ou la maîtresse insipide, la conversation, même
exquise, est le plaisir des hommes sans imagination. Ce qu'on n'a pas
besoin de montrer aux chandelles à l'homme d'esprit, parce qu'il le
voit en causant, on perd son temps à essayer de vous le dire, Olivian.
La voix de l'imagination et de l'âme est la seule qui fasse retentir
heureusement l'imagination et l'âme tout entière, et un peu du temps
que vous avez tué à plaire, si vous l'aviez fait vivre, si vous l'aviez
nourri d'une lecture ou d'une songerie, au coin de votre feu l'hiver ou
l'été dans votre parc, vous garderiez le riche souvenir d'heures plus
profondes et plus pleines. Ayez le courage de prendre la pioche et le
râteau. Un jour, vous aurez plaisir à sentir un parfum doux s'élever de
votre mémoire, comme d'une brouette jardinière remplie jusqu'aux bords.
Pourquoi voyagez-vous si souvent? Les carrosses de voiture vous
emmènent bien lentement où votre rêve vous conduirait si vite. Pour
être au bord de la mer, vous n'avez qu'à fermer les yeux. Laissez ceux
qui n'ont que les yeux du corps déplacer toute leur suite et
s'installer avec elle à Pouzzoles ou à Naples. Vous voulez, dites-vous,
y terminer un livre? Où travaillerez-vous mieux qu'à la ville? Entre
ses murs, vous pouvez faire passer les plus vastes décors qu'il vous
plaira; vous y éviterez plus facilement qu'à Pouzzoles les déjeuners de
la princesse de Bergame et vous serez moins souvent tenté de vous
promener sans rien faire. Pourquoi surtout vous acharner à vouloir
jouir du présent, pleurer de n'y pas réussir? Homme d'imagination, vous
ne pouvez jouir que par le regret ou dans l'attente, c'est-à-dire du
passé ou de l'avenir.
Voilà pourquoi, Olivian, vous êtes mécontent de votre maîtresse, de vos
villégiatures et de vous-même. La raison de ces maux, vous l'avez
peut-être déjà remarquée; mais alors pourquoi vous y complaire au lieu
de chercher à les guérir? C'est que vous êtes bien misérable, Olivian.
Vous n'étiez pas encore un homme, et déjà vous êtes un homme de
lettres.
XIV
PERSONNAGES DE LA COMÉDIE MONDAINE
De même que dans les comédies Scaramouche est toujours vantard et
Arlequin toujours balourd, que la conduite de Pasquino n'est
qu'intrigue, celle de Pantalon qu'avarice et que crédulité; de même la
société a décrété que Guido est spirituel mais perfide, et n'hésiterait
pas pour faire un bon mot à sacrifier un ami; que Girolamo capitalise,
sous les dehors d'une rude franchise, des trésors de sensibilité; que
Castruccio, dont on peut flétrir les vices, est l'ami le plus sûr et le
fils le plus délicat; qu'Iago, malgré dix beaux livres, n'est qu'un
amateur, tandis que quelques mauvais articles de journaux ont aussitôt
sacré Ercole un écrivain; que Césare doit tenir à la police, être
reporter ou espion. Cardenio est snob et Pippo n'est qu'un faux
bonhomme, malgré ses protestations d'amitié. Quant à Fortunata, c'est
chose à jamais convenue, elle est bonne. La rondeur de son embonpoint
garantit assez la bienveillance de son caractère: comment une si grosse
dame serait-elle une méchante personne?
Chacun d'ailleurs, déjà très différent par nature du caractère que la
société a été chercher dans le magasin général de ses costumes et
caractères, et lui a prêté une fois pour toutes, s'en écarte d'autant
plus que la conception _a priori_ de ses qualités, en lui ouvrant un
large crédit de défauts inverses, crée à son profit une sorte
d'impunité. Son personnage immuable d'ami sur en général permet à
Castruccio de trahir chacun de ses amis en particulier. L'ami seul en
souffre: «Quel scélérat devait-il être pour être lâché par Castruccio,
cet ami si fidèle!» Fortunata peut répandre à longs flots les
médisances. Qui serait assez fou pour en chercher la source jusque sous
les plis de son corsage, dont l'ampleur vague sert à tout dissimuler.
Girolamo peut pratiquer sans crainte la flatterie à qui sa franchise
habituelle donne un imprévu plus charmant. Il peut pousser avec un ami
sa rudesse jusqu'à la férocité, puisqu'il est entendu que c'est dans
son intérêt qu'il le brutalise. Cesare me demande des nouvelles de ma
santé, c'est, pour en faire un rapport au doge. Il ne m'en a pas
demandé: comme il sait cacher son jeu! Guido m'aborde, il me
complimente sur ma bonne mine. «Personne n'est aussi spirituel que lui,
mais il est vraiment trop méchant,» s'écrient en chœur les personnes
présentes. Cette divergence entre le caractère véritable de Castruccio,
de Guido, de Cardenio, d'Ercole, de Pippo, de Cesare et de Fortunata et
le type qu'ils incarnent irrévocablement aux yeux sagaces de la
société, est sans danger pour eux, puisque cette divergence, la société
ne veut pas la voir. Mais elle n'est pas sans terme. Quoi que fasse
Girolamo c'est un bourru bienfaisant. Quoi que dise Fortunata, elle est
bonne. La persistance absurde, écrasante, immuable du type dont ils
peuvent s'écarter sans cesse sans en déranger la sereine fixité
s'impose à la longue avec une force attractive croissante à ces
personnes d'une originalité faible, et d'une conduite peu cohérente que
finit par fasciner ce point de mire seul identique au milieu de leurs
universelles variations. Girolamo, en disant à un ami «ses vérités»,
lui sait gré de lui servir ainsi de comparse et de lui permettre de
jouer, en le «gourmandant pour son bien», un rôle honorable, presque
éclatant, et maintenant bien près d'être sincère. Il mêle à la violence
de ses diatribes une pitié indulgente bien naturelle envers un
inférieur qui fait ressortir sa gloire; il éprouve pour lui une
reconnaissance véritable, et finalement la cordialité que le monde lui
a si longtemps prêtée qu'il a fini par la garder. Fortunata, que son
embonpoint croissant, sans flétrir son esprit ni altérer sa beauté,
désintéresse pourtant un peu plus des autres en étendant la sphère de
sa propre personnalité, sent s'adoucir on elle l'acrimonie qui seule
l'empêchait de remplir dignement les fonctions vénérables et charmantes
que le monde lui avait déléguées. L'esprit des mots «bienveillance»,
«bonté», «rondeur», sans cesse prononcés devant elle, derrière elle, a
lentement imbibé ses paroles, habituellement élogieuses maintenant et
auxquelles sa vaste tournure confère comme une plus flatteuse autorité.
Elle a le sentiment vague et profond d'exercer une magistrature
considérable et pacifique. Parfois elle semble déborder sa propre
individualité et apparaît alors comme rassemblée plénière, houleuse et
pourtant molle, des juges bienveillants qu'elle préside et dont
l'assentiment l'agite au loin... Et quand, dans les soirées où l'on
cause, chacun, sans s'embarrasser des contradictions de la conduite de
ces personnages, sans remarquer leur lente adaptation au type imposé,
range avec ordre leurs actions dans le tiroir bien à sa place et
soigneusement défini de leur caractère idéal, chacun sent avec une
satisfaction émue qu'incontestablement le niveau de la conversation
s'élève. Certes, on interrompt bientôt ce travail pour ne pas
appesantir jusqu'au sommeil des têtes peu habituées à l'abstraction (on
est homme du monde). Alors, après avoir flétri le snobisme de l'un, la
malveillance de l'autre, le libertinage ou la dureté d'un troisième, on
se sépare, et chacun, certain d'avoir payé largement son tribut à la
bienveillance, à la pudeur, et à la charité, va se livrer sans remords,
dans la paix d'une conscience qui vient de donner ses preuves, aux
vices élégants qu'il cumule.
Ces réflexions, inspirées par la société de Bergame, appliquées à une
autre, perdraient leur part de vérité. Quand Arlequin quitta la scène
bergamasque pour la française, de balourd il devint bel esprit. C'est
ainsi que dans certaines sociétés Liduvina passe pour une femme
supérieure et Girolamo pour un homme d'esprit. Il faut ajouter aussi
que parfois un homme se présente pour qui la société ne possède pas de
caractère tout fait ou au moins de caractère disponible, un autre
tenant l'emploi. Elle lui en donne d'abord qui ne lui vont pas. Si
c'est vraiment un homme original et qu'aucun ne soit à sa taille,
incapable de se résigner à essayer de le comprendre et faute de
caractère à sa mesure, elle l'exclut; à moins qu'il puisse jouer avec
grâce les jeunes premiers, dont on manque toujours.
MONDANITÉ ET MÉLOMANIE
DE BOUVARD ET PÉCUCHET[1]
I
MONDANITÉ
—Maintenant que nous avons une situation, dit Bouvard, pourquoi ne
mènerions-nous pas la vie du monde?
C'était assez l'avis de Pécuchet, mais il fallait pouvoir y briller et
pour cela étudier les sujets qu'on y traite.
La littérature contemporaine est de première importance.
Ils s'abonnèrent aux diverses revues qui la répandent, les lisaient à
haute voix, s'efforçaient à écrire des critiques, recherchant surtout
l'aisance et la légèreté du style, en considération du but qu'ils se
proposaient.
Bouvard objecta que le style de la critique, écrite même en badinant,
ne convient pas dans le monde. Et ils instituèrent des conversations
sur ce qu'ils avaient lu, dans la manière des gens du monde.
Bouvard s'accoudait à la cheminée, taquinait avec précaution, pour ne
pas les salir, des gants clairs sortis tout exprès, appelant Pécuchet
«Madame» ou «Général», pour compléter l'illusion.
Mais souvent ils en restaient là; ou l'un d'eux s'emballant sur un
auteur, l'autre essayait en vain de l'arrêter. Au reste, ils
dénigraient tout. Leconte de Lisle était trop impassible, Verlaine trop
sensitif. Ils rêvaient, sans le rencontrer, d'un juste milieu.
—Pourquoi Loti rend-il toujours le même son?
—Ses romans sont tous écrits sur la même note.
—Sa lyre n'a qu'une corde, concluait Bouvard.
—Mais André Laurie n'est pas plus satisfaisant, car il nous promène
chaque année ailleurs et confond la littérature avec la géographie. Son
style seul vaut quelque chose. Quant à Henri de Régnier, c'est un
fumiste ou un fou, nulle autre alternative.
—Tire-toi de là, mon bonhomme, disait Bouvard, et tu fais sortir la
littérature contemporaine d'une rude impasse.
—Pourquoi les forcer? disait Pécuchet en roi débonnaire; ils ont
peut-être du sang, ces poulains-là. Laissons-leur la bride sur le cou:
la seule crainte, c'est qu'ainsi emballés, ils ne dépassent le but;
mais l'extravagance même est la preuve d'une nature riche.
—Pendant ce temps, les barrières seront brisées, criait Pécuchet;—et,
remplissant de ses dénégations la chambre solitaire, il
s'échauffait:—Du reste, dites tant que vous voudrez que ces lignes
inégales sont des vers, je me refuse à y voir autre chose que de la
prose, et sans signification, encore!
Mallarmé n'a pas plus de talent, mais c'est un brillant causeur. Quel
malheur qu'un homme aussi doué devienne fou chaque fois qu'il prend la
plume. Singulière maladie et qui leur paraissait inexplicable.
Mæterlinck effraye, mais par des moyens matériels et indignes du
théâtre; l'art émeut à la façon d'un crime, c'est horrible! D'ailleurs,
sa syntaxe est misérable.
Ils en firent spirituellement la critique en parodiant dans la forme
d'une conjugaison son dialogue: «J'ai dit que la femme était entrée.—Tu
as dit que la femme était entrée.—Vous avez dit que la femme était
entrée.—Pourquoi a-t-on dit que la femme était entrée?»
Pécuchet voulait envoyer ce petit morceau à la _Revue des Deux Mondes_,
mais il était plus avisé, selon Bouvard, de le réserver pour le débiter
dans un salon à la mode. Ils seraient classés du premier coup selon
leur mérite. Ils pourraient très bien le donner plus tard à une revue.
Et les premiers confidents de ce trait d'esprit, le lisant ensuite,
seraient flattés rétrospectivement d'en avoir eu la primeur.
Lemaître, malgré tout son esprit, leur semblait inconséquent,
irrévérencieux, tantôt pédant et tantôt bourgeois; il exécutait trop
souvent la palinodie. Son style surtout était lâché, mais la difficulté
d'improviser à dates fixes et si rapprochées doit l'absoudre. Quant à
France, il écrit bien, mais pense mal, au contraire de Bourget, qui est
profond, mais possède une forme affligeante. La rareté d'un talent
complet les désolait.
Cela ne doit pourtant pas être bien difficile, songeait Bouvard,
d'exprimer ses idées clairement. Mais la clarté ne suffit pas, il faut
la grâce (unie à la force), la vivacité, l'élévation, la logique.
Bouvard ajoutait l'ironie. Selon Pécuchet, elle n'est pas
indispensable, fatigue souvent et déroute sans profit pour le lecteur.
Bref, tout le monde écrit mal. Il fallait, selon Bouvard, en accuser la
recherche excessive de l'originalité; selon Pécuchet, la décadence des
mœurs.
—Ayons le courage de cacher nos conclusions dans le monde, dit Bouvard;
nous passerions pour des détracteurs, et, effrayant chacun, nous
déplairions à tout le monde. Rassurons au lieu d'inquiéter. Notre
originalité nous nuira déjà assez. Même tâchons de la dissimuler. On
peut ne pas y parler littérature.
Mais d'autres choses y sont importantes.
—Comment faut-il saluer? Avec tout le corps ou de la tête seulement,
lentement ou vite, comme on est placé ou en réunissant les talons, en
s'approchant ou de sa place, en rentrant le bas du dos ou en le
transformant en pivot? Les mains doivent-elles tomber le long du corps,
garder le chapeau, être gantées? La figure doit-elle rester sérieuse ou
sourire pendant la durée du salut? Mais comment reprendre immédiatement
sa gravité le salut fini.
Présenter aussi est difficile.
Par le nom de qui faut-il commencer? Faut-il désigner de la main la
personne qu'on nomme, ou d'un signe de tête, ou garder l'immobilité
avec un air indifférent? Faut-il saluer de la même manière un vieillard
et un jeune homme, un serrurier et un prince, un acteur et un
académicien? L'affirmative satisfaisait aux idées égalitaires de
Pécuchet, mais choquait le bon sens de Bouvard.
atteler votre victoria pour aller au bois de Boulogne.
Vous ne pouvez lire Lamartine que par une nuit de neige et écouter
Wagner qu'en faisant brûler du cinname.
Pourtant vous êtes honnête homme, assez riche pour ne pas faire de
dettes si vous ne les croyiez nécessaires à votre génie, assez tendre
pour souffrir de causer à votre femme un chagrin que vous trouveriez
bourgeois de lui épargner, vous ne fuyez pas les compagnies, vous savez
y plaire, et votre esprit, sans que vos longues boucles fussent
nécessaires, vous y ferait assez remarquer. Vous avez bon appétit,
mangez bien avant d'aller dîner en ville, et enragez pourtant d'y
rester à jeun. Vous prenez la nuit, dans les promenades où votre
originalité vous oblige, les seules maladies dont vous souffriez. Vous
avez assez d'imagination pour faire tomber de la neige ou brûler du
cinname sans le secours de l'hiver ou d'un brûle-parfums, assez lettré
et assez musicien pour aimer Lamartine et Wagner en esprit et en
vérité. Mais quoi! à l'âme d'un artiste vous joignez tous les préjugés
bourgeois dont, sans réussir à nous donner le change, vous ne nous
montrez que l'envers.
IX
CONTRE LA FRANCHISE
Il est sage de redouter également Percy, Laurence et Augustin. Laurence
récite des vers, Percy fait des conférences, Augustin dit des vérités.
Personne franche, voilà le titre de ce dernier et sa profession, c'est
ami véritable.
Augustin entre dans un salon; je vous le dis en vérité, tenez-vous sur
vos gardes et n'allez pas oublier qu'il est votre ami véritable. Songez
qu'à l'instar de Percy et de Laurence, il ne vient jamais impunément,
et qu'il n'attendra pas plus pour vous les dire que vous lui demandiez
quelques-unes de vos vérités, que ne faisait Laurence pour vous dire un
monologue ou Percy ce qu'il pense de Verlaine. Il ne se laisse ni
attendre ni interrompre, parce qu'il est franc comme Laurence est
conférencier, non dans votre intérêt, mais pour son plaisir. Certes
votre déplaisir avive son plaisir, comme votre attention celui de
Laurence. Mais ils s'en passeraient au besoin. Voilà donc trois
impudents coquins à qui l'on devrait refuser tout encouragement, régal,
sinon aliment de leur vice. Bien au contraire, ils ont leur public
spécial qui les fait vivre. Celui d'Augustin le diseur de vérités est
même très étendu. Ce public, égaré par la psychologie conventionnelle
du théâtre et l'absurde maxime: «Qui aime bien châtie bien», se refuse
à reconnaître que la flatterie n'est parfois que l'épanchement de la
tendresse et la franchise la bave de la mauvaise humeur. Augustin
exerce-t-il sa méchanceté sur un ami? ce public-là oppose vaguement
dans son esprit la rudesse romaine à l'hypocrisie byzantine et s'écrie
avec un geste fier, les yeux allumés par l'allégresse de se sentir
meilleur, plus fruste, plus indélicat: «Ce n'est pas lui qui vous
parlerait tendrement... Honorons-le: Quel ami véritable!...»
X
Un milieu élégant est celui où l'opinion de chacun est faite de
l'opinion des autres. Est-elle faite du contre-pied de l'opinion des
autres? c'est un milieu littéraire.
* * *
L'exigence du libertin qui veut une virginité est encore une forme de
l'éternel hommage que rend l'amour à l'innocence.
* * *
En quittant les **, vous allez voir les ***, et la bêtise, la
méchanceté, la misérable situation des ** est mise à nu. Pénétré
d'admiration pour la clairvoyance des ***, vous rougissez d'avoir
d'abord eu quelque considération pour les **. Mais quand vous retournez
chez eux, ils percent de part en part les *** et à peu près avec les
mêmes procédés. Aller de l'un chez l'autre, c'est visiter les deux
camps ennemis. Seulement comme l'un n'entend jamais la fusillade de
l'autre, il se croit le seul armé. Quand on s'est aperçu que l'armement
est le même et que les forces, ou plutôt la faiblesse, sont à peu près
pareilles, on cesse alors d'admirer celui qui tire et de mépriser celui
qui est visé. C'est le commencement de la sagesse. La sagesse même
serait de rompre avec tous les deux.
XI
SCENARIO
Honoré est assis dans sa chambre. Il se lève et se regarde dans la
glace:
SA CRAVATE.—Voici bien des fois que tu charges de langueur et que tu
amollis rêveusement mon nœud expressif et un peu défait. Tu es donc
amoureux, cher ami; mais pourquoi es-tu triste?...
SA PLUME.—Oui, pourquoi es-tu triste? Depuis une semaine tu me
surmènes, mon maître, et pourtant j'ai bien changé de genre de vie! Moi
qui semblais promise à des tâches plus glorieuses, je crois que je
n'écrirai plus que des billets doux, si j'en juge par ce papier à
lettres que tu viens de faire faire. Mais ces billets doux seront
tristes, comme me le présagent les désespoirs nerveux dans lesquels tu
me saisis et me reposes tout à coup. Tu es amoureux, cher ami, mais
pourquoi es-tu triste?
DES ROSES, DES ORCHIDÉES, DES HORTENSIAS, DES CHEVEUX DE, DES ANCOLIES,
_qui remplissent la chambre._—Tu nous a toujours aimées, mais jamais tu
ne nous appelas autant à la fois à te charmer par nos poses fières et
mièvres, notre geste éloquent et la voix touchante de nos parfums.
Certes, nous te présentons les grâces fraîches de la bien-aimée. Tu es
amoureux, mais pourquoi es-tu triste?...
DES LIVRES.—Nous fûmes toujours tes prudents conseillers, toujours
interrogés, toujours inécoutés. Mais si nous ne t'avons pas fait agir,
nous t'avons fait comprendre, tu as couru tout de même à la défaite;
mais au moins tu ne t'es pas battu dans l'ombre et comme dans un
cauchemar: ne nous relègue pas à l'écart comme de vieux précepteurs
dont on ne veut plus. Tu nous as tenus dans tes mains enfantines. Tes
yeux encore purs s'étonnèrent en nous contemplant. Si tu ne nous aimes
pas pour nous-mêmes, aime-nous pour tout ce que nous te rappelons de
toi, de tout ce que tu as été, de tout ce que tu aurais pu être, et
avoir pu l'être n'est-ce pas un peu, tandis que tu y songeais, l'avoir
été?
Viens écouter notre voix familière et sermonneuse; nous ne te dirons
pas pourquoi tu es amoureux, mais nous te dirons pourquoi tu es triste,
et si notre enfant se désespère et pleure, nous lui raconterons des
histoires, nous le bercerons comme autrefois quand la voix de sa mère
prêtait à nos paroles sa douce autorité, devant le feu qui flambait de
toutes ses étincelles, de tous tes espoirs et de tous tes rêves.
HONORÉ.—Je suis amoureux d'elle et je crois que je serai aimé. Mais mon
cœur me dit que moi qui fus si changeant, je serai toujours amoureux
d'elle, et ma bonne fée sait que je n'en serai aimé qu'un mois. Voilà
pourquoi, avant d'entrer dans le paradis de ces joies brèves, je
m'arrête sur le seuil pour essuyer mes yeux.
SA BONNE FÉE.—Cher ami, je viens du ciel t'apporter ta grâce, et ton
bonheur dépendra de toi. Si, pendant un mois, au risque de gâter par
tant d'artifices les joies que tu te promettais des débuts de cet
amour, tu dédaignes celle que tu aimes, si tu sais pratiquer la
coquetterie et affecter l'indifférence, ne pas venir au rendez-vous que
vous prendrez et détourner tes lèvres de sa poitrine qu'elle te tendra
comme une gerbe de roses, votre amour fidèle et partagé s'édifiera pour
l'éternité sur l'incorruptible base de ta patience.
HONORÉ, _sautant de joie._—Ma bonne fée, je t'adore et je t'obéirai.
LA PETITE PENDULE DE SAXE.—Ton amie est inexacte, mon aiguille a déjà
dépassé la minute où tu la rêvais depuis si longtemps et où la
bien-aimée devait venir. Je crains bien de rythmer encore longtemps de
mon tic tac monotone ta mélancolique et voluptueuse attente; tout en
sachant le temps, je ne comprends rien à la vie, les heures tristes
prennent la place des minutes joyeuses, se confondent en moi comme des
abeilles dans une ruche...
La sonnette retentit; un domestique va ouvrir la porte.
LA BONNE FÉE.—Songe à m'obéir et que l'éternité de ton amour en dépend.
La pendule bat fiévreusement, les parfums des roses s'inquiètent et les
orchidées tourmentées se penchent anxieusement vers Honoré; une a l'air
méchant. Sa plume inerte le considère avec la tristesse de ne pouvoir
bouger. Les livres n'interrompent point leur grave murmure. Tout lui
dit: Obéis à la fée et songe que l'éternité de ton amour en dépend...
HONORÉ, _sans hésiter._—Mais j'obéirai, comment pouvez-vous douter de
moi?
La bien-aimée entre; les roses, les orchidées, les cheveux de Vénus, la
plume et le papier, la pendule de Saxe, Honoré haletant vibrent comme
une harmonie d'elle.
Honoré se précipite sur sa bouche en s'écriant: «Je t'aime!...»
ÉPILOGUE.—Ce fut comme s'il avait soufflé sur la flamme du désir de la
bien-aimée. Feignant d'être choquée de l'inconvenance de ce procédé,
elle s'enfuit et il ne la revit jamais que le torturant d'un regard
indifférent et sévère...
XII
ÉVENTAIL
Madame, j'ai peint pour vous cet éventail.
Puisse-t-il selon votre désir évoquer dans votre retraite les formes
vaines et charmantes qui peuplèrent votre salon, si riche alors de vie
gracieuse, à jamais fermé maintenant.
Les lustres dont toutes les branches portent de grandes fleurs pâles,
éclairent des objets d'art de tous les temps et de tous les pays. Je
pensais à l'esprit de notre temps en promenant avec mon pinceau les
regards curieux de ces lustres sur la diversité de vos bibelots. Comme
eux, il a contemplé les exemplaires de la pensée ou de la vie des
siècles à travers le monde. Il a démesurément étendu le cercle de ses
excursions. Par plaisir, par ennui, il les a variées comme des
promenades, et maintenant, découragé de trouver, non pas même le but,
mais le bon chemin, sentant ses forces défaillir, et que son courage
l'abandonne, il se couche la face contre terre pour ne plus rien voir,
comme une brute. Je les ai pourtant peints avec tendresse, les rayons
de vos lustres; ils ont caressé avec une amoureuse mélancolie tant de
choses et tant d'êtres, et maintenant ils se sont éteints à jamais.
Malgré les petites dimensions du cadre, vous reconnaîtrez peut-être les
personnes du premier plan, et que le peintre impartial a mis en même
valeur, comme votre sympathie égale, les grands seigneurs, les femmes
belles et les hommes de talent. Conciliation téméraire aux yeux du
monde, insuffisante au contraire, et injuste selon la raison, mais qui
fit de votre société un petit univers moins divisé, plus harmonieux que
l'autre, vivant pourtant, et qu'on ne verra plus. Aussi je ne voudrais
pas que mon éventail fût regardé par un indifférent, qui n'aurait pas
fréquenté dans des salons comme le vôtre et qui s'étonnerait de voir
«la politesse» réunir des ducs sans morgue et des romanciers sans
prétention. Mais peut-être ne comprendrait-il pas non plus, cet
étranger, les vices de ce rapprochement dont l'excès ne facilite
bientôt qu'un échange, celui des ridicules. Sans doute, il trouverait
d'un réalisme pessimiste le spectacle que donne la bergère de droite où
un grand écrivain, avec les apparences d'un snob, écoute un grand
seigneur qui semble pérorer sur le poème qu'il feuillette et auquel
l'expression de son regard, si j'ai sa la faire assez niaise, montre
assez qu'il ne comprend rien.
Près de la cheminée vous reconnaîtrez C...
Il débouche un flacon et explique à sa voisine qu'il y a fait
concentrer les parfums les plus violents et les plus étranges.
B..., désespéré de ne pouvoir renchérir sur lui, et pensant que la plus
sûre manière de devancer la mode, c'est d'être démodé avec éclat,
respire deux sous de violettes et considère C... avec mépris.
Vous-même n'eûtes-vous pas de ces retours artificiels à la nature?
J'aurais voulu, si ces détails n'eussent été trop minuscules pour
rester distincts, figurer dans un coin retiré de votre bibliothèque
musicale d'alors, vos opéras de Wagner, vos symphonies de Franck et de
d'Indy mises au rancart, et sur votre piano quelques cahiers encore
ouverts de Haydn, de Haendel ou de Palestrina.
Je n'ai pas craint de vous figurer sur le canapé rose. T... y est assis
auprès de vous. Il vous décrit sa nouvelle chambre savamment goudronnée
pour lui suggérer les sensations d'un voyage en mer, vous dévoile
toutes les quintessences de sa toilette et de son ameublement.
Votre sourire dédaigneux témoigne que vous prisez peu cette imagination
infirme à qui une chambre nue ne suffit pas pour y faire passer toutes
les visions de l'univers, et qui conçoit l'art et la beauté d'une façon
si pitoyablement matérielle.
Vos plus délicieuses amies sont là. Me le pardonneraient-elles si vous
leur montriez l'éventail? Je ne sais. La plus étrangement belle, qui
dessinait devant nos yeux émerveillés comme un Whistler vivant, ne se
serait reconnue et admirée que portraiturée par Bouguereau. Les femmes
réalisent la beauté sans la comprendre.
Elles diront peut-être: Nous aimons simplement une beauté qui n'est pas
la vôtre. Pourquoi serait-elle, moins que la vôtre, la beauté.
Qu'elles me laissent dire au moins: combien peu de femmes comprennent
l'esthétique dont elles relèvent. Telle vierge de Botticelli, n'était
la mode, trouverait ce peintre gauche et sans art.
Acceptez cet éventail avec indulgence. Si quelqu'une des ombres qui s'y
sont posées après avoir voltigé dans mon souvenir, jadis, ayant sa part
de la vie, vous a fait pleurer, reconnaissez-la sans amertume en
considérant que c'est une ombre et que vous n'en souffrirez plus.
J'ai pu les porter innocemment, ces ombres, sur ce frôle papier auquel
votre geste donnera des ailes, parce qu'elles sont, pour pouvoir faire
du mal, trop irréelles et trop falotes...
Pas plus peut-être qu'au temps où vous les conviiez à venir pendant
quelques heures anticiper sur la mort et vivre de la vie vaine des
fantômes, dans la joie factice de votre salon, sous les lustres dont
les branches s'étaient couvertes de grandes fleurs pâles.
XIII
OLIVIAN
Pourquoi vous voit-on chaque soir, Olivian, vous rendre à la Comédie?
Vos amis n'ont-ils pas plus d'esprit que Pantalon, Scaramouche ou
Pasquarello? et ne serait-il pas plus aimable de souper avec eux? Mais
vous pourriez faire mieux. Si le théâtre est la ressource des causeurs
dont l'ami est muet ou la maîtresse insipide, la conversation, même
exquise, est le plaisir des hommes sans imagination. Ce qu'on n'a pas
besoin de montrer aux chandelles à l'homme d'esprit, parce qu'il le
voit en causant, on perd son temps à essayer de vous le dire, Olivian.
La voix de l'imagination et de l'âme est la seule qui fasse retentir
heureusement l'imagination et l'âme tout entière, et un peu du temps
que vous avez tué à plaire, si vous l'aviez fait vivre, si vous l'aviez
nourri d'une lecture ou d'une songerie, au coin de votre feu l'hiver ou
l'été dans votre parc, vous garderiez le riche souvenir d'heures plus
profondes et plus pleines. Ayez le courage de prendre la pioche et le
râteau. Un jour, vous aurez plaisir à sentir un parfum doux s'élever de
votre mémoire, comme d'une brouette jardinière remplie jusqu'aux bords.
Pourquoi voyagez-vous si souvent? Les carrosses de voiture vous
emmènent bien lentement où votre rêve vous conduirait si vite. Pour
être au bord de la mer, vous n'avez qu'à fermer les yeux. Laissez ceux
qui n'ont que les yeux du corps déplacer toute leur suite et
s'installer avec elle à Pouzzoles ou à Naples. Vous voulez, dites-vous,
y terminer un livre? Où travaillerez-vous mieux qu'à la ville? Entre
ses murs, vous pouvez faire passer les plus vastes décors qu'il vous
plaira; vous y éviterez plus facilement qu'à Pouzzoles les déjeuners de
la princesse de Bergame et vous serez moins souvent tenté de vous
promener sans rien faire. Pourquoi surtout vous acharner à vouloir
jouir du présent, pleurer de n'y pas réussir? Homme d'imagination, vous
ne pouvez jouir que par le regret ou dans l'attente, c'est-à-dire du
passé ou de l'avenir.
Voilà pourquoi, Olivian, vous êtes mécontent de votre maîtresse, de vos
villégiatures et de vous-même. La raison de ces maux, vous l'avez
peut-être déjà remarquée; mais alors pourquoi vous y complaire au lieu
de chercher à les guérir? C'est que vous êtes bien misérable, Olivian.
Vous n'étiez pas encore un homme, et déjà vous êtes un homme de
lettres.
XIV
PERSONNAGES DE LA COMÉDIE MONDAINE
De même que dans les comédies Scaramouche est toujours vantard et
Arlequin toujours balourd, que la conduite de Pasquino n'est
qu'intrigue, celle de Pantalon qu'avarice et que crédulité; de même la
société a décrété que Guido est spirituel mais perfide, et n'hésiterait
pas pour faire un bon mot à sacrifier un ami; que Girolamo capitalise,
sous les dehors d'une rude franchise, des trésors de sensibilité; que
Castruccio, dont on peut flétrir les vices, est l'ami le plus sûr et le
fils le plus délicat; qu'Iago, malgré dix beaux livres, n'est qu'un
amateur, tandis que quelques mauvais articles de journaux ont aussitôt
sacré Ercole un écrivain; que Césare doit tenir à la police, être
reporter ou espion. Cardenio est snob et Pippo n'est qu'un faux
bonhomme, malgré ses protestations d'amitié. Quant à Fortunata, c'est
chose à jamais convenue, elle est bonne. La rondeur de son embonpoint
garantit assez la bienveillance de son caractère: comment une si grosse
dame serait-elle une méchante personne?
Chacun d'ailleurs, déjà très différent par nature du caractère que la
société a été chercher dans le magasin général de ses costumes et
caractères, et lui a prêté une fois pour toutes, s'en écarte d'autant
plus que la conception _a priori_ de ses qualités, en lui ouvrant un
large crédit de défauts inverses, crée à son profit une sorte
d'impunité. Son personnage immuable d'ami sur en général permet à
Castruccio de trahir chacun de ses amis en particulier. L'ami seul en
souffre: «Quel scélérat devait-il être pour être lâché par Castruccio,
cet ami si fidèle!» Fortunata peut répandre à longs flots les
médisances. Qui serait assez fou pour en chercher la source jusque sous
les plis de son corsage, dont l'ampleur vague sert à tout dissimuler.
Girolamo peut pratiquer sans crainte la flatterie à qui sa franchise
habituelle donne un imprévu plus charmant. Il peut pousser avec un ami
sa rudesse jusqu'à la férocité, puisqu'il est entendu que c'est dans
son intérêt qu'il le brutalise. Cesare me demande des nouvelles de ma
santé, c'est, pour en faire un rapport au doge. Il ne m'en a pas
demandé: comme il sait cacher son jeu! Guido m'aborde, il me
complimente sur ma bonne mine. «Personne n'est aussi spirituel que lui,
mais il est vraiment trop méchant,» s'écrient en chœur les personnes
présentes. Cette divergence entre le caractère véritable de Castruccio,
de Guido, de Cardenio, d'Ercole, de Pippo, de Cesare et de Fortunata et
le type qu'ils incarnent irrévocablement aux yeux sagaces de la
société, est sans danger pour eux, puisque cette divergence, la société
ne veut pas la voir. Mais elle n'est pas sans terme. Quoi que fasse
Girolamo c'est un bourru bienfaisant. Quoi que dise Fortunata, elle est
bonne. La persistance absurde, écrasante, immuable du type dont ils
peuvent s'écarter sans cesse sans en déranger la sereine fixité
s'impose à la longue avec une force attractive croissante à ces
personnes d'une originalité faible, et d'une conduite peu cohérente que
finit par fasciner ce point de mire seul identique au milieu de leurs
universelles variations. Girolamo, en disant à un ami «ses vérités»,
lui sait gré de lui servir ainsi de comparse et de lui permettre de
jouer, en le «gourmandant pour son bien», un rôle honorable, presque
éclatant, et maintenant bien près d'être sincère. Il mêle à la violence
de ses diatribes une pitié indulgente bien naturelle envers un
inférieur qui fait ressortir sa gloire; il éprouve pour lui une
reconnaissance véritable, et finalement la cordialité que le monde lui
a si longtemps prêtée qu'il a fini par la garder. Fortunata, que son
embonpoint croissant, sans flétrir son esprit ni altérer sa beauté,
désintéresse pourtant un peu plus des autres en étendant la sphère de
sa propre personnalité, sent s'adoucir on elle l'acrimonie qui seule
l'empêchait de remplir dignement les fonctions vénérables et charmantes
que le monde lui avait déléguées. L'esprit des mots «bienveillance»,
«bonté», «rondeur», sans cesse prononcés devant elle, derrière elle, a
lentement imbibé ses paroles, habituellement élogieuses maintenant et
auxquelles sa vaste tournure confère comme une plus flatteuse autorité.
Elle a le sentiment vague et profond d'exercer une magistrature
considérable et pacifique. Parfois elle semble déborder sa propre
individualité et apparaît alors comme rassemblée plénière, houleuse et
pourtant molle, des juges bienveillants qu'elle préside et dont
l'assentiment l'agite au loin... Et quand, dans les soirées où l'on
cause, chacun, sans s'embarrasser des contradictions de la conduite de
ces personnages, sans remarquer leur lente adaptation au type imposé,
range avec ordre leurs actions dans le tiroir bien à sa place et
soigneusement défini de leur caractère idéal, chacun sent avec une
satisfaction émue qu'incontestablement le niveau de la conversation
s'élève. Certes, on interrompt bientôt ce travail pour ne pas
appesantir jusqu'au sommeil des têtes peu habituées à l'abstraction (on
est homme du monde). Alors, après avoir flétri le snobisme de l'un, la
malveillance de l'autre, le libertinage ou la dureté d'un troisième, on
se sépare, et chacun, certain d'avoir payé largement son tribut à la
bienveillance, à la pudeur, et à la charité, va se livrer sans remords,
dans la paix d'une conscience qui vient de donner ses preuves, aux
vices élégants qu'il cumule.
Ces réflexions, inspirées par la société de Bergame, appliquées à une
autre, perdraient leur part de vérité. Quand Arlequin quitta la scène
bergamasque pour la française, de balourd il devint bel esprit. C'est
ainsi que dans certaines sociétés Liduvina passe pour une femme
supérieure et Girolamo pour un homme d'esprit. Il faut ajouter aussi
que parfois un homme se présente pour qui la société ne possède pas de
caractère tout fait ou au moins de caractère disponible, un autre
tenant l'emploi. Elle lui en donne d'abord qui ne lui vont pas. Si
c'est vraiment un homme original et qu'aucun ne soit à sa taille,
incapable de se résigner à essayer de le comprendre et faute de
caractère à sa mesure, elle l'exclut; à moins qu'il puisse jouer avec
grâce les jeunes premiers, dont on manque toujours.
MONDANITÉ ET MÉLOMANIE
DE BOUVARD ET PÉCUCHET[1]
I
MONDANITÉ
—Maintenant que nous avons une situation, dit Bouvard, pourquoi ne
mènerions-nous pas la vie du monde?
C'était assez l'avis de Pécuchet, mais il fallait pouvoir y briller et
pour cela étudier les sujets qu'on y traite.
La littérature contemporaine est de première importance.
Ils s'abonnèrent aux diverses revues qui la répandent, les lisaient à
haute voix, s'efforçaient à écrire des critiques, recherchant surtout
l'aisance et la légèreté du style, en considération du but qu'ils se
proposaient.
Bouvard objecta que le style de la critique, écrite même en badinant,
ne convient pas dans le monde. Et ils instituèrent des conversations
sur ce qu'ils avaient lu, dans la manière des gens du monde.
Bouvard s'accoudait à la cheminée, taquinait avec précaution, pour ne
pas les salir, des gants clairs sortis tout exprès, appelant Pécuchet
«Madame» ou «Général», pour compléter l'illusion.
Mais souvent ils en restaient là; ou l'un d'eux s'emballant sur un
auteur, l'autre essayait en vain de l'arrêter. Au reste, ils
dénigraient tout. Leconte de Lisle était trop impassible, Verlaine trop
sensitif. Ils rêvaient, sans le rencontrer, d'un juste milieu.
—Pourquoi Loti rend-il toujours le même son?
—Ses romans sont tous écrits sur la même note.
—Sa lyre n'a qu'une corde, concluait Bouvard.
—Mais André Laurie n'est pas plus satisfaisant, car il nous promène
chaque année ailleurs et confond la littérature avec la géographie. Son
style seul vaut quelque chose. Quant à Henri de Régnier, c'est un
fumiste ou un fou, nulle autre alternative.
—Tire-toi de là, mon bonhomme, disait Bouvard, et tu fais sortir la
littérature contemporaine d'une rude impasse.
—Pourquoi les forcer? disait Pécuchet en roi débonnaire; ils ont
peut-être du sang, ces poulains-là. Laissons-leur la bride sur le cou:
la seule crainte, c'est qu'ainsi emballés, ils ne dépassent le but;
mais l'extravagance même est la preuve d'une nature riche.
—Pendant ce temps, les barrières seront brisées, criait Pécuchet;—et,
remplissant de ses dénégations la chambre solitaire, il
s'échauffait:—Du reste, dites tant que vous voudrez que ces lignes
inégales sont des vers, je me refuse à y voir autre chose que de la
prose, et sans signification, encore!
Mallarmé n'a pas plus de talent, mais c'est un brillant causeur. Quel
malheur qu'un homme aussi doué devienne fou chaque fois qu'il prend la
plume. Singulière maladie et qui leur paraissait inexplicable.
Mæterlinck effraye, mais par des moyens matériels et indignes du
théâtre; l'art émeut à la façon d'un crime, c'est horrible! D'ailleurs,
sa syntaxe est misérable.
Ils en firent spirituellement la critique en parodiant dans la forme
d'une conjugaison son dialogue: «J'ai dit que la femme était entrée.—Tu
as dit que la femme était entrée.—Vous avez dit que la femme était
entrée.—Pourquoi a-t-on dit que la femme était entrée?»
Pécuchet voulait envoyer ce petit morceau à la _Revue des Deux Mondes_,
mais il était plus avisé, selon Bouvard, de le réserver pour le débiter
dans un salon à la mode. Ils seraient classés du premier coup selon
leur mérite. Ils pourraient très bien le donner plus tard à une revue.
Et les premiers confidents de ce trait d'esprit, le lisant ensuite,
seraient flattés rétrospectivement d'en avoir eu la primeur.
Lemaître, malgré tout son esprit, leur semblait inconséquent,
irrévérencieux, tantôt pédant et tantôt bourgeois; il exécutait trop
souvent la palinodie. Son style surtout était lâché, mais la difficulté
d'improviser à dates fixes et si rapprochées doit l'absoudre. Quant à
France, il écrit bien, mais pense mal, au contraire de Bourget, qui est
profond, mais possède une forme affligeante. La rareté d'un talent
complet les désolait.
Cela ne doit pourtant pas être bien difficile, songeait Bouvard,
d'exprimer ses idées clairement. Mais la clarté ne suffit pas, il faut
la grâce (unie à la force), la vivacité, l'élévation, la logique.
Bouvard ajoutait l'ironie. Selon Pécuchet, elle n'est pas
indispensable, fatigue souvent et déroute sans profit pour le lecteur.
Bref, tout le monde écrit mal. Il fallait, selon Bouvard, en accuser la
recherche excessive de l'originalité; selon Pécuchet, la décadence des
mœurs.
—Ayons le courage de cacher nos conclusions dans le monde, dit Bouvard;
nous passerions pour des détracteurs, et, effrayant chacun, nous
déplairions à tout le monde. Rassurons au lieu d'inquiéter. Notre
originalité nous nuira déjà assez. Même tâchons de la dissimuler. On
peut ne pas y parler littérature.
Mais d'autres choses y sont importantes.
—Comment faut-il saluer? Avec tout le corps ou de la tête seulement,
lentement ou vite, comme on est placé ou en réunissant les talons, en
s'approchant ou de sa place, en rentrant le bas du dos ou en le
transformant en pivot? Les mains doivent-elles tomber le long du corps,
garder le chapeau, être gantées? La figure doit-elle rester sérieuse ou
sourire pendant la durée du salut? Mais comment reprendre immédiatement
sa gravité le salut fini.
Présenter aussi est difficile.
Par le nom de qui faut-il commencer? Faut-il désigner de la main la
personne qu'on nomme, ou d'un signe de tête, ou garder l'immobilité
avec un air indifférent? Faut-il saluer de la même manière un vieillard
et un jeune homme, un serrurier et un prince, un acteur et un
académicien? L'affirmative satisfaisait aux idées égalitaires de
Pécuchet, mais choquait le bon sens de Bouvard.
- Parts
- Les plaisirs et les jours - 01
- Les plaisirs et les jours - 02
- Les plaisirs et les jours - 03
- Les plaisirs et les jours - 04
- Les plaisirs et les jours - 05
- Les plaisirs et les jours - 06
- Les plaisirs et les jours - 07
- Les plaisirs et les jours - 08
- Les plaisirs et les jours - 09
- Les plaisirs et les jours - 10
- Les plaisirs et les jours - 11
- Les plaisirs et les jours - 12